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Charles Asselineau
Le Paradis des gens de lettres
À Théodore de Banville
Vous souvient-il, mon cher ami, de la gracieuse année 1856 ?
Il y eut cette année-là parmi nos amis comme un mouvement en avant qui présageait, sinon des victoires, au moins des combats. Nous avions enfin trouvé un éditeur selon notre cœur, un homme jeune, brave, libéral, épris du Beau, et très-heureux de s’associer à notre fortune littéraire.
Cette année-là, mon cher ami, a été marquée pour vous principalement par deux événements qui resteront des dates de votre vie littéraire. Vous avez fait représenter le Beau Léandre, une comédie véritable, pensée en philosophe et rimée en poëte, que le public du Vaudeville a écoutée et applaudie cent cinquante fois, tout comme si elle eût été conçue et écrite par le plus turbulent des carcassiers ; et vous avez publié les Odes funambulesques, « un des monuments lyriques de ce siècle, » a dit Victor Hugo ; un livre unique dans la langue, et qui vous donne barre sur Voiture et sur Sarrazin, ces deux grands maîtres de la satire élégante.
Je revois le petit volume vert d’eau avec son titre rouge ; le bel exemplaire tiré exprès pour moi sur beau papier vergé par notre ami Malassis (et était-il assez joyeux en lisant les feuillets du manuscrit qui allait être le premier degré de sa fortune !) ; mais, surtout, je revois, annoncée au verso de la couverture, la première édition de vos Poésies complètes, c’est-à-dire la récapitulation de toute votre jeunesse de poëte laborieux et de sincère amant de la gloire.
Dans l’intervalle devaient paraître les Fleurs du mal, ce coup de fouet retentissant de Charles Baudelaire, les charmants Païens d’Hippolyte Babou, les Poésies complètes de Leconte de Lisle, et quelques autres ouvrages encore, qui sont venus se ranger autour de ceux-là, comme des vélites autour de l’état-major.
Assurément, tous ces efforts n’ont pas été perdus. Vous avez conquis parmi les cinq ou six grands lyriques de ce temps-ci la place qui vous était due ; Charles Baudelaire a été sacré à Hauteville-House, et le brillant écrivain des Lettres Satiriques, Hippolyte Babou, qui met au service de la critique tant d’imagination créatrice, a trouvé dans le feuilleton du Moniteur un esprit équitable et enthousiaste pour affirmer son rare mérite et pour indiquer sa place au premier rang parmi les maîtres en l’art de bien dire.
Et cependant, malgré ces suffrages et ces honneurs, en voyant diminuer chaque jour le nombre des esprits sympathiques aux nobles ambitions, ne peut-on regretter le temps, déjà si loin de nous, où les couronnes et les sourires venaient chercher le poëte ? Ne peut-on se payer par un peu d’illusion, voire par un peu de satire, le décompte de ses espérances ; et, par impatience des justices futures, rêver ironiquement — le Paradis des gens de lettres ?
C. A.
Marly-le-Roy, 25 octobre 1861.
Le Paradis des gens de lettres
I
… Et je fus transporté en esprit sur une terre inconnue :
Cette terre était comme la nôtre, plantée d’arbres, féconde en moissons, sillonnée de rivières ; le travail de l’homme même s’y fait sentir au soin des cultures, à l’entretien des chemins recouverts d’arène marine, à la coupe harmonieuse des arbres et à la correction des routes pratiquées dans les massifs.
Et alors se présenta soudain devant moi une créature céleste, vêtue de blanc, dont les pieds touchaient à peine la terre ; son visage et ses vêtements étaient lumineux ; ses yeux rayonnaient comme des étoiles, et sur l’une et l’autre de ses épaules frémissaient de longues ailes blanches dont il s’aidait pour marcher.
Saisi d’admiration, je m’arrêtai ; mais LUI, me regardant avec douceur, se retourna et se mit à marcher devant moi, me faisant signe de le suivre.
Et nous traversâmes alors d’épaisses allées de verdure, bordant des villages silencieux où tout me parut engourdi dans le sommeil ; je remarquai alors que la nuit descendait peu à peu ; l’étoile que nous appelons ici-bas Hespérus se levait à la droite du ciel, plus éclatante et plus grande que je ne l’avais jamais vue de notre monde.
Et, au bout de quelque temps, j’aperçus devant nous, à l’horizon, comme une masse lumineuse, qui bientôt après me parut être une ville, vaste et superbe, scintillant de mille et mille feux.
Cette ville était, comme celle que nous habitons sur la terre, bâtie de hautes maisons et coupée de nombreuses rues circulaires et concentriques, traversées elles-mêmes par d’autres plus larges et convergeant vers un centre, où se dirigeait une foule nombreuse d’hommes et de femmes de tout rang et de tout âge, vêtus à peu près comme nous le sommes ; au point qu’avec mes vêtements je ne me distinguais nullement d’eux et pouvais passer pour un des leurs. D’autres hommes se tenaient debout sur le seuil des maisons avec leurs femmes et leurs enfants.
Et tous semblaient intérieurement heureux et pleins de douceur.
Et, parmi cette foule, je distinguai bientôt de certains hommes, vêtus à peu près comme les autres, mais dont la figure et la démarche révélaient quelque chose de supérieur et de vraiment céleste. Les autres hommes, ceux qui marchaient autour d’eux, s’arrêtaient et se serraient entre eux pour leur faire place ; et ceux qui se tenaient debout devant les maisons, s’inclinaient à leur passage et les saluaient avec respect.
Et presque aussitôt je m’aperçus que le divin Guide qui m’avait précédé jusqu’alors s’était subitement transformé à mon côté, et était devenu semblable, de corps et de visage, à ces hommes que la foule saluait et auxquels elle faisait place.
Et du sein de cette foule, tant de ceux qui marchaient que de ceux qui stationnaient, mon oreille entendit tout à coup s’élever une douce rumeur et comme un chœur harmonieux, dont aucune voix humaine ne pourrait rendre le rhythme calme et balancé comme les vagues de la mer à l’heure de midi.
« Salut et honneur à vous ! vous êtes l’esprit et le cœur de ce peuple. Salut à vous ! qui êtes l’esprit de notre chair ! Par vous, le passé revit ; vous fixez le rêve et vous bercez l’espérance. Vous êtes la voix éloquente de nos douleurs et de nos joies, de nos regrets et de nos désirs. Vous êtes le Savoir, la Poésie et le Bonheur. Salut et honneur à vous ! Et soyez immortels, vous qui êtes l’esprit de notre chair ! »
Et, émerveillé de ce que j’entendais, j’interrogeai le divin Guide, et je lui dis :
— Qui êtes-vous ? Et qui sont ces hommes que la foule célèbre avec tant de respect et tant d’amour ?
Et il me répondit :
— CE SONT DES GENS DE LETTRES.
II
Et voilà qu’avançant vers le centre de la ville nous aperçûmes, à l’angle d’une place sablée et plantée d’arbres comme une promenade, une maison resplendissante de lumière et devant laquelle stationnait un groupe nombreux d’hommes recueillis dans le silence et le respect.
Tout le bas de cette maison ne formait qu’une seule et vaste pièce éclairée par mille flambeaux, et occupée par plusieurs tables, les unes petites, les autres grandes, entourées de sièges profonds et à peu près comme des lits.
Et les tables étaient couvertes de surtouts magnifiques, de cristaux et de pièces d’orfèvrerie étincelantes.
Des serviteurs légers et silencieux apportaient sans bruit, ceux-là des viandes exquises dont la vapeur savoureuse se répandait au dehors ; ceux-ci des corbeilles de fruits, que leurs vives couleurs et leurs grappes pendantes faisaient ressembler à des bouquets mûrs ; d’autres encore, des vins renfermés dans des cristaux de différentes formes.
Et sur les sièges se tenaient, les uns tout seuls, les autres réunis par couples et par quadrilles, des hommes qui mangeaient et buvaient à loisir, en s’entretenant entre eux avec douceur et cordialité. Et le murmure harmonieux de leurs conversations semblait se mêler avec les senteurs des fleurs répandues à profusion dans la salle, et aller former avec elles dans le ciel mille nuages parfumés.
Et, interrogeant le Guide, je lui demandai :
— Qu’est ceci que nous voyons ?
Et il me répondit :
— CE SONT LES GENS DE LETTRES QUI DÎNENT !
Et, comme je l’avais déjà entendu, du groupe d’hommes qui se tenaient au dehors de la maison, il s’éleva tout à coup une douce rumeur de paroles ; et voici ce que j’entendis :
« Reposez-vous et restaurez-vous, ô vous qui êtes notre gloire ! Recréez pendant le temps de ce repas vos forces et vos sens trop longtemps tendus. Que la tendre humidité des fruits, que la fraîcheur des breuvages glacés vous pénètre et modère, pour quelques instants, le rayonnement de la flamme intérieure qui doit brûler sans cesse sans vous consumer ; que le suc des viandes choisies, que la chaleur des vins vivifiants réparent les esprits mystérieux qui s’exhalent incessamment de vos cerveaux sacrés. Conservez-vous pour nous, vous qui êtes notre lumière.
« Que saurions-nous sans vous ? — Sans vous, tout nous serait ombre et ténèbres. Nous ne connaîtrions ni les merveilles du ciel, ni les mystères de cette terre sur laquelle nos pieds s’appuient et d’où nous tirons tout ce qui nous fait vivre. Sans vous, nous nous ignorerions nous-mêmes, et il n’y aurait pour nous au fond de nos cœurs que confusion obscure. Et sans vous, sans la lumière de vos yeux et sans l’éclat de votre parole, ce monde enchanté serait pour nous une noire vallée de désespoir et d’ignorance, où nos yeux se fermeraient d’épouvante et où nos pas ne heurteraient que fantômes effrayants et monstres insaisissables.
« A vous nos plus beaux fruits et nos meilleurs vins ! à vous les prémices de nos troupeaux et les primeurs de nos récoltes ! Savourez-les avec délice et digérez-les en paix. Et demain nos bras ouvriront de nouveau la terre pour y déposer la semence nouvelle ; demain, nos mains cueilleront de nouveaux fruits et des fleurs plus belles ; demain, nous foulerons encore les fruits spiritueux de la vigne, et nous répandrons le sang le plus pur de nos troupeaux.
« Puissions-nous le répandre éternellement, et sentir éternellement tomber sur nous la pluie généreuse de votre éloquence et de votre sagesse ! — Paix éternelle sur vous, et bénédiction éternelle ! »
III
Et voici qu’arrivés au centre de la ville, sur une place plus spacieuse encore que la première, s’offrit à nous un vaste édifice à la sombre façade et dont le péristyle seul, percé de trois larges portes, était éclatant de lumière. Des gardes d’honneur, vêtus de riches habits et d’armes étincelantes, se promenaient devant ces trois portes, et de cet édifice s’échappait par instants une rumeur d’acclamations telle qu’on en entend habituellement dans nos théâtres.
Et l’Ange, interrogé, me dit :
— C’est un théâtre, en effet, et le lieu où les bienheureux que tu as vus manifestent dans leur suprême essence les qualités merveilleuses dont ils sont pourvus : Savoir, Poésie, Passion ; et aussi où ils recueillent dans la forme la plus éclatante et la plus spontanée les marques de l’amour et de l’admiration du peuple, par les larmes et par les regards enflammés des femmes, par les clameurs enthousiastes des hommes, et par le don de couronnes et de fleurs ; non pas de couronnes éphémères et de fleurs factices telles que vous en décernez là-bas à vos poètes, mais de couronnes et de fleurs véritables et vivaces, qui verdissent et fleurissent éternellement pour attester la perpétuité des sentiments qui les ont fait donner.
Et, comme le Guide céleste achevait ces mots, une clameur retentissante éclata à l’intérieur de l’édifice. Et bientôt après nous vîmes une foule épaisse d’hommes et de femmes pompeusement parés se répandre dans le péristyle et s’avancer processionnellement vers les trois issues.
Et parmi la foule je distinguai plusieurs hommes revêtus d’une jeunesse surnaturelle et qui les faisait ressembler à des dieux. Chacun d’eux joignait la grâce à la force ; et il semblait que sous leurs formes puissantes et accomplies par la maturité circulât un fluide frais et toujours jeune, qui teignît leurs prunelles de l’éclat transparent des premières années, et baignât incessamment les racines de leur chevelure abondante, brillante et souple comme celle des adolescents.
Chacun d’eux marchait accompagné d’une femme jeune et parfaitement belle ; et toutes ces femmes étaient différentes en beauté.
Celle-ci blanche et délicate comme un lis, celle-là brune et vive ; quelques-unes avaient l’ampleur et la fermeté du marbre, et secouaient sur leur col et sur leurs épaules d’abondants flocons de cheveux blonds qui flottaient au vent comme la plus fine laine ; d’autres brunes et pâles se couronnaient de leur chevelure comme d’un diadème ; d’autres avaient la blancheur liquide et transparente de l’opale et ramenaient sur leur sein veiné de longues boucles noires ; d’autres rappelaient par leurs formes et par leur couleur la beauté des pays les plus éloignés , depuis le teint bronzé des pays du soleil jusqu’à la candeur mate et à la chevelure d’or rougi des contrées boréales. J’en vis qui avaient l’œil oblique et fuyant, l’embonpoint nonchalant des peuples d’Asie, et d’autres qui avaient la gravité nerveuse des Occidentaux. Les unes étaient blanches et vaporeuses comme des rêves, les autres vigoureuses et resplendissantes comme la vie elle-même.
Et la foule qui s’inclinait sur leur passage les honorait à l’égal de ceux qu’elles accompagnaient.
Et l’Ange, me montrant ces hommes, me dit encore :
— CE SONT DES GENS DE LETTRES. Celui qui marche le premier est celui-là même qui, ce soir, était en communion de passion et de poésie avec le peuple et qui en a reçu des acclamations et des couronnes. Quelques-uns parmi ceux que tu vois autour de lui les ont obtenues avant lui et les obtiendront encore après. D’autres que tu vois encore n’entrent jamais dans cet état de communication directe et intime avec le peuple : ceux-ci sont les juges des autres, et ont pour mission d’expliquer leurs œuvres et de les rapprocher des meilleures œuvres des temps précédents pour en contrôler la valeur. Et, à l’opposé de ce qui se passe dans votre monde, où les écrivains que vous appelez critiques sont ordinairement honnis et récusés par leurs confrères, ceux-ci sont au contraire honorés et chéris par nos poètes ; car ils les reconnaissent comme les historiens et les explicateurs de leurs pensées, et aussi, à cause de leur savoir, comme des moniteurs et des censeurs auprès desquels ils peuvent toujours s’assurer s’ils sont égaux à eux-mêmes ou inférieurs. Il en est encore qui ont pour fonction de rappeler le passé au présent, et d’autres qui étudient dans les œuvres venues des points les plus éloignés de notre monde quelles différences la distance des lieux peut produire dans le génie et dans les habitudes de l’esprit ; et ceux-là sont appelés, comme chez vous, les uns Historiens, les autres Traducteurs. D’autres enfin, poètes comme les premiers, ne viennent point ici chercher la gloire dans l’acclamation populaire,. mais préfèrent livrer leur pensée écrite et répandue par les procédés de l’imprimerie que nous employons comme vous. Leur gloire ainsi acquise n’en est pas moins solide : le peuple qu’ils ne viennent point chercher vient à eux, et leur porte des couronnes en tout pareilles à celles qu’il décerne dans les fêtes du théâtre.
Et ces femmes que tu vois avec eux sont leurs amies et leurs amantes. Et comme tu vois qu’elles diffèrent entre elles de beauté, de formes et de couleurs, elles sont la représentation extérieure et exacte du génie et des pensées de ceux qu’elles accompagnent : celles-ci pompeuses et tragiques, celles-là folâtres, ou mélancoliques, ou héroïques, ou disertes) ou réfléchies ; car ici le Mythe ancien de la Muse est réalisé. Et si tu t’étonnes que des esprits mobiles et enthousiastes puissent aimer toute leur vie les mêmes femmes, sache que ces bienheureux ont le pouvoir de les transformer à l’infini, selon le caprice et l’appétit de leur imagination, et de les faire à leur gré gaies ou tristes, brunes ou blanches. Ils peuvent même immédiatement réaliser en elles les types de beauté des pays les plus éloignés de l’orient, du midi, du nord ou du couchant, ainsi que tu le vois par le costume et la physionomie de quelques-unes des femmes qui sont ici ; ou même ressusciter dans leur personne les femmes les plus fameuses des temps passés, auxquelles leur rêve s’attache momentanément, soit d’un siècle, soit d’un autre, soit de l’Egypte ou de Rome, de la Grèce ou d’autres contrées. Ils voient ainsi sans cesse en elles leur pensée immédiatement réfléchie et comme matérialisée. Et ces transformations sont pour ces bienheureux en même temps une grande volupté et un grand soulagement dans leur travail.
Aussi vois-tu que le peuple glorifie ces femmes comme à l’égal de ces grands hommes ; car il reconnaît en elles leur moitié, non pas seulement des moitiés corporelles, mais la moitié de leur génie et de leur pensée.
Et, comme l’Ange parlait encore, la foule qui s’était rangée sur le passage des bienheureux s’inclinait devant eux avec respect et les salua de cette clameur :
LE CHŒUR.
« Gloire à vous ! vous êtes la flamme et nous sommes le verre. C’est à nous de vous défendre, de Vous glorifier et de vous servir. Vous répandez sur nous la vive lumière du ciel, qui nous réconforte, nous anime, et » nous console. C’est à la clarté de vos paroles que nous entrevoyons le Dieu tout-puissant caché dans les profondeurs de l’infini et que nous percevons les récompenses promises aux justes. Vous êtes la flamme et nous sommes le verre. Gloire à vous qui faites la joie de nos âmes !
VOIX DES VIEILLARDS.
Vous seuls êtes immortels ! Nous tous, nous vieillissons et nous mourons à côté de vous. Par vous nos enfants connaîtront l’esprit de leurs pères ; par vous l’esprit de nos pères a revécu en nous. Vous êtes les flambeaux éternels que les générations se passent les unes aux autres. Vous êtes la ligne de vie de l’humanité, les phares de l’histoire et les lumières des siècles. Gloire à vous, vous seuls êtes immortels !
VOIX DES HOMMES
Parlez ! chantez ! brillez ! Vous êtes pour nous l’étoile de délivrance, à l’heure où nos travaux s’interrompent et où notre pensée captive aspire à la vie de l’Esprit. Honneur à vous, dont les travaux sont impérissables ! Soldats, nous vous défendons ; magistrats, nous vous protégeons ; ouvriers, nous travaillons pour vous ; hommes de tous états, c’est vous que nous voulons servir : nus conquêtes, nos bras, notre or sont à vous. Par vous les nations se perpétuent, et les peuples que vous n’avez pas chantés meurent dans l’oubli. Par vous les sciences se transmettent et se répandent, et c’est vous qui donnez à la Justice une langue d’or. — Parlez ! chantez ! brillez ! Honneur à vous, vous seuls dont les travaux sont immortels !
VOIX DES FEMMES
Soyez aimés et heureux ! Heureuses les femmes que vous avez choisies ! Que leurs bras vous bercent, que leur sein vous rafraîchisse, que leurs cheveux vous soient une tente d’ombre et de repos. Trouvez sur leurs lèvres les mots mystérieux que nul délire ne peut inventer. Heureuses les femmes que vous avez choisies ! votre amour les transfigure et les divinise. Soyez heureux, vous dont les amours sont immortelles !
LE CHŒUR
Gloire à vous ! vous répandez sur nous la lumière du ciel. Notre devoir est de vous défendre, de vous glorifier et de vous servir. Vous êtes la joie et la lumière de nos âmes. Gloire à vous ! vous êtes la flamme et nous sommes le verre. »
Et tandis que ces rumeurs se balançaient autour d’eux comme les plumes agitées par le vent, les bienheureux s’avançaient lentement vers les portes du péristyle, où des voitures légères, attelées de chevaux brillants, les reçurent eux et leurs compagnes, et rapidement les emportèrent de tous les côtés de la ville.
IV
Et tout à coup, parle pouvoir de l’Ange qui m’accompagnait, tout une portion de la ville fut transformée à mes yeux.
Les façades des maisons habitées par les bienheureux s’entr’ouvrirent, et je les vis tous tels qu’ils étaient à cette heure-là.
Les uns soupant dans de vastes salles avec leurs amis, et se récréant par des propos et par des jeux ; les autres recueillis aux pieds de leurs femmes et ravis, en entretien avec elles, par des communions extatiques.
Et d’autres encore se promenaient avec leurs femmes aussi, seuls à seuls, au fond des jardins ténébreux, que les grises clartés de la lune faisaient briller comme de l’acier.
Et voilà que de tous les points de la ville une harmonie sonore, comme de mille harpes d’or accordées entre elles, résonna tout à coup. Et au-dessus de cette harmonie résonnaient ces paroles, et il semblait que cette clameur fût comme l’âme de la ville, planant, malgré le silence et le sommeil des corps, et témoignant de l’amour des habitants et de leur piété envers les bienheureux :
« Dormez et aimez. Vos plaisirs comme votre repos, nous sont sacrés. Bannissez tout travail, tout amour de gloire et toute pitié pour nous pendant ces heures où les sombres Esprits de la nuit vous bercent et vous réparent, où les Esprits des songes vous visitent et travaillent pour vous à vos côtés. Oubliez-nous : que l’oubli et l’amour soient pour vos forces fatiguées une restauration fécondante. Et que le repos des heures du matin soit pour vous comme une rosée rafraîchissante qui fera jaillir de vos cerveaux de nouvelles et éblouissantes fleurs que nous admirerons au réveil et dont nous aspirerons les vivifiants parfums avec mille bénédictions pour vous. — Dormez et aimez ! vos plaisirs, comme votre repos, nous sont sacrés. »
V
Et quand tous se furent endormis dans l’obscurité, je vis dans les alcôves et entre les rideaux du lit des bienheureux se glisser de petits esprits couleur d’ombre, dont le corps paraissait avoir la légèreté et la fusibilité des gaz. De sorte que ces corps, Rallongeant et s’amincissant au contact des objets qu’ils rencontraient, pouvaient s’insinuer partout sans agiter l’air, et sans même faire bouger les plis du tissu le plus fin.
Et chacun de ces esprits était muni de tablettes et des styles, comme pour écrire, et s’allait placer, en nageant dans l’air, autour du chevet du lit des bienheureux, celui-ci sur l’oreiller, celui-là entre les plis des rideaux de l’alcôve, d’autres restant suspendus dans l’air et flottant au niveau de la face, de façon à se trouver à portée des yeux et de la bouche.
Et le Guide, interrogé là-dessus, me répondit :
— Ces Esprits sont en effet de la famille des songes et des sylphes : ils ont les sens si délicats qu’ils perçoivent jusqu’aux moindres mouvements du visage et jusqu’aux sons les plus vagues ; et leur subtilité est telle qu’ils voient se dégager comme des vapeurs a utour du front des hommes endormis les pensées et les images que leur cerveau crée pendant leur sommeil. C’est pourquoi ils ont pour mission de se tenir la nuit autour du chevet des bienheureux, afin de recueillir ce qu’ils peuvent dire et penser en rêve, et pour que ce travail de leur cerveau ne soit point perdu. Et à mesure qu’ils le recueillent, ils le consignent en caractères lisibles sur ces tablettes, qu’ils laissent en s’en allant sur les tables de travail ; de sorte qu’en s’éveillant les bienheureux trouvent ainsi consigné le travail de leurs cerveaux pendant la nuit.
— Eh quoi ! m’écriai-je, de vains rêves sont-il si précieux à conserver ?
Et l’Ange, comme étonné, me répondit :
— Ne sais-tu pas que l’âme est immortelle et que par conséquent elle vit autant pendant la nuit que pendant le jour !
— Je le sais, dis-je, et je le crois. Mais n’est-il pas vrai que le sommeil suspend l’action des sens ?
Mais l’Ange :
— Il est vrai que tu le crois, répondit-il. Mais il n’en est rien. Pique un homme endormi, chatouille-Je seulement, ne s’éveillera-t-il point ? Tout au moins ne se rappela-t-il pas au réveil avoir été piqué ou chatouillé ? L’organe de l’ouïe ne perçoit-il pas les sons pendant le sommeil ? Et l’organe de l’odorat n’est-il pas affecté des odeurs, au point que les émanations de certaines fleurs rendent quelquefois malade un homme endormi, et quelquefois même le font mourir ? Mais quand même les organes des sens perdraient leur activité dans le sommeil, l’esprit, dont les organes ne sont que les ministres et les serviteurs, cesserait-il pour cela d’agir ! Ne sais-tu pas que des poètes ont trouvé toute faite à leur réveil la strophe qu’ils avaient commencée avant que de s’endormir ? que des religieux ont trouvé ainsi leur méditation toute préparée ; et que des orateurs se sont quelquefois souvenus d’avoir trouvé pendant le sommeil des mouvements d’éloquence et des arguments qu’ils n’ont pu ressaisir une fois éveillés ? Quelques-uns de vos philosophes ne vous ont-ils pas dit que le rêve est une vie complémentaire de l’autre et que le vulgaire ne traite les rêves de vanités que faute d’en ressaisir parfaitement la liaison et la gradation ? L’esprit agit d’autant mieux pendant le sommeil, qu’il agit par lui-même et pour lui-même, et sans l’entremise des sens qui sont pour lui, non des secours, mais des obstacles. Et dans le monde supérieur et définitif, où l’homme ne sera plus qu’esprit, il saisira toutes choses et les comprendra directement, sans truchement ni intermédiaires d’aucune sorte. Il est donc très-important, dès à présent, de recueillir et de conserver les pensées et les impressions des hommes supérieurs dans l’état de sommeil. Et eux-mêmes le sentent si bien, qu’ils apprécient et estiment grandement ces secrétaires nocturnes qui leur livrent à leur réveil toute leur besogne de la nuit et à qui ils doivent ainsi de ne rien laisser perdre du travail de leurs plus précieuses facultés. Et souvent, comme tu le verras toi-même, le dernier mot laissé par lés Esprits est pour plus d’un le point de départ du travail de la journée.
VI
Et quand la nuit se fut dissipée, je vis dans les mêmes habitations les bienheureux se livrer au travail quotidien. Et chacun d’eux s’y livrait différemment, suivant son goût et son génie.
Les uns se tenaient seuls assis devant une table ; d’autres se promenaient le long de vastes galeries. Et j’admirai comment, sans le secours de plumes ni d’encre d’aucune espèce, leur pensée s’allait directement imprimer sur le papier.
Et s’ils voulaient changer ou corriger quoi que ce fût de ce qu’ils avaient d’abord ainsi écrit, par le seul acte de leur volonté, la phrase ou le passage déjà écrit s’effaçait, et la nouvelle pensée s’allait figurer au même endroit.
Et les uns dictaient comme d’abondance, commençant par le premier mot et continuant ainsi sans se reprendre. Et d’autres, au contraire, se plaisaient à amplifier et à orner de développements leur pensée première, consignée sommairement en des tableaux qu’ils consultaient de l’œil en composant.
D’autres encore dessinaient d’un trait léger les formes et le mouvement de leur discours et remplissaient ensuite ce tracé par le coloris des mots et des phrases, comme les peintres appliquent les couleurs entre les traits d’un dessin ; et ceux-ci me parurent les plus délicats et les plus recherchés dans leur art. Le Guide m’expliqua qu’ils avaient l’esprit tellement prompt à concevoir, qu’ils craignaient, en s’arrêtant aux soins minutieux du choix des mots et des expressions, de perdre le sens et l’harmonie de leurs conceptions, tout contenus dans le premier élan de leur pensée ; et que, d’ailleurs, ils étaient tellement sûrs de leur habileté et tellement maîtres de leur savoir, qu’ils pouvaient impunément ajourner l’exécution, et retrouver toujours le ton convenable au sujet une fois arrêté dans son entier.
D’autres consultaient fréquemment des livres, que des secrétaires leur présentaient tout ouverts à l’endroit qu’ils avaient désigné, ou dont ils leur lisaient à haute voix les citations.
Et je vis que tous, ainsi que le Guide m’en avait averti, parcouraient avidement, en se mettant au travail, les tablettes laissées par les secrétaires des songes.
Et j’en vis d’autres encore qui se servaient de leurs femmes comme secrétaires, en cherchant dans l’expression de leurs visages et dans leurs attitudes le reflet et la configuration de leurs propres idées. D’autres ne les appelaient qu’en de certains moments» pour trouver en elles un stimulant ou un éclaircissement à leur pensée.
Et j’en vis encore d’autres qui travaillaient dans de vastes bibliothèques, où de prudents vieillards compulsaient sous leurs ordres de volumineux recueils de manuscrits. Et ces sages vieillards, qui étaient, à ce que j’appris de mon Guide, les dépositaires de ces collections précieuses, étaient pour les bienheureux pleins de complaisance et de respect. Ils leur obéissaient avec zèle, et ne leur parlaient qu’après avoir été interrogés. Et ils répondaient alors avec politesse et obséquiosité.
VII
Et je vis dans une rue silencieuse et déserte une grande maison où des ouvriers, aidés de puissantes machines, travaillaient à imprimer. Et le Guide m’apprit que, bien qu’on imprimât dans cette maison toutes sortes d’ouvrages, on s’y occupait principalement de l’impression d’un livre paraissant périodiquement, dans lequel les bienheureux avaient coutume de donner à la classe la plus élevée en intelligence les primeurs de leurs ouvrages, avant que de les faire lire en livres à tout le peuple. Et le Guide m’apprit encore que cet ouvrage périodique, que les plus riches et les plus intelligents de la nation se font honneur de posséder et qu’ils achètent très-cher, a élevé en fortune et en dignité l’homme qui en a conçu l’idée et qui l’exploite depuis de longues années, et que le peuple, à cause de ce commerce qui le rapproche des bienheureux, considère, non plus comme un simple libraire ou un marchand, mais comme un intermédiaire favorable entre la lumière et lui.
Et en approchant de cette maison où l’on imprimait, nous vîmes d’abord une salle vague et banale, telle qu’un bureau, où quelques bienheureux s’occupaient à revoir avec attention des pages imprimées de leurs pensées ; non pas pour y relever des incorrections, comme il arrive dans notre monde, car de telles fautes sont impossibles ; mais pour ajouter à loisir de nouveaux ornements et de nouvelles beautés en ces ouvrages de leur esprit.
Et l’Ange m’apprit alors ce qui rend impossibles en ce lieu-là les infidélités et les erreurs dans les reproductions par l’imprimerie des pensées écrites.
Et il me fit remarquer d’abord ce que mon sens distrait n’avait pas saisi dans la vision précédente : à savoir, que le papier sur lequel venaient s’inscrire les pensées des bienheureux était placé, non sur une table ordinaire, mais sur une table pleine en hauteur et en largeur, telle qu’un coffre ou une armoire, et pourvue à l’intérieur d’un mécanisme et de caractères, et d’appareils usités en imprimerie et que nous appelons formes. Et qu’au moyen de ce mécanisme, toute pensée projetée sur le papier s’imprimait d’elle-même au-dedans de la table, en même temps qu’elle s’écrivait : c’est-à-dire que toute lettre tracée sur le papier appelait à l’intérieur un caractère correspondant, qui se trouvait ainsi à son ordre sur la forme et aussitôt serré à sa place par le moyen d’une vis. De telle sorte, qu’au lieu que l’on porte aux imprimeurs de simples feuilles d’écriture, on leur porte des formes de caractères bien en ordre. Et de cette façon il ne peut survenir dans l’impression aucune erreur par la faute des ouvriers, qui n’ont plus d’autre travail à faire que de placer ces formes sous la presse, et d’y appliquer le papier destiné à être imprimé.
Et l’Ange m’apprit encore ceci : que ces ouvriers, qui sont de la classe du bas peuple et naturellement ignorants et grossiers, entrent pendant le temps du travail, par l’effet de leur contact avec la pensée des bienheureux, dans un état de lumière et de joie qui leur cause des voluptés ineffables ; et que, rentrés, après leur travail fait, dans des conditions de grossièreté et d’ignorance, ils regrettent incessamment cet état de délices et aspirent sans cesse à y rentrer. En sorte qu’ils honorent infiniment les bienheureux dont ils tiennent ces délices, et ne cessent de chanter leurs louanges.
VIII
Et, après que les bienheureux furent demeurés quelque temps dans cette salle, ils sortirent de la maison et nous les suivîmes. Et, traversant la rue, ils se rendirent dans une maison qui faisait face à celle d’où ils sortaient, et nous y entrâmes après eux.
Et je compris par l’Ange que cette maison était celle de l’homme qui avait conçu l’idée du livre périodique, et qui l’exploitait.
Et comme les bienheureux eurent franchi le seuil de la maison, cet homme aussitôt averti vint à leur rencontre.
Et je vis, un homme grand et robuste, et dont la tête portait la blanche livrée de la sagesse et de l’expérience. Il n’avait qu’un œil, comme pour exprimer la concentration de sa vigilance et de son énergie sur un but unique qui était la prospérité de son entreprise.
Et, averti de l’arrivée des bienheureux, cet homme, qui tout à l’heure gourmandait ses ouvriers rudement et avec de grands éclats de voix, comme c’est l’usage des négociants et de tous les hommes d’un état inférieur quant à l’esprit, prit aussitôt l’air doux et obséquieux d’un serviteur devant son maître, ou d’un obligé devant ses bienfaiteurs.
Et, venant à leur rencontre, il joignit les mains et fléchit les épaules dans une attitude d’humilité et de respect, et il leur dit :
— Soyez les bienvenus, ô vous qui êtes l’honneur et le soutien de cette maison. C’est à vous seul que je dois cette prospérité qui fait que l’on me considère bien au delà de ce que je suis réellement. Cette estime qu’on m’accorde n’est qu’un reflet de votre puissance ; sans vous je ne serais’ qu’un humble marchand, l’égal de ceux qui vendent les objets les plus vils et les plus grossiers. Soyez les maîtres de cette maison dont chaque pierre a été payée du produit de vos divins travaux. Vos aînés l’ont bâtie, et vous la soutenez chaque jour ; vous pourriez, rien qu’en retenant votre souffle, la faire tomber pierre sur p ierre, et ruiner en même temps l’édifice de ma fortune et de ma renommée. Incapable de vous comprendre, indigne de vous admirer, je n’ose vous adresser des louanges que vous mépriseriez. Je puis du moins sentir la chaleur du bienfait et l’efficacité de la protection, et vous offrir la fidélité du chien et le dévouement du bon serviteur. C’est pourquoi je vous dis encore une fois : Cette maison et son maître sont à vous. Disposez de l’une comme de votre bien et de l’autre comme de votre esclave.
Et les bienheureux, comme accoutumés à cet accueil, lui souriaient cependant avec bonté. Et, tout en l’écoutant, ils pénétrèrent dans la maison.
Et au milieu de cette maison, était un. petit jardin carré, élevé en terrasse, paré de toutes sortes de fleurs et ombragé de hauts arbres dont les branches agitaient l’air doucement comme des éventails et entretenaient dans ce lieu une fraîcheur délicieuse. Et les bienheureux s’y placèrent, et moi avec eux. Et le maître de cette maison y fit apporter aussitôt des boissons agréables et des parfums savoureux qu’il nous offrit lui-même dans la posture humble et inclinée d’un inférieur.
Et après que les bienheureux eurent parlé quelque temps entre eux de choses élevées et délicates touchant leurs arts et leurs sciences, ils se levèrent pour partir ensemble.
Mais le maître de la maison, se plaçant devant eux, leur dit d’un ton suppliant :
— Je vous en prie, ne quittez pas ma maison sans accepter au moins la part qui vous est due du produit que je perçois c haque jour sur le prix de vos travaux. Si vous ne l’acceptiez pas, je me considérerais comme un voleur qui vit impunément du travail d’autrui, ou plutôt comme un sacrilège qui pille les dons de l’autel de Dieu. C’est bien assez que votre charité condescende à tolérer que je m’enrichisse du produit de cette nourriture divine, et de cette manne céleste que la main purifiée et sacrée des prêtres devrait seule épandre sur le monde, et que je prélève sur l’admiration du peuple la plus grosse part du tribut qui n’appartient légitimement qu’à vous.
Et en même temps il prit des mains d’un serviteur et offrit aux bienheureux des petits feuillets de papier fins et soyeux, sur lesquels étaient tracés des mots comme sur une amulette. Et à chaque fois qu’un des bienheureux acceptait un de ces papiers, un éclair brillait dans son œil unique.
Et quand il eut tout distribué, son visage parut illuminé, et il répéta trois fois en joignant les mains : Je suis purifié i je suis purifié ! je suis purifié ! Puisse Dieu m’absoudre et me pardonner le trafic impur que je fais de sa lumière divine !
Et après cela les bienheureux se retirèrent, et je connus par mon Guide que ces feuillets de papier qui leur avaient été distribués étaient comme une monnaie du pays et que chacun représentait en valeur cinq cents fois une monnaie d’argent et vingt-cinq fois une pièce d’or. Et je connus encore que ces papiers n’étaient point un prix ou un salaire arbitraire, mais équivalent au contenu de seize pages d’écritures imprimées, qui était la mesure d’après laquelle on rémunérait les travaux de l’esprit en ce pays-là.
IX
Et je vis après cela, dans une rue des plus fréquentées au milieu de la ville, une boutique où l’on vendait des livres, et où les acheteurs se pressaient et se succédaient incessamment.
Et quelques bienheureux s’étant présentés devant la porte de la boutique, je vis trois hommes du dedans se hâter de venir à eux et les saluer en se prosternant.
Et ces trois hommes, qui étaient les marchands, quittèrent miraculeusement, pour parler aux bienheureux, le ton rude et grossier qu’ils avaient en parlant à leurs serviteurs et à leurs chalands, et d’une voix douce comme une musique, ils leur dirent :
— Bénie soit l’heure qui nous apporte la grâce de votre lumière ! N’entrez pas dans cette maison vouée au vil négoce et souillée de toutes les impuretés du lucre et de l’ignorance ! Nous sommes, nous le savons, d’une race maudite entre les hommes ; mais un moment de votre présence nous relève et nous fait goûter pour un instant la pureté céleste dont nous sommes exclus à jamais par le péché d’origine. Hors de votre présence, nous ne sommes que de grossiers colporteurs, incapables de savoir ce que nous vendons et ne sachant ni lire, ni comprendre.
Et, comme les bienheureux les poussaient doucement et manifestaient la volonté de passer outre, la boutique parut tout à coup resplendissante de clarté ; et les trois marchands, comme ravis en extase, disaient en s’adressant aux bienheureux :
— On nous estime et on nous loue comme initiés à votre savoir et comme procédant de votre lumière ; mais combien nous détestons en ce moment ces louanges mensongères et cette estime usurpée, auxquelles pourtant notre orgueil consent et dont il se pare avec insolence ! Car nous comprenons actuellement que ces faussetés et que cette insolence sont le plus grand obstacle qui nous sépare de la vraie lumière et de la vraie félicité. Nous serions plus heureux sans doute et plus près de notre devoir en vous servant à genoux comme des esclaves.
Ils restèrent ainsi quelque temps dans une attitude extatique et parlant avec beaucoup de raison. Et comme après ce temps les bienheureux commencèrent à se retirer vers le seuil, la boutique redevint peu à peu sombre comme elle l’était auparavant.
Et aussitôt les trois marchands se mirent à grelotter et à trembler de tous leurs membres, comme étant subitement saisis de froid, et leur visage se contracta et s’obscurcit. Et se précipitant sur les pas des bienheureux, ils s’écrièrent :
— Hélas ! vous vous retirez de nous ! Nous allons redevenir brutaux et menteurs, et travailler de nouveau nous-mêmes à notre propre damnation !
Et les bienheureux s’étant retirés vers la porte, je vis qu’ils recevaient d’un employé de ces marchands de petits billets de papier tels que ceux que j’avais vu distribuer par l’homme à l’œil unique de la rue déserte.
Et, étant sortis de la maison, ils montèrent dans de riches voitures et s’éloignèrent dans diverses directions.
Et l’Ange m’ayant transporté sur une tour élevée, au milieu de la ville, je les vis tous se diriger, les uns vers les promenades, les autres vers de belles campagnes hors de la ville ; et d’autres encore se mettaient en route pour de lointains pays, ce que je pus deviner à la figure et au vêtement de leurs femmes, qui apparaissaient, celles-ci comme de l’Orient, celles-là comme du Midi ou du Nord.
Et en ce moment l’Ange m’ayant touché, je frissonnai de tout mon corps.
Et il me dit :
— Retourne dans le monde où tu habites, et tu diras que tu as vu
LE PARADIS DES GENS DE LETTRES.