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Alphonse Daudet
L’Enfant espion
Il s’appelait Stenne, le petit Stenne.
C’était un enfant de Paris, malingre et pâle, qui pouvait avoir dix ans, peut-être quinze ; avec ces moucherons-là, on ne sait jamais. Sa mère était morte ; son père, ancien soldat de marine, gardait un square dans le quartier du Temple. Les babies, les bonnes, les vieilles dames à pliants, les mères pauvres, tout le Paris trotte-menu qui vient se mettre à l’abri des voitures dans ces parterres bordés de trottoirs, connaissaient le père Stenne et l’adoraient. On savait que, sous sa rude moustache, effroi des chiens et des traîneurs de bancs, se cachait un bon sourire attendri, presque maternel, et que, pour voir ce sourire, on n’avait qu’à dire au bonhomme :
« Comment va votre petit garçon ?… »
Il l’aimait tant son garçon, le père Stenne ! Il était si heureux, le soir, après la classe, quand le petit venait le prendre et qu’ils faisaient tous deux le tour des allées, s’arrêtant à chaque banc pour saluer les habitués, répondre à leurs bonnes manières.
Avec le siège, malheureusement tout changea.
Le square du père Stenne fut fermé, on y mit du pétrole, et le pauvre homme, obligé à une surveillance incessante, passait sa vie dans les massifs déserts et bouleversés, seul, sans fumer, n’ayant plus son garçon que le soir, bien tard, à la maison. Aussi il fallait voir sa moustache, quand il parlait des Prussiens… Le petit Stenne, lui, ne se plaignait pas trop de cette nouvelle vie.
Un siège ! C’est si amusant pour les gamins !
Plus d’école ! plus de mutuelle ! Des vacances tout le temps et la rue comme un champ de foire…
L’enfant restait dehors jusqu’au soir, à courir.
Il accompagnait les bataillons du quartier qui allaient au rempart, choisissant de préférence ceux qui avaient une bonne musique ; et là- dessus, le petit Stenne était très ferré. Il vous disait fort bien que celle du 96e ne valait pas grand-chose, mais qu’au 55e ils en avaient une excellente. D’autres fois, il regardait les mobiles faire l’exercice ; puis il y avait les queues…
Son panier sous le bras, il se mêlait à ces longues files qui se formaient dans l’ombre des matins d’hiver sans gaz, à la grille des bouchers, des boulangers. Là, les pieds dans l’eau, on faisait des connaissances, on causait politique, et comme fils de M. Stenne, chacun lui demandait son avis. Mais le plus amusant de tout, c’était encore les parties de bouchon, ce fameux jeu de galoche que les mobiles bretons avaient mis à la mode pendant le siège. Quand le petit Stenne n’était pas au rempart ni aux boulangeries, vous étiez sûr de le trouver à la partie de galoche de la place du Château-d’Eau. Lui ne jouait pas, bien entendu ; il faut trop d’argent. Il se contentait de regarder les joueurs avec des yeux !
Un surtout, un grand en cotte bleue, qui ne misait que des pièces de cent sous, excitait son admiration. Quand il courait, celui-là, on entendait les écus sonner au fond de sa cotte…
Un jour, en ramassant une pièce qui avait roulé jusque sous les pieds du petit Stenne, le grand lui dit à voix basse :
« Ça te fait loucher, hein ?… Eh bien, si tu veux, je te dirai où on en trouve. »
La partie finie, il l’emmena dans un coin de la place et lui proposa de venir avec lui vendre des journaux aux Prussiens, on avait 30 francs par voyage. D’abord Stenne refusa, très indigné ; et du coup, il resta trois jours sans retourner à la partie. Trois jours terribles. Il ne mangeait plus, il ne dormait plus. La nuit, il voyait des tas de galoches dressées au pied de son lit, et des pièces de cent sous qui filaient à plat, toutes luisantes.
La tentation était trop forte. Le quatrième jour, il retourna au Château-d’Eau, revit le grand, se laissa séduire…
Ils partirent par un matin de neige, un sac de toile sur l’épaule, des journaux cachés sous leurs blouses. Quand ils arrivèrent à la porte de Flandres, il faisait à peine jour. Le grand prit Stenne par la main, et s’approchant du factionnaire — un brave sédentaire qui avait le nez rouge et l’air bon — il lui dit d’une voix de pauvre :
« Laissez-nous passer, mon bon monsieur…
Notre mère est malade, papa est mort. Nous allons voir avec mon petit frère à ramasser des pommes de terre dans le champ. »
Il pleurait. Stenne, tout honteux, baissait la tête. Le factionnaire les regarda un moment, jeta un coup d’œil sur la route déserte et blanche.
« Passez vite », leur dit-il en s’écartant ; et les voilà sur le chemin d’Aubervilliers. C’est le grand qui riait !
Confusément, comme dans un rêve, le petit Stenne voyait des usines transformées en casernes, des barricades désertes, garnies de chiffons mouillés, de longues cheminées qui trouaient le brouillard et montaient dans le ciel, vides, ébréchées. De loin en loin, une sentinelle, des officiers encapuchonnés qui regardaient là- bas avec des lorgnettes, et de petites tentes trempées de neige fondue devant des feux qui mouraient. Le grand connaissait le chemin, prenait à travers champs pour éviter les postes.
Pourtant, ils arrivèrent, sans pouvoir y échapper, à une grand-garde de francs-tireurs. Les francs- tireurs étaient là avec leurs petits cabans, accroupis au fond d’une fosse pleine d’eau, tout le long du chemin de fer de Soissons. Cette fois, le grand eut beau recommencer son histoire, on ne voulut pas les laisser passer. Alors, pendant qu’il se lamentait, de la maison du garde-barrière sortit sur la voie un vieux sergent, tout blanc, tout ridé, qui ressemblait au père Stenne :
« Allons ! mioches, ne pleurons plus ! dit-il aux enfants, on vous y laissera aller, à vos pommes de terre ; mais avant, entrez vous chauffer un peu… Il a l’air gelé, ce gamin-là ! »
Hélas ! Ce n’était pas de froid qu’il tremblait le petit Stenne, c’était de peur, c’était de honte…
Dans le poste, ils trouvèrent quelques soldats blottis autour d’un feu maigre, un vrai feu de veuve, à la flamme duquel ils faisaient dégeler du biscuit au bout de leurs baïonnettes. On se serra pour faire place aux enfants. On leur donna la goutte, un peu de café. Pendant qu’ils buvaient, un officier vint sur la porte, appela le sergent, lui parla tout bas et s’en alla bien vite.
« Garçons ! dit le sergent en rentrant, radieux… y aura du tabac, cette nuit… On a surpris le mot des Prussiens… Je crois que cette fois nous allons le leur reprendre, ce sacré Bourget ! »
Il y eut une explosion de bravos et de rires. On dansait, on chantait, on astiquait les sabres- baïonnettes ; et, profitant de ce tumulte, les enfants disparurent.
Passé la tranchée, il n’y avait plus que la plaine, et au fond un long mur blanc troué de meurtrières. C’est vers ce mur qu’ils se dirigèrent, s’arrêtant à chaque pas pour faire semblant de ramasser des pommes de terre.
« Rentrons… N’y allons pas », disait tout le temps le petit Stenne.
L’autre levait les épaules et avançait toujours.
Soudain ils entendirent le trictrac d’un fusil qu’on armait.
« Couche-toi ! » fit le grand, en se jetant par terre.
Une fois couché, il siffla. Un autre sifflet répondit sur la neige. Ils s’avancèrent en rampant… Devant le mur, au ras du sol, parurent deux moustaches jaunes sous un béret crasseux.
Le grand sauta dans la tranchée, à côté du Prussien :
« C’est mon frère », dit-il en montrant son compagnon.
Il était si petit, ce Stenne, qu’en le voyant le Prussien se mit à rire et fut obligé de le prendre dans ses bras pour le hisser jusqu’à la brèche.
De l’autre côté du mur, c’étaient de grands remblais de terre, des arbres couchés, des trous noirs dans la neige, et dans chaque trou le même béret crasseux, les mêmes moustaches jaunes qui riaient en voyant passer les enfants.
Dans un coin, une maison de jardinier casematée de troncs d’arbres. Le bas était plein de soldats qui jouaient aux cartes, faisaient la soupe sur un grand feu clair. Cela sentait bon les choux, le lard ; quelle différence avec le bivouac des francs-tireurs ! En haut, les officiers. On les entendait jouer au piano, déboucher du vin de Champagne. Quand les Parisiens entrèrent, un hurrah de joie les accueillit. Ils donnèrent leurs journaux ; puis on leur versa à boire et on les fit causer. Tous ces officiers avaient l’air fier et méchant ; mais le grand les amusait avec sa verve faubourienne, son vocabulaire de voyou. Ils riaient, répétaient ses mots après lui, se roulaient avec délices dans cette boue de Paris qu’on leur apportait.
Le petit Stenne aurait bien voulu parler, lui aussi, prouver qu’il n’était pas bête ; mais quelque chose le gênait. En face de lui se tenait à part un Prussien plus âgé, plus sérieux que les autres, qui lisait, ou plutôt faisait semblant, car ses yeux ne le quittaient pas. Il y avait dans ce regard de la tendresse et des reproches, comme si cet homme avait eu au pays un enfant du même âge que Stenne, et qu’il se fût dit :
« J’aimerais mieux mourir que de voir mon fils faire un métier pareil… »
À partir de ce moment, Stenne sentit comme une main qui se posait sur son cœur et l’empêchait de battre.
Pour échapper à cette angoisse, il se mit à boire. Bientôt tout tourna autour de lui. Il entendait vaguement, au milieu de gros rires, son camarade qui se moquait des gardes nationaux, de leur façon de faire l’exercice, imitait une prise d’armes au Marais, une alerte de nuit sur les remparts. Ensuite le grand baissa la voix, les officiers se rapprochèrent et les figures devinrent graves. Le misérable était en train de les prévenir de l’attaque des francs-tireurs…
Pour le coup, le petit Stenne se leva, furieux, dégrisé :
« Pas cela, grand… Je ne veux pas. »
Mais l’autre ne fit que rire et continua. Avant qu’il eût fini, tous les officiers étaient debout. Un d’eux montra la porte aux enfants :
« F… le camp ! » leur dit-il.
Et ils se mirent à causer entre eux, très vite, en allemand. Le grand sortit, fier comme un doge, en faisant sonner son argent. Stenne le suivit, la tête basse ; et lorsqu’il passa près du Prussien dont le regard l’avait tant gêné, il entendit une voix triste qui disait : « Bas chôli, ça… Bas chôli… »
Les larmes lui en vinrent aux yeux.
Une fois dans la plaine, les enfants se mirent à courir et rentrèrent rapidement. Leur sac était plein de pommes de terre que leur avaient données les Prussiens ; avec cela ils passèrent sans encombre à la tranchée des francs-tireurs.
On s’y préparait pour l’attaque de la nuit. Des troupes arrivaient, silencieuses, se massant derrière les murs. Le vieux sergent était là, occupé à placer ses hommes, l’air si heureux !
Quand les enfants passèrent, il les reconnut et leur envoya un bon sourire…
Oh ! que ce sourire fit mal au petit Stenne ! Un moment il eut envie de crier :
« N’allez pas là-bas… nous vous avons trahis. »
Mais l’autre lui avait dit : « Si tu parles, nous serons fusillés », et la peur le retint…
À La Courneuve, ils entrèrent dans une maison abandonnée, pour partager l’argent. La vérité m’oblige à dire que le partage fut fait honnêtement, et que d’entendre sonner ces beaux écus sous sa blouse, de penser aux parties de galoche qu’il avait là en perspective, le petit Stenne ne trouvait plus son crime aussi affreux.
Mais, lorsqu’il fut seul, le malheureux enfant ! lorsque, après les portes, le grand l’eut quitté, alors ses poches commencèrent à devenir bien lourdes, et la main qui lui serrait le cœur le serra plus fort que jamais. Paris ne lui semblait plus le même. Les gens qui passaient le regardaient sévèrement, comme s’ils avaient su d’où il venait. Le mot espion, il l’entendait dans le bruit des roues, dans le battement des tambours qui s’exerçaient le long du canal. Enfin il arriva chez lui, et, tout heureux de voir que son père n’était pas encore rentré, il monta vite dans leur chambre cacher sous son oreiller ces écus qui lui pesaient tant.
Jamais le père Stenne n’avait été si bon, si joyeux qu’en rentrant ce soir-là. On venait de recevoir des nouvelles de province : les affaires du pays allaient mieux. Tout en mangeant, l’ancien soldat regardait son fusil pendu à la muraille, et il disait à l’enfant, avec son bon rire :
« Hein, garçon, comme tu irais aux Prussiens, si tu étais grand ! »
Vers huit heures, on entendit le canon.
« C’est Aubervilliers… On se bat au Bourget », fit le bonhomme, qui connaissait tous ses forts. Le petit Stenne devint pâle, et, prétextant une grande fatigue, il alla se coucher, mais il ne dormit pas. Le canon tonnait toujours.
Il se représentait les francs-tireurs arrivant de nuit pour surprendre les Prussiens et tombant eux- mêmes dans une embuscade. Il se rappelait le sergent qui lui avait souri, le voyait étendu là-bas, dans la neige, et combien d’autres avec lui !… Le prix de tout ce sang se cachait là, sous son oreiller, et c’était lui, le fils de M. Stenne, d’un soldat… Les larmes l’étouffaient. Dans la pièce à côté, il entendait son père marcher, ouvrir la fenêtre. En bas, sur la place, le rappel sonnait, un bataillon de mobiles se numérotait pour partir.
Décidément, c’était une vraie bataille. Le malheureux ne put retenir un sanglot.
« Qu’as-tu donc ? » dit le père Stenne en entrant.
L’enfant ne tint plus, sauta de son lit et vint se jeter aux pieds de son père. Au mouvement qu’il fit, les écus roulèrent par terre.
« Qu’est-ce que cela ? Tu as volé ? » dit le vieux en tremblant.
Alors, tout d’une haleine, le petit Stenne raconta qu’il était allé chez les Prussiens et ce qu’il y avait fait. À mesure qu’il parlait, il se sentait le cœur plus libre, cela le soulageait de s’accuser… Le père de Stenne écoutait, avec une figure terrible. Quand ce fut fini, il cacha sa tête dans ses mains et pleura.
« Père, père !… » voulut dire l’enfant.
Le vieux le repoussa sans répondre, et ramassa l’argent.
« C’est tout ? » demanda-t-il.
Le petit Stenne fit signe que c’était tout. Le vieux décrocha son fusil, sa cartouchière, et, mettant l’argent dans sa poche :
« C’est bon, dit-il, je vais le leur rendre. »
Et, sans ajouter un mot, sans seulement retourner la tête, il descendit se mêler aux mobiles qui partaient dans la nuit. On ne l’a jamais revu depuis.
Les Contes du lunedi, 1875