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    Alain-Fournier

    Le Miracle des trois dames de village

    Deux dames sont en visite, chez Madame Meillant, dans une maison isolée, à la sortie du village. C’est le début d’une longue soirée de février. Depuis ce matin, comme une troupe d’hommes refoulés qui mettra tout le jour à s’écouler, le vent passe, chargé de neige. À la fenêtre basse, qui donne sur le jardin, les branches secouées d’un rosier sans feuilles battent la vitre, par instants.

    Dans leur salon fermé, comme dans une barque amarrée au milieu du courant, ces femmes parlent du temps. Ce sont trois jeunes dames, les plus pauvres du bourg. Madame Henry, la plus jeune, est celle qui a sa joue contre la fenêtre. La lumière du dehors, qui rejaillit sur l’appui mouillé de la croisée, vient doucement, dans l’ombre du salon, dessiner son profil.

    « Quand ma sœur était petite, dit-elle, son grand désir était d’aller dehors par ces temps de grand vent et de neige. Maintenant encore, quand la neige se pose sur toutes les choses de la plaine, ou lorsqu’il pleut indéfiniment jusqu’au bout des paysages, elle voudrait être à la place du mécanicien qui voyage au milieu de l’averse, enfermé dans sa maison de vitres…

    – Que fait-elle donc aujourd’hui ? Pourquoi n’est-elle pas venue ?

    – Elle est restée chez nous. Elle achève sa toilette. Depuis longtemps, nous y travaillons chaque soir. Si vous saviez comme elle sera belle ! »

    Avec quel amour craintif elle parle de cette petite sœur romanesque ! Comme elle se rappelle précieusement ses moindres mots d’enfant ! Pourtant il s’agit d’une jeune fille qui a couru déjà plus d’une aventure coupable. Madame Henry a tout caché. Sur cette figure très pâle, que l’ombre des joues creusées amincit, on n’imagine pas sans souffrance la rougeur que ces histoires ont dû faire monter. Cependant, à cette heure, elle parle cérémonieusement de sa sœur Marie, comme d’une enfant dont on n’a jamais rien dit.

    Les autres lui répondent avec cette science très chaste que possèdent les jeunes femmes pour parler des jeunes filles. Et leur conversation se poursuit avec cette même réserve. Elles parlent de toutes choses ainsi. Le monde, tel que le décrivent leurs paroles, est fait de convenances et de pureté… Il y a par instants de grands silences, pleins de toutes les peines, de toute la pauvreté qu’il ne faut pas dire : alors, on entend s’évanouir au loin la rumeur amère du grand vent chassé.

    Ce soir-là, Madame Henry s’est mise au piano. Immobiles sur leurs fauteuils grenat, les dames ont écouté d’abord avec grand respect. Puis l’une a incliné doucement son visage, comme une femme qui veut qu’on lui parle tout bas, contre l’oreille ; et l’autre, sans y songer, a fait comme sa compagne. Chante la douce voix complice, et toute misère est oubliée : les comptes à la chandelle, le dimanche soir, pour la longue semaine, et l’attente indéfinie dans la salle à manger, lorsque le mari ne rentre pas et que les enfants, après avoir joué silencieusement, s’endorment…

    La musique parle de promenades, de paradis et de fiançailles : puis elle se tait, et les dames reprennent plus lentement, tandis que la soirée s’achève, le récit de leurs souvenirs heureux. Madame Henry se rappelle la demeure de ses parents, où elles étaient autrefois, avec sa sœur Marie, par les belles vêpres d’hiver, d’heureuses jeunes filles qui attendent. Pour les deux autres, Madame Defrance et Madame Meillant, la vie semble s’être arrêtée à l’époque des fiançailles, des premières promenades avec leurs maris, qui les emmenaient alors en voiture dans leurs tournées de marchands à travers les villages – ou bien, le soir, à pied par les chemins, les aidaient à sauter les flaques d’eau… Les pauvres dames sont en visite, et toute misère est oubliée. Il ne reste plus que, par moments, ce poids sur le cœur.

    *

    Cependant, près du bourg, devant une maison abandonnée, des gens sont ameutés. Vers cinq heures, la sœur de Madame Henry est arrivée là, dans sa toilette neuve : avec une robe presque droite qui la faisait svelte et flexible comme une baguette de coudrier, avec un grand chapeau noir sous lequel on la devinait sourire. Elle avait l’intention de tout raconter à celui qui l’attendait ; elle pensait qu’il l’aimerait quand même et qu’il lui pardonnerait. Mais lui, savait depuis la veille qu’ « il n’était pas le premier » : fou de colère, il a pris avec lui des garçons et des filles pour aller attendre Marie au rendez-vous, dans la maison inhabitée. Quand l’enfant est arrivée, on l’a déshabillée et battue, puis enfermée à clef. Les filles ont ameuté les passants.

    On se presse à la fenêtre. L’enfant est blottie dans le coin le plus noir de la grande pièce vide qu’obscurcit la tombée du jour. Ils ne lui ont laissé par dérision que son chapeau. De son visage baissé, on n’aperçoit que le bout du nez. Elle tremble convulsivement comme un petit chat galeux qu’on assomme à coups de pierres.

    Les hommes du café voisin sont sortis, pour venir voir ça. Monsieur Meillant, légèrement gris, est au premier rang. Il plaisante :

    « Si ça continue, dit-il, tout le bourg va être là ! Mais il faudrait voir la tête que va faire sa sœur. Il faut aller la chercher.

    – On y est allé, dit la grande fille qui travaille chez la couturière. Elle n’y est pas. C’est fermé.

    – Allez donc chez moi. Elle doit être avec ma femme. »

    Alors la grande fille s’en va vers la maison isolée où les dames sont en visite, escortée d’une bande de gamins. Elle porte sur son bras une robe salie, droite comme une blouse de nuit.

    *

    Chez Madame Meillant, les trois femmes crurent entendre une rumeur lointaine, comme celle d’un grand vent qui s’en va. Elles prêtèrent l’oreille : mais elles s’étaient si bien accoutumées, durant cette longue après-midi, à l’atmosphère de leur salon fermé, qu’elles ne purent distinguer aucun bruit, pas même le tic-tac de la pendule.

    « On n’entend plus le balancier, dirent-elles. Est-ce que le mouvement est arrêté ?

    – Comme il doit être tard ! nous allons partir.

    – Je vais vous conduire », dit Madame Meillant.

    Mais, en sortant sur le perron, elles furent comme cet homme qui, rentrant chez lui le soir, ne retrouva plus sa maison. Elles firent toutes les trois : « Ah ! » Et leur voix sonna aussi claire et aussi étrange que celle de ma mère, lorsqu’autrefois, ouvrant la porte à une heure tardive de la nuit, elle découvrait, entré dans notre cour, ainsi qu’une nappe d’eau glauque étendue, le mystérieux clair de lune. Elles se demandèrent aussitôt ce qui leur avait fait pousser ce cri : or, il leur était si facile de parcourir le paysage étalé devant elles, qu’elles se trouvaient gênées, comme quelqu’un qui n’a plus besoin de sa lanterne pour sortir dans la nuit claire de lune. Tout poids sur le cœur était enlevé. Le monde était devenu semblable au paradis que les pauvres dames en visite s’étaient inventé.

    Devant elles, coulait l’avenue qui mène au bourg. Le grand vent avait cessé d’y gémir et d’y secouer les arbres. On sentait qu’il était passé dans un autre paysage. Cependant les flocons de neige continuaient à voleter longtemps avant de se poser : ils voltigeaient autour de la tête des trois femmes comme une bande d’oiseaux curieux, qui eussent voulu becqueter leurs visages, ou comme des insectes du soir qu’attire la lumière des yeux.

    « Allons voir au bourg ce qui s’est passé », dit l’une d’elles.

    Au bout de l’avenue, il y avait, près de la route, un coude du ruisseau, où, d’ordinaire, à l’heure de la soupe, des gamins déguenillés glissaient : on entendait leurs cris pointus, à la tombée de la nuit, comme une sortie de l’école attardée. Cette fois, les femmes n’entendirent aucun bruit ; mais, au tournant, la rivière gelée s’élargissait comme un fleuve. Partout au loin, c’était l’hiver, mais l’hiver comme dans les tableaux des Quatre-Saisons qui décorent les chambres des jeunes filles – l’Hiver, où des patineurs blancs et noirs, avec de grands foulards qui ondulent au vent, glissent au crépuscule sur un fond de forêts roses.

    « Hâtons-nous de monter au bourg, dirent-elles. Que doivent dire nos maris ? » Mais il n’y avait plus de maris, ce n’étaient plus que des fiancés. Le premier qu’elles rencontrèrent fut Monsieur Meillant. Il arrivait en voiture vers le bourg et elles se rangèrent sur l’accotement. Il fit : « Oh ! là » et la voiture s’arrêta au bord de la côte qui dominait le village, de telle sorte que les femmes et la voiture étaient dans l’ombre de la terre, et que, seuls, les naseaux du cheval semblaient tremper dans le ciel bleu du soir. Monsieur Meillant parla à sa jeune femme, comme si elle eût été seule, ainsi qu’aux jours d’autrefois : « Vous voilà bien tard sur la route, Mademoiselle, lui dit-il. Vous ne voulez pas monter dans ma voiture ? » Elle accepta, et ils s’en allèrent ainsi : lui, tenant les rênes, sa blouse gonflée de vent. Il ne faisait pas plus froid qu’au mois d’avril. Elle se rappelait son enfance, les places de village traversées en voiture à la tombée du jour. Derrière les rideaux des auberges allumées passaient des ombres qui n’étaient plus celles des joueurs de billard.

    Les deux autres femmes continuèrent leur chemin, le long des haies déchiquetées dans le haut par la lumière du crépuscule. Telles que la lune, lorsqu’elle émerge avant la nuit au bord d’un paysage, elles arrivèrent toutes deux au sommet de la côte. Elles découvrirent alors les jardins qui entouraient le village, immenses, ainsi qu’elles les voyaient quand elles étaient petites. Madame Defrance descendit dans ces jardins où l’attendait son fiancé : il lui tendait la main pour l’aider à franchir les fossés ; et le bras levé de la jeune femme faisait, avec son corps mince et tendu, comme une ligne de pureté…

    Ils disparurent et Madame Henry poursuivit seule son chemin. Elle se rappela ce vers d’une poésie apprise à l’école :

    Les chemins que le soir emplit de voix lointaines…

    et elle entendit ces voix qu’autrefois elle avait souvent cherché à entendre : les unes, tout près, plus douces que des fontaines ; les autres là-bas, au bout du chemin qui semblait plonger de l’autre côté de la terre, dans l’air blanc où montait une étoile.

    Elle traversa le bourg sans s’arrêter : d’autres femmes, sur le seuil des maisons où elles habitaient seules comme des vierges, élevaient, au-dessus de leurs robes à longs plis et de leur taille haute, leur enfant premier-né. Elle arriva ainsi à la dernière maison du village, qui était abandonnée ; et elle aperçut debout, derrière la fenêtre, regardant sur le chemin, une jeune fille. Il y avait, dans l’air et sur la vitre, cette impalpable fumée bleue qui flotte après la pluie, le soir, entre toutes choses. On ne voyait que le visage de la jeune fille et ses mains, appuyés à la vitre. Le reste de son corps disparaissait dans l’ombre et le reflet vert de sa chambre, comme dans un beau vêtement. Et les hommes qui arrivaient à l’entrée de ce village, fatigués de leur vie comme d’une longue journée de peine, se disaient :

    « Voici le beau domaine que j’ai vu en rêve une fois… Ah ! et voici à la fenêtre celle que j’ai tant cherchée sur la terre ! »

    Ils ne savaient pas que cette jeune fille s’appelait Marie, ni qu’elle était nue parce que son amant avait déchiré ses habits.




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