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    Albert Samain

    Symphonie héroïque

    Nous sommes les puissants-soldat, rhapsode ou mage,
    Nous naissons pour l’orgueil de voir, dompteurs altiers,
    Les siècles asservis se coucher à nos pieds ;
    Et c’est nous qui forgeons, surhumains ouvriers,
    Tour à tour, la vieille âme humaine à notre image

    Nous sommes les puissants exécrés ou bénis,
    Fronts nimbés d’auréole ou brûlés d’anathème.
    Le sort nous a marqués pour un destin suprême,
    Et graves nous allons, pleins du vertige blême
    Qui trouble l’âme au bord des songes infinis.

    La terre est découpée au tranchant de nos glaives.
    Nous formulons le verbe en des rythmes sacrés.
    Enfants rêveurs, parmi des souffles inspirés,
    Nous grandissons pour des essors démesurés,
    Et l’épopée humaine est faite avec nos rêves.

    Nous annonçons sur les sommets les temps nouveaux,
    Chaque soleil jailli des clartés éternelles
    Réfléchit sa première aurore en nos prunelles ;
    Et l’oiseau du futur, en frémissant des ailes,
    Couve ses œufs sacrés au fond de nos cerveaux.

    Sans faute, au jour marqué, nous traversons la terre.
    Prophètes et césars, passants mystérieux,
    Le monde s’agenouille aux éclairs de nos yeux ;
    Et nous marchons, n’ayant d’autre ami sous les cieux
    Que l’ombre qui nous suit, à jamais solitaire.

    La coupe où le troupeau boit des félicités,
    Nous l’avons rejetée, à l’aube, déjà vide.
    Il faut d’autres nectars à notre soif splendide.
    Les chars sont attelés... et le monde livide
    Va frissonner devant nos chevaux emportés !

    Toute la terre à nous ! ... les pourpres militaires,
    La gloire chevauchée entre les glaives nus,
    La foi jaillie au cœur des peuples ingénus,
    Les délirantes fleurs des soleils inconnus,
    Et les grands bois du songe aux nerveuses panthères

    Toute la terre à nous ! Le vin, l’encens, le miel,
    Les vaisseaux d’or vidés sur les tables croulantes,
    Les sanglots inouïs des cordes ruisselantes...
    Toute la terre à nous ! ô nos lèvres brûlantes,
    Qu’est-ce encor pour ceux-là qui boiraient tout un ciel ?

    Nous sommes les coureurs d’aventures sublimes ;
    Quand la fortune, un soir, nous tombe sous la main,
    Nous la renversons, nue, au fossé du chemin ;
    Et, calme en ses mépris du plat bétail humain,
    Notre orgueil magnifique absout nos larges crimes.

    Nous respirons la flamme, et vivons des combats.
    Le fer, le feu, le sang pleuvant en rouges gouttes,
    Rien n’arrête, un seul jour, nos âmes sur leurs routes.
    Notre foi cuirassée insulte aux mauvais doutes ;
    Et quand le but ardent flambe à nos yeux, là-bas,

    Ivres, les poings noués aux crins de la chimère,
    Nous roulons des galops stridents et furibonds...
    Et si, parfois, trop d’infini lasse nos bonds,
    Alors, les reins cassés, un jour, nous retombons,
    Et rien jamais n’est plus grand que notre misère !


    Les guerriers

    Nous sommes les condors dont le monde est la proie.
    Nous allons dans le vent, les ongles étirés,
    Emportant des lambeaux d’empires déchirés,
    Et la rougeur des grands assauts désespérés
    Seule en nos sombres yeux allume un peu de joie.

    Nos chevaux écumants soufflent de la terreur.
    Nous avons le sauvage orgueil des capitaines ;
    Et nous voulons, chargés de conquêtes lointaines,
    Voir devant nous pressés des peuples par centaines,
    Sur qui nous étendons un geste d’empereur.


    Les rois

    Nos robes vont traînant sur des fronts prosternés.
    Au rythme lent des grands encensoirs qu’on balance
    Sous des coupoles d’or nous rêvons en silence.
    Des tigres allongés gardent notre indolence.
    Tout tremble, et nous régnons, graves et couronnés.

    Au fond de nos palais de jaspe et de porphyre
    Nous avons des milliers d’esclaves à genoux,
    Que nous faisons mourir d’un geste, sans courroux,
    Pour plaire à des enfants dont les yeux nous sont doux,
    Et qui se couchent, nus, avec un long sourire.

    L’œil de notre terreur est ouvert en tout lieu.
    La hache des bourreaux s’use aux têtes coupées ;
    Et sur les nations de vertige frappées,
    Terribles, nous brillons ainsi que des épées
    Qu’au fond des cieux cruels tiendrait la main d’un dieu !


    Les apôtres

    Nous proclamons aux vents du ciel la délivrance.
    Quand veuve de ses dieux morts par sa trahison,
    L’âme appelle aux barreaux de fer de sa prison,
    On entend notre voix derrière l’horizon,
    Et nous apparaissons grands comme l’espérance.

    La haine des tyrans s’acharne à nous frapper.
    Nous parlons : sur nos pas grondent les multitudes,
    Nous faisons ruisseler l’or des béatitudes ;
    Et nous allons mourir au fond des solitudes,
    Seuls avec les lions que nos yeux font ramper.


    Les poètes

    Nous allons, promenant nos songes par le monde,
    Ivres de visions et ruisselants d’aveux.
    Le vent de l’infini souffle dans nos cheveux.
    Inspirés nous chantons ; et sous nos doigts nerveux
    L’âme humaine s’éveille et résonne, profonde.

    Notre rêve immobile enfante l’action.
    C’est nous qui fiançons en rites grandioses
    Le mystère du verbe au mystère des choses ;
    Et sous nos fronts taillés pour les apothéoses
    Germe, palpite et souffre une création.

    Nous volons au delà des astres entassés
    Baigner dans l’azur vierge une aile familière ;
    Nous en redescendons, la flamme à la paupière ;
    Et cette foule, où nous versons de la lumière,
    Redevient de la nuit, quand nous sommes passés.

    Penchés sur la douleur et sur l’amour, sans trêve,
    Nous changeons les sanglots du monde en diamants.
    Nos cœurs passionnés sont des trépieds fumants,
    Et des siècles passés, vastes écroulements,
    Rien ne reste que la splendeur de notre rêve.

    Nous sommes les Puissants exécrés ou bénis.
    Mais notre race antique est à présent lassée,
    Et la terre est bien vieille, et vieille la pensée.
    Les cieux trop bas ont fait l’âme rapetissée,
    Et l’air manque aux aiglons étouffant dans leurs nids.

    Le monde qui portait nos vastes destinées
    Sombre, vaisseau perdu qu’affole un désarroi.
    Tous les feux sont éteints au vieux port de la foi.
    Nul ne croit plus au ciel qui faisait croire en soi...
    Ô vent de deuil sur les âmes déracinées !

    On dirait qu’un grand mort dans l’ombre est étendu,
    Autour duquel en chœur pleurent les agonies.
    Le temps n’est plus de nos superbes tyrannies.
    Les glaives sont rouillés : les légendes finies...
    Et dans les bois déserts le cor sonne, éperdu !

    Le cor sonne pour la suprême chevauchée
    Des chasseurs d’idéal au galop fulgurant.
    Ô solitude, en ton silence dévorant,
    L’écho seul a hurlé l’appel désespérant
    Sous la lune, dans les branches effarouchée !...

    Voici venir le vol augural des corbeaux,
    Des corbeaux dépeceurs sinistres des vieux mondes.
    Tout l’avenir est noir de leurs ailes immondes...
    La mer monte d’en bas avec des voix profondes,
    Qui demain passera par-dessus nos tombeaux.

    Et plus tard, sur la mer plate des âges calmes,
    Seuls parfois, pris d’un mal étrange à définir,
    Des enfants tout à coup pâliront de sentir
    Leur grand cœur visité par un grand souvenir,
    Et mourront du regret héroïque des palmes.




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