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    Alfred de Vigny

    La Flûte

    I

    Un jour je vis s’asseoir au pied de ce grand arbre
    Un Pauvre qui posa sur ce vieux banc de marbre
    Son sac et son chapeau, s’empressa d’achever
    Uu morceau de pain noir, puis se mit à rêver.
    Il paraissait chercher dans les longues allées
    Quelqu’un pour écouter ses chansons désolées ;
    Il suivait à regret la trace des passants
    Rares et qui, pressés, s’en allaient en tous sens.
    Avec eux s’enfuyait l’aumône disparue,
    Prix douteux d’un lit dur en quelque étroite rue
    Et d’un amer souper dans un logis malsain.
    Cependant il tirait lentement de son sein,
    Comme se préparait au martyre un apôtre,
    Les trois parts d’une Flûte et liait l’une à l’autre
    Essayait l’embouchure à son menton tremblant,
    Faisait mouvoir la clef, l’épurait en soufflant,
    Sur ses genoux ployés frottait le bois d’ébène,
    Puis jouait. — Mais son front en vain gonflait sa veine,
    Personne autour de lui pour entendre et juger
    L’humble acteur d’un public ingrat et passager.
    J’approchais une main du vieux chapeau d’artiste
    Sans attendre un regard de son œil doux et triste
    En ce temps, de révolte et d’orgueil si rempli ;
    Mais, quoique pauvre, il fut modeste et très poli.

    II

    Il me fit un tableau de sa pénible vie.
    Poussé par ce démon qui toujours nous convie,
    Ayant tout essayé, rien ne lui réussit,
    Et le chaos entier roulait dans son récit.
    Ce n’était qu’élan brusque et qu’ambitions folles,
    Qu’entreprise avortée et grandeur en paroles.
    D’abord, à son départ, orgueil démesuré,
    Gigantesque écriteau sur un front assuré,
    Promené dans Paris d’une façon hautaine :
    Bonaparte et Byron, poète et capitaine,
    Législateur aussi, chef de religion
    (De tous les écoliers c’est la contagion),
    Père d’un panthéisme orné de plusieurs choses,
    De quelques âges d’or et des métempsychoses
    De Bouddha, qu’en son cœur il croyait inventer ;
    Il l’appliquait à tout, espérant importer
    Sa révolution dans sa philosophie ;
    Mais des contrebandiers notre âge se défie ;
    Bientôt par nos fleurets le défaut est trouvé ;
    D’un seul argument fin son ballon fut crevé.
    Pour hisser sa nacelle il en gonfla bien d’autres
    Que le vent dispersa. Fatigué des apôtres,
    Il dépouilla leur froc. (Lui-même le premier
    Souriait tristement de cet air cavalier
    Dont sa marche, au début, avait été fardée
    Et, pour d’obscurs combats, si pesamment bardée ;
    Car, plus grave à présent, d’une double lueur
    Semblait se réchauffer et s’éclairer son cœur ;
    Le Bon Sens qui se voit, la Candeur qui l’avoue,
    Coloraient en parlant les pâleurs de sa joue.)
    Laissant donc les couvents, Panthéistes ou non,
    Sur la poupe d’un drame il inscrivit son nom
    Et vogua sur ces mers aux trompeuses étoiles ;
    Mais, faute de savoir, il sombra sous ses voiles
    Avant d’avoir montré son pavillon aux airs.
    Alors rien devant lui que flots noirs et déserts,
    L’océan du travail si chargé de tempêtes
    Où chaque vague emporte et brise mille têtes.
    Là, flottant quelques jours sans force et sans fanal,
    Son esprit surnagea dans les plis d’un journal,
    Radeau désespéré que trop souvent déploie
    L’équipage affamé qui se perd et se noie.
    Il s’y noya de même, et de même, ayant faim,
    Fit ce que fait tout homme invalide et sans pain.
    " Je gémis, disait-il, d’avoir une pauvre âme
    Faible autant que serait l’âme de quelque femme,
    Qui ne peut accomplir ce qu’elle a commencé
    Et s’abat au départ sur tout chemin tracé.
    L’idée à l’horizon est à peine entrevue,
    Que sa lumière écrase et fait ployer ma vue.
    Je vois grossir l’obstacle en invincible amas,
    Je tombe ainsi que Paul en marchant vers Damas.
    — Pourquoi, me dit la voix qu’il faut aimer et craindre,
    Pourquoi me poursuis-tu, toi qui ne peux m’étreindre ?
    — Et le rayon me trouble et la voix m’étourdit,
    Et je demeure aveugle et je me sens maudit. "

    III

    — " Non, criai-je en prenant ses deux mains dans les miennes,
    Ni dans les grandes lois des croyances anciennes,
    Ni dans nos dogmes froids, forgés à l’atelier,
    Entre le banc du maître et ceux de l’écolier,
    Ces faux Athéniens dépourvus d’Atticisme,
    Qui nous soufflent aux yeux des bulles de Sophisme,
    N’ont découvert un mot par qui fût condamné
    L’homme aveuglé d’esprit plus que l’aveugle-né.
    C’est assez de souffrir sans se juger coupable
    Pour avoir entrepris et pour être incapable ;
    J’aime, autant que le fort, le faible courageux
    Qui lance un bras débile en des flots orageux,
    De la glace d’un lac plonge dans la fournaise
    Et d’un volcan profond va tourmenter la braise.
    Ce Sisyphe éternel est beau, seul, tout meurtri,

    Brûlé, précipité, sans jeter un seul cri,
    Et n’avouant jamais qu’il saigne et qu’il succombe
    À toujours ramasser son rocher qui retombe.
    Si, plus haut parvenus, de glorieux esprits
    Vous dédaignent jamais, méprisez leur mépris ;
    Car ce sommet de tout, dominant toute gloire,
    Ils n’y sont pas, ainsi que l’œil pourrait le croire.
    On n’est jamais en haut. Les forts, devant leurs pas,
    Trouvent un nouveau mont inaperçu d’en bas.
    Tel que l’on croit complet et maître en toute chose
    Ne dit pas les savoirs qu’à tort on lui suppose,
    Et qu’il est tel grand but qu’en vain il entreprit.
    — Tout homme a vu le mur qui borne son esprit.
    Du corps et non de l’âme accusons l’indigence.
    Des organes mauvais servent l’intelligence
    Et touchent, en tordant et tourmentant leur nœud,
    Ce qu’ils peuvent atteindre et non ce qu’elle veut.
    En traducteurs grossiers de quelque auteur céleste
    Ils parlent… Elle chante et désire le reste.
    Et, pour vous faire ici quelque comparaison,
    Regardez votre Flûte, écoutez-en le son.
    Est-ce bien celui-là que voulait faire entendre
    La lèvre ? Était-il pas ou moins rude ou moins tendre ?
    Eh bien, c’est au bois lourd que sont tous les défauts,
    Votre souffle était juste et votre chant est faux.
    Pour moi qui ne sais rien et vais du doute au rêve,
    Je crois qu’après la mort, quand l’union s’achève,
    L’âme retrouve alors la vue et la clarté,
    Et que, jugeant son œuvre avec sérénité,
    Comprenant sans obstacle et s’expliquant sans peine,
    Comme ses sœurs du ciel elle est puissante et reine,
    Se mesure au vrai poids, connaît visiblement
    Que son souffle était faux par le faux instrument,

    N’était ni glorieux ni vil, n’étant pas libre ;
    Que le corps seulement empêchait l’équilibre ;
    Et, calme, elle reprend, dans l’idéal bonheur,
    La sainte égalité des esprits du Seigneur. "

    IV

    Le Pauvre alors rougit d’une joie imprévue,
    Et contempla sa Flûte avec une autre vue ;
    Puis, me connaissant mieux, sans craindre mon aspect,
    Il la baisa deux fois en signe de respect,
    Et joua, pour quitter ses airs anciens et tristes,
    Ce Salve Regina que chantent les Trappistes.
    Son regard attendri paraissait inspiré,
    La note était plus juste et le souffle assuré.




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