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Charles Augustin Sainte-Beuve
Toujours je la connus pensive et sérieuse
Tacendo il nome de questa gentilissima.
Dante, Vita nuova.
Toujours je la connus pensive et sérieuse :
Enfant, dans les ébats de l’enfance joueuse
Elle se mêlait peu, parlait déjà raison ;
Et, quand ses jeunes sœurs couraient sur le gazon,
Elle était la première à leur rappeler l’heure,
À dire qu’il fallait regagner la demeure ;
Qu’elle avait de la cloche entendu le signal ;
Qu’il était défendu d’approcher du canal,
De troubler dans le bois la biche familière,
De passer en jouant trop près de la volière :
Et ses sœurs l’écoutaient. Bientôt elle eut quinze ans,
Et sa raison brilla d’attraits plus séduisants :
Sein voilé, front serein où le calme repose,
Sous de beaux cheveux bruns une figure rose,
Une bouche discrète au sourire prudent,
Un parler sobre et froid, et qui plaît cependant ;
Une voix douce et ferme, et qui jamais ne tremble,
Et deux longs sourcils noirs qui se fondent ensemble.
Le devoir l’animait d’une grave ferveur ;
Elle avait l’air posé, réfléchi, non rêveur :
Elle ne rêvait pas comme la jeune fille,
Qui de ses doigts distraits laisse tomber l’aiguille,
Et du bal de la veille au bal du lendemain
Pense au bel inconnu qui lui pressa la main.
Le coude à la fenêtre, oubliant son ouvrage,
Jamais on ne la vit suivre à travers l’ombrage
Le vol interrompu des nuages du soir,
Puis cacher tout d’un coup son front dans son mouchoir.
Mais elle se disait qu’un avenir prospère
Avait changé soudain par la mort de son père ;
Qu’elle était fille aînée, et que c’était raison
De prendre part active aux soins de la maison.
Ce cœur jeune et sévère ignorait la puissance
Des ennuis dont soupire et s’émeut l’innocence.
Il réprima toujours les attendrissements
Qui naissent sans savoir, et les troubles charmants,
Et les désirs obscurs, et ces vagues délices
De l’amour dans les cœurs naturelles complices.
Maîtresse d’elle-même aux instants les plus doux,
En embrassant sa mère, elle lui disait vous.
Les galantes fadeurs, les propos pleins de zèle
Des jeunes gens oisifs étaient perdus chez elle ;
Mais qu’un cœur éprouvé lui contât un chagrin,
À l’instant se voilait son visage serein :
Elle savait parler de maux, de vie amère,
Et donnait des conseils comme une jeune mère.
Aujourd’hui la voilà mère, épouse, à son tour ;
Mais c’est chez elle encor raison plutôt qu’amour.
Son paisible bonheur de respect se tempère ;
Son époux déjà mûr serait pour elle un père ;
Elle n’a pas connu l’oubli du premier mois,
Et la lune de miel qui ne luit qu’une fois,
Et son front et ses yeux ont gardé le mystère
De ces chastes secrets qu’une femme doit taire.
Heureuse comme avant, à son nouveau devoir
Elle a réglé sa vie… Il est beau de la voir,
Libre de son ménage, un soir de la semaine,
Sans toilette, en été, qui sort et se promène
Et s’asseoit à l’abri du soleil étouffant,
Vers six heures, sur l’herbe, avec sa belle enfant.
Ainsi passent ses jours depuis le premier âge,
Comme des flots sans nom sous un ciel sans orage,
D’un cours lent, uniforme, et pourtant solennel ;
Car ils savent qu’ils vont au rivage éternel.
Et moi qui vois couler cette humble destinée
Au penchant du devoir doucement entraînée,
Ces jours purs, transparents, calmes, silencieux,
Qui consolent du bruit et reposent les yeux,
Sans le vouloir, hélas ! je retombe en tristesse ;
Je songe à mes longs jours passés avec vitesse,
Turbulents, sans bonheur, perdus pour le devoir,
Et je pense, ô mon Dieu ! qu’il sera bientôt soir !