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    Auguste Barbier

    Au bal de l’Opéra

    Arlequin et Pierrot se rencontrent au foyer :
    Pierrot est seul sur un banc, abîmé dans ses
    réflexions.


    Arlequin.

    Toujours triste, toujours soucieux, cher Pierrot,
    Et toujours mécontent du monde comme un sot !
    C’est un tort, un grand tort : il faut fuir la tristesse
    Et faire de chaque heure une charmante ivresse.

    Pierrot.

    Dans mes pensers je suis la constance elle-même ;
    Vois mon gilet, mes bas et ma figure blême !
    Je suis blanc, toujours blanc comme un lis du Carmel.

    Arlequin.

    Quant à moi, mon habit est l’éclatant symbole
    De mes goûts fugitifs comme de ma parole.
    Jaune, vert, rouge, bleu, blanc et noir, j’ai vraiment
    D’un perroquet bavard le riche accoutrement,
    Et sur les papillons ma vertu se modèle.
    En ce moment ici, demain là, j’ouvre l’aile
    À chaque vent qui passe, et vole sans détour
    Courtiser toute fleur de puissance et d’amour.
    Changer est, selon moi, véritable sagesse,
    Et, comme dit Hégel, ce maître sans second,
    Dont on n’a pas encor saisi le sens profond,
    Mon cher, je ne suis pas, mais je me fais sans cesse.

    Pierrot.

    Tu dois te fatiguer beaucoup à ce métier,
    Et je ne voudrais pas même un jour l’essayer ;
    Changer, changer toujours, mon ami, que de peine !
    Suer d’âme et de corps, se mettre hors d’haleine,
    Et pour attraper quoi ? Pour, la plupart du temps,
    Pincer des rogatons quand on n’a plus de dents !

    Arlequin.

    Oui, grand observateur des choses de la vie,
    J’en ai bien calculé les chances et j’ai vu
    Qu’à changer notre temps n’est point toujours perdu,
    Et qu’on gagne parfois à la palinodie
    Des places, de l’argent, des décorations,
    Un fauteuil au sénat, voire à l’académie,
    Et c’est bien quelque chose, ami, que ces lardons.

    Pierrot.

    Cela dépend du prix qu’on y met, de l’estime
    Qu’on en fait. -quant à moi j’aime peu le sublime,
    Tu le sais, j’ai des goûts modestes : un bon plat
    Cuit à point, un flacon de beaune ou de muscat
    Et les embrassements de ma chère Pierrette,
    Voilà ce qu’il me faut, tout ce que je souhaite
    En ce monde. -pour moi, le reste ne vaut pas
    L’effort d’un seul regard, la dépense d’un pas.

    Arlequin.

    Lorsque le vin est bon, la Pierrette charmante,
    Ton système, mon cher, n’est pas à réformer ;
    Mais le vin peut s’aigrir et ta gentille infante
    Suivre un autre caprice et cesser de t’aimer :
    Alors que feras-tu dans ta détresse amère ?

    Pierrot.

    Hélas ! Ce qu’à cette heure encore on me voit faire,
    Regarder tristement la pointe de mes bas
    En attendant l’objet aimé qui ne vient pas.

    Arlequin.

    Et si ta belle amie au bras d’un autre file
    Et te laisse en un coin, seul, croquer le marmot,
    Est-ce que tu serais, par Vénus ! Assez sot
    Pour demeurer fidèle à cette âme mobile ?

    Pierrot.

    Mon cher, je ne peux pas changer de naturel.
    La constance est mon lot sur ce globe mortel,
    Et si Pierrette rit de ma tendresse extrême,
    Je suis homme à l’aimer et l’adorer quand même.

    Arlequin.

    Bon courage, Pierrot, et surtout du bonheur !
    Je te laisse en pâture à la mélancolie,
    Broie à ton gré du noir, -j’estime trop la vie
    Pour la couvrir jamais d’un voile de langueur.
    Tu vois là-bas ce gros et grave personnage
    Qui s’avance escorté de deux femmes aux bras,
    Deux démons babillant et riant aux éclats ?

    C’est un homme d’état et du plus haut parage.
    Il rentre tout à fait dans mes façons de voir.
    En ses opinions politiques, ce sage
    A, ma foi, plus souvent passé du blanc au noir

    Que la lune en un mois n’a changé de visage.
    Je pense qu’en amour il a le même usage
    Et m’en vais donc avec ses deux lutins et lui
    Achever galamment le reste de ma nuit.

    Pierrot.

    Libre à chacun d’aller où son instinct l’entraîne ;
    Des êtres d’ici-bas c’est la loi souveraine,
    Et la tienne partant... vole de fleurs en fleurs,
    Ô léger papillon aux brillantes couleurs.
    Bonne chance surtout, car en courant les belles
    À plus d’un feu follet on peut griller ses ailes !


    Publié en 1862.




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