Library / Literary Works |
Albert Thomas
À la mémoire de Charles Guérin
Ton nom si cher, ton nom qui sera glorieux.
Je l’ai, par un soin grave et superstitieux,
Inscrit à la première page de mon livre,
Poète dont l’oreille est close pour jamais
À la cadence qui nous berce et nous enivre…
Ces vers simples et douloureux, tu les aimais,
Tu leur trouvais un goût de fièvre et de rosée.
Je me souviens : un jour de la chaude saison,
Tu les connus, mes humbles vers, dans ma maison.
Tu les lisais, pensif, auprès de la croisée
Par où l’Été jetait son éblouissement.
Mon ami, je verrai toujours ton front charmant,
Tes cheveux noirs, ta barbe abondante et frisée,
Ta paupière aux longs cils qui s’ouvrait lentement,
Et l’étrange pâleur de ta face, baissée
Avidement par la fatigue et le souci…
Ô bonheur imprévu de te sentir ainsi
Sous mon toit, au milieu de ma claire retraite,
Simple, doux, indulgent à mon effort, poète
Qui, d’un art volontaire et sûr, avais étreint
Dans ton œuvre le corps de la beauté parfaite !
Depuis longtemps je t’admirais, Charles Guérin ;
Du seuil où je tressais ingénument mes rimes,
Comme un obscur vannier entrelaçant ses joncs,
Je suivais ta montée ardente vers les cimes.
Artisans casaniers, souvent nous voyageons
Par la pensée avec les pèlerins sublimes.
Ton pied avait gravi les suprêmes degrés,
Tes lèvres avaient bu l’idéale lumière,
Et chez moi ta présence noble et familière
Apportait un air vierge et des parfums sacrés.
Tu ne reviendras plus jamais dans ma demeure
Me dire que la route est longue et qu’il est l’heure,
Qu’il faut ceindre mes reins et, d’un pas affermi,
Monter par les sentiers vers l’azur. Mon ami,
Ami grave et secret, compagnon de mon âge,
Qui donc animera maintenant mon courage,
Qui donc me montrera du geste le chemin
Et, là-bas, le sommet où rayonne la gloire ?…
La gloire, elle luira sur ton œuvre demain,
Elle caressera tendrement ta mémoire,
Comme, par les beaux jours d’automne, le soleil
Baigne d’un or fluide et chaud la feuille d’ambre.
Et, sans doute, à l’instant funèbre, dans la chambre
Où tu te refusais au suprême sommeil.
Près de ton lit, pour te voiler la mort farouche,
La gloire t’a baisé longuement sur la bouche,
En te chantant un lied merveilleux et berceur.
Ah ! tu peux bien dormir et goûter la douceur
Que donne aux cœurs troublés le calme de la tombe :
Tes vers mélodieux, tristes, purs et touchants,
Paisibles comme un clair de lune sur les champs,
Fins et lustrés autant qu’une aile de colombe,
Parfois pareils au cri d’un homme qui succombe
Sous les coups d’assassins masqués, et tels parfois
Que la vaste rumeur des blés ou que la voix
Du flot contre la grève et du vent dans les bois ;
Tantôt brillants, aigus, trempés comme une lame,
Tantôt frais et câlins comme des bras de femme,
Tes vers demeureront au nombre des beaux vers
Dont tous les cœurs subtils, les cœurs sombres et fiers
Voudront approfondir, précieuse torture,
Et dorloter, après, leur secrète blessure.
Durant l’écoulement des âges, les amants
Mêleront tes serments d’amour à leurs serments,
Tes pleurs à leurs sanglots, les fièvres à leurs fièvres,
Et, quand ils uniront leurs souffles, sur leurs lèvres
Ils sentiront tes vers se fondre comme un fruit…
Mais peut-être as-tu craint, en expirant, la nuit
Où l’œuvre lentement s’enfonce et sombre toute ?
Ami, si tu connus, à l’heure de mourir,
Les sueurs et le fiel empoisonné du doute,
Du fond de ton caveau de marbre humide, écoute :
Je suis vivant, je vois le printemps refleurir,
Je goûte l’air sucré, je bois le vent ; les roses
Me jettent leur odeur enivrante ; je puis
Reposer mes regards sur des yeux alanguis,
Baiser violemment des lèvres entrecloses,
Caresser d’une main savante le dessin
Harmonieux d’un torse et le galbe d’un sein,
Lisser avec lenteur la trame de mes strophes
Ainsi qu’on lustre de chatoyantes étoffes ;
Je souffre et j’aime, et je chéris la volupté
Des pleurs, ta triste joie et ta sombre fierté.
Eh bien ! je donnerais le spectacle du monde,
Et toute sa beauté pathétique et profonde,
Et le ciel et la mer, pour le linceul étroit
Qui te retient dans l’ombre impénétrable, toi,
Toi l’amant de la plus éclatante lumière ;
C’est vrai, je donnerais la tache familière,
La douleur et le traître amour, si j’étais sûr
Que mon vers fût, comme le tien, le vase pur
Où viendront s’abreuver incessamment les âmes.
Hélas !… mon vers sera pareil aux vaines flammes
D’un bûcher que le vent des ténèbres détruit !
Ah ! puisque le néant m’attend, que la durée
À mes livres doit être âprement mesurée,
Pour que les amoureux qui vivent aujourd’hui,
Dans l’extase, au moment des farouches étreintes,
Confondent quelquefois mes cris avec leurs plaintes ;
— Pour que, très lasse, prise enfin d’un tendre ennui,
Quand la langueur du soir l’assied sous la tonnelle
Où rôde l’enivrante odeur des seringas,
La vierge de vingt ans tout à coup se rappelle
Quelques-uns de mes mots les plus doux, tu voudras
Répandre sur mes vers ton occulte influence.
Poète, douloureux poète de l’amour,
Qui mourus en cédant au poids d’un cœur trop lourd,
De ton jeune tombeau le noir laurier s’élance :
Permets donc que son ombre immortelle dispense
Une vive fraîcheur à mes roses d’un jour.
30 mars 1907.