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    André Theuriet

    Poésie

    La Ferme du Val-Clavin

    A Mme Aug. B…

    I

    C’est le samedi soir. Par de tièdes ondées
    Les plaines tout le jour ont été fécondées.
    Lentement, sous les bois qu’avril a reverdis,
    Les bœufs en mugissant reviennent des pâtis ;
    Le soleil s’est couché derrière les ramées,
    Au loin montent au ciel de bleuâtres fumées ;
    Là-bas, sur la hauteur aux pentes de gazon,
    Se montrent des hangars et des toits de maison :
    C’est la ferme. Un sentier, semé de brins de paille,
    Conduit jusqu’à la cour où le fermier travaille
    Avec ses journaliers. Des herses, des rouleaux,
    Des chariots boueux et des troncs de bouleaux
    Reposent pêle-mêle aux portes de l’étable.
    Au dedans, un grand feu fait de souches d’érable
    S’allume en pétillant. Les lueurs du foyer
    Éclairent les vitraux, les meubles de noyer,
    Et sur le dressoir brun les pièces de vaisselle.
    Sur le seuil, des poussins viennent, battant de l’aile,
    Se disputer les grains de maïs et de blé
    Que leur jette une fille au visage hâlé,
    Tandis que près du feu la jeune ménagère
    Dresse le lard fumant et les pommes de terre,
    Et tire du bahut, pour le repas du soir,
    Les gobelets d’étain, les brocs et le pain noir…

    Les bœufs étaient rentrés, la nuit était venue,
    Au coucher du soleil la pluie interrompue
    Retombait et pleurait aux vitres du logis.
    Pour réchauffer ses doigts engourdis et rougis.
    Le fermier Jean Bernard s’assit au coin de l’âtre.
    Les tisons coloraient de leur reflet bleuâtre
    Ses cheveux blancs, ses traits brunis, son œil gris clair.
    C’était un grand vieillard à l’air sauvage et fier :
    Resté veuf de bonne heure avec deux jeunes filles,
    Au tranchant de la hache et des lourdes faucilles,
    Il avait amassé dans vingt ans de labeur
    Un modeste héritage et des trésors d’honneur,
    Et malgré les sueurs, malgré la soixantaine,
    Il était demeuré fort et droit comme un chêne ;
    — Il se tenait penché, pensif, vers le foyer,
    Et ses yeux inquiets, qui semblaient flamboyer,
    Sans cesse se tournaient vers la porte d’entrée ;
    Soudain il aperçut la table préparée :
    Attendant le souper, les valets de labour
    S’étaient assis, lassés par les travaux du jour ;
    Sérieuse et coupant les parts, la fille aînée
    Sur les grands plats fumans se tenait inclinée.
    — Thérèse, lui dit-il, où donc est votre sœur ? —
    Thérèse se taisait. Une vive rougeur
    Du vieillard anima le visage sévère.
    — Bien ! dit-il (et sa voix frémissait de colère),
    Il se fait déjà tard, prenez votre repas,
    Vous autres ; moi, j’attends. — Il marchait à grands pas.
    Après quelques instans, il ouvrit une armoire,
    Et, prenant dans un coin sa lourde bible noire,
    Il vint s’asseoir et lire aux clartés du brasier.
    — On n’entendait plus rien que le chant régulier
    De l’horloge berçant son balancier de cuivre
    Et le bruit sec des doigts sur les feuillets du livre.
    Tout à coup dans la cour sonore retentit
    Un pas précipité, puis la porte s’ouvrit.
    La jeune sœur entra : sa capeline ronde
    Recouvrait à demi sa chevelure blonde ;
    La course à travers bois et les baisers du vent
    Avaient rougi sa joue et son doux front d’enfant.
    Ses grands yeux bleus brillaient tout humides de pluie ;
    On eût dit une rose à peine épanouie,
    Ruisselante des pleurs de l’averse d’avril.
    Le vieillard se leva. — D’où venez-vous ? dit-il.
    — Du village…— Si tard ? Et qu’alliez-vous y faire ?
    — Mon père !… — Jean Bernard jeta sa bible à terre :
    — Vous mentez !… — Eh bien ! oui, je viens des Prés-Thibaut,
    J’ai causé dans le bois avec Didier Renaud.
    — Malheureuse ! — L’enfant, tremblante et toute blême,
    Se mit à deux genoux : — Ah ! dit-elle, je l’aime,
    Mon père, ayez pitié ! pardonnez-moi ! Didier
    Est honnête homme et brave, il m’aime. — Un braconnier !
    Dit le père. J’aurai trente ans pris de la peine,
    Trente ans rompu mes bras à défricher la plaine,
    Et j’aurai pour mon gendre un traîneur de forêts,
    Un voleur de chevreuils, un tendeur de collets !…
    Jamais. — Mon père !… — Assez, dit-il d’une voix ferme,
    Vous ne passerez plus la porte de la ferme.

    II

    L’horloge du village avait sonné minuit ;
    De la ferme endormie une femme, sans bruit,
    Sortit, et, se glissant à travers les clôtures,
    Courut jusqu’au ruisseau qui borde les cultures
    Et bondit en chantant à l’abri des sureaux.
    La nuit étincelait. Sur le flanc des coteaux,
    La lune répandait ses clartés vaporeuses ;
    Les bois retentissaient des plaintes amoureuses
    Des rossignols cachés dans l’ombre des halliers,
    Et les muguets tapis dans le creux des sentiers
    Exhalaient doucement de leurs petites urnes
    Des parfums emportés par les brises nocturnes.
    La rosée, imprégnant les épines en fleurs,
    Goutte à goutte tombait comme tombent des pleurs.
    Un brouillard argenté glissait sur les prairies,
    Les étoiles dardaient leurs lumières chéries
    Et contemplaient la terre avec de bleus regards, —
    Et ces chants étouffés, ces murmures épars,
    Frais soupirs du printemps, notes harmonieuses,
    Montaient comme un concert d’amours mystérieuses.

    Écartant les rameaux serrés d’un noisetier,
    Sur le bord du ruisseau fait d’humide gravier,
    Un jeune homme parut : — Est-ce toi, Madeleine ?
    Dit-il. — La jeune fille, émue et hors d’haleine,
    Se jeta dans ses bras. — Ah ! fit-elle, Didier,
    Notre pauvre bonheur est perdu tout entier ;
    Nous ne nous verrons plus, ta Madeleine aimée
    Doit rester au logis nuit et jour enfermée ;
    Mon père a tout appris… Adieu donc notre espoir,
    Adieu nos rendez-vous sous les hêtres le soir !
    Et je t’aime pourtant !… — Sur sa joue empourprée,
    Des larmes ruisselaient, et la lune dorée
    Les faisait scintiller comme des diamans.
    Didier restait muet. Son cœur à tous momens
    Semblait prêt à se rompre. — Hélas ! dit-il, que faire ?
    Demain, dès le matin, j’irai trouver ton père.
    — Mon père ?… Ah ! pauvre ami, tu ne le connais pas !
    Vois ces frênes au loin, les plus robustes bras
    Ne sauraient les plier : mon père leur ressemble. —
    Ils s’assirent pensifs sur le tronc d’un vieux tremble ;
    Les mains cherchaient les mains, les lèvres s’unissaient,
    Et sur leurs fronts penchés les brises qui passaient
    Emportaient des soupirs et des mots de tendresse…
    Tout à coup Madeleine : — Hélas ! le temps nous presse,
    Adieu, le jour va luire. — Écoute, fit Didier,
    J’ai pour toute fortune un toit de coudrier,
    Mon vieux fusil, mon chien, et dans le creux d’un chêne
    Cent écus, amassés semaine par semaine.
    Je gagne mon pain noir en chassant dans les bois,
    Et suis heureux malgré les gardes et les lois.
    As-tu peur de ma vie errante et solitaire ?
    M’aimes-tu ?… Sous mon toit, viens remplacer ma mère ;
    Partons, et sois toujours et tout entière à moi ! —
    Madeleine pleurait. — Ah ! je n’ai plus que toi !
    Dit-elle, et sur son sein, troublée et palpitante,
    Elle laissa tomber sa tête fléchissante.
    Tous deux avaient vingt ans ; le printemps parfumé
    Les enivrait. Que ceux qui n’ont jamais aimé
    À leurs jeunes amours osent jeter la pierre !…

    Déjà l’aube au lointain blanchissait la clairière,
    L’air fraîchissait ; le coq dans la ferme chanta.
    Madeleine hésitante un moment s’arrêta :
    L’étable s’éveillait, la brise matinale
    Agitait les volets de sa maison natale,
    Et ce calme logis, qui vit ses premiers pas,
    Semblait lui dire : « Enfant, ne m’abandonne pas. »
    Mais Didier l’entraînait parmi le bois plus sombre,
    Et le couple bientôt s’évanouit dans l’ombre.

    III

    Au long d’un pré bordé d’osiers et de roseaux,
    En été, la forêt penche ses grands rameaux.
    La hutte de Didier élève, sous leur dôme
    Sa toiture où la moussera poussé sur le chaume.
    Les hêtres, ses voisins, lai défendent du vent,
    Et sa vitre de plomb s’ouvre au soleil levant.
    La ronce, qui garnit son mur de pierres sèches,
    Au-devant des vitraux étend ses feuilles fraîches ;
    Par le froid de la nuit maint lézard engourdi
    S’y vient en frétillant réchauffer à midi.
    Une source, non loin, à l’abri des platanes,
    Répand sur les cailloux ses ondes diaphanes.
    C’est là que Madeleine, après trois ans passés,
    Endormait deux enfans contre son sein pressés.
    Les pleurs, la pauvreté, les soucis et les veilles
    Avaient fané son front et ses lèvres vermeilles ;
    Ce n’était plus la fille encor vierge d’amour,
    Courant en robe neuve aux fêtes d’alentour :
    Son bonheur était mort, l’amour fuyait loin d’elle,
    Comme s’enfuit aux jours d’automne l’hirondelle,
    Car l’amour est pareil à ces pavots des champs :
    On en cueille la fleur, elle s’envole, aux vents.
    Plus de baisers bruyans, plus de folles ivresses !
    Les douleurs avaient pris la place des tendresses,
    La joie était perdue, et sur tous ces chers morts
    Comme un spectre, en son cœur, seul veillait le remords.
    Tournant ses yeux parfois vers les forêts brumeuses
    Qui fermaient l’horizon de leurs cimes ombreuses,
    Elle se rappelait la ferme et ses beaux jours :
    Les chars rentrant chargés d’épis jaunes et lourds,
    Et les meules de foin dans les prés alignées,
    Et les chants de l’étable et le bruit des cognées…
    La nuit tombait, Didier tardait à revenir ;
    On entendait au loin la chouette gémir,
    Un coup de feu partait, quelque biche timide
    S’élançait effarée à travers l’herbe humide,
    Et Madeleine, seule au seuil de sa maison,
    Tremblait, et ne rêvait que gardes et prison.
    Didier pris, c’était fait des fils et de la mère,
    C’était le déshonneur, le deuil et la misère ;
    Il lui faudrait l’hiver aller tendre la main,
    Comme une vagabonde, au bord du grand chemin.
    Alors elle fondait en larmes, et sa lèvre
    Prodiguait aux enfans des baisers pleins de fièvre.
    — Les pauvrets, assoupis dans leur lit tiède et clos,
    S’éveillaient en pleurant au bruit de ses sanglots.

    IV

    Quand le chêne vieilli, brisé par la tempête,
    Secoué par les vents des racines au faîte,
    À demi déterré par les eaux du torrent,
    Se penche et fait tremper ses bras dans le courant,
    Le lierre grimpe autour de ses branches séchées,
    La bise emporte au loin ses feuilles arrachées ;
    Puis vient le bûcheron, sa cognée à la main,
    Qui couche le géant dans l’herbe du chemin.
    Les sueurs de l’été, les fraîcheurs de l’automne,
    Les ans et la douleur, qui n’épargne personne,
    Avaient enfin vaincu le corps de Jean Bernard,
    Et sur son lit de mort renversé le vieillard.
    Auprès de son chevet, sa chère fille aînée,
    Thérèse, sanglotait à genoux prosternée,
    Et l’on n’entendait rien qu’un soupir déchirant,
    Et d’instans en instans le souffle du mourant.
    Quand il sentit venir l’heure de l’agonie,
    Un éclair alluma sa prunelle ternie,
    Et, contemplant l’enfant courbée au pied du lit,
    Il imposa ses mains sur sa tête, et lui dit : —

    « O ma fille, voici que mon heure est prochaine,
    Mais je verrais la mort sans peur et sans émoi ;
    Je bénirais le coup qui va rompre ma chaîne,
    Si je ne te laissais seule et faible après moi.

    « Même pour les plus forts, la vie est lourde et rude ;
    Elle pèse encor plus aux cœurs comme le tien ;
    Il te faudra chercher contre la solitude
    Un défenseur fidèle, un robuste soutien.

    « Ah ! quand tu recevras l’anneau du mariage,
    Choisis pour tes vieux jours un vaillant protecteur :
    Regarde au cœur, ma fille, et non pas au visage ;
    Oh ! mon unique enfant, prends un homme d’honneur !

    « Je ne serai plus là !… Mais, ô Thérèse, écoute :
    J’ai pendant soixante ans marché, souffert, lutté,
    Et j’ai toujours suivi la droite et bonne route ;
    Je te laisse un nom pur et partout respecté.

    « Prends bien garde, après moi, qu’une souillure y tombe,
    Car, j’en jure ce Christ sur mon lit suspendu,
    L’ombre de Jean Bernard sortirait de sa tombe
    Pour te redemander son vieil honneur perdu. »

    — Ce fut le dernier mot qui sortit de sa bouche,
    Il retomba glacé sur le bord de sa couche.

    Déjà le jour naissant blanchissait les vitraux,
    Les coqs s’égosillaient dans la cour, les taureaux
    Mugissaient, et, quittant son lit dans l’herbe humide,
    L’alouette chantait, et vers le ciel limpide
    Montait : — simple concert, hymne retentissant,
    Rustique chant de mort du pauvre paysan.

    V

    Le lendemain matin, au prochain cimetière,
    On conduisit le mort enfermé dans sa bière.
    On posa le cercueil couvert d’un linge blanc
    Sur un lourd chariot que tramaient d’un pas lent
    Deux bœufs liés au joug. — Murmurant sa prière,
    Un prêtre précédait la charrette, et derrière
    Thérèse en habits noirs, les amis, les parens,
    Des cierges à la main, cheminaient sur deux rangs.
    C’était au mois d’octobre, aux derniers jours d’automne ;
    Les bois du Val-Clavin effeuillaient leur couronne,
    Sur le linceul flottant les hêtres dépouillés
    Secouaient tristement leurs feuillages rouillés ;
    Le vent dans les rameaux sifflait des airs sauvages,
    Et la pluie en fouettant inondait les visages. —
    Une femme, tenant deux enfans par la main,
    Apparut tout à coup sur le bord du chemin :
    Des sanglots étouffés soulevaient sa poitrine,
    Malgré ses traits flétris, malgré sa capeline,
    Chacun la reconnut. — Madeleine en pleurant,
    Et sans lever les yeux, se mit au dernier rang. —
    Enfin on atteignit le portail de l’église ;
    Au-devant de l’autel et sur la dalle grise,
    Deux robustes fermiers déposèrent le corps,
    Et le prêtre entonna les prières des morts.

    Tout autour de l’église, un étroit cimetière
    S’étendait, clos d’un mur où verdoyait le lierre.
    Des tombes et des croix parsemaient le gazon,
    Et dans un coin désert, à l’abri d’un buisson,
    Une fosse entr’ouvrait sa profondeur béante
    Qu’éclairait par instans la lueur souriante
    D’un rayon de soleil. — C’est là qu’on amena
    Le corps de Jean Bernard ; la bière résonna
    Sous le choc des graviers qui retombaient sur elle,
    L’eau bénite aspergea la dépouille mortelle,
    Et puis tout fut fini… Le prêtre s’en alla,
    Et la foule en priant lentement s’écoula.
    Les deux sœurs demeuraient seules agenouillées,
    Sanglotant, sur la mousse et la terre mouillées.
    Confuse, anéantie et pleine de frayeur,
    Madeleine n’osait se tourner vers sa sœur ;
    Mais Thérèse lui prit la main : leurs cœurs battirent,
    Dans un pieux baiser leurs pleurs se confondirent.
    — Las ! je n’étais pas là pour lui fermer les yeux !
    Dit Madeleine. — O sœur ! maintenant dans les cieux
    Il a tout pardonné. —

    Parmi les tombes fraîches
    Les deux enfans jouaient avec des feuilles sèches.
    — Leur père, où donc est-il ? fit Thérèse. — En prison.
    Les gardes dans le bois l’ont pris par trahison,
    Et me voilà sans pain et sans abri sur terre !
    — N’as-tu pas, dit la sœur, le toit de notre père ?
    Viens, la ferme t’attend et les vieux murs en deuil
    Comme aux jours d’autrefois te feront bon accueil. —
    Elle prit les enfans. Les penchantes ramées
    Les virent repasser, graves et ranimées…

    Dans la ferme, le soir, deux femmes à genoux
    Courbaient aux pieds d’un Christ leurs fronts pâles et doux ;
    L’une égrenait tout bas son chapelet d’ivoire
    Et l’autre feuilletait la lourde bible noire :
    C’étaient, près des enfans, aux lueurs du foyer,
    Les deux sœurs qui priaient Dieu pour le braconnier.




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