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Albert Samain
Idéal
Hors la ville de fer et de pierre massive,
À l’aurore, le chœur des beaux adolescents
S’en est allé, pieds nus, dans l’herbe humide et vive,
Le cœur pur, la chair vierge et les yeux innocents.
Toute une aube en frissons se lève dans leurs âmes.
Ils vont rêvant de chars dorés, d’arcs triomphaux,
De chevaux emportant leur gloire dans des flammes,
Et d’empires conquis sous des soleils nouveaux !
Leur pensée est pareille au feuillage du saule
À toute heure agité d’un murmure incertain ;
Et leur main fièrement rejette sur l’épaule
Leur beau manteau qui claque aux souffles du matin.
En eux couve le feu qui détruit et qui crée ;
Et, croyant aux clairons qui renversaient les tours,
Ils vont remplir l’amphore à la source sacrée
D’où sort, large et profond, le fleuve ancien des jours.
Ils ont l’amour du juste et le mépris des lâches,
Et veulent que ton règne arrive enfin, seigneur !
Et déjà leur sang brûle, en lavant toutes taches,
De jaillir, rouge, aux pieds sacrés de la douleur !
Tambours d’or, clairons d’or, sonnez par les campagnes !
Orgueil, étends sur eux tes deux ailes de fer !
Ce qui vient d’eux est pur comme l’eau des montagnes,
Et fort comme le vent qui souffle sur la mer !
Sur leurs pas l’allégresse éclate en jeunes rires,
La terre se colore aux feux divins du jour,
Le vent chante à travers les cordes de leurs lyres,
Et le cœur de la rose a des larmes d’amour.
Là-bas, vers l’horizon roulant des vapeurs roses,
Vers les hauteurs où vibre un éblouissement,
Ivres de s’avancer dans la beauté des choses,
Et d’être à chaque pas plus près du firmament ;
Vers les sommets tachés d’écumes de lumière
Où piaffent, tout fumants, les chevaux du soleil,
Plus haut, plus haut toujours, vers la cime dernière
Au seuil de l’empyrée effrayant et vermeil ;
Ils vont, ils vont, portés par un souffle de flamme...
Et l’espérance, triste avec des yeux divins,
Si pâle sous son noir manteau de pauvre femme,
Un jour encore, au ciel lève ses vieilles mains !
Pieds nus, manteaux flottants dans la brise, à l’aurore,
Tels, un jour, sont partis les enfants ingénus,
Le cœur vierge, les mains pures, l’âme sonore...
Oh ! Comme il faisait soir, quand ils sont revenus !
Pareils aux émigrants dévorés par les fièvres,
Ils vont, l’haleine courte et le geste incertain.
Sombres, l’envie au foie et l’ironie aux lèvres ;
Et leur sourire est las comme un feu qui s’éteint.
Ils ont perdu la foi, la foi qui chante en route
Et plante au cœur du mal ses talons frémissants.
Ils ont perdu, rongés par la lèpre du doute,
Le ciel qui se reflète aux yeux des innocents.
Même ils ont renié l’orgueil de la souffrance,
Et dans la multitude au front bas, au cœur dur,
Assoupie au fumier de son indifférence,
Ils sont rentrés soumis comme un bétail obscur.
Leurs rêves engraissés paissent parmi les foules ;
Aux fentes de leur cœur d’acier noble bardé,
Le sang altier des forts goutte à goutte s’écoule,
Et puis leur cœur un jour se referme, vidé.
Matrone bien fardée au seuil clair des boutiques,
Leur âme épanouie accueille les passants ;
Surtout ils sont dévots aux seuls dieux authentiques,
Et, le front dans la poudre, adorent les puissants.
Ils veulent des soldats, des juges, des polices,
Et, rassurés par l’ordre aux solides étaux,
Ils regardent grouiller au vivier de leurs vices
Les sept vipères d’or des péchés capitaux.
Pourtant, parfois, des soirs, ils songent dans les villes
À ceux-là qui près d’eux gravissaient l’avenir,
Et qui, ne voulant pas boire aux écuelles viles,
S’étant couchés là-haut, s’y sont laissés mourir ;
Et le remords les prend quand, au penchant des cimes,
Un éclair leur fait voir, les deux bras étendus,
Des cadavres hautains, dont les yeux magnanimes
Rêvent, tout grands ouverts, aux idéals perdus !