Un monde de connaissances
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    Anatole France

    Nos enfants

    Scènes de la Ville et des Champs

    Fanchon

    I

    Fanchon s’en est allée de bon matin, comme le petit Chaperon rouge, chez sa mère-grand, qui demeure tout au bout du village. Mais Fanchon n’a pas, comme le petit Chaperon rouge, cueilli des noisettes dans le bois. Elle est allée tout droit son chemin et elle n’a pas rencontré le loup.

    Elle a vu de loin, sur le seuil de pierre, sa mère-grand qui souriait de sa bouche édentée et qui ouvrait, pour recevoir sa petite-fille, ses bras secs et noueux comme des sarments. Fanchon se réjouit dans son cœur de passer une journée entière chez sa grand’maman. Et la grand’maman, qui, n’ayant plus ni soucis ni soins, vit comme un grillon à la chaleur du foyer, se réjouit aussi dans son cœur de voir la fille de son fils, image de sa jeunesse.

    Elles ont beaucoup de choses à se dire, car l’une revient de ce voyage de la vie que l’autre va faire.

    « Tu grandis tous les jours, dit la grand’mère à Fanchon, et moi, je me fais tous les jours plus petite ; et voici que je n’ai plus guère besoin de me baisser pour que mes lèvres touchent ton front. Qu’importe mon grand âge, puisque j’ai retrouvé les roses de ma jeunesse sur tes joues, ma Fanchon ! »

    Mais Fanchon se fait expliquer pour la centième fois, avec un plaisir tout nouveau, les curiosités de la maisonnette : les fleurs de papier qui brillent sous un globe de verre, les images peintes où nos généraux en bel uniforme culbutent les ennemis, les tasses dorées dont quelques-unes ont perdu leur anse tandis que d’autres ont gardé la leur, et le fusil du grand-père, qui demeure suspendu, au-dessus de la cheminée, à la cheville où il l’attacha lui-même pour la dernière fois, il y a trente ans.

    Mais le temps passe et voici l’heure de préparer le dîner de midi. La mère-grand ranime le feu de bois qui sommeille ; puis elle casse les œufs dans la tuile noire. Fanchon regarde avec intérêt l’omelette au lard qui se dore et chante à la flamme. Sa grand-maman sait mieux que personne faire des omelettes au lard et conter des histoires. Fanchon, assise sur la bancelle, le menton à la hauteur de la table, mange l’omelette qui fume et boit le cidre qui pétille. Cependant la grand’mère prend, par habitude, son repas debout à l’angle du foyer. Elle tient son couteau dans la main droite et elle a, de l’autre main, son fricot sur une croûte de pain. Quand elles ont fini de manger toutes deux :

    « Grand’mère, dit Fanchon, conte-moi l’Oiseau bleu. »

    Et la grand’mère dit à Fanchon comment, par la volonté d’une méchante fée, un beau prince fut changé en un oiseau couleur du temps, et la douleur que ressentit la princesse quand elle apprit ce changement et lorsqu’elle vit son ami voler tout sanglant vers la fenêtre de la tour où elle était renfermée.

    Fanchon reste pensive.

    « Grand’mère, dit-elle, est-ce qu’il y a longtemps que l’Oiseau bleu vola vers la tour où la princesse était renfermée ? »

    La grand’mère répond qu’il y a beau jour de cela, et que c’était du temps que les bêtes parlaient.

    « Tu étais jeune alors ? dit Fanchon.

    — Je n’étais pas encore née », dit la mère-grand.

    Et Fanchon lui dit :

    « Grand’mère, il y avait donc déjà des choses quand tu n’étais pas née ? »

    Et lorsqu’elle a fini de parler, la mère-grand donne à Fanchon une pomme avec du pain et lui dit :

    « Va, mignonne, va jouer et goûter dans le clos. »

    Et Fanchon va dans le clos, où il y a des arbres, de l’herbe, des fleurs et des oiseaux.

    II

    Il y a dans le clos de la mère-grand de l’herbe, des fleurs et des oiseaux. Fanchon ne croit pas qu’il y ait au monde un plus joli clos. Déjà elle a tiré son couteau de sa poche pour couper son pain, à la mode du village. Elle a d’abord croqué la pomme, ensuite elle a commencé de mordre au pain. Alors un petit oiseau est venu voltiger près d’elle. Puis il en est venu un second, et un troisième. Et dix, et vingt, et trente sont venus autour de Fanchon. Il y en avait des gris, il y en avait des rouges, il y en avait des jaunes et des verts, et des bleus. Et tous étaient jolis et ils chantaient tous. Fanchon ne savait point d’abord ce qu’il lui voulaient. Mais elle s’aperçut bientôt qu’ils voulaient du pain et que c’étaient des petits mendiants. C’étaient en effet des mendiants, mais c’étaient aussi
    des chanteurs. Fanchon avait trop bon cœur pour refuser du pain à qui le payait par des chansons.
    Elle était une petite fille des champs et elle ne savait pas qu’autrefois, dans un pays où de blancs rochers se baignent dans la mer bleue, un vieillard aveugle gagnait son pain en chantant aux bergers des chansons que les savants admirent encore aujourd’hui. Mais son cœur écouta les petits oiseaux, et elle leur jeta des miettes qui ne tombèrent point à terre, car les oiseaux les saisissaient en l’air.

    Fanchon vit que les oiseaux n’avaient pas tous le même caractère. Les uns, rangés en cercle à ses pieds, attendaient que les miettes leur tombassent sous le bec. C’étaient des philosophes. Elle en voyait au contraire qui voltigeaient avec beaucoup d’adresse autour d’elle. Elle s’avisa même d’un voleur qui venait effrontément picoter la tartine.

    Elle émiettait le pain et elle jetait des miettes à tous. Mais tous n’en mangeaient point. Fanchon reconnut que les plus hardis et les plus adroits ne laissaient rien aux autres.

    « Ce n’est point juste, leur dit-elle ; il faut que chacun mange à son tour. »

    Elle ne fut point entendue. On n’est guère écouté quand on parle de justice. Elle essaya par tous les moyens de favoriser les faibles et d’encourager les timides ; mais elle n’y put réussir, et, quoi qu’elle fît, elle nourrit les gros aux dépens des maigres. Cela la fâchait : simple enfant comme elle était, elle ne savait pas que c’est l’usage.

    Miette à miette, la tartine passa tout entière dans le bec des petits chanteurs. Et Fanchon rentra contente dans la maison de sa grand’mère.

    III

    Quand le soir fut venu, la grand’maman prit le panier dans lequel Fanchon lui avait apporté de la galette, le remplit de pommes et de raisins, en passa l’anse dans le bras de l’enfant et dit à Fanchon :

    « Fanchon, rentre tout droit à la maison, sans t’amuser à jouer avec les polissons du village. Sois toujours une bonne fille. Adieu. »

    Puis elle l’embrassa. Mais Fanchon restait pensive sur le seuil.

    « Grand’mère ? dit-elle.

    — Que veux-tu, ma petite Fanchon ?

    — Je voudrais bien savoir, dit Fanchon, s’il y a de beaux princes parmi les oiseaux qui ont mangé mon pain.

    — Maintenant qu’il n’y a plus de fées, répondit la grand’mère, les oiseaux sont tous des bêtes.

    — Adieu, grand’mère.

    — Adieu, Fanchon. »

    Et Fanchon s’en alla, par les prés, vers sa maison, dont elle voyait la cheminée fumer au loin dans le ciel rougi par le soleil couchant.

    En chemin, elle rencontra Antoine, le petit du jardinier. Il lui dit :

    « Viens-tu jouer avec moi ? »

    Elle répondit :

    « Je n’irai pas jouer avec toi, parce que ma grand’mère me l’a défendu. Mais je vais te donner une pomme, parce que je t’aime bien. »

    Antoine prit la pomme et embrassa Fanchon.

    Ils s’aimaient tous deux. Il disait : « C’est ma petite femme. » Et elle disait : « C’est mon petit mari. »

    Comme elle continuait son chemin d’un pas régulier, et avec le maintien d’une personne sage, elle entendit derrière elle de jolis cris d’oiseaux et, tournant la tête, elle reconnut les petits mendiants qu’elle avait nourris quand ils avaient faim. Ils la suivaient.

    « Bonsoir, amis, leur cria-t-elle, bonsoir ! Voici l’heure de se coucher, bonsoir ! »

    Et les chanteurs ailés lui répondirent par les cris qui veulent dire : « Dieu vous garde ! » dans la langue des oiseaux.

    C’est ainsi que Fanchon rentra chez sa maman, accompagnée d’une musique aérienne.

    IV

    Fanchon s’est couchée sans chandelle dans son petit lit, dont un menuisier du village a façonné autrefois le bateau de noyer et les balustres légers. Il y a longtemps que le bonhomme repose à l’ombre de l’église, sous une croix noire, dans un lit recouvert d’herbe ; car la couchette de Fanchon a servi à son grand-père quand il était petit enfant, et la fillette dort maintenant où dormit l’aïeul. Elle dort ; un rideau de coton à fleurettes roses abrite son sommeil ; elle dort, elle rêve : elle voit l’Oiseau bleu qui vole au château de ses amours ; il lui semble aussi beau qu’une étoile, mais elle n’attend point qu’il vienne se poser sur son épaule. Elle sait qu’elle n’est point princesse et qu’elle ne sera pas visitée par un prince changé en oiseau couleur du temps. Cependant elle se dit que tous les oiseaux ne sont pas des princes ; que les oiseaux de son village sont des villageois et qu’il pourrait bien se trouver parmi eux un petit gars de la campagne, changé en moineau par une méchante fée, et portant dans son cœur, sous sa plume grise, l’amour de la petite Fanchon. Celui-là, si elle le reconnaissait, elle lui donnerait non pas seulement des miettes de pain, mais encore de la galette et des baisers. Elle voudrait le voir, elle le voit ; il vient se poser sur son épaule : c’est un pierrot, un simple pierrot. Il n’a rien de rare, mais il est alerte et vif. À vrai dire, il a l’air un peu débraillé : il lui manque une plume à la queue ; il l’a perdue à la bataille, à moins qu’il n’ait eu affaire à quelque méchante fée du village. Fanchon le soupçonne d’avoir une mauvaise tête. Mais elle est fille, il ne lui déplaît pas que son pierrot ait mauvaise tête, pourvu qu’il ait bon cœur. Elle le caresse et lui donne de jolis noms. Tout à coup il grandit, il s’allonge ; ses ailes se changent en deux bras ; il devient un garçon et Fanchon reconnaît Antoine, le petit du jardinier, qui lui dit :

    « Veux-tu nous en venir jouer ensemble, dis ? »

    Elle frappe des mains, elle est joyeuse, elle va… Mais tout à coup elle se réveille, elle se frotte les yeux. Plus de moineau, plus d’Antoine ! Elle se voit seule dans sa petite chambre. L’aube, qui traverse les petits rideaux à fleurs, répand sur la couchette son innocente lumière. Elle entend les oiseaux qui chantent dans le jardin. Elle saute du lit tout en chemise ; elle ouvra la fenêtre et reconnaît, dans le jardin fleuri de roses, de géraniums et de liserons, ses petits mendiants, ses petits musiciens de la veille, qui, rangés sur la barrière du courtil, lui donnent l’aubade pour prix d’une miette de pain.

    Le bal costumé

    Voilà des petits garçons qui sont des conquérants et des petites filles qui sont des héroïnes. Voilà des bergères en robe à panier avec des guirlandes de roses et des bergers en habit de satin, qui portent des rubans noués à leur houlette. Oh ! qu’ils doivent être blancs et jolis les moutons des bergers ! Voilà Alexandre et Zaïre, et Pyrrhus et Mérope, Mahomet, Arlequin, Pierrot, Scapin, Blaise et Babette. Ils sont venus de toutes parts, de la Grèce et de Rome, et des pays bleus, pour danser ensemble. La belle chose qu’un bal travesti et qu’il est agréable d’être pour une heure un grand roi ou une illustre princesse ! Cela n’a pas d’inconvénients. On n’a pas besoin de soutenir son costume par des actes ou mêmes des paroles.

    Ce ne serait pas amusant, voyez-vous, d’avoir les habits des héros s’il fallait aussi en avoir le cœur. Le cœur des héros est déchiré de toutes sortes de façons. Ils sont, pour la plupart, illustres par leurs malheurs. S’ils avaient vécu heureux, on ne les connaîtrait pas. Mérope n’avait pas envie de danser. Pyrrhus fut tué méchamment par Oreste au moment où il allait se marier, et l’innocente Zaïre périt de la main du Turc, son ami, qui pourtant était un Turc philosophe. Quant à Blaise et Babette, la chanson dit qu’ils ont des chagrins d’amour qui durent éternellement.

    Vous nommerai-je Pierrot et Scapin ? Vous savez comme moi que ce sont des fripons et qu’on leur tira plus d’une fois l’oreille. Non ! la gloire coûte trop cher, même la gloire d’Arlequin. Au contraire, il est bien doux d’être des petits garçons et des fillettes et d’avoir l’air d’être des personnages. C’est pourquoi il n’y a pas de plaisir qui vaille celui d’un bal travesti, quand les costumes sont assez magnifiques. On se sent brave rien qu’à les porter. Voyez aussi comme tous ces gentils compagnons portent bien leurs plumes et leurs manteaux ; qu’ils ont l’air galant et fier, qu’ils ont bonne mine et qu’ils ont bien les grâces du bon vieux temps.

    Sur l’estrade, dans l’endroit que vous ne voyez pas, les musiciens, tristes et doux, accordent leurs violons. Un quadrille de grand style est ouvert sur leur pupitre. Ils vont attaquer le morceau. Aux premiers accords nos héros et nos masques vont entrer en danse.

    L’école

    Je proclame l’école de Mademoiselle Genseigne la meilleure école de filles qu’il y ait au monde. Je déclare mécréants et médisants ceux qui croiront et diront le contraire. Toutes les élèves de Mademoiselle Genseigne sont sages et appliquées, et il n’y a rien de si plaisant à voir que leurs petites personnes immobiles et leurs têtes toutes droites. On dirait autant de petites bouteilles dans lesquelles Mademoiselle Genseigne verse de la science.

    Mademoiselle Genseigne est assise toute droite dans sa haute chaire. Elle est grave et douce ; ses bandeaux plats et sa pèlerine noire inspirent le respect et la sympathie.

    Mademoiselle Genseigne, qui est très savante, apprend le calcul à ses petites élèves. Elle dit à Rose Benoît :

    « Rose Benoît, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il ?

    — Quatre ! » répond Rose Benoît.

    Mademoiselle Genseigne n’est pas satisfaite de cette réponse.

    « Et vous, Emmeline Capel, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il ?

    — Huit », répond Emmeline Capel.

    « Vous entendez, Rose Benoît, il me reste huit », ajoute Mademoiselle Genseigne.

    Rose Benoît tombe dans une rêverie profonde. Elle entend qu’il reste huit à Mademoiselle Genseigne, mais elle ne sait pas si c’est huit chapeaux ou huit mouchoirs, ou bien encore huit pommes ou huit plumes. Il y a bien longtemps que cette idée la tourmente. Elle ne comprend rien à l’arithmétique.

    Au contraire, elle est très savante en histoire sainte. Mademoiselle Genseigne n’a pas une seule élève capable de décrire le Paradis terrestre et l’Arche de Noé comme fait Rose Benoît. Rose Benoît connaît toutes les fleurs du Paradis et tous les animaux de l’Arche. Elle sait autant de fables que Mademoiselle Genseigne elle-même. Elle sait tous les discours du Corbeau et du Renard, de l’Âne et du Petit Chien, du Coq et de la Poule. Elle n’est pas surprise d’entendre dire que les animaux parlaient autrefois. Elle serait plutôt surprise si on lui disait qu’ils ne parlent plus. Elle est bien sûre d’entendre le langage de son gros chien Tom et de son petit serin Cuip. Elle a raison : les animaux ont toujours parlé et ils parlent encore ; mais ils ne parlent qu’à leurs amis. Rose Benoît les aime et ils l’aiment. C’est pour cela qu’elle les comprend. Pour s’entendre, il n’est tel que de s’aimer.

    Aujourd’hui, Rose Benoît a récité sa leçon sans faute. Elle a un bon point. Emmeline Capel a reçu aussi un bon point pour avoir bien su sa leçon d’arithmétique.

    Au sortir de la classe, elle a dit à sa maman qu’elle avait un bon point. Et elle a ajouté :

    « Un bon point, à quoi ça sert, dis, maman ?

    — Un bon point ne sert à rien, a répondu la maman d’Emmeline. C’est justement pour cela qu’on doit être fier de le recevoir. Tu sauras un jour, mon enfant, que les récompenses les plus estimées sont celles qui donnent de l’honneur sans profit. »

    Marie

    Les petites filles ont un désir naturel de cueillir des fleurs et des étoiles. Mais les étoiles ne se laissent point cueillir et elles enseignent aux petites filles qu’il y a en ce monde des désirs qui ne sont jamais contentés. Mademoiselle Marie s’en est allée dans le parc ; elle a rencontré une corbeille d’hortensias et elle a connu que les fleurs d’hortensia étaient belles ; c’est pourquoi elle en a cueilli une. C’était très difficile : elle a tiré la plante à deux mains et elle a couru grand risque de tomber sur son derrière quand la tige s’est rompue. Elle est contente et fière de ce qu’elle a fait. Mais la nourrice l’a vue. Elle gronde, elle s’élance, elle saisit Mademoiselle Marie par le bras, elle la met en pénitence, non dans le cabinet noir, mais sous un grand marronnier, à l’ombre d’un vaste parasol japonais.

    Là, Mademoiselle Marie, surprise, étonnée, est assise et songe. Sa fleur à la main, elle a l’air, sous l’ombrelle qui rayonne autour d’elle, d’une petite idole étrange.

    La nourrice a dit : « Marie, je vous défends de porter cette fleur à votre bouche. Si vous désobéissez, votre petit chien Toto vous mangera les oreilles. » Ayant ainsi parlé, elle s’éloigne.
    La jeune pénitente, immobile sous son dais éclatant, regarde autour d’elle et voit le ciel et la terre. C’est grand le ciel et la terre, et cela peut amuser quelque temps une petite fille. Mais sa fleur d’hortensia l’occupe plus que tout le reste. Elle songe : « Une fleur, cela doit sentir bon ! » Et elle approche de son nez cette belle boule d’un rose trempé de bleu ; elle essaye de sentir, mais elle ne sent rien. Elle n’est pas bien habile à respirer les parfums : il y a peu de temps encore, elle soufflait sur les roses au lieu de les respirer. Il ne faut pas se moquer d’elle pour cela : on ne peut tout apprendre à la fois. D’ailleurs aurait-elle, comme sa maman, l’odorat subtil, qu’elle ne sentirait rien. La fleur d’hortensia n’a pas d’odeur : c’est pourquoi elle lasse, malgré sa beauté. Mais Mademoiselle Marie se prend à songer : « Cette fleur, elle est peut-être en sucre. » Alors elle ouvre la bouche toute grande et va porter la fleur à ses lèvres.

    Un cri retentit : Ouap !

    C’est le petit chien Toto qui, s’élançant par-dessus une bordure de géraniums, vient se poser, les oreilles toutes droites, devant Mademoiselle Marie, et darde sur elle le regard de ses yeux vifs et ronds.

    La flûte de Pan


    Trois enfants du même village, Pierre, Jacques et Jean, sont debout et regardent. Rangés côte à côte, ils forment ensemble l’image d’une flûte de Pan qui n’aurait que trois tuyaux. Pierre, qui est à gauche, est un grand garçon ; Jean, qui est à droite, est petit ; Jacques, qui se tient entre les deux, peut se croire grand ou petit, selon qu’il regarde son voisin de gauche ou son voisin de droite. C’est une situation sur laquelle je vous prie de méditer, car c’est la vôtre, c’est la mienne, c’est celle de tout le monde. Chacun de nous, tout ainsi que Jacques, s’estime grand ou petit selon que la taille de ses voisins est haute ou basse.

    C’est pourquoi il est vrai de dire que Jacques n’est ni grand ni petit, et il est vrai aussi de dire qu’il est grand et qu’il est petit. Il est ce qu’il plaît à Dieu qu’il soit. Pour nous, c’est le moyen tuyau de notre vivante flûte de Pan.

    Mais que fait-il et que font ses deux camarades ? Ils regardent. Ils regardent tous trois. Quoi ? Une chose à l’horizon disparue, une chose qu’on ne voit plus et qu’ils voient encore, une chose dont ils restent éblouis. Le petit Jean en oublie le fouet de peau d’anguille qui naguère faisait, dans ses mains, tourner sans relâche le sabot de bois sur la poussière des routes. Pierre et Jacques, les mains derrière le dos, demeurent stupides.

    Ce qu’ils ont vu tous trois, c’est la voiture d’un camelot, une voiture à bras qui s’est arrêtée dans la rue du village.

    Le camelot a tiré la toile cirée qui la recouvrait, et aussitôt des couteaux, des ciseaux, de petits fusils, des pantins, des soldats de bois et de plomb, des flacons d’odeurs, des pains de savon, des images peintes, mille choses éclatantes ont réjoui les regards des hommes, des femmes et des enfants. Les servantes de la ferme et du moulin en ont pâli de désir ; Pierre et Jacques en ont rougi de joie. Le petit Jean en a tiré la langue. Tout ce qui était dans cette voiture leur semblait précieux et beau. Mais les objets qui leur semblaient les plus désirables, c’étaient les objets inconnus, dont ils ne pouvaient comprendre ni le sens ni l’usage. C’étaient, par exemple, les boules polies comme des miroirs qui reflétaient leurs visages avec des déformations risibles. C’étaient les images d’Épinal, couvertes de figures plus vives que les figures naturelles ; c’étaient les étuis et les boîtes contenant des choses inimaginables.

    Les femmes ont fait emplette de guimpes et de dentelles au mètre, et le camelot a roulé de nouveau la toile cirée noire sur les richesses de la voiture ; et, tirant la bricole, il s’en est allé par la route ; et maintenant voiture et voiturier sont disparus derrière l’horizon.

    L’écurie de Roger

    C’est un grand souci qu’une écurie. Le cheval est un animal délicat, qui exige mille soins. Demandez plutôt à Roger.

    En ce moment il panse son bel alezan, qui serait la perle des chevaux de bois, la fleur des haras de la Forêt-Noire, s’il n’avait perdu la moitié de sa queue à la bataille. C’est pour Roger une question de savoir si les queues des chevaux de bois repoussent.

    Après les avoir pansés en idée, Roger donne à ses chevaux une avoine imaginaire. C’est ainsi qu’il convient de nourrir ces menus fantômes de bois qui promènent les petits garçons à travers le pays des rêves.

    Voilà Roger parti pour la promenade. Il a monté son cheval. Bien que la pauvre bête n’ait plus d’oreilles et que sa crinière ressemble à un vieux peigne ébréché, Roger l’aime. Pourquoi ? On ne saurait le dire. Ce cheval rouge, c’est le cadeau d’un pauvre homme. Et peut-être y a-t-il dans les présents des pauvres une grâce secrète. Souvenez-vous du Dieu qui bénit l’offrande de la veuve.

    Roger est parti. Il est bien loin. Les fleurs du tapis lui semblent les fleurs des tropiques. Bon voyage, petit Roger ! Puisse votre dada vous conduire heureusement par le monde ! Puissiez-vous n’en avoir jamais de plus dangereux ! Petits et grands, nous chevauchons tous le nôtre ! Qui n’a pas son dada ?

    Les dadas des hommes courent comme des fous sur tous les chemins de la vie ; l’un vole à la gloire, l’autre au plaisir ; beaucoup sautent dans les précipices et cassent les reins à leur cavalier. Je vous souhaite, petit Roger, d’enfourcher, quand vous serez grand, deux dadas qui vous mèneront toujours dans le droit chemin : l’un est vif, l’autre est doux ; ils sont beaux tous deux : l’un se nomme Courage et l’autre Bonté.

    Le courage

    Louison et Frédéric s’en vont à l’école, par la rue du village. Le soleil rit et les deux enfants chantent. Ils chantent comme le rossignol, parce qu’ils ont comme lui le cœur gai. Ils chantent une vieille chanson qu’ont chantée leurs grand’mères quand elles étaient des petites filles et que chanteront un jour les enfants de leurs enfants ; car les chansons sont de frêles immortelles, elles volent de lèvre en lèvre à travers les âges. Les lèvres, un jour décolorées, se taisent les unes après les autres, et la chanson vole toujours. Il y a des chansons qui nous viennent du temps où tous les hommes étaient bergers et toutes les femmes bergères. C’est pourquoi elles ne parlent que de moutons et de loups.

    Louison et Frédéric chantent ; leur bouche est ronde comme une fleur et leur chanson s’élance, aigrelette et claire, dans l’air matinal. Mais voici que soudain le son hésite dans le gosier de Frédéric.

    Quelle puissance invisible a donc étranglé la chanson dans la gorge de l’écolier ? — C’est la peur. Chaque jour, il rencontre fatalement au bout de la rue du village le chien du charcutier, et chaque jour il sent à cette vue son cœur se serrer et ses jambes mollir. Pourtant le chien du charcutier ne l’attaque ni ne menace. Il est paisiblement assis sur le seuil de la boutique de son maître. Mais il est noir, il a l’œil fixe et sanglant ; des dents aiguës et blanches lui sortent des babouines. Il est effrayant. Et puis il repose au milieu de chair à pâté et de hachis de toute sorte. Il en semble plus terrible. On sait bien que ce n’est pas lui qui a fait tout ce carnage, mais il y règne. C’est une bête farouche que le chien du charcutier. Aussi, du plus loin que Frédéric aperçoit l’animal sur le seuil, il saisit une grosse pierre, à l’exemple des hommes qu’il a vus s’armer de la sorte contre les chiens hargneux, et il va rasant le mur opposé à la maison du charcutier.

    Cette fois encore il en a usé pareillement. Louison s’est moquée de lui.

    Elle ne lui a tenu aucun de ces propos violents auxquels on répond d’ordinaire par des propos plus violents encore. Non, elle ne lui a rien dit : elle n’a pas cessé de chanter. Mais elle a changé de voix et elle s’est mise à chanter d’un ton si railleur, que Frédéric en a rougi jusqu’aux oreilles. Alors il se fit un grand travail dans sa petite tête. Il comprit qu’il faut craindre la honte plus encore que le danger. Et il eut peur d’avoir peur.

    Aussi, quand, au sortir de l’école, il revit le chien du charcutier, il passa fièrement devant l’animal étonné.

    L’histoire ajoute qu’il regarda du coin de l’œil si Louison ne le voyait pas. Il est bien vrai de dire que, s’il n’y avait ni dames ni demoiselles au monde, les hommes seraient moins braves.

    Le jour de Catherine

    Il est cinq heures. Mademoiselle Catherine reçoit ses poupées. C’est son jour. Les poupées ne parlent pas : le petit Génie qui leur donna le sourire leur refusa la parole. Il agit ainsi pour le bien du monde : si les poupées parlaient, on n’entendrait qu’elles. Pourtant le cercle est animé. Mademoiselle Catherine parle pour ses visiteuses aussi bien que pour elle-même ; elle fait les demandes et les réponses.

    « Comment allez-vous, madame ? — Très bien, madame. Je me suis cassé le bras hier matin en allant acheter des gâteaux. Mais c’est guéri. — Ah ! tant mieux ! — Et comment va votre petite ? — Elle a la coqueluche. — Ah ! quel malheur ! Elle tousse ? — Non, c’est une coqueluche qui ne tousse pas. — Vous savez, madame, j’ai encore eu deux enfants la semaine dernière. — Vraiment ? Cela fait quatre. — Quatre ou cinq, je ne sais plus. Quand on en a tant, on s’embrouille. — Vous avez une bien jolie toilette. — Oh ! j’en ai de bien plus belles encore à la maison. — Allez-vous au théâtre ? — Tous les soirs. J’étais hier à l’Opéra ; mais Polichinelle n’a pas joué, parce que le loup l’avait mangé. — Moi, ma chère, je vais au bal tous les jours. — C’est bien amusant. — Oui, je mets une robe bleue et je danse avec des jeunes gens, tout ce qu’il y a de mieux, des généraux, des princes, des confiseurs. — Vous êtes jolie comme un cœur aujourd’hui, ma mignonne. — C’est le printemps. — Oui, mais quel dommage qu’il neige ! — Moi, j’aime la neige, parce qu’elle est blanche. — Oh ! il y a de la neige noire. — Oui, mais c’est la vilaine neige. »

    Voilà une belle conversation ; Mademoiselle Catherine la soutient avec agilité. Je lui ferai pourtant un reproche : elle cause sans cesse avec la même visiteuse qui est jolie et qui a une belle robe. Elle a tort. Une bonne maîtresse de maison est également affable avec toutes les invitées. Elle les traite toutes avec sollicitude et, si elle peut montrer quelque préférence, ce n’est qu’aux plus modestes et aux moins heureuses. Il faut flatter le malheur : c’est la seule flatterie qui soit permise. Mais Catherine l’a compris d’elle-même. Elle a deviné la vraie politesse : c’est le cœur qui l’inspire. Elle sert le thé à ses hôtesses et elle n’en oublie aucune. Elle insiste au contraire auprès des poupées qu’elle sait pauvres, malheureuses et timides, pour qu’elles prennent des petits gâteaux invisibles et des sandwichs faits avec des dominos.

    Catherine aura un jour un salon où fleurira la vieille politesse française.

    Les petits loups de mer

    Ce sont des petits matelots, de vrais petits loups de mer. Voyez-les : ils tiennent leurs bérets enfoncés jusqu’au cou, pour que le vent plein d’embruns, qui souffle de la mer, ne déchire pas leurs oreilles de ses gémissements terribles. Ils portent, contre le froid et l’humidité, des habits de grosse laine. Leur vareuse et leur culotte rapiécées ont servi à leurs aînés. Leurs vêtements furent taillés dans de vieux vêtements paternels. Leur âme aussi est de la même étoffe que l’âme de leur père : elle est simple, courageuse et patiente. Dès qu’ils furent au monde, ils eurent le cœur naïf et grand. Qui le leur fit tel ? Après Dieu et leurs parents, c’est l’Océan. L’Océan donne aux matelots le courage en leur donnant le danger. C’est un rude bienfaiteur.

    Voilà pourquoi nos petits matelots portent dans leur cœur d’enfant des sentiments de vieux braves. Penchés sur le parapet de l’estacade, ils regardent le large. Ils n’y voient pas seulement la ligne bleue qui marque les confins légers de la mer et du ciel. La mer n’amuse pas leurs yeux par ses couleurs fines et changeantes, ni le ciel par les figures colossales et bizarres de ses nuages. Ce qu’ils voient en regardant le large, c’est quelque chose de plus touchant que la teinte des eaux et la figure des nuées : c’est une idée d’amour. Ils épient les barques qui s’en sont allées à la pêche et qui vont reparaître à l’horizon, amenant, avec la crevette à pleins bords, l’oncle, le frère aîné et le père. La petite flottille va montrer bientôt là-bas, entre l’Océan et le ciel du bon Dieu, sa toile blanche ou bise. Aujourd’hui le ciel est pur, la mer tranquille ; le flot pousse doucement les pêcheurs à la côte. Mais l’Océan est un vieillard changeant, qui prend toutes les formes et chante sur tous les tons. Aujourd’hui il rit ; demain il grondera dans la nuit sous sa barbe d’écume. Il fait chavirer les barques les plus agiles, qui pourtant ont été bénies par le prêtre, au chant du Te Deum ; il noie les patrons les plus habiles et c’est par sa faute qu’on voit, dans le village, devant les portes où sèchent les chaluts auprès des paniers, tant de femmes coiffées du béguin noir des veuves.


    Fin




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