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Auguste de Villiers de L’Isle-Adam
La Machine à gloire
S. G. D. G.
À Monsieur Stéphane Mallarmé.
« Sic itur ad astra !…
Quels chuchotements de toutes parts !… Quelle animation, mêlée d’une sorte de contrainte, sur les visages ! — De quoi s’agit-il ?
— Il s’agit… ah ! d’une nouvelle sans pareille dans les annales récentes de l’Humanité.
Il s’agit de la prodigieuse invention du baron Bottom, de l’ingénieur Bathybius Bottom !
La Postérité se signera devant ce nom (déjà illustre de l’autre côté des mers), comme au nom du docteur Grave et de quelques autres inventeurs, véritables apôtres de l’Utile. Qu’on juge si nous exagérons le tribut d’admiration, de stupeur et de gratitude qui lui est dû ! Le rendement de sa machine, c’est la Gloire ! Elle produit de la gloire comme un rosier des roses ! — L’appareil de l’éminent physicien fabrique la Gloire.
Elle en fournit. Elle en fait naître, d’une façon organique et inévitable. Elle vous en couvre ! n’en voulût-on pas avoir : l’on veut s’enfuir, et cela vous poursuit.
Bref, la Machine-Bottom est, spécialement, destinée à satisfaire ces personnes de l’un ou l’autre sexe, dites Auteurs dramatiques, qui, privées à leur naissance (par une fatalité inconcevable !) de cette faculté, désormais insignifiante, que les derniers littérateurs s’obstinent encore à flétrir du nom de Génie, sont néanmoins jalouses de s’offrir, contre espèces, les myrtes d’un Shakespeare, les acanthes d’un Scribe, les palmes d’un Gœthe et les lauriers d’un Molière. Quel homme, ce Bottom ! Jugeons-en par l’analyse, par la froide analyse de son procédé, — au double point de vue abstrait et concret.
Trois questions se dressent a priori :
1° Qu’est-ce que la Gloire ?
2° Entre une machine (moyen physique) et la Gloire (but intellectuel) peut-il être déterminé un point commun formant leur unité ?
3° Quel est ce moyen terme ?
Ces questions résolues, nous passerons à la description du Mécanisme sublime qui les enveloppe d’une solution définitive.
Commençons.
1° Qu’est-ce que la Gloire ?
Si vous adressez pareille question à l’un de ces plaisantins faisant la parade sur quelque tréteau de journal et versé dans l’art de tourner en dérision les traditions les plus sacrées, sans doute il vous répondra quelque chose comme ceci :
— Une Machine à Gloire, dites-vous ?… Au fait, il y a bien une machine à vapeur ? — et la gloire, elle-même, est-elle autre chose qu’une vapeur légère ? — qu’une… sorte de fumée ?… qu’une… »
Naturellement, vous tournerez le dos à ce misérable jeannin, dont les paroles ne sont qu’un bruit de la langue contre la voûte palatale.
Adressez-vous à un poète, voici, à peu près, l’allocution qui s’échappera de son noble gosier :
— « La Gloire est le resplendissement d’un nom dans la mémoire des hommes. Pour se rendre compte de la nature de la gloire littéraire, il faut prendre un exemple.
« Ainsi, nous supposerons que deux cents auditeurs sont assemblés dans une salle. Si vous prononcez, par hasard, devant eux le nom de : « Scribe » (prenons celui-là), l’impression électrisante que leur causera ce nom peut, d’avance, être traduite par la série d’exclamations suivante (car tout le monde actuel connaît son Scribe) :
— Cerveau compliqué ! Génie séduisant ! — Fécond dramaturge — Ah ! oui, l’auteur de l’Honneur et l’Argent ?… Il a fait sourire nos pères !
— « Scribe ? — Uïtt !… Peste !!! Oh ! oh !
— « Mais !… Sachant tourner le couplet ! — Profond, sous un aspect riant ?… En voilà un qui laissait dire ! Une plume autorisée, celle-là ! — Grand homme : il a gagné son pesant d’or1 !
— Et rompu aux ficelles du Théâtre ! etc… — »
« Bien.
« Si vous prononcez, ensuite, le nom de l’un de ses confrères, de… Milton, par exemple, il y a lieu d’espérer que : 1°, sur les deux cents personnes, cent quatre-vingt-dix-huit n’auront, certes, jamais parcouru ni même feuilleté cet écrivain, et 2°, que le Grand-Architecte de l’Univers peut, seul, savoir de quelle façon les deux autres s’imagineront l’avoir lu, puisque, selon nous, il n’y a pas, sur le globe terraqué, plus d’un cent d’individus par siècle (et encore !) capables de lire quoi que ce soit, voire des étiquettes de pots à moutarde.
« Cependant, au nom de Milton, il s’éveillera, dans l’entendement des auditeurs, à la minute même, l’inévitable arrière-pensée d’une œuvre beaucoup moins intéressante, au point de vue positif, que celle de Scribe. — Mais cette réserve obscure sera néanmoins telle, que, tout en accordant plus d’estime pratique à Scribe, l’idée de tout parallèle entre Milton et ce dernier semblera (d’instinct et malgré tout) comme l’idée d’un parallèle entre un sceptre et une paire de pantoufles, quelque pauvre qu’ait été Milton, quelque argent qu’ait gagné Scribe, quelque inconnu que soit longtemps demeuré Milton, quelque universellement notoire que soit, déjà, Scribe. En un mot, l’impression que laissent les vers, même inconnus, de Milton, étant passée dans le nom même de leur auteur, ce sera, ici, pour les auditeurs, comme s’ils avaient lu Milton. En effet, la Littérature proprement dite n’existant pas plus que l’Espace pur, ce que l’on se rappelle d’un grand poète, c’est l’Impression dite de sublimité qu’il nous a laissée, par et à travers son œuvre, plutôt que l’œuvre elle-même, et cette impression, sous le voile des langages humains, pénètre les traductions les plus vulgaires. Lorsque ce phénomène est formellement constaté à propos d’une œuvre, le résultat de la constatation s’appelle la Gloire ! »
Voilà ce qu’en résumé répondra notre poète ; nous pouvons l’affirmer d’avance, même au tiers état, — ayant interrogé des gens qui se sont mis dans la Poésie.
Eh bien ! nous n’hésiterons pas à répondre, nous, et pour conclure, que cette phraséologie, où perce une vanité monstrueuse, est aussi vide que le genre de gloire qu’elle préconise ! — L’impression ? — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Sommes-nous des dupes ?… Il s’agit d’examiner, avec une simplicité sincère et par nous-mêmes, ce qu’est la Gloire ! — Nous voulons faire l’essai loyal de la Gloire. Celle dont on vient de nous parler, personne, parmi les gens honorables et vraiment sérieux, ne se soucierait de l’acquérir, ni même de la supporter ! lui offrît-on d’être rétribué pour cela ! — Nous l’espérons, du moins, pour la société moderne.
Nous vivons dans un siècle de progrès où, — pour employer, précisément, l’expression d’un poète (le grand Boileau), — un chat est un chat.
En conséquence, et forts de l’expérience universelle du Théâtre moderne, nous prétendons, nous, que la Gloire se traduit par des signes et des manifestations sensibles pour tout le monde ! Et non par des discours creux, plus ou moins solennellement prononcés. Nous sommes de ceux qui n’oublient jamais que tonneau vide résonne toujours mieux que tonneau plein.
Bref, nous constatons et affirmons, nous, que plus une œuvre dramatique secoue la torpeur publique, provoque d’enthousiasmes, enlève d’applaudissements et fait de bruit autour d’elle, plus les lauriers et les myrtes l’environnent, plus elle fait répandre de larmes et pousser d’éclats de rire, plus elle exerce, — pour ainsi dire, de force, — une action sur la foule, plus elle s’impose, enfin, — plus elle réunit, par cela même, les symptômes ordinaires du chef-d’œuvre et plus elle mérite, par conséquent, la GLOIRE. Nier cela, serait nier l’évidence. Il ne s’agit pas ici d’ergoter, mais de se baser sur des faits et des choses stables ; nous en appelons à la conscience du Public, lequel, Dieu merci ! ne se paye plus de mots ni de phrases. Et nous sommes sûr qu’il est, ici, de notre avis.
Cela posé, y a-t-il un accord possible entre les deux termes (en apparence incompatibles) de ce problème (de prime abord insoluble) : Une pure machine proposée comme moyen d’atteindre, infailliblement, un but purement intellectuel ?
Oui !…
L’Humanité (il faut l’avouer), antérieurement à l’absolue découverte du baron, avait, même, déjà trouvé quelque chose d’approchant : mais c’était un moyen terme à l’état rudimentaire et dérisoire : c’était l’enfance de l’art ! le balbutiement ! — Ce moyen terme était ce qu’on appelle encore de nos jours, en termes de théâtre, la « Claque ».
En effet, la Claque est une machine faite avec de l’humanité, et, par conséquent, perfectible. Toute gloire a sa claque, c’est-à-dire son ombre, son côté de supercherie, de mécanisme et de néant (car le Néant est l’origine de toutes choses), que l’on pourrait nommer, en général, l’entregent, l’intrigue, le savoir-faire, la Réclame.
La Claque théâtrale n’en est qu’une subdivision. Et lorsque l’illustre chef de service du théâtre de la Porte-Saint-Martin, le jour d’une première représentation, a dit à son directeur inquiet : « Tant qu’il restera dans la salle un de ces gredins de payants, je ne réponds de rien ! » il a prouvé qu’il comprenait la confection de la Gloire ! — Il a prononcé des paroles véritablement immortelles ! Et sa phrase frappe comme un trait de lumière.
Ô miracle !… C’est sur la Claque, — c’est sur elle, disons-nous, et pas sur autre chose, — que Bottom a puissamment abaissé son coup d’œil d’aigle ! Car le véritable grand homme n’exclut rien : il se sert de tout en dépassant le reste.
Oui ! le baron l’a régénérée, sinon innovée, et il la fera, enfin, sanctionner, pour nous couvrir de l’expression même des journaux.
Qui donc, surtout parmi le gros du public, a pénétré les mystères, les ressources infinies, les abîmes d’ingéniosité de ce Protée, de cette hydre, de ce Briarée qu’on appelle la Claque ?
Il est des personnes qui, avec le sourire de la suffisance, pourront trouver à propos de nous objecter que : 1° La Claque dégoûte les auteurs ; 2° qu’elle ennuie le Public ; 3° qu’elle tombe en désuétude. — Nous allons, simplement, leur prouver, à l’instant même, que, si elles nous disent des choses pareilles, elles auront perdu une occasion de se taire qu’elles ne retrouveront peut-être jamais.
1° Un auteur dégoûté de la Claque ?… D’abord, où est-il cet homme-là ? Comme si chaque auteur, le jour d’une première, ne renforçait pas encore la Claque avec ses amis, autant qu’il le peut, en leur recommandant de « soigner le succès ». Ce à quoi les amis, tout fiers de cette complicité (mon Dieu ! bien innocente), répondent, invariablement, en clignant de l’œil et en montrant leurs bonnes grosses mains franches : « Comptez sur nos battoirs. »
2° Le Public ennuyé de la Claque ?… — Oui : et de bien d’autres choses qu’il supporte, cependant ! N’est-il pas destiné au perpétuel ennui de tout et de lui-même ? La preuve en est sa présence même au Théâtre. Il n’est là que pour tâcher de se distraire, le malheureux ! Et pour essayer de se fuir lui-même ! De sorte que dire cela, c’est, au fond, ne rien dire. Qu’est-ce que cela fait à la Claque que le Public en soit ennuyé ? Il la supporte, la stipendie et se persuade qu’elle est nécessaire, « au moins pour les comédiens ». Passons.
3° La Claque est tombée en désuétude ? — Simple question : Quand donc fut-elle jamais plus florissante ? — Faut-il forcer le rire ? Aux passages qui veulent être spirituels et qui vont faire long feu, on entend, tout à coup, dans la salle, le petit susurrement d’un rire étouffé et contenu, comme celui qui contracte un diaphragme surchargé par l’ivresse d’une impression comique irrésistible. Ce petit bruit suffit, parfois, pour faire partir toute une salle. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Et comme on ne veut pas avoir ri pour rien ni s’être laissé « entraîner » par personne, on avoue que la pièce est drôle et qu’on s’y est amusé : ce qui est tout. Le monsieur qui a fait ce bruit coûte à peine un napoléon. — (La Claque.)
S’agit-il de pousser jusqu’à l’ovation quelque murmure approbatif échappé, par malheur, au public ? — Rome est toujours là. Il y a le « Oua-Ouaou ».
Le Oua-Ouaou, c’est le bravo poussé au paroxysme ; c’est un abréviatif arraché par l’enthousiasme, alors que, transporté, ravi, le larynx oppressé, on ne peut plus prononcer du mot italien « bravo » que le cri guttural Oua-Ouaou. Cela commence, tout doucement par le mot bravo lui-même, articulé, vaguement, par deux ou trois voix : puis cela s’enfle, devient brao, puis grossit de tout le public trépignant et enlevé jusqu’au cri définitif de « Brâ-oua-ouaou » ; ce qui est presque l’aboiement. C’est là l’ovation. Coût : trois pièces d’or de la valeur de vingt francs chacune… — (Encore la Claque !)
S’agit-il, dans une partie désespérée, de détourner le taureau et de distraire sa colère ? Le Monsieur au bouquet se présente. Voici ce que c’est. Au milieu d’une tirade fastidieuse que récite la jeune première, épouvantée du silence de mort qui règne dans la salle, un monsieur, parfaitement bien mis, le carreau de vitre à l’œil, se penche en avant d’une loge, jette un bouquet sur la scène, puis, les deux mains étendues et longues, applaudit avec bruit et lenteur, sans se préoccuper du silence général ni de la tirade qu’il interrompt. Cette manœuvre a pour but de compromettre l’honneur de la comédienne, de faire sourire le Public toujours avide de l’Égrillard !… Le Public, en effet, cligne de l’œil. On indique la chose à son voisin en se prétendant « au courant » ; on regarde, alternativement, le monsieur et l’actrice : on jouit de l’embarras de la jeune femme. Ensuite la foule se retire, un peu consolée, par l’incident, de la stupidité de la pièce. Et l’on accourt, derechef, au théâtre dans l’espoir d’une confirmation de l’événement. — Somme toute : demi-succès pour l’auteur. — Coût : quelque trente francs, non compris les fleurs. — (Toujours la Claque.)
En finirions-nous jamais si nous voulions examiner toutes les ressources d’une Claque bien organisée ? — Mentionnons, toutefois, pour les pièces dites « corsées » et les drames à émotions, les Cris de femmes effrayées, les Sanglots étouffés, les Vraies Larmes communicatives, les Petits Rires brusques, et aussitôt contenus, du spectateur qui comprend après les autres (un écu de six livres) — les Grincements de tabatières aux généreuses profondeurs desquelles l’homme ému a recours, les Hurlements, Suffocations, Bis, Rappels, Larmes silencieuses, Menaces, Rappels avec Hurlements en sus, Marques d’approbation, Opinions émises, Couronnes, Principes, Convictions, Tendances morales, Attaques d’épilepsie, Accouchements, Soufflets, Suicides, Bruits de discussions (l’Art pour l’Art, la Forme et l’Idée), etc., etc. Arrêtons-nous. Le spectateur finirait par s’imaginer qu’il fait, lui-même, partie de la Claque, à son insu (ce qui est, d’ailleurs, l’absolue et incontestable vérité) ; mais il est bon de laisser un doute en son esprit à cet égard.
Le dernier mot de l’Art est proféré lorsque la Claque en personne crie : « À bas la Claque !… » puis finit par avoir l’air d’être entraînée elle-même et applaudit à la fin de la pièce, comme si elle était le Public réel et comme si les rôles étaient intervertis ; c’est elle, alors, qui tempère les exaltations trop fougueuses et fait des restrictions.
Statue vivante, assise, en pleine lumière, au milieu du public, la Claque est la constatation officielle, le symbole avoué de l’incapacité où se trouve la foule de discerner, par elle-même, la valeur de ce qu’elle entend. Bref, la Claque est, à la Gloire dramatique, ce que les Pleureuses étaient à la Douleur.
Maintenant, c’est le cas de s’écrier, avec le magicien des Mille et une nuits : « Qui veut changer les vieilles lampes pour des neuves ? » Il s’agissait de trouver une machine qui fût à la Claque ce que le chemin de fer est au coche et préservât la Gloire dramatique de ces conditions de versatilités et d’aléas dont elle relève quelquefois. Il s’agissait, — d’abord, de remplacer les côtés imparfaits, éventuels, hasardeux, de la Claque simplement humaine et de les perfectionner par l’absolue certitude du pur Mécanisme ; — ensuite, et c’était, ici, la grosse difficulté ! de découvrir (en l’y réveillant à coup sûr) dans l’âme publique, le sentiment grâce auquel les manifestations de gloire brute de la Machine se trouveraient épousées, sanctionnées et ratifiées comme moralement valables par l’Esprit même de la Majorité. Là, seulement, était le moyen terme.
Encore un coup, cela semblait impossible. Le baron Bottom n’a point reculé devant ce mot (qui devrait être, une bonne fois, rayé du dictionnaire), et désormais, avec sa Machine, l’acteur n’eût-il pas plus de mémoire qu’un linot, l’auteur fût-il l’Hébétude en personne et le spectateur fût-il sourd comme un pot, ce sera un véritable triomphe !
À proprement parler, la Machine, c’est la salle elle-même. Elle y est adaptée. Elle en fait partie constitutive. Elle y est répandue, de telle sorte que toute œuvre, dramatique ou non, devient, en y entrant, un chef-d’œuvre. L’économie d’une salle telle qu’on la conçoit, d’après celle des théâtres actuels, est sensiblement modifiée. Le grand ingénieur traite à forfait, se charge de toutes les avances de transformation et défalque, sur les droits des auteurs, à 10% de rabais sur la Claque ordinaire. (Il y a brevets pris et sociétés en commandite établies à New-York, à Barcelone et à Vienne.)
Le coût de la Machine, pour son adaptation à une salle moyenne, n’est pas très dispendieux ; il n’y a que les premiers frais d’assez importants, l’entretien d’un appareil bien conditionné n’étant pas onéreux. Les détails mécaniques, les moyens employés sont simples comme tout ce qui est vraiment beau. C’est la naïveté du génie. On croit rêver. On n’ose pas comprendre ! On en mord le bout de son index en baissant les yeux avec coquetterie. — Ainsi, les petits amours dorés et roses des balcons, les cariatides des avant-scènes, etc., sont multipliés et sculptés presque partout. C’est à leurs bouches, précisément, orifices de phonographes, que sont placés les petits trous à soufflets qui, mus par l’électricité, profèrent soit les Oua-ouaou, soit les Cris, les « À la porte, la cabale ! », les Rires, les Sanglots, les Bis, les Discussions, Principes, Bruits de tabatières, etc., et tous les Bruits publics perfectionnés. Les Principes, surtout, dit Bottom, sont garantis.
Ici la Machine se complique insensiblement, et la conception devient de plus en plus profonde ; les tuyaux de gaz à lumière sont alternés d’autres tuyaux, ceux des gaz hilarants et dacryphores. Les balcons sont machinés, à l’intérieur : ils renferment d’invisibles poings en métal — destinés à réveiller, au besoin, le Public — et nantis de bouquets et de couronnes. Brusquement, ils jonchent la scène de myrtes et de lauriers, avec le nom de l’Auteur écrit en lettres d’or. Sous chacun des sièges, fauteuils d’orchestre et de balcon, désormais adhérents aux parquets, est repliée (pour ainsi dire postérieurement) une paire de mains très belles, en bois de chêne, construites d’après les planches de Desbarolles, sculptées à l’emporte-pièce et recouvertes de gants en double cuir de veau-paille pour compléter l’illusion. Il serait superflu d’en indiquer la fonction, ici. Ces mains sont scrupuleusement modelées sur le fac-similé des patrons les plus célèbres, afin que la qualité des applaudissements en soit meilleure. Ainsi, les mains de Napoléon, de Marie-Louise, de madame de Sévigné, de Shakespeare, de du Terrail, de Gœthe, de Chapelin et du Dante, décalquées sur les dessins des premiers ouvrages de chiromancie, ont été choisies, de préférence, comme étalons et types généraux à confier au tourneur.
Des bouts de cannes (nerfs de bœuf et bois de fer), des talons en caoutchouc bouilli, ferrés de forts clous, sont dissimulés dans les pieds mêmes de chaque siège ; mus par des ressorts à boudin, ils sont destinés à frapper, alternativement et rapidement, le plancher dans les ovations, rappels et trépignements. À la moindre interruption du courant des électro-aimants, la secousse mettra tout en branle avec un ensemble tel — que jamais, de mémoire de Claque, on n’aura rien entendu de pareil ; cela croulera d’applaudissements ! Et la Machine est si puissante qu’au besoin elle pourrait faire crouler, littéralement, la salle elle-même. L’auteur serait enseveli dans son triomphe, pareil au jeune captal de Buch après l’assaut de Ravenne et que pleurèrent toutes les femmes. C’est un tonnerre, une salve, une apothéose d’acclamations, de cris, de bravi, d’opinions, de Oua-ouaou, de bruits de tout genre, même inquiétants, de spasmes, de convictions, de trépidations, d’idées et de gloire, éclatant de tous les côtés à la fois, aux passages les plus fastidieux ou les plus beaux de la pièce, sans distinction. Il n’y a plus d’aléas possibles.
Et il se passe alors, ici, le phénomène magnétique indéniable qui sanctionne ce tapage et lui donne la valeur absolue ; ce phénomène est la justification de la Machine-à-Gloire, qui, sans lui, serait presque une mystification ? — Le voici : c’est là le grand point, le trait hors ligne, l’éclair éblouissant et génial de l’invention de Bottom.
Remémorons-nous, avant tout, pour bien saisir l’idée de ce génie, que les particuliers n’aiment pas à fronder l’Opinion publique. Le propre de chacune de leurs âmes est d’être convaincue, quand même, de cet axiome, dès le berceau : « Cet homme Réussit : donc, en dépit des sots et des envieux, c’est un esprit glorieux et capable. Imitons-le si nous le pouvons, et soyons de son côté, à tout hasard, ne fût-ce que pour n’avoir pas l’air d’un imbécile. »
Voilà le raisonnement caché, n’est-il pas vrai, dans l’atmosphère même de la salle.
Maintenant, si la Claque enfantine dont nous jouissons suffit, aujourd’hui, pour amener les résultats d’entraînements que nous avons signalés, que sera-ce avec la Machine, étant donné ce sentiment général ? — Le Public, les subissant déjà, tout en se sachant fort bien la dupe de cette machine humaine, la Claque, les éprouvera, ici, d’autant mieux qu’ils lui seront inspirés, cette fois par une vraie machine : — l’Esprit du siècle, ne l’oublions pas, est aux machines.
Le spectateur, donc, si froid qu’il puisse être, en entendant ce qui se passe autour de lui, se laisse bien facilement enlever par l’enthousiasme général. C’est la force des choses. Bientôt le voici qui applaudit à tout rompre et de confiance. Il se sent, comme toujours, de l’avis de la Majorité. Et il ferait, alors, plus de bruit que la Machine elle-même, s’il le pouvait, de crainte de se faire remarquer.
De sorte — et voilà la solution du problème : un moyen physique réalisant un but intellectuel — que le succès devient une réalité !… que la Gloire passe véritablement dans la salle ! Et que le côté illusoire de l’Appareil-Bottom disparaît, en se fusionnant, positivement, dans le resplendissement du Vrai !
Si la pièce était d’un simple agota, ou de quelque cuistre tellement baveux que l’audition, même d’une seule scène, en fût impossible, — pour parer à tout aléa les applaudissements ne cesseraient pas du lever à la chute du rideau.
Pas de résistance possible ! Au besoin, des fauteuils seraient ménagés pour les poètes avérés et convaincus de génie, pour les récalcitrants, en un mot, et la Cabale : la pile, en envoyant son étincelle dans les bras des fauteuils suspects, ferait applaudir de force leurs habitants. L’on dirait : « Il paraît que c’est bien beau puisqu’Eux-mêmes sont obligés d’applaudir ! »
Inutile d’ajouter que si ceux-là faisaient jamais (grâce à l’intempestive intervention, — il faut tout prévoir, — de quelques chefs d’État malavisés) représenter aussi leurs « ouvrages », sans coupures, collaborateurs éclairés ni immixtions directoriales, — la Machine, par une rétroversion due à l’inépuisable et vraiment providentielle inventive de Bottom, saurait venger les honnêtes gens. C’est-à-dire qu’au lieu de couvrir de gloire, cette fois, elle huerait, brairait, sifflerait, ruerait, coasserait, glapirait et conspuerait tellement la « pièce », qu’il serait impossible d’en distinguer un traître mot ! — Jamais, depuis la fameuse soirée du Tannhauser à l’Opéra de Paris, on n’aurait entendu chose pareille. De cette façon la bonne foi des personnes bien et surtout de la Bourgeoisie ne serait pas surprise, comme il arrive, hélas ! trop souvent. L’éveil serait donné, tout de suite, — comme, jadis, au Capitole, lors de l’attaque des Gaulois. — Vingt Andréides2 sortis des ateliers d’Edison, à figures dignes, à sourire discret et entendu, la brochette choisie à la boutonnière, sont d’attache à la Machine : en cas d’absence ou d’indisposition de leurs modèles, on les distribuerait dans les loges, avec des attitudes de mépris profond qui donneraient le ton aux spectateurs. Si, par extraordinaire, ces derniers essayaient de se rebeller et de vouloir entendre, les automates crieraient : « Au feu ! », ce qui enlèverait la situation dans un meurtrier tohu-bohu d’étouffement et de clameurs réelles. La « pièce » ne s’en relèverait pas.
Quant à la Critique, il n’y a pas à s’en préoccuper. Lorsque l’œuvre dramatique serait écrite par des gens recommandables, par des personnes sérieuses et influentes, par des notabilités conséquentes et de poids, la Critique, — à part quelques purs insociables et dont les voix, perdues dans le tumulte, ne feraient qu’en renforcer le vacarme, — se trouverait toute conquise : elle rivaliserait d’énergie avec l’Appareil-Bottom.
D’ailleurs, les Articles critiques, confectionnés à l’avance, sont aussi une dépendance de la Machine : la rédaction en est simplifiée par un triage de tous les vieux clichés, rhabillés et revernis à neuf, qui sont lancés par des employés-Bottom à l’instar du Moulin-à-prières des Chinois, nos précurseurs en toutes choses du Progrès3.
L’Appareil-Bottom réduit, à peu près de la même manière, la besogne de la Critique : il épargne ainsi bien des sueurs, bien des fautes de grammaire élémentaire, bien des coq-à-l’âne et bien des phrases vides qu’emporte le vent ! — Les feuilletonnistes, amateurs du doux far-niente, pourront traiter avec le Baron à son arrivée. Le secret le plus inviolable est assuré, en cas d’un puéril amour-propre. Il y a prix fixe, marqué en chiffres connus, en tête des articles ; c’est tant par mot de plus de trois caractères. Quand l’article est glorieux pour le signataire, la gloire se paye à part.
Comme régularité de lignes, comme œil, comme logique stricte et comme mécanique filiation d’idées, ces articles ont, sur les articles faits à la main la même et incontestable supériorité que, par exemple, les ouvrages d’une machine à coudre ont sur ceux de l’ancienne aiguille.
Il n’y a pas de comparaison ! Que sont les forces d’un homme, aujourd’hui, devant celles d’une machine ?
C’est surtout après la chute du drame d’un grand poète que les bienfaisants effets de ces Articles-Bottom seraient appréciables !
Là serait comme on dit, le coup de grâce !… Comme choix et lessivage des plus décrépites, tortueuses, nauséabondes, calomnieuses et baveuses platitudes, gloussées au sortir de l’égoût natal, ces Articles ne laisseraient vraiment plus rien à désirer au Public. Ils sont tout prêts ! Ils donnent l’illusion complète.
On croirait, d’une part, lire des articles humains sur les grands hommes vivants, — et, d’autre part, quel fini, dans le vermineux ! Quelle quintessence d’abjection !
Leur apparition sera, certainement, l’un des grands succès de ce siècle. Le Baron en a soumis quelques spécimens à plusieurs de nos plus spirituels critiques : ils en soupiraient et en laissaient tomber la plume d’admiration ! Cela exsude, à chaque virgule, cette impression de quiétude qui émane, par exemple, de ce mot délicieux, que, — tout en s’éventant négligemment de son mouchoir de dentelles, — le marquis de D***, directeur de la Gazette du Roi, disait à Louis XIV : « Sire, si l’on envoyait un bouillon au grand Corneille qui se meurt ?… »
La chambre générale du Grand-Clavier de la Machine est installée sous l’excavation appelée, au théâtre, le Trou du souffleur. Là se tient le Préposé ; lequel doit être un homme sûr, d’une honorabilité éprouvée et ayant l’extérieur digne d’un gardien de passage, par exemple. Il a sous la main les interrupteurs et les commutateurs électriques, les régulateurs, les éprouvettes, les clefs des tuyaux des gaz proto et bioxyde d’azote, effluves ammoniacaux et autres, les boutons de ressort des leviers, des bielles et des moufles. Le manomètre marque tant de pression, tant de kilogrammètres d’Immortalité. Le compteur additionne et l’Auteur-dramatique paye sa facture, que lui présente quelque jeune beauté, en grand costume de Renommée et entourée d’une gloire de trompettes. Celle-ci remet alors à l’Auteur, en souriant, au nom de la Postérité, et aux lueurs d’un feu de Bengale olive, couleur de l’Espérance, lui remet, disons-nous, à titre d’offrande, un buste ressemblant, garanti, nimbé et lauré, le tout en béton aggloméré (Système-Coignet). Tout cela peut se faire à l’avance ! Avant la représentation !!!
Si l’auteur tenait même à ce que sa gloire fût non seulement présente et future, mais fût même passée, le Baron a tout prévu : la Machine peut obtenir des résultats rétroactifs. En effet, des conduits de gaz hilarants, habilement distribués dans les cimetières de premier ordre, doivent, chaque soir, faire sourire, de force, les aïeux dans leurs tombeaux.
Pour ce qui est du côté pratique et immédiat de l’invention, les devis ont été scrupuleusement dressés. Le prix de transformation du Grand-Théâtre, à New-York, en salle sérieuse, n’excède pas quinze mille dollars ; celui de la Haye, le Baron en répondrait moyennant seize mille krounes ; Moscou et Saint-Pétersbourg seraient aptes moyennant quarante mille roubles, environ. Les prix, pour les théâtres de Paris, ne sont pas encore fixés, Bottom voulant être sur les lieux pour bien s’en rendre compte.
En somme, on peut affirmer désormais que l’énigme de la Gloire dramatique moderne, — telle que la conçoivent les gens de simple bon sens, — vient d’être résolue. Elle est, maintenant, à leur portée. Ce Sphinx a trouvé son Œdipe4.
Notes
1. Scribe pesait environ 127 livres, si nous devons en croire un vieil habitué de la foire de Neuilly, solennité pendant laquelle le poète daigna se peser aux Champs-Élysées et sans mirliton. Son œuvre étrange ayant rapporté environ seize millions, l’on voit qu’il y a une plus-value énorme, surtout en défalquant le poids des vêtements et de la canne.
2. Automates électro-humains, donnant, grâce à l’ensemble des découvertes de la science moderne, l’illusion complète de l’Humanité.
3. Ce moulin se compose d’une petite roue que le dévot fait tourner et d’où s’échappent mille petits papiers imprimés contenant de longues prières. De sorte qu’un seul homme en dit plus, en une minute, que tout un couvent dans une année, — l’intention étant tout.
4. On a parlé, récemment, d’une adaptation de cette curieuse Machine à la Chambre des députés et au Sénat : mais ce n’est, encore, qu’un on-dit. Sous toutes réserves. Les Oua-ouaou seraient remplacés par des « Très-bien ! » des : « Oui ! oui ! » des : « Aux voix ! » des : « Vous en avez menti !.. » des : « Non ! non ! » des : « Je demande la parole !… » des « Continuez ! » etc. — Enfin, le nécessaire.