Un monde de connaissances
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    Auguste de Villiers de L’Isle-Adam

    Le Convive des dernières fêtes

    À Madame Nina de Villard.

    L’Inconnu, c’est la part du lion.
    François Arago.


    Le Commandeur de pierre peut venir souper avec nous : il peut nous tendre la main ! Nous la prendrons encore. Peut-être sera-ce lui qui aura froid.

    Un soir de carnaval de l’année 186…, C***, l’un de mes amis, et moi, par une circonstance absolument due aux hasards de l’ennui « ardent et vague », nous étions seuls, dans une avant-scène, au bal de l’Opéra.

    Depuis quelques instants nous admirions, à travers la poussière, la mosaïque tumultueuse des masques hurlant sous les lustres et s’agitant sous l’archet sabbatique de Strauss.

    Tout à coup la porte de la loge s’ouvrit : trois dames, avec un frou-frou de soie, s’approchèrent entre les chaises lourdes et, après avoir ôté leurs masques, nous dirent :

    — Bonsoir !

    C’étaient trois jeunes femmes d’un esprit et d’une beauté exceptionnels. Nous les avions parfois rencontrées dans le monde artistique de Paris. Elles s’appelaient : Clio la Cendrée, Antonie Chantilly et Annah Jackson.

    — Et vous venez faire ici l’école buissonnière, mesdames ? demanda C*** en les priant de s’asseoir.

    — Oh ! nous allions souper seules, parce que les gens de cette soirée, aussi horribles qu’ennuyeux, ont attristé notre imagination, dit Clio la Cendrée.

    — Oui, nous allions nous en aller quand nous vous avons aperçus ! dit Antonie Chantilly.

    — Ainsi donc, venez avec nous, si vous n’avez rien de mieux à faire, conclut Annah Jackson.

    — Joie et lumière ! vivat ! répondit tranquillement C***. — Élevez-vous une objection grave contre la Maison dorée ?

    — Bien loin cette pensée ! dit l’éblouissante Annah Jackson en dépliant son éventail.

    — Alors, mon cher, continua C*** en se tournant vers moi, prends ton carnet, retiens le salon rouge et envoie porter le billet par le chasseur de Miss Jackson : — C’est, je crois, la marche à suivre, à moins d’un parti pris chez toi ?

    — Monsieur, me dit miss Jackson, si vous vous sacrifiez jusqu’à bouger pour nous, vous trouverez ce personnage vêtu en oiseau phénix — ou mouche — et se prélassant au foyer. Il répond au pseudonyme transparent de Baptiste ou de Lapierre. — Ayez cette complaisance ? — et revenez bien vite nous aimer sans cesse.

    Depuis un moment je n’écoutais personne. Je regardais un étranger placé dans une loge en face de nous : un homme de trente-cinq ou trente-six ans, d’une pâleur orientale ; il tenait une lorgnette et m’adressait un salut.

    — Eh ! c’est mon inconnu de Wiesbaden ! me dis-je tout bas, après quelque recherche.

    Comme ce monsieur m’avait rendu, en Allemagne, un de ces services légers que l’usage permet d’échanger entre voyageurs (oh ! tout bonnement à propos de cigares, je crois, dont il m’avait indiqué le mérite au salon de conversation), je lui rendis le salut.

    L’instant d’après, au foyer, comme je cherchais du regard le phénix en question, je vis venir l’étranger au-devant de moi. Son abord ayant été des plus aimables, il me parut de bonne courtoisie de lui proposer notre assistance s’il se trouvait trop seul en ce tumulte.

    — Et qui dois-je avoir l’honneur de présenter à notre gracieuse compagnie ? lui demandai-je, souriant, lorsqu’il eut accepté.

    — Le baron Von H***, me dit-il. Toutefois, vu les allures insoucieuses de ces dames, les difficultés de prononciation et ce beau soir de carnaval, laissez-moi prendre, pour une heure, un autre nom, — le premier venu, ajouta-t-il : tenez… (il se mit à rire) : le baron Saturne, si vous voulez.

    Cette bizarrerie me surprit un peu, mais comme il s’agissait d’une folie générale, je l’annonçai, froidement, à nos élégantes, selon la donnée mythologique à laquelle il acceptait de se réduire.

    Sa fantaisie prévint en sa faveur : on voulut bien croire à quelque roi des Mille et une Nuits voyageant incognito. Clio la Cendrée, joignant les mains, alla jusqu’à murmurer le nom d’un nommé Jud, alors célèbre, sorte de criminel encore introuvé et que différents meurtres avaient, paraît-il, illustré et enrichi exceptionnellement.

    Les compliments une fois échangés :

    — Si le baron nous faisait la faveur de souper avec nous, pour la symétrie désirable ? demanda la toujours prévenante Annah Jackson, entre deux bâillements irrésistibles.

    Il voulut se défendre.

    — Susannah vous a dit cela comme don Juan à la statue de Commandeur, répliquai-je en plaisantant : ces Écossaises sont d’une solennité !

    — Il fallait proposer à M. Saturne de venir tuer le Temps avec nous ! dit C***, qui, froid, voulait inviter « d’une façon régulière ».

    — Je regrette beaucoup de refuser ! répondit l’interlocuteur. Plaignez-moi de ce qu’une circonstance d’un intérêt vraiment capital m’appelle, ce matin, d’assez bonne heure.

    — Un duel pour rire ? une variété de vermouth ? demanda Clio la Cendrée en faisant la moue.

    — Non, madame, une… rencontre, puisque vous daignez me consulter à cet égard, dit le baron.

    — Bon ! quelque mot de corridors d’Opéra, je parie ! s’écria la belle Annah Jackson. Votre tailleur, infatué d’un costume de chevau-léger, vous aura traité d’artiste ou de démagogue. Cher monsieur, ces remarques ne pèsent pas le moindre fleuret : vous êtes étranger, cela se voit.

    — Je le suis même un peu partout, madame, répondit en s’inclinant le baron Saturne.

    — Allons ! vous vous faites désirer ?

    Rarement, je vous assure !… murmura, de son air à la fois le plus galant et le plus équivoque, le singulier personnage.

    Nous échangeâmes un regard, C*** et moi ; nous n’y étions plus : que voulait dire ce monsieur ? La distraction, toutefois, nous paraissait assez amusante.

    Mais, comme les enfants qui s’engouent de ce qu’on leur refuse :

    — Vous nous appartenez jusqu’à l’aurore, et je prends votre bras ! s’écria Antonie.

    Il se rendit ; nous quittâmes la salle.

    Il avait donc fallu cette fusée d’inconséquences pour entraîner ce bouquet final ; nous allions nous trouver dans une intimité assez relative avec un homme dont nous ne savions rien, sinon qu’il avait joué au casino de Wiesbaden et qu’il avait étudié les goûts divers des cigares de la Havane.

    Ah ! qu’importait ! le plus court, aujourd’hui, n’est-ce pas de serrer la main de tout le monde ?

    Sur le boulevard, Clio la Cendrée se renversa, rieuse, au fond de la calèche et, comme son tigre métis attendait en esclave :

    — À la Maison-dorée ! dit-elle.

    Puis, se penchant vers moi :

    — Je ne connais pas votre ami : quel homme est-ce ? Il m’intrigue infiniment. Il a un drôle de regard !

    — Notre ami ? — répondis-je : à peine l’ai-je vu deux fois, la saison dernière, en Allemagne.

    Elle me considéra d’un air étonné :

    — Quoi donc, repris-je, il vient nous saluer dans notre loge et vous l’invitez, à souper sur la foi d’une présentation de bal masqué ! En admettant que vous ayez commis une imprudence digne de mille morts, il est un peu tard pour vous alarmer touchant notre convive. Si les invités sont peu disposés demain à continuer connaissance, ils se salueront comme la veille : voilà tout. Un souper ne signifie rien.

    Rien n’est amusant comme de sembler comprendre certaines susceptibilités artificielles.

    — Comment, vous ne savez pas mieux quels sont les gens ? — Et si c’était un…

    — Ne vous ai-je pas décliné son nom ? le baron Saturne ? — Est-ce que vous craignez de le compromettre, mademoiselle ? ajoutai-je, d’un ton sévère.

    — Vous êtes un monsieur intolérable, vous savez !

    — Il n’a pas l’air d’un grec : donc notre aventure est toute simple. — Un millionnaire amusant ! N’est-ce pas l’idéal ?

    — Il me paraît assez bien, ce M. Saturne, dit C***.

    — Et, au moins en temps de carnaval, un homme très riche a toujours droit à l’estime ? conclut, d’une voix calme, la belle Susannah.

    Les chevaux partirent : le lourd carrosse de l’étranger nous suivit. Antonie Chantilly (plus connue sous le nom de guerre, un peu mièvre, d’Yseult), y avait accepté sa mystérieuse compagnie.

    Une fois installés dans le salon rouge, nous enjoignîmes à Joseph de ne laisser pénétrer jusqu’à nous aucun être vivant, à l’exception des ostende, de lui, Joseph, — et de notre illustre ami le fantastique petit docteur Florian Les Eglisottes, si, d’aventure, il venait sucer sa proverbiale écrevisse.

    Une bûche ardente s’écrasait dans la cheminée. Autour de nous s’épandaient de fades senteurs d’étoffes, de fourrures quittées, de fleurs d’hiver. Les lueurs des candélabres étreignaient, sur une console, les seaux argentés où se gelait le triste vin d’Aï. Les camélias, dont les touffes se gonflaient au bout de leurs tiges d’archal, débordaient les cristaux sur la table.

    Au dehors, il faisait une pluie terne et fine, semée de neige ; une nuit glaciale ; — des bruits de voitures, des cris de masques, la sortie de l’Opéra. C’étaient les hallucinations de Gavarni, de Deveria, de Gustave Doré.

    Pour étouffer ces rumeurs, les rideaux étaient soigneusement drapés devant les fenêtres closes.
    Les convives étaient donc le baron saxon Von H***, le flave et smynthien C*** et moi ; puis Annah Jackson, la Cendrée et Antonie.

    Pendant le souper, qui fut rehaussé de folies étincelantes, je me laissai, tout doucement, aller à mon innocente manie d’observation — et, je dois le dire, je ne fus pas sans m’apercevoir bientôt que mon vis-à-vis méritait, en effet, quelque attention.

    Non, ce n’était pas un homme folâtre, ce convive de passage !… Ses traits et son maintien ne manquaient point, sans doute, de cette distinction convenue qui fait tolérer les personnes : son accent n’était point fastidieux comme celui de quelques étrangers ; — seulement, en vérité, sa pâleur prenait, par intervalles, des tons singulièrement blêmes — et même blafards ; ses lèvres étaient plus étroites qu’un trait de pinceau ; les sourcils demeuraient toujours un peu froncés, même dans le sourire.

    Ayant remarqué ces points et quelques autres, avec cette inconsciente attention dont quelques écrivains sont bien obligés d’être doués, je regrettai de l’avoir introduit, tout à fait à la légère, en notre compagnie, — et je me promis de l’effacer, à l’aurore, de notre liste d’habitués. — Je parle ici de C*** et de moi, bien entendu ; car le bon hasard qui nous avait octroyé, ce soir-là, nos hôtes féminins, devait les remporter, comme des visions, à la fin de la nuit.

    Et puis l’étranger ne tarda pas à captiver notre attention par une bizarrerie spéciale. Sa causerie, sans être hors ligne par la valeur intrinsèque des idées, tenait en éveil par le sous-entendu très vague que le son de sa voix semblait y glisser intentionnellement.

    Ce détail nous surprenait d’autant plus qu’il nous était impossible, en examinant ce qu’il disait, d’y découvrir un sens autre que celui d’une phrase mondaine. Et, deux ou trois fois, il nous fit tressaillir, C*** et moi, par la façon dont il soulignait ses paroles et par l’impression d’arrière-pensées, tout à fait imprécises, qu’elles nous laissaient.

    Tout à coup, au beau milieu d’un accès de rire, dû à certaine facétie de Clio la Cendrée, — et qui était, vraiment, des plus divertissantes ! — j’eus je ne sais quelle idée obscure d’avoir déjà vu ce gentilhomme dans une toute autre circonstance que celle de Wiesbaden.

    En effet, ce visage était d’une accentuation de traits inoubliable et la lueur des yeux, au moment du clin des paupières, jetait, sur ce teint, comme l’idée d’une torche intérieure.

    Quelle était cette circonstance ? Je m’efforçais en vain de la nettifier en mon esprit. Céderai-je même à la tentation d’énoncer les confuses notions qu’elle éveillait en moi ?

    C’étaient celles d’un événement pareil à ceux que l’on voit dans les songes.

    Où cela pouvait-il bien s’être passé ? Comment accorder mes souvenirs habituels avec ces intenses idées lointaines de meurtre, de silence profond, de brume, de faces effarées, de flambeaux et de sang, qui surgissaient dans ma conscience, avec une sensation de positivisme insupportable, à la vue de ce personnage ?

    — Ah çà ! balbutiai-je très bas, est-ce que j’ai la berlue, ce soir ?

    Je bus un verre de champagne.

    Les ondes sonores du système nerveux ont de ces vibrations mystérieuses. Elles assourdissent, pour ainsi dire, par la diversité de leurs échos, l’analyse du coup initial qui les a produites. La mémoire distingue le milieu ambiant de la chose, et la chose elle-même se noie dans cette sensation générale, jusqu’à demeurer opiniâtrement indiscernable.

    Il en est de cela comme de ces figures autrefois familières qui, revues à l’improviste, troublent, avec une évocation tumultueuse d’impressions encore ensommeillées, et qu’alors il est impossible de nommer.

    Mais les hautes manières, la réserve enjouée, la dignité bizarre de l’inconnu, — sorte de voiles tendus sur la réalité à coup sûr très sombre de sa nature, — m’induisirent à traiter (pour l’instant, du moins) ce rapprochement comme un fait imaginaire, comme une sorte de perversion visuelle née de la fièvre et de la nuit.

    Je résolus donc de faire bon visage au festin, selon mon devoir et mon plaisir.

    On se levait de table par jeunesse, — et les fusées des éclats de rire vinrent se mêler aux boutades harmonieuses frappées, au hasard, sur le piano, par des doigts légers.

    J’oubliai donc toute préoccupation. Ce furent, bientôt, des scintillements de concetti, des aveux légers, de ces baisers vagues (pareils au bruit de ces feuilles de fleurs que les belles distraites font claquer sur le dessus de leurs mains), — ce furent des feux de sourires et de diamants : la magie des profonds miroirs réfléchissait, silencieusement, à l’infini, en longues files bleuâtres, les lumières, les gestes.

    C*** et moi, nous nous abandonnâmes au rêve à travers la conversation.

    Les objets se transfigurent selon le magnétisme des personnes qui les approchent, toutes choses n’ayant d’autre signification, pour chacun, que celle que chacun peut leur prêter.

    Ainsi, le moderne de ces dorures violentes, de ces meubles lourds et de ces cristaux unis, était racheté par les regards de mon camarade lyrique C*** et par les miens.

    Pour nous, ces candélabres étaient, nécessairement, d’un or vierge, et les ciselures en étaient, certes ! signées par un Quinze-Vingt authentique, orfèvre de naissance. Positivement, ces meubles ne pouvaient émaner que d’un tapissier luthérien devenu fou, sous Louis XIII, par terreurs religieuses. De qui ces cristaux devaient-ils provenir, sinon d’un verrier de Prague, dépravé par quelque amour penthésiléen ? — Ces draperies de Damas n’étaient autres, à coup sûr, que ces pourpres anciennes, enfin retrouvées à Herculanum, dans le coffre aux velaria sacrés des temples d’Asclépios ou de Pallas. La crudité, vraiment singulière, du tissu, s’expliquait, à la rigueur, par l’action corrosive de la terre et de la lave, et, — imperfection précieuse ! — le rendait unique dans l’univers.

    Quant au linge, notre âme conservait un doute sur son origine. Il y avait lieu d’y saluer des échantillons de bures lacustres. Tout au moins ne désespérions-nous pas de retrouver, dans les signes brodés sur la trame, les indices d’une provenance accade ou troglodyte. Peut-être étions-nous en présence des innombrables lés du suaire de Xisouthros, blanchis et débités, au détail, comme toiles de table. — Nous dûmes, toutefois, après examen, nous contenter d’y soupçonner les inscriptions cunéiformes d’un menu rédigé simplement sous Nemrod : nous jouissions déjà de la surprise et de la joie de M. Oppert, lorsqu’il apprendrait cette découverte enfin récente.

    Puis la Nuit jetait ses ombres, ses effets étranges et ses demi-teintes sur les objets, renforçant la bonne volonté de nos convictions et de nos rêves.

    Le café fumait dans les tasses transparentes : C*** consumait doucereusement un havane et s’enveloppait de flocons de fumée blanche, comme un demi-dieu dans un nuage.

    Le baron de H***, les yeux demi-fermés, étendu sur un sofa, l’air un peu banal, un verre de champagne dans sa main pâle qui pendait sur le tapis, paraissait écouter, avec attention, les prestigieuses mesures du duo nocturne (dans le Tristan et Yseult de Wagner), que jouait Susannah en détaillant les modulations incestueuses avec beaucoup de sentiment. Antonie et Clio la Cendrée, enlacées et radieuses, se taisaient, pendant les accords lentement résolus par cette bonne musicienne.

    Moi, charmé jusqu’à l’insomnie, je l’écoutais aussi, auprès du piano.

    Chacune de nos blanches inconstantes avait choisi le velours, ce soir-là.

    La touchante Antonie, aux yeux de violettes, était en noir, sans une dentelle. Mais la ligne de velours de sa robe n’étant pas ourlée, ses épaules et son col, en véritable carrare, tranchaient durement sur l’étoffe.

    Elle portait un mince anneau d’or à son petit doigt et trois bluets de saphirs resplendissaient dans ses cheveux châtains, lesquels tombaient, fort au-dessous de sa taille, en deux nattes calamistrées.

    Au moral, un personnage auguste lui ayant demandé, un soir, si elle était « honnête » ?

    « Oui, Monseigneur, avait répondu Antonie, honnête en France, n’étant plus que le synonyme de poli. »

    Clio la Cendrée, une exquise blonde aux yeux noirs, — la déesse de l’Impertinence ! — (une jeune désenchantée que le prince Solt… avait baptisée, à la russe, en lui versant de la mousse de Rœderer sur les cheveux), — était en robe de velours vert, bien moulée, et une rivière de rubis lui couvrait la poitrine.

    On citait cette jeune créole de vingt ans comme le modèle de toutes les vertus répréhensibles. Elle eût enivré les plus austères philosophes de la Grèce et les plus profonds métaphysiciens de l’Allemagne. Des dandies sans nombre s’en étaient épris jusqu’au coup d’épée, jusqu’à la lettre de change, jusqu’au bouquet de violettes.

    Elle revenait de Bade, ayant laissé quatre ou cinq mille louis sur le tapis, en riant comme une enfant.

    Au moral, une vieille dame germaine et d’ailleurs squalide, pénétrée de ce spectacle, lui avait dit, au Casino :

    — Mademoiselle, prenez garde : il faut manger un peu de pain quelquefois et vous semblez l’oublier.

    — Madame, avait répondu en rougissant la belle Clio, merci du conseil. En retour, apprenez de moi que, pour d’aucunes, le pain ne fut jamais qu’un préjugé.

    Annah, ou plutôt Susannah Jackson, la Circé écossaise, aux cheveux plus noirs que la nuit, aux regards de sarisses, aux petites phrases acidulées, étincelait, indolemment, dans le velours rouge.

    Celle-là, ne la rencontrez pas, jeune étranger ! L’on vous assure qu’elle est pareille aux sables mouvants : elle enlise le système nerveux. Elle distille le désir. Une longue crise maladive, énervante et folle, serait votre partage. Elle compte des deuils divers dans ses souvenirs. Son genre de beauté, dont elle est sûre, enfièvre les simples mortels jusqu’à la frénésie.

    Son corps est comme un sombre lis, quand même virginal ! — Il justifie son nom qui, en vieil hébreu, signifie, je crois, cette fleur.

    Quelque raffiné que vous vous supposiez être (dans un âge peut-être encore tendre, jeune étranger !), si votre mauvaise étoile permet que vous vous trouviez sur le chemin de Susannah Jackson, nous n’aurons qu’à nous figurer un tout jeune homme s’étant exclusivement sustenté d’œufs et de lait pendant vingt ans consécutifs et soumis, tout à coup, sans vains préambules, à un régime exaspérant — (continuel !) — d’épices extramordantes et de condiments dont la saveur ardente et fine lui convulse le goût, le brise et l’affole, pour avoir votre fidèle portrait la quinzaine suivante.

    La savante charmeuse s’est amusée, parfois, à tirer des larmes de désespoir à de vieux lords blasés, car on ne la séduit que par le plaisir. Son projet, d’après quelques phrases, est d’aller s’ensevelir dans un cottage d’un million sur les bords de la Clyde, avec un bel enfant qu’elle s’y distraira, languissamment, à tuer à son aise.

    Au moral, le sculpteur C-B*** la raillait, un jour, sur le terrible petit signe noir qu’elle possède près de l’un des yeux :

    — L’Artiste inconnu qui a taillé votre marbre, lui disait-il, a négligé cette petite pierre.

    — Ne dites pas de mal de la petite pierre, répondit Susannah : c’est celle qui fait tomber.

    C’était la correspondance d’une panthère.

    Chacune de ces femmes nocturnes avait à la ceinture un loup de velours, vert, rouge ou noir, aux doubles faveurs d’acier.

    Quant à moi (s’il est bien nécessaire de parler de ce convive), je portais aussi un masque ; moins apparent, voilà tout.

    Comme au spectacle, en une stalle centrale, on assiste, pour ne pas déranger ses voisins, — par courtoisie, en un mot, — à quelque drame écrit dans un style fatigant et dont le sujet vous déplaît, ainsi je vivais par politesse.

    Ce qui ne m’empêchait point d’arborer joyeusement une fleur à ma boutonnière, en vrai chevalier de l’ordre du Printemps.

    Sur ces entrefaites, Susannah quitta le piano. Je cueillis un bouquet sur la table et vins le lui offrir avec des yeux railleurs.

    — Vous êtes, dis-je, une diva ! — Portez l’une de ces fleurs pour l’amour des amants inconnus.

    Elle choisit un brin d’hortensia qu’elle plaça, non sans amabilité, à son corsage.

    — Je ne lis pas les lettres anonymes ! répondit-elle en posant le reste de mon « sélam » sur le piano.

    La profane et brillante créature joignit ses mains sur l’épaule de l’un d’entre nous — pour retourner à sa place sans doute.

    — Ah ! froide Susannah, lui dit C*** en riant, vous êtes venue, ce semble, au monde, à la seule fin d’y rappeler que la neige brûle.

    C’était là, je pense, un de ces compliments alambiqués, tels que les déclins de soupers en inspirent et qui, s’ils ont un sens bien réel, ont ce sens fin comme un cheveu ! Rien n’est plus près d’une bêtise et, parfois, la différence en est absolument insensible. À ce propos élégiaque, je compris que la mèche des cerveaux menaçait de devenir charbonneuse et qu’il fallait réagir.

    Comme une étincelle suffit, parfois, pour en raviver la lumière, je résolus de la faire jaillir, à tout prix, de notre convive taciturne.

    En ce moment, Joseph entra, nous apportant (bizarrerie !) du punch glacé, car nous avions résolu de nous griser comme des pairs.

    Depuis une minute, je regardais le baron Saturne. Il paraissait impatient, inquiet. Je le vis tirer sa montre, donner un brillant à Antonie et se lever.

    — Par exemple, seigneur des lointaines régions, m’écriai-je, à cheval sur une chaise et entre deux flocons de cigare, — vous ne songez pas à nous quitter avant une heure ? Vous passeriez pour mystérieux, et c’est de mauvais goût, vous le savez !

    — Mille regrets, me répondit-il, mais il s’agit d’un devoir qui ne peut se remettre et qui, désormais, ne souffre plus aucun retard. Veuillez bien recevoir mes actions de grâces pour les instants si agréables que je viens de passer.

    — C’est donc, vraiment, un duel ? demanda, comme inquiète, Antonie.

    — Bah ! m’écriai-je, croyant, effectivement, à quelque vague querelle de masques, — vous vous exagérez, j’en suis sûr, l’importance de cette affaire. Votre homme est sous quelque table. Avant de réaliser le pendant du tableau de Gérôme où vous auriez le rôle du vainqueur, celui d’Arlequin, envoyez le chasseur à votre place, au rendez-vous, savoir si l’on vous attend : en ce cas, vos chevaux sauront bien regagner le temps perdu !

    — Certes ! appuya C***, tranquillement. Courtisez plutôt la belle Susannah qui se meurt à votre sujet ; vous économiserez un rhume, — et vous vous en consolerez en gaspillant un ou deux millions. Contemplez, écoutez et décidez.

    — Messieurs, je vous avouerai que je suis aveugle et sourd le plus souvent que Dieu me le permet ! dit le baron Saturne.

    Et il accentua cette énormité inintelligible de manière à nous plonger dans les conjectures les plus absurdes. Ce fut au point que j’en oubliai l’étincelle en question ! Nous en étions à nous regarder, avec un sourire gêné, les uns les autres, ne sachant que penser de cette « plaisanterie », lorsque, soudain, je ne pus me défendre de jeter une exclamation : je venais de me rappeler où j’avais vu cet homme pour la première fois !

    Et il me sembla, brusquement, que les cristaux, les figures, les draperies, que le festin de la nuit s’éclairaient d’une mauvaise lueur, d’une rouge lueur sortie de notre convive, pareille à certains effets de théâtre.

    Je me passai la main sur le front pendant un instant de silence, puis je m’approchai de l’étranger :

    — Monsieur, chuchotai-je à son oreille, pardonnez si je fais erreur… mais — il me semble avoir eu le plaisir de vous rencontrer, il y a cinq ou six ans, dans une grande ville du midi, — à Lyon, je suppose ? — vers quatre heures du matin, sur une place publique.

    Saturne leva lentement la tête et, me considérant avec attention :

    — Ah ! dit-il, c’est possible.

    — Oui ! continuai-je en le regardant fixement aussi. — Attendez donc ! Il y avait même, sur cette place, un objet des plus mélancoliques, au spectacle duquel je m’étais laissé entraîner par deux étudiants de mes amis — et que je me promis bien de ne jamais revoir.

    — Vraiment ! dit M. Saturne. Et quel était cet objet, s’il n’y a pas indiscrétion ?

    — Ma foi, quelque chose comme l’échafaud, une guillotine, monsieur ! si j’ai bonne mémoire. — Oui, c’était la guillotine. — Maintenant, j’en suis sûr !

    Ces quelques paroles s’étaient échangées très bas, oh ! tout à fait bas, entre ce monsieur et moi. — C*** et les dames causaient, dans l’ombre, à quelques pas de nous, près du piano.

    — C’est cela ! je me souviens, ajoutai-je en élevant la voix. Hein ? qu’en pensez-vous, monsieur ?… Voilà, voilà, je l’espère, de la mémoire ? — Quoique vous ayez passé très vite devant moi, votre voiture, un instant retardée par la mienne, m’a laissé vous entrevoir aux lueurs des torches. La circonstance incrusta votre visage dans mon esprit. Il avait, alors, justement l’expression que je remarque sur vos traits à présent.

    — Ah ! ah ! — répondit M. Saturne, c’est vrai ! Ce doit être, ma foi, de la plus surprenante exactitude, je l’avoue !

    Le rire strident de ce monsieur me donna l’idée d’une paire de ciseaux miraudant les cheveux.

    — Un détail, entre autres, continuai-je, me frappa. Je vous vis, de loin, descendre vers l’endroit où était dressée la machine… et, — à moins que je ne sois trompé par une ressemblance ?…

    — Vous ne vous êtes pas trompé, cher monsieur, c’était bien moi, répondit-il.

    À cette parole, je sentis que la conversation était devenue glaciale et que, par conséquent, je manquais, peut-être, de la stricte politesse qu’un bourreau de si étrange acabit était en droit d’exiger de nous. Je cherchais donc une banalité pour changer le cours des pensées qui nous enveloppaient tous les deux, lorsque la belle Antonie se détourna du piano, en disant avec un air de nonchalance :

    — À propos, mesdames et messieurs, vous savez qu’il y a, ce matin, une exécution ?

    — Ah !… m’écriai-je, remué d’une manière insolite par ces quelques mots.

    — C’est ce pauvre docteur de la P***, continua tristement Antonie ; il m’avait soignée autrefois. Pour ma part, je ne le blâme que de s’être défendu devant les juges ; je lui croyais plus d’estomac. Lorsque le sort est fixé d’avance, on doit rire, tout au plus, il me semble, au nez de ces robins. M. de la P*** s’est oublié.

    — Quoi ! c’est aujourd’hui ? définitivement ? demandai-je en m’efforçant de prendre une voix indifférente.

    — À six heures, l’heure fatale, messieurs et mesdames !… répondit Antonie. — Ossian, le bel avocat, la coqueluche du faubourg Saint-Germain, est venu me l’annoncer, pour me faire sa cour à sa manière, hier au soir. Je l’avais oublié. Il paraît même qu’on a fait venir un étranger (!) pour aider M. de Paris, vu la solennité du procès et la distinction du coupable.

    Sans remarquer l’absurdité de ces derniers mots, je me tournai vers M. Saturne. Il se tenait debout devant la porte, enveloppé d’un grand manteau noir, le chapeau à la main, l’air officiel.

    Le punch me troublait un peu la cervelle ! Pour tout dire, j’avais des idées belliqueuses. Craignant d’avoir commis en l’invitant ce qui s’appelle, je crois, une « gaffe » en style de Paris, la figure de cet intrus (quel qu’il fût) me devenait insupportable et je contenais, à grand’peine, mon désir de le lui faire savoir.

    — Monsieur le baron, lui dis-je en souriant, d’après vos sous-entendus singuliers, nous serions presque en droit de vous demander si ce n’est pas, un peu, comme la Loi « que vous êtes sourd et aveugle aussi souvent que Dieu vous le permet » ?

    Il s’approcha de moi, se pencha d’un air plaisant et me répondit à voix basse : « Mais taisez-vous donc, il y a des dames ! »

    Il salua circulairement et sortit, me laissant muet, un peu frémissant et ne pouvant en croire mes oreilles.

    Lecteur, un mot, ici. — Lorsque Stendhal voulait écrire une histoire d’amour un peu sentimentale, il avait coutume, on le sait, de relire, d’abord, une demi-douzaine de pages du Code pénal, pour, — disait-il, — se donner le ton. Pour moi, m’étant mis en tête d’écrire certaines histoires, j’avais trouvé plus pratique, après mûre réflexion, de fréquenter, tout bonnement, le soir, l’un des cafés du passage de Choiseul où feu M. X***, l’ancien exécuteur des hautes-œuvres de Paris, venait, presque quotidiennement, faire sa petite partie d’impériale, incognito. C’était, me semblait-il, un homme aussi bien élevé que tel autre ; il parlait d’une voix fort basse, mais très distincte, avec un bénin sourire. Je m’asseyais à une table voisine et il me divertissait quelque peu lorsqu’emporté par le démon du jeu, il s’écriait brusquement : « — Je coupe ! » sans y entendre malice. Ce fut là, je m’en souviens, que j’écrivis mes plus poétiques inspirations, pour me servir d’une expression bourgeoise. — J’étais donc à l’épreuve de cette grosse sensation d’horreur convenue que causent aux passants ces messieurs de la robe courte.

    Il était donc étrange que je me sentisse, en ce moment, sous l’impression d’un saisissement aussi intense, parce que notre convive de hasard venait de se déclarer l’un d’entre eux.

    C*** qui, pendant les derniers mots, nous avait rejoints, me frappa légèrement sur l’épaule.

    — Perds-tu la tête ? me demanda-t-il.

    — Il aura fait quelque gros héritage et n’exerce plus qu’en attendant un successeur !… murmurai-je, très énervé par les fumées du punch.

    — Bon ! dit C***, ne vas-tu pas supposer qu’il est, réellement, attaché à la cérémonie en question ?

    — Tu as donc saisi le sens de notre petite causerie, mon cher ! lui dis-je tout bas : courte mais instructive ! Ce monsieur est un simple exécuteur ! — Belge, probablement. — C’est l’exotique dont parlait Antonie tout à l’heure. Sans sa présence d’esprit, j’eusse essuyé une déconvenue en ce qu’il eût effrayé ces jeunes personnes.

    — Allons donc ! s’écria C*** : un exécuteur en équipage de trente mille francs ? qui donne des diamants à sa voisine ? qui soupe à la Maison-Dorée la veille de prodiguer ses soins à un client ? Depuis ton café de Choiseul, tu vois des bourreaux partout. Bois un verre de punch ! Ton M. Saturne est un assez mauvais plaisant, tu sais ?

    À ces mots, il me sembla que la logique, oui, que la froide raison, était du côté de ce cher poète. — Fort contrarié, je pris à la hâte mes gants et mon chapeau et me dirigeai très vite sur le seuil, en murmurant :

    — Bien.

    — Tu as raison, dit C***.

    — Ce lourd sarcasme a duré très longtemps, ajoutai-je en ouvrant la porte du salon. Si j’atteins ce mystificateur funèbre, je jure que…

    — Un instant : jouons à qui passera le premier, dit C***.

    J’allais répondre le nécessaire et disparaître lorsque, derrière mon épaule, une voix allègre et bien connue s’écria sous la tenture soulevée :

    — Inutile ! Restez, mon cher ami.

    En effet, notre illustre ami, le petit docteur Florian Les Eglisottes, était entré pendant nos dernières paroles : il était devant moi, tout sautillant, dans son witchoûra couvert de neige.

    — Mon cher docteur, lui dis-je, dans l’instant je suis à vous, mais…

    Il me retint :

    — Lorsque je vous aurai conté l’histoire de l’homme qui sortait de ce salon quand je suis arrivé, continua-t-il, je parie que vous ne vous soucierez plus de lui demander compte de ses saillies ! — D’ailleurs, il est trop tard : sa voiture l’a emporté loin d’ici déjà.

    Il prononça ces mots sur un ton si étrange qu’il m’arrêta définitivement.

    — Voyons l’histoire, docteur, dis-je en me rasseyant, après un moment. — Mais, songez-y, Les Eglisottes : vous répondez de mon inaction et la prenez sous votre bonnet.

    Le prince de la Science posa dans un coin sa canne à pomme d’or, effleura, galamment, du bout des lèvres, les doigts de nos trois belles interdites, se versa un peu de madère et, au milieu du silence fantastique dû à l’incident — et à son entrée personnelle, — commença en ces termes :

    — Je comprends toute l’aventure de ce soir. Je me sens au fait de tout ce qui vient de se passer comme si j’avais été des vôtres !… Ce qui vous est arrivé, sans être précisément alarmant, est, néanmoins, une chose qui aurait pu le devenir.

    — Hein ? dit C***.

    — Ce monsieur est bien, en effet, le baron de H***, il est d’une haute famille d’Allemagne ; il est riche à millions ; mais…

    Le docteur nous regarda :

    — Mais le prodigieux cas d’aliénation mentale dont il est frappé, ayant été constaté par les Facultés médicales de Munich et de Berlin, présente la plus extraordinaire et la plus incurable de toutes les monomanies enregistrées jusqu’à ce jour ! acheva le docteur du même ton que s’il se fût trouvé à son cours de physiologie comparée.

    — Un fou ! — Qu’est-ce à dire, Florian, que signifie cela ? — murmura C*** en allant pousser le verrou léger de la serrure.

    Ces dames, elles-mêmes, avaient changé de sourire à cette révélation.

    Quant à moi, je croyais, positivement, rêver depuis quelques minutes.

    — Un fou !… s’écria Antonie ; mais, on renferme ces personnes, il me semble ?

    — Je croyais avoir fait observer que notre gentilhomme était plusieurs fois millionnaire, répliqua fort gravement Les Eglisottes. C’est donc lui qui fait enfermer les autres, ne vous en déplaise.

    — Et quel est son genre de manie ? demanda Susannah. Je le trouve très gentil, moi, ce monsieur, je vous en préviens !

    — Vous ne serez peut-être pas de cet avis tout à l’heure, madame ! continua le docteur en allumant une cigarette.

    Le petit jour livide teintait les vitres, les bougies jaunissaient, le feu s’éteignait ; ce que nous entendions nous donnait la sensation d’un cauchemar. Le docteur n’était pas de ceux auxquels la mystification est familière : ce qu’il disait devait être aussi froidement réel que la machine dressée là-bas sur la place.

    — Il paraîtrait, continua-t-il entre deux gorgées de madère, qu’aussitôt sa majorité, ce jeune homme taciturne s’embarqua pour les Indes orientales ; il voyagea beaucoup dans les contrées de l’Asie. Là commence le mystère épais qui cache l’origine de son accident. Il assista, pendant certaines révoltes, dans l’extrême Orient, à ces supplices rigoureux que les lois en vigueur dans ces parages infligent aux rebelles et aux coupables. Il y assista, d’abord, sans doute, par une simple curiosité de voyageur. Mais, à la vue de ces supplices, il paraîtrait que les instincts d’une cruauté, qui dépasse les capacités de conception connues, s’émurent en lui, troublèrent son cerveau, empoisonnèrent son sang et finalement le rendirent l’être singulier qu’il est devenu. Figurez-vous qu’à force d’or, le baron de H*** pénétra dans les vieilles prisons des villes principales de la Perse, de l’Indo-Chine et du Thibet et qu’il obtint, plusieurs fois, des gouverneurs, d’exercer les horribles fonctions de justicier, aux lieu et place des exécuteurs orientaux. — Vous connaissez l’épisode des quarante livres pesant d’yeux crevés qui furent apportés, sur deux plats d’or, au shah Nasser-Eddin, le jour où il fit son entrée solennelle dans une ville révoltée ? Le baron, vêtu en homme du pays, fut l’un des plus ardents zélateurs de toute cette atrocité. L’exécution des deux chefs de la sédition fut d’une plus stricte horreur. Ils furent condamnés d’abord — à se voir arracher toutes les dents par des tenailles, puis à l’enfoncement de ces mêmes dents en leurs crânes, rasés à cet effet, — et ceci de manière à y former les initiales persanes du nom glorieux du successeur de Feth-Ali-shah. — Ce fut encore notre amateur qui, moyennant un lac de roupies, obtint de les exécuter lui-même et avec la gaucherie compassée qui le distingue. — (Simple question : quel est le plus insensé de celui qui ordonne de tels supplices ou de celui qui les exécute ? — Vous êtes révoltés ? Bah ! Si le premier de ces deux hommes daignait venir à Paris, nous serions trop honorés de lui tirer des feux d’artifice et d’ordonner aux drapeaux de nos armées de s’incliner sur son passage, — le tout, fût-ce au nom des « immortels principes de 89. » Donc, passons). — S’il faut en croire les rapports des capitaines Hobbs et Egginson, les raffinements que sa monomanie croissante lui suggéra, dans ces occasions, ont surpassé, de toute la hauteur de l’Absurde, celles des Tibère et des Héliogabale, — et toutes celles qui sont mentionnées dans les fastes humains. Car, ajouta le docteur, un fou ne saurait être égalé en perfection sur le point où il déraisonne.

    Le docteur Les Eglisottes s’arrêta et nous regarda, tour à tour, d’un air goguenard.

    À force d’attention, nous avions laissé nos cigares s’éteindre pendant ce discours.

    — Une fois de retour en Europe, continua le docteur, — le baron de H***, blasé jusqu’à faire espérer sa guérison, fut bientôt ressaisi par sa fièvre chaude. Il n’avait qu’un rêve, un seul, — plus morbide, plus glacé que toutes les abjectes imaginations du marquis de Sade : — c’était, tout bonnement, de se faire délivrer le brevet d’Exécuteur des hautes-œuvres général de toutes les capitales de l’Europe. Il prétendait que les bonnes traditions et que l’habileté périclitaient dans cette branche artistique de la civilisation ; qu’il y avait, comme on dit, péril en la demeure, et, fort des services qu’il avait rendus en Orient (écrivait-il dans les placets qu’il a souvent envoyés), il espérait (si les souverains daignaient l’honorer de leur confiance) arracher aux prévaricateurs les hurlements les plus modulés que jamais oreilles de magistrat aient entendus sous la voûte d’un cachot. — (Tenez ! quand on parle de Louis XVI devant lui, son œil s’allume et reflète une haine d’outre-tombe extraordinaire : Louis XVI est, en effet, le souverain qui a cru devoir abolir la question préalable, et ce monarque est le seul homme que M. de H*** ait probablement jamais haï.)

    » Il échoua toujours, dans ces placets, comme bien vous le pensez, et c’est grâce aux démarches de ses héritiers qu’on ne l’a pas enfermé selon ses mérites. En effet, des clauses du testament de son père, feu le baron de H***, forcent la famille à éviter sa mort civile à cause des énormes préjudices d’argent que cette mort entraînerait pour les proches de ce personnage. Il voyage donc, en liberté. Il est au mieux avec tous ces messieurs de la Justice-capitale. Sa première visite est pour eux, dans toutes les villes où il passe. Il leur a souvent offert des sommes très fortes pour le laisser opérer à leur place, — et je crois, entre nous (ajouta le docteur en clignant de l’œil), qu’en Europe, — il en a débauché quelques-uns.

    » À part ces équipées, on peut dire que sa folie est inoffensive, puisqu’elle ne s’exerce que sur des personnes désignées par la Loi. — En dehors de son aliénation mentale, le baron de H*** a la renommée d’un homme de mœurs paisibles et, même, engageantes. De temps à autre, sa mansuétude ambiguë donne, peut-être, froid dans le dos, comme on dit, à ceux de ses intimes qui sont au courant de sa terrible turlutaine, mais c’est tout.

    » Néanmoins, il parle souvent de l’Orient avec quelque regret et doit incessamment y retourner. La privation du diplôme de Tortionnaire-en-chef du globe l’a plongé dans une mélancolie noire. Figurez-vous les rêveries de Torquemada ou d’Arbuez, des ducs d’Albe ou d’York. Sa monomanie s’empire de jour en jour. Aussi, toutes les fois qu’il se présente une exécution, en est-il averti par des émissaires secrets — avant les gentilshommes de la hache eux-mêmes ! Il court, il vole, il dévore la distance, sa place est réservée au pied de la machine. Il y est, en ce moment où je vous parle : il ne dormirait pas tranquille s’il n’avait pas obtenu le dernier regard du condamné.

    » Voilà, messieurs et mesdames, le gentleman avec lequel vous avez eu l’heur de frayer cette nuit. J’ajouterai que, sorti de sa démence et dans ses rapports avec la société, c’est un homme du monde vraiment irréprochable et le causeur le plus entraînant, le plus enjoué, le plus…

    — Assez, docteur ! — par grâce ! s’écrièrent Antonie et Clio la Cendrée, que le badinage strident et sardonique de Florian avait impressionnées extraordinairement.

    — Mais c’est le sigisbée de la Guillotine ! murmura Susannah : c’est le dilettante de la Torture !

    — Vraiment, si je ne vous connaissais pas, docteur… balbutia C***.

    — Vous ne croiriez pas ? interrompit Les Eglisottes. Je ne l’ai pas cru, moi-même, pendant longtemps ; mais, si vous voulez, nous allons aller là-bas. J’ai justement ma carte ; nous pourrons parvenir jusqu’à lui, malgré la haie de cavalerie. Je ne vous demanderai que d’observer son visage, voilà tout, pendant l’accomplissement de la sentence. Après quoi, vous ne douterez plus.

    — Grand merci de l’invitation ! s’écria C*** ; je préfère vous croire, malgré l’absurdité vraiment mystérieuse du fait.

    — Ah ! c’est un type que votre baron !… continua le docteur en attaquant un buisson d’écrevisses resté vierge miraculeusement.

    Puis, nous voyant tous devenus moroses :

    — Il ne faut pas vous étonner ni vous affecter outre mesure de mes confidences à ce sujet ! dit-il. Ce qui constitue la hideur de la chose, c’est la particularité de la monomanie. Quant au reste, un fol est un fol, rien de plus. Lisez les aliénistes : vous y relèverez des cas d’une étrangeté presque aussi surprenante ; et ceux qui en sont atteints, je vous jure que nous les coudoyons en plein midi, à chaque instant, sans en rien soupçonner.

    — Mes chers amis, conclut C*** après un moment de saisissement général, je n’éprouverais pas, je l’avoue, d’éloignement bien précis à choquer mon verre contre celui que me tendrait un bras séculier, comme on disait au temps où les bras des exécuteurs pouvaient être religieux. Je n’en chercherais pas l’occasion, mais si elle s’offrait à moi, je vous dirais, sans trop déclamer (et Les Eglisottes, surtout, me comprendra), que l’aspect ou même la compagnie de ceux qui exercent les fonctions capitales ne saurait m’impressionner en aucune façon. Je n’ai jamais très bien compris les effets des mélodrames à ce sujet.

    » Mais la vue d’un homme tombé en démence, parce qu’il ne peut remplir légalement cet office, ah ! ceci, par exemple, me cause quelque impression. Et je n’hésite pas à le déclarer : s’il est, parmi l’Humanité, des âmes échappées d’un Enfer, notre convive de ce soir est une des pires que l’on puisse rencontrer. Vous aurez beau l’appeler fol, cela n’explique pas sa nature originelle. Un bourreau réel me serait indifférent ; notre affreux maniaque me fait frissonner d’un frisson indéfinissable !

    Le silence qui accueillit les paroles de C*** fut solennel comme si la Mort eût laissé voir, brusquement, sa tête chauve entre les candélabres.

    — Je me sens un peu indisposée, dit Clio la Cendrée d’une voix que la surexcitation nerveuse et le froid de l’aurore intervenue entrecoupaient. Ne me laissez point toute seule. Venez à la villa. Tâchons d’oublier cette aventure, messieurs et amis ; venez : il y a des bains, des chevaux et des chambres pour dormir. (Elle savait à peine ce qu’elle disait.) C’est au milieu du Bois, nous y serons dans vingt minutes. Comprenez-moi, je vous en prie. L’idée de ce monsieur me rend presque malade, et, si j’étais seule, j’aurais quelque inquiétude de le voir entrer tout à coup, une lampe à la main, éclairant son fade sourire qui fait peur.

    — Voilà, certes, une nuit énigmatique ! dit Susannah Jackson.

    Les Eglisottes s’essuyait les lèvres d’un air satisfait, ayant terminé son buisson.

    Nous sonnâmes : Joseph parut. Pendant que nous en finissions avec lui, l’Écossaise, en se touchant les joues d’une petite houppe de cygne, murmura, tranquillement, auprès d’Antonie :

    — N’as-tu rien à dire à Joseph, petite Yseult ?

    — Si fait, répondit la jolie et toute pâle créature, et tu m’as devinée, folle !

    Puis, se tournant vers l’intendant :

    — Joseph, continua-t-elle, prenez cette bague : le rubis en est un peu foncé pour moi. — N’est-ce pas, Suzanne ? Tous ces brillants ont l’air de pleurer autour de cette goutte de sang. — Vous la ferez vendre aujourd’hui et vous en remettrez le montant aux mendiants qui passent devant la maison.

    Joseph prit la bague, s’inclina de ce salut somnambulique dont il eut seul le secret et sortit pour faire avancer les voitures pendant que ces dames achevaient de rajuster leurs toilettes, s’enveloppaient de leurs longs dominos de satin noir et remettaient leurs masques.

    Six heures sonnèrent.

    — Un instant, dis-je en étendant le doigt vers la pendule : voici une heure qui nous rend tous un peu complices de la folie de cet homme. Donc, ayons plus d’indulgence pour elle. Ne sommes-nous pas, en ce moment même, implicitement, d’une barbarie à peu près aussi morne que la sienne ?

    À ces mots, l’on resta debout, en grand silence.

    Susannah me regarda sous son masque : j’eus la sensation d’une lueur d’acier. Elle détourna la tête et entr’ouvrit une fenêtre, très vite.

    L’heure sonnait, au loin, à tous les clochers de Paris.

    Au sixième coup, tout le monde tressaillit profondément, — et je regardai, pensif, la tête d’un démon de cuivre, aux traits crispés, qui soutenait, dans une patère, les flots sanglants des rideaux rouges.




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