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    Auguste de Villiers de L’Isle-Adam

    Duke of Portland

    À Monsieur Henry La Luberne.

    Gentlemen, you are welcome to Elsinore.
    Shakespeare, Hamlet.

    Attends-moi là : je ne manquerai pas, certes, de te rejoindre dans ce creux vallon.
    L’évêque Hall.


    Sur la fin de ces dernières années, à son retour du Levant, Richard, duc de Portland, le jeune lord jadis célèbre dans toute l’Angleterre pour ses fêtes de nuit, ses victorieux pur-sang, sa science de boxeur, ses chasses au renard, ses châteaux, sa fabuleuse fortune, ses aventureux voyages et ses amours, — avait disparu brusquement.

    Une seule fois, un soir, on avait vu son séculaire carrosse doré traverser, stores baissés, au triple galop et entouré de cavaliers portant des flambeaux, Hyde-Park.

    Puis, — réclusion aussi soudaine qu’étrange, — le duc s’était retiré dans son familial manoir ; il s’était fait l’habitant solitaire de ce massif manoir à créneaux, construit en de vieux âges, au milieu de sombres jardins et de pelouses boisées, sur le cap de Portland.

    Là, pour tout voisinage, un feu rouge, qui éclaire à toute heure, à travers la brume, les lourds steamers tanguant au large et entrecroisant leurs lignes de fumée sur l’horizon.

    Une sorte de sentier, en pente vers la mer, une sinueuse allée, creusée entre des étendues de roches et bordée, tout au long, de pins sauvages, ouvre, en bas, ses lourdes grilles dorées sur le sable même de la plage, immergé aux heures du reflux.

    Sous le règne de Henri VI, des légendes se dégagèrent de ce château-fort, dont l’intérieur, au jour des vitraux, resplendit de richesses féodales.

    Sur la plate-forme qui en relie les sept tours veillent encore, entre chaque embrasure, ici, un groupe d’archers, là, quelque chevalier de pierre, sculptés, au temps des croisades, dans des attitudes de combat1.

    La nuit, ces statues, — dont les figures, maintenant effacées par les lourdes pluies d’orage et les frimas de plusieurs centaines d’hivers, sont d’expressions maintes fois changées par les retouches de la foudre, — offrent un aspect vague qui se prête aux plus superstitieuses visions. Et, lorsque, soulevés en masses multiformes par une tempête, les flots se ruent, dans l’obscurité, contre le promontoire de Portland, l’imagination du passant perdu qui se hâte sur les grèves, — aidée, surtout, des flammes versées par la lune à ces ombres granitiques, — peut songer, en face de ce castel, à quelque éternel assaut soutenu par une héroïque garnison d’hommes d’armes fantômes contre une légion de mauvais esprits.

    Que signifiait cet isolement de l’insoucieux seigneur anglais ? Subissait-il quelque attaque de spleen ? — Lui, ce cœur si natalement joyeux ! Impossible !… — Quelque mystique influence apportée de son voyage en Orient ? — Peut-être. — L’on s’était inquiété, à la cour, de cette disparition. Un message de Westminster avait été adressé, par la Reine, au lord invisible.


    Accoudée auprès d’un candélabre, la reine Victoria s’était attardée, ce soir-là, en audience extraordinaire. À côté d’elle, sur un tabouret d’ivoire, était assise une jeune liseuse, miss Héléna H***.

    Une réponse, scellée de noir, arriva de la part de lord Portland.

    L’enfant, ayant ouvert le pli ducal, parcourut de ses yeux bleus, souriantes lueurs du ciel, le peu de lignes qu’il contenait. Tout à coup, sans une parole, elle le présenta, paupières fermées, à Sa Majesté.

    La reine lut donc, elle-même, en silence.

    Aux premiers mots, son visage, d’habitude impassible, parut s’empreindre d’un grand étonnement triste. Elle tressaillit même : puis, muette, approcha le papier des bougies allumées. — Laissant tomber ensuite, sur les dalles, la lettre qui se consumait :

    — Mylords, dit-elle à ceux des pairs qui se trouvaient présents à quelques pas, vous ne reverrez plus notre cher duc de Portland. Il ne doit plus siéger au Parlement. Nous l’en dispensons, par un privilège nécessaire. Que son secret soit gardé ! Ne vous inquiétez plus de sa personne et que nul de ses hôtes ne cherche jamais à lui adresser la parole.

    Puis congédiant, d’un geste, le vieux courrier du château :

    — Vous direz au duc de Portland ce que vous venez de voir et d’entendre, ajouta-t-elle après un coup d’œil sur les cendres noires de la lettre.

    Sur ces paroles mystérieuses, Sa Majesté s’était levée pour se retirer en ses appartements. Toutefois, à la vue de sa liseuse demeurée immobile et comme endormie, la joue appuyée sur son jeune bras blanc posé sur les moires pourpres de la table, la reine, surprise encore, murmura doucement :

    — On me suit, Héléna ?

    La jeune fille persistant dans son attitude, on s’empressa auprès d’elle.

    Sans qu’aucune pâleur eût décelé son émotion, — un lys, comment pâlir ? — elle s’était évanouie.


    Une année après les paroles prononcées par Sa Majesté, — pendant une orageuse nuit d’automne, les navires de passage à quelques lieues du cap de Portland virent le manoir illuminé.

    Oh ! ce n’était pas la première des fêtes nocturnes offertes, à chaque saison, par le lord absent !

    Et l’on en parlait, car leur sombre excentricité touchait au fantastique, le duc n’y assistant pas.

    Ce n’était pas dans les appartements du château que ces fêtes étaient données. Personne n’y entrait plus ; lord Richard, qui habitait, solitairement, le donjon même, paraissait les avoir oubliés.

    Dès son retour, il avait fait recouvrir, par d’immenses glaces de Venise, les murailles et les voûtes des vastes souterrains de cette demeure. Le sol en était maintenant dallé de marbres et d’éclatantes mosaïques. — Des tentures de haute lice, entr’ouvertes sur des torsades, séparaient, seules, une enfilade de salles merveilleuses où, sous d’étincelants balustres d’or tout en lumières, apparaissait une installation de meubles orientaux, brodés d’arabesques précieuses, au milieu de floraisons tropicales, de jets d’eau de senteur en des vasques de porphyre et de belles statues.

    Là, sur une amicale invitation du châtelain de Portland, « au regret d’être absent, toujours, » se rassemblait une foule brillante, toute l’élite de la jeune aristocratie de l’Angleterre, des plus séduisantes artistes ou des plus belles insoucieuses de la gentry.

    Lord Richard était représenté par l’un de ses amis d’autrefois. Et il se commençait alors une nuit princièrement libre.

    Seul, à la place d’honneur du festin, le fauteuil du jeune lord restait vide et l’écusson ducal qui en surmontait le dossier demeurait toujours voilé d’un long crêpe de deuil.

    Les regards, bientôt enjoués par l’ivresse ou le plaisir, s’en détournaient volontiers vers des présences plus charmantes.

    Ainsi, à minuit, s’étouffaient, sous terre, à Portland, dans les voluptueuses salles, au milieu des capiteux aromes des exotiques fleurs, les éclats de rire, les baisers, le bruit des coupes, des chants enivrés et des musiques !


    Mais, si l’un des convives, à cette heure-là, se fût levé de table et, pour respirer l’air de mer, se fût aventuré au dehors, dans l’obscurité, sur les grèves, à travers les rafales des désolés vents du large, il eût aperçu, peut-être, un spectacle capable de troubler sa bonne humeur, au moins pour le reste de la nuit.

    Souvent, en effet, vers cette heure-là même, dans les détours de l’allée qui descendait vers l’Océan, un gentleman, enveloppé d’un manteau, le visage recouvert d’un masque d’étoffe noire auquel était adaptée une capuce circulaire qui cachait toute la tête, s’acheminait, la lueur d’un cigare à la main longuement gantée, vers la plage. Comme par une fantasmagorie d’un goût suranné, deux serviteurs aux cheveux blancs le précédaient ; deux autres le suivaient, à quelques pas, élevant de fumeuses torches rouges.

    Au-devant d’eux marchait un enfant, aussi en livrée de deuil, et ce page agitait, une fois par minute, le court battement d’une cloche pour avertir au loin que l’on s’écartât sur le passage du promeneur. Et l’aspect de cette petite troupe laissait une impression aussi glaçante que le cortège d’un condamné.

    Devant cet homme s’ouvrait la grille du rivage ; l’escorte le laissait seul et il s’avançait alors au bord des flots. Là, comme perdu en un pensif désespoir et s’enivrant de la désolation de l’espace, il demeurait taciturne, pareil aux spectres de pierre de la plate-forme, sous le vent, la pluie et les éclairs, devant le mugissement de l’Océan. Après une heure de cette songerie, le morne personnage, toujours accompagné des lumières et précédé du glas de la cloche, reprenait, vers le donjon, le sentier d’où il était descendu. Et souvent, chancelant en chemin, il s’accrochait aux aspérités des roches.


    Le matin qui avait précédé cette fête d’automne, la jeune lectrice de la reine, toujours en grand deuil depuis le premier message, était en prières dans l’oratoire de Sa Majesté, lorsqu’un billet, écrit par l’un des secrétaires du duc, lui fut remis.

    Il ne contenait que ces deux mots, qu’elle lut avec un frémissement : « Ce soir. »

    C’est pourquoi, vers minuit, l’une des embarcations royales avait touché à Portland. Une juvénile forme féminine, en mante sombre, en était descendue, seule. La vision, après s’être orientée sur la plage crépusculaire, s’était hâtée, en courant vers les torches, du côté du tintement apporté par le vent.

    Sur le sable, accoudé à une pierre et, de temps à autre, agité d’un tressaut mortel, l’homme au masque mystérieux était étendu dans son manteau.

    — Ô malheureux ! s’écria dans un sanglot et en se cachant la face, la jeune apparition lorsqu’elle arriva, tête nue, à côté de lui.

    — Adieu ! adieu ! répondit-il.

    On entendait, au loin, des chants et des rires, venus des souterrains de la féodale demeure dont l’illumination ondulait, reflétée, sur les flots.

    — Tu es libre !… ajouta-t-il, en laissant retomber sa tête sur la pierre.

    — Tu es délivré ! répondit la blanche advenue en élevant une petite croix d’or vers les cieux remplis d’étoiles, devant le regard de celui qui ne parlait plus.

    Après un grand silence et, comme elle demeurait ainsi devant lui, les yeux fermés et immobile, en cette attitude :

    — Au revoir, Héléna ! murmura celui-ci dans un profond soupir.

    Lorsque après une heure d’attente les serviteurs se rapprochèrent, ils aperçurent la jeune fille à genoux sur le sable et priant auprès de leur maître.

    — Le duc de Portland est mort, dit-elle.

    Et, s’appuyant à l’épaule de l’un de ces vieillards, elle regarda l’embarcation qui l’avait amenée.

    Trois jours après, on pouvait lire cette nouvelle dans le Journal de la Cour :

    « — Miss Héléna H***, la fiancée du duc de Portland, convertie à la religion orthodoxe, a pris hier le voile aux carmélites de L***. »


    Quel était donc le secret dont le puissant lord venait de mourir ?


    Un jour dans ses lointains voyages en Orient, s’étant éloigné de sa caravane aux environs d’Antioche, le jeune duc, en causant avec les guides du pays, entendit parler d’un mendiant dont on s’écartait avec horreur et qui vivait, seul, au milieu des ruines.

    L’idée le prit de visiter cet homme, car nul n’échappe à son destin.

    Or, ce Lazare funèbre était ici-bas le dernier dépositaire de la grande lèpre antique, de la Lèpre-sèche et sans remède, du mal inexorable dont un Dieu seul pouvait ressusciter, jadis, les Jobs de la légende.

    Seul, donc, Portland, malgré les prières de ses guides éperdus, osa braver la contagion dans l’espèce de caverne où râlait ce paria de l’Humanité.

    Là, même, par une forfanterie de grand gentilhomme, intrépide jusqu’à la folie, en donnant une poignée de pièces d’or à cet agonisant misérable, le pâle seigneur avait tenu à lui serrer la main.

    À l’instant même un nuage était passé sur ses yeux. Le soir, se sentant perdu, il avait quitté la ville et l’intérieur des terres et, dès les premières atteintes, avait regagné la mer pour venir tenter une guérison dans son manoir, ou y mourir.

    Mais, devant les ravages ardents qui se déclarèrent durant la traversée, le duc vit bien qu’il ne pouvait conserver d’autre espoir qu’en une prompte mort.

    C’en était fait ! Adieu, jeunesse, éclat du vieux nom, fiancée aimante, postérité de la race ! — Adieu, forces, joies, fortune incalculable, beauté, avenir ! Toute espérance s’était engouffrée dans le creux de la poignée de main terrible. Le lord avait hérité du mendiant. Une seconde de bravade — un mouvement trop noble, plutôt ! — avait emporté cette existence lumineuse dans le secret d’une mort désespérée…

    Ainsi périt le duc Richard de Portland, le dernier lépreux du monde.

    Notes

    1. Le château de Nothumberland répond beaucoup mieux à cette description que celui de Portland. — Est-il nécessaire d’ajouter que, si le fond et la plupart des détails de cette histoire sont authentiques, l’auteur a dû modifier un peu le personnage même du duc de Portland, — puisqu’il écrit cette histoire telle qu’elle aurait dû se passer ?




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