Library / Literary Works |
Alfred de Vigny
Héléna
Chant premier.
L’Autel.
Ils ont, Seigneur, affligé votre peuple, ils ont opprimé votre héritage.
Ils ont mis à mort la veuve et l’étranger, ils ont tué les orphelins.
(Psaumes.)
Le téorbe et le luth, fils de l’antique lyre,
Ne font plus palpiter l’Archipel en délire ;
Son flot, triste et rêveur, lui seul émeut les airs,
Et la blanche Cyclade a fini ses concerts.
On n’entend plus le soir les vierges de Morée,
Sur le frêle caïque à la poupe dorée,
Unir en double chœur des sons mélodieux.
Elles savaient chanter, non les profanes dieux,
Apollon, ou Latone à Délos enfermée,
Minerve aux yeux d’azur, Flore ou Vénus armée,
Alliés de la Grèce et de la Liberté,
Mais la Vierge et son fils entre ses bras porté,
Qui calment la tempête et donnent du courage
À ceux que les méchants tiennent en esclavage :
Ainsi l’hymne nocturne à l’étoile des mers
Couronnait de repos le soir des jours amers.
Sitôt que de Zea, de Corinthe et d’Alcime,
La lune large et blanche avait touché la cime,
Et douce aux yeux mortels, de ce ciel tiède et pur
Comme une lampe pâle illuminait l’azur,
Il s’élevait souvent une brise embaumée,
Qui, telle qu’un soupir de l’onde ranimée,
Aux rives de chaque île apportait à la fois
Et l’encens de ses sœurs et leurs lointaines voix.
Tout s’éveillait alors : on eût dit que la Grèce
Venait de retrouver son antique allégresse,
Mais que la belle esclave, inquiète du bruit,
N’osait plus confier ses fêtes qu’à la nuit.
Les barques abordaient en des rades secrètes,
Puis, des vallons fleuris choisissant les retraites,
Des danseurs, agitant le triangle d’airain,
Oubliaient le sommeil au son du tambourin,
Oubliaient l’esclavage auprès de leurs maîtresses
Qui de leurs blonds cheveux nouaient les longues tresses
Avec le laurier-rose, et de moelleux filets,
Et des médailles d’or, et de saints chapelets.
On voyait, dans leurs jeux, Ariane abusée,
Conduire en des détours quelque jeune Thésée,
Un Grec, ainsi que l’autre, en ce joyeux moment,
Tendre, et bientôt peut-être aussi perfide amant.
Ainsi de l’Archipel souriait l’esclavage ;
Tel sous un pâle front que la fièvre ravage,
D’une Vierge qui meurt, l’amour vient ranimer
Les lèvres que bientôt la mort doit refermer.
Mais depuis peu de jours, loin des fêtes nocturnes,
On a vu s’écarter, graves et taciturnes,
Sous les verts oliviers qui ceignent les vallons,
Des Grecs dont les discours étaient secrets et longs.
Ils regrettaient, dit-on, la liberté chérie,
Car on surprit souvent le mot seul de patrie
Sortir avec éclat du sein de leurs propos,
Comme un beau son des nuits enchante le repos.
On a dit que surtout un de ces jeunes hommes,
Voyageant d’île en île, allant voir sous les chaumes,
Dans les antres des monts, sous l’abri des vieux bois,
Quels Grecs il trouverait à ranger sous ses lois,
Leur faisait entrevoir une nouvelle vie
Libre et fière ; il parlait d’Athènes asservie,
D’Athènes, son berceau qu’il voulait secourir ;
Qu’il y fut fiancé, qu’il y voulait mourir ;
Qu’il fallait y traîner tout, la faiblesse et l’âge,
Armer leurs bras chrétiens du glaive de Pélage,
Et, faisant un faisceau des haines de leurs cœurs,
Aux yeux des nations ressusciter vainqueurs.
Écoutez, écoutez cette cloche isolée,
Elle tinte au sommet de Scio désolée ;
À ses bourdonnemens, pleins d’un sombre transport,
Des montagnards armés descendent vers le port,
Car les vents sont levés enfin pour la vengeance,
Et la nuit, avec eux, monte d’intelligence.
L’écarlate des Grecs sur leur front s’arrondit :
Tels, quand la sainte messe à nos autels se dit,
Tous les enfants du chœur, d’une pourpre innocente
Ont coutume d’orner leur tête adolescente.
Mais à des fronts guerriers ce signe est attaché.
Lequel osera fuir ou demeurer caché ?
Une cire enflammée en leurs mains brille et fume ;
Comme d’un incendie au loin l’air s’en allume ;
Le sable de la mer montre son flanc doré,
Et sur le haut des monts le cèdre est éclairé,
Le flot rougit lui-même, et ses glissantes lames
Ont répété de l’île et balancé les flammes.
La foule est sur les bords, son espoir curieux
Sur la vague agitée en vain jetait les yeux,
Quand, sous un souffle ami poursuivant son vol sombre
Un navire insurgé tout à coup sort de l’ombre.
Un étendard de sang claque à ses légers mâts.
D’armes et de guerriers un éclatant amas
Surcharge ses trois ponts ; l’airain qu’emplit la poudre
Par les sabords béants fait retentir sa foudre.
Des cris l’ont accueilli, des cris ont répondu ;
De Riga, massacré, l’hymne s’est entendu,
Et le tocsin hâtif, d’une corde rebelle,
Sonne la liberté du haut de la chapelle ;
On s’assemble, on s’excite, on s’arme, on est armé,
Et des rocs, à ce bruit, l’aigle part alarmé.
« Mais avant de quitter vos antiques murailles,
Il convient de prier l’arbitre des batailles »,
Disaient les Caloyers. « Dieu, qui tient dans ses mains
Les peuples, pourra seul éclairer nos chemins
Et si dans ce grand jour sa faveur nous pardonne,
De Moïse à nos pas rallumer la colonne. »
Ils parlaient, et leur voix, par de sages propos,
Dans cette foule émue amena le repos.
L’un s’arrache des bras de son épouse en larmes,
L’autre a quitté les soins du départ et des armes,
Les cris retentissans, le bruit sourd des adieux,
S’éteignent et font place au silence pieux ;
Celui de qui les pieds ont déjà fui la rive,
Revenu lentement, près de l’autel arrive ;
L’agile matelot aux voiles suspendu
S’arrête, et son regard est vers l’île tendu.
Tous ont pour la prière une oreille docile,
Et de quelques vieillards c’était l’œuvre facile.
Tels, lorsque après neuf ans d’inutiles assauts,
Impatiens d’Argos, couraient à leurs vaisseaux
Les Grecs, des traits d’un dieu redoutant le supplice,
On vit le vieux Nestor et le prudent Ulysse,
Du sceptre et du langage unissant le pouvoir,
Les rattacher soumis au saint joug du devoir.
C’était sur le débris d’un vieux autel d’Homère
Où depuis trois mille ans se brise l’onde amère,
Qu’un moine, par des Turcs chassé du saint couvent,
Offrait, au nom des Grecs, l’hostie au Dieu vivant.
Désertant de l’Athos les cimes profanées,
Et courbé sous le poids de ses blanches années,
Révoltant l’île, au jour par ses desseins marqué
Il avait reparu tel qu’un siècle évoqué.
Les peuples l’écoutaient comme un antique oracle,
De son centième hiver admirant le miracle,
Ils le croyaient béni parmi tous les humains,
Deux prêtres inclinés soutenaient ses deux mains,
Et sa barbe tombante en long fleuve d’ivoire
De sa robe, en parlant, frappait la bure noire.
« Le voici, votre Dieu, Dieu qui vous a sauvés »,
S’écriait en pleurant et les bras élevés
Le Patriarche saint : « Il descend, tout s’efface :
Ses ennemis troublés fuiront devant sa face,
Vous les chasserez tous, comme l’effort du vent
Chasse la frêle paille et le sable mouvant,
Leurs os, jetés aux mers, quitteront nos campagnes,
Et l’ombre du Seigneur couvrira nos montagnes.
Le sang Grec répandu, les sueurs de nos fronts,
Les soupirs qu’ont poussés quatre siècles d’affronts,
De la sainte vengeance ont formé le nuage ;
Et le souffle de Dieu conduira cet orage.
Qu’il ne détourne pas son œil saint et puissant
Quand nos pieds irrités marcheront dans le sang ;
Hélas ! s’il eût permis qu’un prince ou qu’une reine
Rallumant Constantin ou notre grande Irène,
D’un règne légitime eût reposé les droits
Sous les bras protecteurs de l’éternelle Croix,
Jamais de la Morée et de nos belles îles
Le tocsin n’eût troublé les rivages tranquilles.
Libres du janissaire, inconnus au bazar,
Notre main eût porté son tribut à César.
Mais quel enfant déchu d’une race héroïque
Ne saura pas briser son joug asiatique ?
Qui, sans mourir de honte, eût plus longtemps souffert
De voir ses jours tremblans mesurés par le fer ;
Chez des juges bourreaux l’or marchander sa tête
Pour son toit paternel la flamme toujours prête,
De meurtres et de sang son air empoisonné ;
Au geste dédaigneux d’un soldat couronné,
Les fils noyés au sang des mères massacrées,
Et, sur les frères morts, les sœurs déshonorées ?
Oublierez-vous, Seigneur, qu’ils ont tous profané
Votre héritage pur, comme un gazon fané ?
Qu’ils ont porté le fer sur votre image sainte ?
Que des temples bénis ils ont souillé l’enceinte,
Placé sur vos enfants leurs prêtres endurcis,
Et que sur votre autel leurs dieux se sont assis ?
Ils ont dit dans leurs cœurs despotes et serviles :
Exterminons-les tous, et détruisons leurs villes.
Leurs jours nous sont vendus, nous réglerons leur temps
Comme celui des Turcs cesse au gré des sultans ;
Sur les terres du Christ, nations passagères,
Que nous fait l’avenir des cités étrangères ?
Passons, mais que nos bras, dans leurs larmes trempés,
Ne laissent rien aux bords où nous étions campés.
Et vous délaisseriez nos îles alarmées ?
Non, partez avec nous. Dieu fort. Dieu des armées ;
Avancez de ce pas qui trouble les tyrans ;
Cherchez dans vos trésors la force de nos rangs ;
Doublez à nos vaisseaux la splendeur des étoiles,
Et que vos chérubins viennent gonfler nos voiles ! »
Il disait, et les Grecs, à ces accents vainqueurs
Crurent sentir un Dieu s’enflammer dans leurs cœurs ;
Tous, les bras étendus vers la patrie antique,
Ils maudirent trois fois la horde asiatique ;
Trois fois la vaste mer à leur voix répondit ;
L’Alcyon soupira longuement, et l’on dit
Qu’au-dessus de leur tête un fugitif orage
En grondant, par trois fois, roula son noir nuage,
Où, parmi les feux blancs, des rapides éclairs,
La Croix de Constantin reparut dans les airs.
Fin du chant premier.
Chant second.
Le Navire.
O terre de Cécrops ! terre où règnent un souffle divin et des génies amis des hommes !
(Les Martyrs, CHATEAUBRIAND.)
Au cœur privé d’amour, c’est bien peu que la gloire.
Si de quelque bonheur rayonne la victoire,
Soit pour les grands guerriers, soit à ceux dont la voix
Éclaire les mortels ou leur dicte des lois,
N’est-ce point qu’en secret, chaque pas de leur vie
Retentit dans une âme invisible et ravie
Comme au sein d’un écho qui des sons éclatants
S’empare en sa retraite et les redit longtemps ?
Ainsi des chevaliers la race simple et brave
Au servage d’amour rangeait sa gloire esclave ;
Ainsi de la beauté les secrètes faveurs
Élevèrent aux Cieux les poètes rêveurs ;
Ainsi souvent, dit-on, le bonheur d’un empire
Aux peuples, par les rois, descendit d’un sourire.
Il s’est trouvé parfois, comme pour faire voir
Que du bonheur en nous est encor le pouvoir,
Deux âmes, s’élevant sur les plaines du monde,
Toujours l’une pour l’autre existence féconde,
Puissantes à sentir avec un feu pareil,
Double et brûlant rayon né d’un même soleil,
Vivant comme un seul être, intime et pur mélange,
Semblables dans leur vol aux deux ailes d’un ange,
Ou telles que des nuits les jumeaux radieux
D’un fraternel éclat illuminent les cieux.
Si l’homme a séparé leur ardeur mutuelle,
C’est alors que l’on voit et rapide et fidèle
Chacune, de la foule écartant l’épaisseur,
Traverser l’Univers et voler à sa sœur.
Belle Scio, la nuit cache ta blanche ville,
De tout corsaire Grec mystérieux asile ;
Mais il faut se hâter, de peur que le matin
Ne montre tes apprêts au Musulman lointain.
Tandis qu’au saint discours de leur vieux Patriarche,
Comme Israël jadis à l’approche de l’Arche,
Ainsi qu’un homme seul ce peuple se levait,
Solitaire au rivage un des Grecs se trouvait,
Triste, et cherchant au loin sur cette mer connue,
Si d’Athène à ces bords quelque voile est venue
Parmi tous ces vaisseaux qui d’un furtif abord
Du flot bleu de la rade avaient touché le bord.
Chaque nef y trouvait ses compagnes fidèles :
C’est ainsi qu’en hiver, les noires hirondelles
Au bord d’un lac choisi par le léger conseil,
Prêtes à s’élancer pour suivre leur soleil,
Et saluant de loin la rive hospitalière,
Préparent à grands cris leur aile aventurière.
Mais rien ne paraît plus, que la lune qui dort
Sur des flots mélangés et de saphir et d’or :
Il n’y voit s’élever que les montagnes sombres,
Les colonnes de marbre et les lointaines ombres
Des îles du couchant, dont l’aspect sérieux
S’oppose au doux sourire et des eaux et des cieux.
« Ô faites-moi mourir ou donnez-moi des ailes !
Criait-il ; aux dangers nous serons infidèles :
Le sang versé peut-être accuse ce retard.
L’ancre de nos vaisseaux se lèvera trop tard. »
Ainsi disait sa voix ; mais une voix sacrée
Ajoutait dans son cœur : « Attends, vierge adorée,
Héléna, mon espoir, avant que le soleil
Des portiques d’Athène ait doré le réveil,
Avant qu’au Minaret, des profanes prières
L’Iman ait par trois fois annoncé les dernières,
Ma main qui sur ta main ressaisira ses droits,
Sur le seuil de ta porte aura planté la Croix.
Suspends de tes beaux yeux les larmes répandues
Et tes dévotes nuits à prier assidues :
C’est à moi de veiller sur tes jours précieux,
De conquérir ta main et la faveur des Cieux.
Bientôt lorsque la paix couronnant notre épée
Rajeunira les champs de la Grèce usurpée,
Quand nos bras affranchis sauront tous appuyer
La sainteté des mœurs et l’honneur du foyer,
Alors on nous verra tous deux, ma fiancée,
Traverser lentement une foule empressée,
Devant nous les danseurs et le flambeau sacré ;
Puis du voile de feu son front sera paré,
Et les Grecs s’écrieront : ‹ Voyez, c’est la plus belle,
C’est la belle Héléna qui, pieuse et fidèle,
Pour sa patrie et Dieu, sacrifiant son cœur,
Devait périr, ou vivre avec Mora vainqueur !
Et le voici : c’est lui dont la main vengeresse
Brisa le premier nœud des chaînes de la Grèce,
Et pliant sous sa loi les corsaires domptés,
Apprit à leurs vaisseaux des flots inusités. › »
Ainsi loin de la foule émue et turbulente,
Auprès de cette mer à la vague indolente,
Rêvait le jeune Grec, et son front incliné
De cheveux blonds flottants pâlissait couronné.
Tel, loin des pins noircis qu’ébranle un sombre orage,
Sur une onde voisine où tremble son image,
Un saule retiré courbant ses longs rameaux,
Pleure et du fleuve ami trouble les belles eaux.
Mais le cri du départ succède à la prière ;
D’innombrables flambeaux que voile la poussière,
Retournent aux vaisseaux ; il y marche à grands pas ;
Changeant sa rêverie en l’espoir des combats,
Tandis que l’ancre lourde en criant se retire,
Sur le pont balancé du plus léger navire,
Il s’élance joyeux comme le cerf des bois,
Qui de sa blanche biche entend bramer la voix,
Et prompt au cri plaintif de sa timide amante
Saute d’un large bond la cascade écumante.
La voile est déployée à recevoir le vent,
Et les regards d’adieu vers le mont s’élevant,
Ont vu près d’un feu blanc dont l’île se décore,
Le vieux moine, et sa Croix qui les bénit encore.
On partait, on voguait, lorsqu’un timide esquif,
Comme aux bras de sa mère accourt l’enfant craintif,
Au milieu de la flotte en silence se glisse.
« — Êtes-vous Grecs ? Venez, que l’Ottoman périsse !
— On se bat dans Athène. Une femme est ici
Qui vous demande asile, et pleure. La voici. »
On voit deux matelots puis une jeune fille ;
Ils montent sur le bord, une lumière y brille,
Un cri part : « Héléna ! » Mais les yeux d’un amant
Pouvaient seuls le savoir ; pâle d’étonnement
Lui-même a reculé, croyant voir lui sourire
Le fantôme égaré d’une jeune martyre.
Il semblait que la mort eût déjà disposé
De ce teint de seize ans par des pleurs arrosé ;
Sa bouche était bleuâtre, entr’ouverte et tremblante ;
Son sein, sous une robe en désordre et sanglante,
Se gonflait de soupirs et battait agité
Comme un flot blanc des mers par le vent tourmenté.
Un voile déchiré tombant des tresses blondes
Qu’entraînait à ses pieds l’humide poids des ondes,
Ne savait pas cacher dans ses mobiles plis
Le sang qui rougissait ses épaules de lis.
Serrant un crucifix dans ses mains réunies,
Comme un dernier trésor pour les vierges bannies,
Sur ses traits n’était pas la crainte ou l’amitié ;
Elle n’implorait point une indigne pitié,
Mais, fière, elle semblait chercher dans sa pensée
Ce qui vengerait mieux une femme offensée,
Et demander au Dieu d’amour et de douleur
Des forces pour lutter contre elle et le malheur.
Le jeune Grec disait : « Parlez, ma bien-aimée,
Votre voix à ma voix est-elle inanimée ?
Vous repoussez ce bras, ce cœur où pour toujours
Se doivent confier et s’appuyer vos jours ?
Vous le voulez ? eh bien ! je le veux, que ma bouche
S’éloigne de vos mains, et jamais ne les touche ;
Non, ne m’approchez pas, s’il le faut ; mais du moins,
Héléna, parlez-moi, nous sommes sans témoins ;
Voyez, tous les soldats ont connu ma pensée,
Ils n’ont fait que vous voir, la poupe est délaissée.
Ce voyage et la nuit auront un même cours,
Usons d’un temps sacré propice à nos discours,
C’est le dernier peut-être. O ! dites, mon amie ?
Pourquoi pas dans Athène à cette heure endormie ?
Et pourquoi dans ces lieux ? et comment ? et pourquoi
Ce désordre et vos yeux qui s’éloignent de moi ? »
Ainsi disait Mora ; mais la jeune exilée
À des propos d’amour n’était point rappelée ;
Même de chaque mot semblait naître un chagrin ;
Car, appuyant alors sa tête dans sa main,
Elle pleura long-temps. On l’entendait dans l’ombre
Comme on entend, le soir, dans le fond d’un bois sombre
Murmurer une source en un lit inconnu.
Cherchant quelque discours de son cœur bien venu,
Son ami, qui croyait dissiper sa tristesse,
Regarda vers la mer, et parla de la Grèce,
Lorsque tombe la feuille et s’abrège le jour,
Et qu’un jeune homme éteint se meurt, et meurt d’amour,
Il ne goûte plus rien des choses de la terre :
Son œil découragé, que la faiblesse altère,
Se tourne lentement vers le Ciel déjà gris,
Et sur la feuille jaune et les gazons flétris ;
Il rit d’un rire amer au deuil de la nature,
Et sous chaque arbrisseau place sa sépulture ;
Sa mère alors toujours sur le lit douloureux
Courbée, et s’efforçant à des regards heureux,
Lui dit sa santé belle, et vante l’espérance
Qui n’est pas dans son cœur, lui dit les jeux d’enfance,
Et la gloire, et l’étude, et les fleurs du beau temps,
Et ce soleil ami qui revient au printemps.
Les navires penchés volaient sur l’eau dorée
Comme de cygnes blancs une troupe égarée
Qui cherche l’air natal et le lac paternel.
Le spectacle des mers est grand et solennel ;
Ce mobile désert, bruyant et monotone,
Attriste la pensée encor plus qu’il n’étonne ;
Et l’homme, entre le Ciel et les ondes jeté,
Se plaint d’être si peu devant l’immensité.
Ce fut surtout alors que cette mer antique
Aux Grecs silencieux apparut magnifique.
La nuit, cachant les bords, ne montrait à leurs yeux
Que les tombeaux épars et les temples des dieux,
Qui brillant tour à tour au sein des îles sombres,
Escortaient les vaisseaux, comme de blanches ombres,
En leur parlant toujours et de la liberté,
Et d’amour et de gloire, et d’immortalité.
Alors Mora, semblable aux antiques Rapsodes
Qui chantaient sur les flots d’harmonieuses odes,
Enflamma ses discours de ce feu précieux
Que conservent aux Grecs l’amour et leurs beaux cieux :
« Ô regarde, Héléna ! que ta tête affligée
Se soulève un moment pour voir la mer Égée ;
Ô respirons cet air ! c’est l’air de nos aïeux,
L’air de la liberté qui fait les demi-dieux ;
La rose et le laurier qui l’embaument sans cesse,
De victoire et de paix lui portent la promesse,
Et ses beaux champs captifs qui nous sont destinés
Ont encor dans leur sein des germes fortunés ;
Le soleil affranchi va tous les faire éclore.
Vois ces îles : c’étaient les corbeilles de Flore ;
Rien n’y fut sérieux, pas même les malheurs ;
Les villes de ces bords avaient des noms de fleurs ;
Et, comme le parfum qui survit à la rose,
Autour des murs tombés leur souvenir repose.
Là, sous ces oliviers au feuillage tremblant,
Un autel de Vénus lavait son marbre blanc ;
Vois cet astre si pur dont la nuit se décore
Dans ce ciel amoureux, c’est Cythérée encore :
Par nos riants aïeux ce ciel est enchanté,
Son plus beau feu reçut le nom de la beauté,
La beauté leur déesse. Âme de la nature,
Disaient-ils, l’univers roule dans sa ceinture :
Elle vient, le vent tombe et la terre fleurit ;
La mer sous ses pieds blancs s’apaise et lui sourit.
Mensonges gracieux, religion charmante
Que rêve encor l’amant auprès de son amante ! »
Quand un lis parfumé qu’arrose l’Ilissus
De son beau vêtement courbe les blancs tissus,
Sous l’injure des vents et de la lourde pluie,
S’il advient qu’un rayon pour un moment l’essuie.
Son front alors s’élève, et, fier dans son réveil,
Entr’ouvre un sein humide et cherche son soleil ;
Mais l’eau qui l’a flétri, prolongeant son supplice,
Tombe encor lentement des bords de son calice.
Héléna releva son front et ses beaux yeux,
Les égara long-temps sur la mer et les cieux :
Ses pleurs avaient cessé, mais non pas sa tristesse.
D’un rire dédaigneux : « C’est donc une autre Grèce,
Dit-elle, où vous voyez des temples et des fleurs ?
Moi, je vois des tombeaux brisés par des malheurs.
— Eh quoi ! derrière nous, vois-tu pas, mon amie,
Telle qu’une Sirène en ses flots endormie,
Lesbos au blanc rivage, où l’on dit qu’autrefois
Les premiers chants humains mesurèrent les voix ?
Une vague y jeta comme un divin trophée
La tête harmonieuse et la lyre d’Orphée ;
Avec le même flot, la Mélodie alors
Aborda : tous les sons connurent les accords ;
Philomèle en ces lieux gémissait plus savante.
Fière de ses enfants, cette île encor se vante
Des pleurs mélodieux et des tristes concerts
Qu’à leur mort soupiraient les Muses dans les airs. »
Mais Héléna disait, en secouant sa tête
Et ses cheveux flottants : « Votre bouche s’arrête ;
Vous craignez ma tristesse et ne me dites pas
Sapho, son abandon, sa lyre et son trépas.
Elle était comme moi, jeune, faible, amoureuse ;
Je vais mourir aussi, mais bien plus malheureuse !
— Tu ne peux pas mourir, puisque je combattrai.
— Oui, vous serez vainqueur, et pourtant je mourrai !
Que les vents sont tardifs ! Quel est donc ce rivage ?
— Héléna, détournons un lugubre présage.
Bientôt nous abordons : ne vois-tu pas déjà
La flottante Délos, qu’Apollon protégea ?
Paros au marbre pur, sous le ciseau docile ?
Scyros ou bel enfant se travestit Achille ?
Vers le nord c’est Zéa qui s’élève à nos yeux,
Vois l’Attique : à présent reconnais-tu tes cieux ? »
Héléna se leva : « Lune mélancolique,
Dit-elle, ô montre-moi les rives de l’Attique !
Que tes chastes rayons dorant ses bois anciens,
L’éclairent à mes yeux sans m’éclairer aux siens !
Ô Grèce, je t’aimais comme on aime sa mère !
Que ce vent conducteur qui rase l’onde amère,
Emporte mon adieu que tu n’entendras pas,
Jusqu’aux lauriers amis de mes plus jeunes pas,
De mes pas curieux. Lorsque seule, égarée,
Sous un pudique voile, aux rives du Pirée
J’allais, de Thémistocle invoquant le tombeau,
Rêver un jeune époux, fidèle, illustre et beau,
Couple fier et joyeux, de nos temples antiques
Nous aurions d’un pas libre admiré les portiques ;
Mes destins bienheureux ne seraient plus rêvés,
Et sur les murs deux noms auraient été gravés ;
Mon sein aurait connu les douceurs maternelles,
Et, comme sur l’oiseau sa mère étend ses ailes,
J’eusse élevé les jours d’un jeune Athénien,
Libre dès le berceau, dès le berceau chrétien.
Mais d’où me vient encor ce regret de la vie ?
Ma part dans ces trésors m’est à jamais ravie :
Comment autour de moi se viennent-ils offrir ?
Devrait-elle y penser, celle qui va mourir ?
Hélas ! je suis semblable à la jeune novice
Qui change en voile noir et les fleurs, son délice,
Et les bijoux du monde, et, prête à les quitter,
Les touche et les admire avant de les jeter.
Des maux non mérités je me suis étonnée,
Et je n’ai pas compris d’abord ma destinée :
Car j’ai des ennemis, je demande le sang,
Je pleure, et cependant mon cœur est innocent,
Mon cœur est innocent, et je suis criminelle. »
Et puis sa voix s’éteint, et sa lèvre décèle
Ce murmure sans bruit par le vent emporté ;
« Et j’unis l’infamie avec la pureté ! »
D’abord le jeune Grec, d’une oreille ravie
Écoutait ces accents de bonheur et de vie.
À genoux devant elle, il admirait ses yeux,
Humides, languissants et tournés vers les Cieux ;
Immobile, attentif, il laissait fuir à peine
De sa bouche entr’ouverte une brûlante haleine ;
Il la voyait renaître : oubliant de souffrir,
Dans son heureuse extase il eût voulu mourir.
Mais lorsqu’il entendit sa mobile pensée
Redescendre à se plaindre, il la dit insensée :
Prenant ses blanches mains qu’il arrosait de pleurs,
Habile à détourner le cours de ses douleurs,
Il dit : « Hélas ! ton âme est comme la colombe
Qui monte vers le Ciel, puis gémit et retombe.
Que n’as-tu poursuivi tes discours gracieux ?
Je voyais l’avenir passer devant mes yeux.
Chasse le repentir, l’inquiétude amère,
L’époux fait pardonner d’avoir quitté la mère,
Qu’as-tu fait, dis-le-moi, de la noble fierté
Qui soulevait ton cœur au nom de liberté ?
Tu t’endors aux chagrins de quelque vain scrupule,
Quand mon vaisseau t’emporte à la terre d’Hercule ! »
Des longs pleurs d’Héléna par torrents échappés,
Il sentit ses cheveux longtemps encor trempés ;
Mais honteuse, bientôt elle éleva la tête,
Et l’on revit briller sur sa bouche muette,
Au travers de ses pleurs, un sourire vermeil,
Comme à travers la pluie un rayon de soleil.
Son regard s’allumait comme une double étoile :
Sa main rapide enlève et jette aux flots son voile ;
Elle tremble et rougit : va-t-elle raconter
Les secrets de son cœur qu’elle ne peut dompter ?
« J’avais baissé les yeux en implorant le glaive ;
J’ai trouvé le vengeur, ma tête se relève,
Dit-elle : ô donnez-moi ce luth ionien,
Nul amour pour les chants ne fut égal au mien.
Se mesurant en chœur, que vos voix cadencées
Suivent le mouvement des poupes balancées.
Ô jeunes Grecs ! chantons ; que la nuit et ces bords
Retentissent émus de nos derniers accords :
Les accords précédaient les combats de nos pères ;
Et nous, n’avons-nous pas nos trois Muses sévères,
La Douleur et la Mort toujours devant nos yeux,
Et la Vengeance aussi, la volupté des Dieux ? »
Le Choeur des Grecs
Ô jeune fiancée ! ô belle fugitive !
Les guerriers vont répondre à la Vierge plaintive ;
Le dur marin sourit à la faible beauté,
Et son bras est vainqueur quand sa voix a chanté.
Héléna
Regardez, c’est la Grèce ; ô regardez ! c’est elle !
Salut, reine des Arts ! Salut, Grèce immortelle !
Le monde est amoureux de ta pourpre en lambeaux,
Et l’or des nations s’arrache tes tombeaux.
Ô fille du Soleil ! la Force et le Génie
Ont couronné ton front de gloire et d’harmonie.
Les générations avec ton souvenir
Grandissent ; ton passé règle leur avenir.
Les peuples froids du Nord, souvent pleins de ta gloire,
De leur propres aïeux ont perdu la mémoire ;
Et quand, las d’un triomphe, il dort dans son repos,
Le cœur des Francs palpite au nom de tes héros.
Ô terre de Pallas ! contrée au doux langage !
Ton front ouvert sept fois sept fois fit naître un sage.
Leur génie en grands mots dans les temps s’est inscrit ;
Et Socrate mourant devina Jésus-Christ.
Le Choeur
Ô vous, de qui la voile est proche de nos voiles,
Vaisseaux Helléniens, oubliez les étoiles !
Approchez, écoutez la Vierge aux sons touchants :
La Grèce, notre mère, est belle dans ses chants.
Héléna
O fils des héros d’Homère !
Des temps vous êtes exclus ;
Telle n’est plus votre mère,
Et vos pères ne sont plus.
Chez nous l’Asie indolente
S’endort superbe et sanglante,
Et tranquilles sous ses yeux,
Les esclaves de l’esclave
Regardent la mer qui lave
L’urne vide des aïeux.
Le Choeur
Mais la nuit aura vu ces eaux moins malheureuses
Laver avec amour nos poupes généreuses ;
Et ces tombes sans morts, veuves de nos parents,
Regorgeront demain des os des nos tyrans.
Héléna
Non, des Ajax et des Achilles
Vous n’avez gardé que le nom :
Vos vaisseaux se cachent aux îles
Que cachaient ceux d’Agamemnon
Mahomet règne dans nos villes,
Se baigne dans les Thermopyles,
Chaudes encor d’un sang pieux ;
Son croissant dans l’air se balance...
Diomède a brisé sa lance :
On n’ose plus frapper les dieux.
Le Choeur
L’aube de sang viendra, vous verrez qui nous sommes :
Vos chants n’oseront plus redemander des hommes.
Compagnon mutilé de la mort de Riga
Et pirate sans fers, fugitif de Parga,
Le marin, rude enfant de l’île,
Loin de ses bords chéris flotte sans l’oublier ;
Il sait combattre comme Achille,
Et son bras est sans bouclier.
Héléna
Ô nous pourrions déjà les entendre crier !
Ces filles, ces enfants, innocentes victimes ;
Vos ennemis riants les foulent sous leurs pas,
Et leur dernier soupir s’étonne de ces crimes
Que leur âge ne savait pas.
Vous avez évité ces horribles trépas,
Vous, sœurs de mon destin, plus heureuses compagnes
Votre pudeur tremblante a fui dans les montagnes ;
Appelant de leurs mains et plaignant Héléna,
Leur troupe poursuivie arrive à Colona ;
Puis sur le cap vengeur, l’une à l’autre enlacée
Chanta d’une voix ferme, exempte de sanglots,
Et leur hymne de mort, sur le mont commencée,
S’éteignit dans les flots.
Le Choeur
Ô tardive vengeance ! ô vengeance sacrée !
Par trois cents ans captifs sans espoir implorée,
As-tu rempli ta coupe avec ces flots de sang ?
Quand la verseras-tu sur eux ?
Héléna
Elle descend.
Voyez-vous sur les monts ces feux patriotiques
S’agiter aux sommets de leurs croupes antiques ?
Et Colone, et l’Hymète, et le Poecile altier,
Que l’olivier brûlant éclaire tout entier ?
Comme aux fils de Léda la flamme est sur leur tête ;
Les Grecs les ont parés pour quelque grande fête ;
C’est celle de la Grèce et de la liberté ;
Le signal de nos feux à leurs yeux est porté.
Quittez vos trônes d’or, Nations de la terre,
Entourez-vous et dépouillez le deuil ;
Votre sœur soulève la pierre
Qui la couvrait dans son cercueil.
À la fois pâle, faible et fière,
Ses deux mains implorent vos mains ;
Ses yeux, que du sépulcre aveugle la poussière,
Vers ses anciens lauriers demandent leurs chemins.
La victoire la rendra belle ;
Tendez-lui de vos bras les secours belliqueux,
Les Dieux combattaient avec elle ;
Êtes-vous donc plus grandes qu’eux ?
Du moins contre la Grèce, ô n’ayez point de haine !
Encouragez-la dans l’arène ;
Par des cris fraternels secondez ses efforts ;
Et, comme autrefois Rome en leur sanglante lutte,
De ses gladiateurs jugeait de loin la chute,
Que vos oisives mains applaudissent nos morts.
______________________
Elle disait. Ses bras, sa tête prophétique
Se penchaient sur les eaux et tendaient vers l’Attique.
En foule rassemblés, remplis d’étonnement,
Quand pâle, enveloppée en son blanc vêtement,
Elle s’élevait seule au sein de l’ombre noire,
Les Grecs se rappelaient ces images d’ivoire
Qu’aux poupes des vaisseaux consacraient leurs aïeux,
Pour les mieux assurer de la faveur des Dieux.
Fin du chant second.
Chant troisième.
L’Urne.
Cette urne que je tiens contient-elle sa cendre ?
O vous! à ma douleur, objet terrible et tendre,
Éternel entretien de haine et de pitié !
(CORNEILLE.)
« Aux armes, fils d’Ottman, car de sa voix roulante
Le tambour vous rappelle à la tâche sanglante.
Le canon gronde encor sur le fort de Phylé.
Le cœur des Giaours à ce bruit a tremblé,
Sous leurs tombeaux détruits ils ont caché leur tête ;
Mais le sabre courbé va sortir, et s’apprête
A confondre bientôt leurs crânes révoltés
Aux cendres des aïeux qui les ont exaltés.
Poursuivons des vils Grecs le misérable reste,
Abandonnez ces vins que Mahomet déteste,
Et ces femmes en pleurs qui meurent dans les cris,
Indignes des guerriers qu’attendent les houris ! »
Ainsi criait l’Émir, et dans sa main sanglante
S’agitait de Damas la lame étincelante ;
Son cheval bondissant écumait sous le mords,
Et ses fers indignés glissaient au sang des morts,
Quand le maître animait sa hennissante bouche,
Et d’un large étrier pressait le flanc farouche.
Éveillés à ses cris, ses soldats basanés
S’avancent d’un pas ivre et les yeux étonnés.
Quand le tigre indolent sorti de sa mollesse,
De ses flancs tachetés déployant la souplesse,
A saisi dans ses bonds le chevreuil innocent,
Long-temps après sa mort il lèche encor son sang,
Il disperse sa chair d’un ongle plein de joie,
Roule en broyant les os et s’endort sur sa proie.
Non moins lâche et cruel, le Musulman trompeur
Se venge sur les morts d’avoir senti la peur ;
Il demande la paix, il l’obtient par la feinte ;
Puis, la tête ennemie, offerte à lui sans crainte,
Tombe, et lui sert de coupe à ce même festin
Qu’avait, pour le traité, préparé le matin.
En de telles horreurs Athène était plongée,
Et tant de cris sortaient d’une foule égorgée,
Que, si j’osais conter d’une imprudente voix
Ces attentats, un jour le repentir des rois,
Le guerrier briserait son impuissante épée
Dans son élan vengeur par le devoir trompée,
La mère, des chrétiens accusant la lenteur,
Regardant vers le seuil, sur un sein protecteur
Presserait son enfant ; et la vierge innocente
Cacherait dans ses mains sa tête rougissante.
Au bruit de la timbale et des clairons d’airain
Les coursiers se cabrant font résonner le frein ;
Leurs fronts jettent l’écume et leurs pieds la poussière,
Du sultan de Stamboul élevant la bannière
Le Pacha vient, on part. Les Spahis en marchant
Règlent leur pas sonore aux mots sacrés du chant ;
Allah prépare leur défaite ;
Priez, chantez : Dieu seul est Dieu,
Et Mahomet est son Prophète.
Le Koran gouverne ce lieu :
Que le Giaour tombe et meure.
Dans la flamboyante demeure
Par Monkir il sera jeté,
La terre brûlera l’impie,
Car sa tombe sera sans pluie
Sous les dards plombés de l’été.
Le Croyant superbe s’avance ;
Il est brave ; il sait que son sort
Avec lui marche, écrit d’avance
Sur l’invisible collier d’or
Son front sous le dernier génie,
Dont le vol a de l’harmonie,
Se courbe sans être irrité.
La prévoyance est inhabile
À reculer l’heure immobile
Que marque la fatalité.
Si la mort frappe le fidèle
Quittant son paradis vermeil
Et déployant l’or de son aile,
La Péri viendra du soleil.
Ses chants le berceront de joie,
Ses doigts ont travaillé la soie
Où le brave doit reposer ;
L’entourant d’une écharpe verte,
Sa bouche de rose entr’ouverte
L’accueillera par un baiser.
Qui puisera les eaux sacrées
Dans la fontaine de Cafour,
Où les houris désaltérées
Chancellent et tombent d’amour ?
Leurs yeux doux, qu’un cil noir protège,
Vous regardent : leurs bras de neige
Applaudiront au combattant ;
Et dans des coupes d’émeraude
Une liqueur vermeille et chaude
Coule de leurs doigts et l’attend.
Allah prépare leur défaite,
Il a pris le glaive de feu ;
Priez, chantez : Dieu seul est Dieu,
Et Mahomet est son Prophète.
Si de grands bœufs errans sur les bords d’un marais
Combattent le loup noir sorti de ses forêts,
Longtemps en cercle étroit leur foule ramassée
Présente à ses assauts une corne abaissée,
Et, reculant ainsi jusque dans les roseaux,
Cherche un abri fangeux sous les dormantes eaux.
Le loup rôde en hurlant autour du marécage :
Il arrache les joncs, seule proie à sa rage,
Car, au lieu du poil jaune et des flancs impuissans,
Il voit nager des fronts armés et mugissans.
Mais que les aboiements d’une meute lointaine
Rendent sûrs ses dangers et sa fuite incertaine,
Il s’éloigne à regret ; son œil menace et luit
Sur l’ennemi sauvé que lui rendra la nuit :
Tandis que, rassuré dans sa retraite humide,
Le troupeau laboureur, devenu moins timide,
Sortant des eaux ses pieds fourchus et limoneux,
Contemple le combat des limiers généreux.
Tels les Athéniens, du haut de leurs murailles,
Écoutaient, regardaient les poudreuses batailles.
« Quels pas ont soulevé ce nuage lointain ?
Ces sables volent-ils sous le vent du matin ?
Se disaient-ils : quittant l’Afrique dévorée,
Le Semoun flamboyant souffle-t-il du Pyrée ?
Il accourt vers Athène, et renverse en courant
L’Ottoman qui résiste, et le laisse mourant.
Ce sont des Grecs ; voyez, voyez notre bannière !
Elle est resplendissante à travers la poussière. »
Mora la soutenait, et ses exploits errans
Bien loin derrière lui laissaient les premiers rangs.
Tenant sa main, paraît la belle et jeune fille.
Pâle ; un crucifix d’or au-dessus d’elle brille.
Elle osait l’élever d’un bras ferme et pieux,
Sans craindre d’appeler la mort avec les yeux,
Marchait, et d’un œil sûr comme sachant leurs crimes,
Au Grec avec sa croix désignait ses victimes.
Lui, suspendait ses pas, et sa froide fureur
Frappait, en souriant de dédain et d’horreur.
Alors on entendit, du haut des édifices,
Des femmes applaudir ces sanglans sacrifices ;
Elles criaient : « Ô Grèce ! ô Grèce ! lève-toi !
L’ange exterminateur vient, guidé par la foi ! »
Et, la joie et les pleurs se mêlant aux prières,
De leurs murs démolis précipitaient les pierres,
Et l’huile bouillonnante, et le plomb ruisselant
Jetés avec fracas en fleuve étincelant,
Répandaient aux turbans que choisissaient leurs haines,
Des maux avant-coureurs des éternelles peines ;
Tandis que, soulevant les pierres des tombeaux,
Leurs pères, leurs enfans, leurs époux en lambeaux,
Sortaient, pour le combat, de leurs retraites sombres,
Et de leurs grands aïeux représentaient les ombres.
Les Turcs tombent alors vaincus ; les deux amans
D’un pied triomphateur foulaient ces corps fumans.
Comme on voit d’un volcan le feu long-temps esclave
Tonner, couler, descendre en une ardente lave,
Et, confondant les rocs et les toits arrachés,
Aux cadavres brûlants des chênes desséchés,
Renouveler le Styx pour les tremblantes plaines,
Tels marchaient après eux les rapides Hellènes.
Leurs bras rassasiés, désœuvrés de martyrs,
Arrachaient en passant quelques derniers soupirs ;
Mais leurs yeux et leurs pas tendaient vers la fumée
Qui roulait en flots noirs sur l’église enflammée.
Là tombaient des chrétiens au pied de leur autel ;
On entendait le cri sans voir le coup mortel,
Car l’incendie en vain éclairait tant de crimes ;
Les portes dérobaient et bourreaux et victimes.
On les frappe à grand bruit. Calme comme un vainqueur,
Mora pressait alors Héléna sur son cœur.
« Viens, disait-il, viens voir la maison paternelle,
Puisque ses murs quittés te font si criminelle ;
C’est là ta seule peine. Allons, viens avec moi,
Le vainqueur amoureux va supplier pour toi ;
J’y vais trouver ensemble et ta main et ta grâce :
Qu’as-tu fait que la gloire et notre amour n’efface ? »
Mais elle s’avançait : « Ne parlez pas ainsi,
Vous allez m’affaiblir ; Dieu m’a conduite ici ! »
Et le délire alors semblait troubler sa vue
Vers le temple brûlant toujours, toujours tendue.
« C’est Dieu qui me fait voir quel doit être mon sort !
Silence ! taisons-nous ; j’entends venir ma mort ! »
On entendait, au fond de l’église en tumulte,
Des hurlements, des cris de femmes, et l’insulte,
Et le bruit de la poudre et du fer. Cependant
Un nuage de feu sortait du toit ardent.
« Mon ami, disait-elle, ô soutenez mon âme !
Rendez-moi forte : hélas ! je ne suis qu’une femme ;
Quand je vous vois, je sens que j’aime encor le jour ;
Il ne me reste plus à vaincre que l’amour ;
Pour l’autre sacrifice, il est fait. » Et ses larmes
Qu’elle voulait cacher, l’ornaient de nouveaux charmes.
Lui, la priait de vivre, et ne comprenait pas
Quels chagrins l’appelaient à vouloir le trépas.
Elle était sur son cœur ; sa tête était penchée.
On croyait-qu’à ses cris elle serait touchée ;
Mais la porte du temple est ouverte, et l’on voit
Tous ceux que menaçait le poids brûlant du toit :
Tous les Turcs étaient là ; mais, chacun d’eux s’arrête,
Croise ses bras, jetant son fer, lève la tête,
Et sur la mort qui tombe ose fixer les yeux.
Un seul cri de terreur s’élève jusqu’aux Cieux ;
Le dôme embrasé craque, et dans l’air se balance.
« Je les reconnais tous ! » dit-elle. Elle s’élance.
Et sur le seuil fumant monte. « Je meurs ici !
« — Sans ton époux, dit-il. — Mes époux ? les voici !
Je meurs vengée ! Adieu, tombez, murs que j’implore ;
Les Cieux me sont ouverts, mon âme est vierge encore ! »
Et le clocher, les murs, les marbres renversés,
Les vitraux en éclats, les lambris dispersés,
Et les portes de fer, et les châsses antiques,
Et les lampes dont l’or surchargeait les portiques,
Tombent ; et dans sa chute ardente, leur grand poids
De cette foule écrase et la vie et la voix.
Long-temps les flots épais d’une rouge poussière
Du soleil et du ciel étouffent la lumière ;
On espère qu’enfin ses voiles dissipés
Montreront quelques Grecs au désastre échappés ;
Mais la flamme bientôt, pure et belle, s’élance
Et sur les morts cachés brille et monte en silence.
Cependant, vers le soir, les combats apaisés
Livrèrent toute Athène aux vainqueurs reposés.
Après l’effroi d’un jour que la flamme et les armes
Avaient rempli de sang et de bruit et d’alarmes,
Sur les murs dévastés, sur les toits endormis,
Le lune promenait l’or de ses feux amis.
Athène sommeillait ; mais des clartés errantes,
Puis, dans l’ombre, des cris soudains, des voix mourantes
De quelques fugitifs venaient glacer les cœurs ;
Ils craignaient les vaincus non moins que les vainqueurs.
Ils étaient Juifs. Surtout en haut de la colline
Que du vieux Parthenon couronne la ruine,
Dans ses piliers moussus, ses anguleux débris,
Ils avaient cru trouver de plus secrets abris.
Comme l’humble araignée et sa frêle tenture
Des lambris d’un palais dérobent la sculpture,
Une Mosquée, au coin du temple chancelant,
Suspendait sa coupole et cachait son front blanc :
C’est là qu’une famille, encor d’effroi troublée,
En cercles ténébreux s’était toute assemblée ;
Autour d’un candélabre aux autels dérobé,
Ils comptaient l’amas d’or entre leurs mains tombé.
Les sabres de Damas que le soldat admire,
Et les habits moelleux tissus à Cachemire,
Les calices chrétiens, les colliers, les croissans,
Ces boucles, de l’oreille ornemens innocens :
Car aux fils de Judas toute chose est permise,
Comme dans leurs trésors toute chose est admise.
D’avance épouvantés d’images de trépas,
Tous ces Juifs ont frémi ; l’on entendait des pas,
Le pas d’un homme seul sous la voûte sonore :
Il marchait, s’arrêtait, et puis marchait encore.
Et l’écho des degrés, en bruits sourds et confus,
Leur renvoya ces mots vingt fois interrompus :
« Le sang du fer vengeur s’essuiera dans la terre
Je veux qu’il creuse là ta fosse solitaire ;
Dans l’urne inattendue où ne luit aucun nom,
Ta cendre va dormir au pied du Parthenon.
Dans ce vase de mort, teint d’une antique rouille,
On ne versa jamais plus lugubre dépouille,
Tant de malheurs dedans, et tant de pleurs dehors,
N’ont jamais affligé ses funéraires bords.
Et certes cette gloire au moins nous est bien due,
D’avoir de tout malheur dépassé l’étendue.
— Ni l’homme d’aujourd’hui, ni la postérité
N’oseront te sonder jusqu’à la vérité,
Jeune cendre ; et des maux de ce jour de misères
La moitié suffirait aux désespoirs vulgaires.
Quand un passant viendra chercher, en se courbant,
Quelques vieux noms de morts dérobés au turban,
Il trouvera cette urne, et, déterrant sa proie,
Rassasiera de nous sa curieuse joie ;
Il tournera long-temps ce bronze, et, pour jamais,
Dispersera dans l’air la beauté que j’aimais.
Et si son cœur tressaille à l’aspect de sa cendre,
Si dans des maux passés il consent à descendre,
Que pourra sa pitié ? Ce que toujours on vit,
Plaindre non l’être mort, mais l’être qui survit ;
Moi-même j’ai bien cru que la mort d’une amante
Était le plus grand mal dont l’enfer nous tourmente.
Ah ! que ne puis-je en paix savourer ce malheur !
Il serait peu de chose auprès de ma douleur.
Dans son temps virginal que ne l’ai-je perdue ?
À se la rappeler ma tristesse assidue
La pleurerait sans tache, et distillant mon fiel,
Je n’aurais qu’à gémir et maudire le Ciel !
Je dirais : Héléna ! que n’es-tu sur la terre ?
Tu laisses après toi ton ami solitaire,
Renais ! Que ta beauté, belle de ta vertu,
Vienne au jour, et le rende à mon cœur abattu.
Mais de pareils regrets la douceur m’est ravie,
Il faut pleurer sa mort sans regretter sa vie ;
Et si ces restes froids cédaient à mon amour,
J’hésiterais peut-être à lui rendre le jour.
Malheur ! je ne puis rien vouloir en assurance,
Et dédaigne le bien qui fut mon espérance !
Héléna ! nous n’aurions qu’un amour sans honneur :
Va, j’aime mieux ta cendre encor qu’un tel bonheur.
« Descends, descends en paix ; attends ici ma gloire,
« En te la rapportant après notre victoire,
« Je la mépriserai pour te pleurer toujours,
« Et, ton urne à la main, je compterai mes jours. »
Fin du troisième etdernier chant.