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    Charles Perrault

    Le Siècle de Louis le Grand

    La belle antiquité fut toujours vénérable ;
    Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
    Je vois les anciens, sans plier les genoux ;
    Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;
    Et l’on peut comparer, sans craindre d’Être injuste,
    Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste.
    En quel temps sut-on mieux le dur métier de Mars ?
    Quand d’un plus vif assaut força-t-on des remparts ?
    Et quand vit-on monter au sommet de la gloire,
    D’un plus rapide cours le char de la victoire ?
    Si nous voulions ôter le voile spécieux,
    Que la prévention nous met devant les yeux,
    Et, lassés d’applaudir à mille erreurs grossières,
    Nous servir quelquefois de nos propres lumières,
    Nous verrions clairement que, sans témérité,
    On peut n’adorer pas toute l’antiquité ;
    Et qu’enfin, dans nos jours, sans trop de confiance,
    On lui peut disputer le prix de la science.

    Platon, qui fut divin du temps de nos aïeux,
    Commence à devenir quelquefois ennuyeux :
    En vain son traducteur, partisan de l’antique,
    En conserve la grâce et tout le sel attique ;
    Du lecteur le plus âpre et le plus résolu,
    Un dialogue entier ne saurait être lu.

    Chacun sait le décri du fameux Aristote,
    En physique moins sûr qu’en histoire Hérodote ;
    Ses écrits, qui charmaient les plus intelligents,
    Sont à peine reçus de nos moindres régents.
    Pourquoi s’en étonner ? Dans cette nuit obscure,
    Où se cache à nos yeux la secrète nature,
    Quoique le plus savant d’entre tous les humains,
    Il ne voyait alors que des fantômes vains.
    Chez lui, sans nul égard des véritables causes,
    De simples qualités opéraient toutes choses,
    Et son système obscur roulait tout sur ce point,
    Qu’une chose se fait de ce qu’elle n’est point.
    D’une épaisse vapeur se formait la comète,
    Sur un solide ciel roulait chaque planète ;
    Et tous les autres feux dans leurs vases dorés,
    Pendaient du riche fond des lambris azurés.

    O ciel ! depuis le jour qu’un art incomparable,
    Trouva l’heureux secret de ce verre admirable,
    Par qui rien sur la terre et dans le haut des cieux,
    Quelqu’éloigné qu’il soit, n’est trop loin de nos yeux,
    De quel nombre d’objets, d’une grandeur immense,
    S’est accrue eu nos jours l’humaine connaissance !
    Dans l’enclos incertain de ce vaste univers,
    Mille mondes nouveaux ont été découverts,
    Et de nouveaux soleils, quand la nuit tend ses voiles,
    Égalent désormais le nombre des étoiles.
    Par des verres encor non moins ingénieux,

    L’œil voit croitre sous lui mille objets curieux
    II voit, lorsqu’en un point sa force est réunie,
    De l’atome au néant la distance infinie ;
    Il entre dans le sein des moindres petits corps,
    De la sage nature il y voit les ressorts,
    Et portant ses regards jusqu’en son sanctuaire,
    Admire avec quel art en secret elle opère.

    L’homme, de mille erreurs autrefois prévenu,
    Et malgré son savoir, à soi-même inconnu,
    Ignorait en repos jusqu’aux routes certaines,
    Du Méandre vivant qui coule dans ses veines.
    Des utiles vaisseaux, où de ses aliments
    Se font, pour le nourrir, les heureux changements
    Il ignorait encor la structure et l’usage,
    Et de son propre corps le divin assemblage.
    Non, non, sur la grandeur des miracles divers,
    Dont le Souverain Maitre a rempli l’univers,
    La docte antiquité, dans toute sa durée,
    À l’égal de nos jours ne fut point éclairée.

    Mais, si pour la nature elle eut de vains auteurs,
    Je la vois s’applaudir de ses grands orateurs,
    Je vois les Cicérons, je vois les Démosthènes,
    Ornements éternels et de Rome et d’Athènes,
    Dont le foudre éloquent me fait déjà trembler,
    Et qui, de leurs grands noms, viennent nous accabler.
    Qu’ils viennent, je le veux ; mais que sans avantage
    Entre les combattants le terrain se partage ;
    Que, dans notre barreau, l’on les voie occupés
    À défendre d’un champ trois sillons usurpés ;
    Qu’instruits dans la coutume, ils mettent leur étude
    À prouver d’un égout la juste servitude,
    Ou qu’en riche appareil, la force de leur art
    Éclate à soutenir les droits de Jean Maillart.
    Si leur haute éloquence, en ses démarches fières,
    Refuse de descendre à ces viles matières,
    Que nos grands orateurs soient assez fortunés
    Pour défendre, comme eux, des clients couronnés,
    Ou qu’un grand peuple en foule accoure les entendre,
    Pour déclarer la guerre au père d’Alexandre,
    Plus qu’eux peut-être alors diserts et véhéments,
    Ils donneraient l’essor aux plus grands mouvements ;
    Et si, pendant le cours d’une longue audience,
    Malgré les traits hardis de leur vive éloquence,
    On voit nos vieux Catons sur leurs riches tapis,
    Tranquilles auditeurs et souvent assoupis,
    On pourrait voir alors, au milieu d’une place,
    S’émouvoir, s’écrier l’ardente populace.

    Ainsi, quand sous l’effort des autans irrités,
    Les paisibles étangs sont à peine agités,
    Les moindres aquilons, sur les plaines salées,
    Élèvent jusqu’aux cieux les vagues ébranlées.

    Père de tous les arts, à qui du dieu des vers
    Les mystères profonds ont été découverts,
    Vaste et puissant génie, inimitable Homère,
    D’un respect infini ma muse te révère.
    Non, ce n’est pas à tort que tes inventions
    En tout temps ont charmé toutes les nations ;
    Que de tes deux héros, les hautes aventures
    Sont le nombreux sujet des plus doctes peintures,
    Et que des grands palais les murs et les lambris
    Prennent leurs ornements de tes divins écrits.
    Cependant, si le ciel, favorable à la France,
    Au siècle où nous vivons eût remis ta naissance,
    Cent défauts qu’on impute au siècle où tu naquis,
    Ne profaneraient pas tes ouvrages exquis.
    Tes superbes guerriers, prodiges de vaillance,
    Prêts de s’entrepercer du long fer de leur lance,
    N’auraient pas si longtemps tenu le bras levé ;
    Et, lorsque le combat devrait être achevé,
    Ennuyé les lecteurs, d’une longue préface,
    Sur les faits éclatants des héros de leur race.
    Ta verve aurait formé ces vaillants demi-dieux,
    Moins brutaux, moins cruels et moins capricieux.
    D’une plus fine entente et d’un art plus habile
    Aurait été forgé le bouclier d’Achille,
    Chef-d’œuvre de Vulcain, où son savant burin.
    Sur le front lumineux d’un résonnant airain,
    Avait gravé le ciel, les airs, l’onde et la terre,
    Et tout ce qu’Amphytrite en ses deux bras enserre,
    Où l’on voit éclater le bel astre du jour,
    Et la lune, au milieu de sa brillante cour.
    Où l’on voit deux cités parlant diverses langues,
    Où de deux orateurs on entend les harangues,
    Où de jeunes bergers, sur la rive d’un bois,
    Dansent l’un après l’autre, et puis tous à la fois ;
    Où mugit un taureau qu’un fier lion dévore,
    Où sont de doux concerts ; et cent choses encore
    Que jamais d’un burin, quoiqu’en la main des dieux,
    Le langage muet ne saurait dire aux yeux :
    Ce fameux bouclier, dans un siècle plus sage,
    Eût été plus correct et moins chargé d’ouvrage.
    Ton génie, abondant en ses descriptions,
    Ne t’aurait pas permis tant de digressions,
    Et, modérant l’excès de tes allégories,
    Eût encor retranché cent doctes rêveries,
    Où ton esprit s’égare et prend de tels essors,
    Qu’Horace te fait grâce en disant que lu dors.
    Ménandre, j’en conviens, eut un rare génie,
    Et pour plaire au théâtre une adresse infinie.
    Virgile, j’y consens, mérite des autels.
    Ovide est digne encor des honneurs immortels.
    Mais ces rares auteurs, qu’aujourd’hui l’on adore,
    Étaient-ils adorés quand ils vivaient encore ?
    Écoutons Martial : Ménandre, esprit charmant,
    Fut du théâtre grec applaudi rarement ;
    Virgile vit les vers d’Ennius le bonhomme,
    Lus, chéris, estimés des connaisseurs de Rome,
    Pendant qu’avec langueur on écoutait les siens,
    Tant on est amoureux des auteurs anciens ;
    Et malgré la douceur de sa veine divine,
    Ovide était connu de sa seule Corine,
    Ce n’est qu’avec le temps que leur nom s’accroissant,
    Et toujours, plus fameux, d’âge en âge passant,
    À la fin s’est acquis cette gloire éclatante,
    Qui de tant de degrés a passé leur attente.
    Tel, à fois épandus, un fleuve impétueux,
    En abordant la mer coule majestueux,
    Qui, sortant de son roc sur l’herbe de ses rives,
    Y roulait, inconnu, ses ondes fugitives.

    Donc, quel haut rang l’honneur ne devront point tenir
    Dans les fastes sacrés des siècles à venir,
    Les Regniers, les Mainards, les Gombauds, les Malherbes,
    Les Godeaux, les Racans, dont les écrits superbes,
    En sortant de leur veine, et dès qu’ils furent nés,
    D’un laurier immortel se virent couronnés.
    Combien seront chéris par les races futures,
    Les galants Sarrasins, et les tendres Voitures,
    Les Molières naïfs, les Rotrou, les Tristans,
    Et cent autres encor délices de leur temps.
    Mais quel sera le sort du célèbre Corneille,
    Du théâtre français l’honneur et la merveille,
    Qui sut si bien mêler aux grands évènements.
    L’héroïque beauté des nobles sentiments ?
    Qui des peuples pressés vit cent fois l’affluence,
    Par de longs cris de joie honorer sa présence,
    Et les plus sages rois, de sa veine charmés,
    Écouter les héros qu’il avait animés.
    De ces rares auteurs, au temple de mémoire,
    On ne peut concevoir quelle sera la gloire,
    Lorsqu’insensiblement, consacrant leurs écrits,
    Le temps aura, pour eux, gagné tous les esprits ;
    Et par ce haut relief qu’il donne à toute chose,
    Amené le moment de leur apothéose.

    Maintenant, à loisir, sur les autres beaux arts,
    Pour en voir le succès, promenons nos regards.
    Amante des appas de la belle nature,
    Venez, et dites-nous, agréable Peinture :
    Ces peintres si fameux des siècles plus âgés,
    De talents inouïs furent-ils partagés ;
    Et le doit-on juger par les rares merveilles
    Dont leurs adorateurs remplissent nos oreilles
    Faut-il un si grand art pour tromper un oiseau !
    Un peintre est-il parfait pour bien peindre un rideau ?
    Et fut-ce un coup de l’art si digne qu’on l’honore,
    De fendre un mince trait, d’un trait plus mince encore.
    À peine maintenant ces exploits singuliers
    Seraient le coup d’essai des moindres écoliers.
    Ces peintres commençants, dans le peu qu’ils apprirent,
    N’en surent guère plus que ceux qui les admirent.

    Dans le siècle passé, des hommes excellents
    Possédaient, il est vrai, vos plus riches talents ;
    L’illustre Raphaël, cet immense génie,
    Pour peindre, eut une force, une grâce infinie ;
    Et tout ce que forma l’adresse de sa main,
    Porte un air noble et grand, qui semble plus qu’humain.
    Après lui s’éleva son école savante,
    Et celle des Lombards à l’envi triomphante.
    De ces maitres de l’art, les tableaux précieux
    Seront, dans tous les temps, le doux charme des yeux.
    De votre art cependant le secret le plus rare,
    Ne leur fut départi que d’une main avare :
    Le plus docte d’entr’eux ne sut que faiblement,
    Du clair et de l’obscur l’heureux ménagement.
    On ne rencontre point, dans leur simple manière,
    Le merveilleux effet de ce point de lumière,
    Qui, sur un seul endroit, vif et resplendissant,
    Va, de tous les côtés, toujours s’affaiblissant,

    Qui, de divers objets que le sujet assemble,
    Par le nœud des couleurs ne fait qu’un tout ensemble,
    Et présente à nos yeux l’exacte vérité
    Dans toute la douceur de sa naïveté.
    Souvent, sans nul égard du changement sensible
    Que fait de l’air épais la masse imperceptible,
    Les plus faibles lointains et les plus effacés
    Sont comme les devants distinctement tracés ;
    Ne sachant pas encor qu’un peintre, en ses ouvrages,
    Des objets éloignés doit former les images,
    Lorsque confusément son œil les aperçoit,
    Non telles qu’elles sont, mais telles qu’il les voit.
    C’est par là que Le Brun, toujours inimitable,
    Donne à tout ce qu’il fait un air si véritable,
    Et que, dans l’avenir, ses ouvrages fameux
    Seront l’étonnement de nos derniers neveux.

    Non loin du beau séjour de l’aimable peinture,
    Habite pour jamais la tardive sculpture ;
    Près d’elle est la Vénus, l’Hercule, l’Apollon,
    Le Bacchus, le Lantin et le Laocoon,
    Chefs-d’œuvre de son art, choisis entre dix mille ;
    Leurs divines beautés me rendent immobile,
    Et souvent interdit, il me semble les voir
    Respirer comme nous, parler et se mouvoir.
    C’est ici, je l’avoue, où l’audace est extrême,
    De soutenir encor mon surprenant problème ;
    Mais si l’art, qui jamais ne se peut contenter,
    Découvre des défauts qu’on leur peut imputer,
    Si du Laocoon la taille vénérable,
    De celle de ses fils est par trop dissemblable,
    Et si les moites corps des serpents inhumains,

    Au lieu de deux enfants enveloppent deux nains ;
    Si le fameux Hercule a diverses parties,
    Par des muscles trop forts un peu trop ressenties ;
    Quoique tous les savants, de l’antique entêtés,
    Érigent ces défauts en de grandes beautés,
    Doivent-ils nous forcer à ne voir rien de rare,
    Aux chefs-d’œuvre nouveaux dont Versailles se pare,
    Que tout homme éclairé qui n’en croit que ses yeux,
    Ne trouve pas moins beaux pour n’être pas si vieux ?
    Qui se font admirer, et semblent pleins de vie,
    Tout exposés qu’ils sont aux regards de l’envie.
    Mais que n’en diront point les siècles éloignés,
    Lorsqu’il leur manquera quelque bras, quelque nez ?
    Ces ouvrages divins où tout est admirable,
    Sont du temps de Louis, ce prince incomparable,
    Diront les curieux. Cet auguste Apollon
    Sort de la sage main du fameux Girardon ;
    Ces chevaux du soleil, qui marchent, qui bondissent,
    Et, qu’au rapport des yeux, on croirait qu’ils hennissent,
    Sont l’ouvrage immortel des deux frères Gaspards ;
    Et cet aimable Acis, qui charme vos regards,
    Où tout est naturel autant qu’il est artiste,
    Naquit sous le ciseau du gracieux Baptiste.
    Cette jeune Diane, où l’œil, à tout moment,
    De son geste léger croit voir le mouvement,
    Qui, placée à son gré le long de ces bocages,
    Semble vouloir sans cesse entrer sous leurs feuillages,
    Se doit à l’ouvrier, dont la savante main,
    Sous les traits animés d’un colosse d’airain,
    Secondant d’Aubusson, dans l’ardeur de son zèle,
    Du héros immortel fit l’image immortelle.
    Allons sans différer dans ces aimables lieux,
    De tant de grands objets rassasier nos yeux.
    Ce n’est, pas un palais, c’est une ville entière,
    Superbe en sa grandeur, superbe en sa matière ;
    Non, c’est plutôt un monde, où du grand univers
    Se trouvent rassemblés les miracles divers.
    Je vois de toutes parts les fleuves qui jaillissent,
    Et qui forment des mers des ondes qu’ils vomissent,
    Par un art incroyable, ils ont été forcés
    De monter au sommet de ces lieux exhaussés ;
    Et leur eau, qui descend aux jardins qu’elle arrose,
    Dans cent riches palais en passant se repose.
    Que leur peut opposer toute l’antiquité,
    Pour égaler leur pompe et leur variété ?

    Naguère dans sa chaire, un maitre en rhétorique,
    Plein de ce fol amour qu’ils ont tous pour l’antique,
    Louant ces beaux jardins, qu’il disait avoir vus :
    On les prendrait, dit-il, pour ceux d’Alcinoos.
    Le jardin de ce roi, si l’on en croit Homère,
    Qui se plut à former une belle chimère,
    Utilement rempli de bons arbres fruitiers,
    Renfermait dans ses murs quatre arpents tout entiers.
    Là se cueillait la poire, et la figue et l’orange,
    Ici, dans un recoin, se foulait la vendange,
    Et là, de beaux raisins sur la terre épanchés,
    S’étalaient au soleil pour en être séchés.
    Dans le royal enclos, on voyait deux fontaines,
    Non s’élever en l’air superbes et hautaines,
    Mais former à l’envi deux paisibles ruisseaux,
    Dont l’un mouillait le pied de tous les arbrisseaux,
    Et l’autre, s’échappant du jardin magnifique,

    Abreuvait les passants dans la place publique.
    Tels sont, dans les hameaux des prochains environs,
    Les rustiques jardins de nos bons vignerons.

    Que j’aime la fraicheur de ces bocages sombres,
    Où se sont retirés le repos et les ombres,
    Où sans cesse on entend le murmure des eaux
    Qui sert de symphonie au concert des oiseaux !
    Mais ce concert si doux, où leur amour s’explique,
    M’accuse d’oublier la charmante musique.

    La Grèce, toujours vaine, est encore sur ce point
    Fabuleuse à l’excès, et ne se dément point,
    Si l’on ose l’en croire, un chantre de la Thrace,
    Forçait les animaux de le suivre à la trace,
    Et même les forêts, jusqu’aux moindres buissons,
    Tant le charme était fort de ses douces chansons.
    Un autre plus expert, non content que sa lyre
    Fît marcher sur ses pas les rochers qu’elle attire,
    Vit ces mêmes rochers de sa lyre enchantés,
    Se poser l’un sur l’autre, et former des cités.
    Ces fables, il est vrai, sagement inventées,
    Par la Grèce avec art ont été racontées ;
    Mais, comment l’écouter, quand d’un ton sérieux,
    Et mettant à l’écart tout sens mystérieux,
    Elle dit qu’à tel point, dans le cœur le plus sage,
    Ses joueurs d’instruments faisaient entrer la rage,
    En sonnant les accords du mode phrygien,
    Que les meilleurs amis et les plus gens de bien,
    Criaient, se querellaient, faisaient mille vacarmes,
    Et pour s’entretuer couraient prendre des armes :
    Que quand ces enragés, écumant de courroux,

    Se tenaient aux cheveux et s’assommaient de coups,
    Les joueurs d’instruments, pour adoucir leur bile,
    Touchaient le dorien, mode sage et tranquille,
    Et qu’alors ces mutins, à de si doux accents,
    S’apaisant tout à coup, rentraient dans leur bon sens ?
    Elle se vante encor qu’elle eut une musique
    Utile au dernier point dans une république,
    Qui de tout fol amour amortissait l’ardeur,
    Et du sexe charmant conservait la pudeur ;
    Qu’une reine ‘ autrefois pour l’avoir écoutée,
    Fut près d’un lustre entier en vain sollicitée ;
    Mais qu’elle succomba dès que son séducteur,
    Eut chassé d’auprès d’elle un excellent fluteur,
    Dont, pendant tout ce temps, la haute suffisance
    Avait de cent périls gardé son innocence.
    Avec toute sa pompe et son riche appareil,
    La musique en nos jours ne fait rien de pareil.

    Ce bel art, tout divin par ses douces merveilles,
    Ne se contente pas de charmer les oreilles,
    Ni d’aller jusqu’au cœur par ses expressions
    Émouvoir à son gré toutes les passions :
    Il va, passant plus loin, par sa beauté suprême,
    Au plus haut de l’esprit charmer la raison même.

    Là cet ordre, ce choix et ces justes rapports
    Des divers mouvements et des divers accords,
    Le choc harmonieux des contraires parties,
    Dans leurs tons opposés sagement assorties,
    Dont l’une suit les pas de l’autre qui s’enfuit :
    Le mélange discret du silence et du bruit,
    Et de mille ressorts la conduite admirable
    Enchantent la raison d’un plaisir ineffable.

    Ainsi, pendant la nuit, quand on lève les yeux
    Vers les astres brillants de la voute des cieux,
    Plein d’une douce joie, on contemple, on admire
    Cet éclat vif et pur dont on les voit reluire ;
    Et d’un respect profond on sent toucher son cœur
    Par leur nombre étonnant et leur vaste grandeur :
    Mais si de ces beaux feux les courses mesurées,
    De celui qui les voit ne sont pas ignorées,
    S’il connait leurs aspects et leurs déclinaisons,
    Leur chute et leur retour, qui forment les saisons,
    Combien adore-t-il la sagesse infinie,
    Qui de cette nombreuse et céleste harmonie,
    Qu’un ordre, compassé jusqu’aux moindres moments,
    Règle les grands accords et les grands mouvements ?

    La Grèce, je le veux, eut des voix sans pareilles,
    Dont l’extrême douceur enchantait les oreilles ;
    Ses maitres, pleins d’esprit, composèrent des chants,
    Tels que ceux de Lulli, naturels et touchants ;
    Mais n’ayant point connu la douceur incroyable
    Que produit des accords la rencontre agréable ;
    Malgré tout le grand bruit que la Grèce en a fait,
    Chez elle ce bel art fut un art imparfait :
    Que si de sa musique on la vit enchantée,
    C’est qu’elle se flatta de l’avoir inventée ;
    Et son ravissement fut l’effet de l’amour
    Dont on est enivré pour ce qu’on met au jour.
    Ainsi, lorsqu’un enfant, dont la langue s’essaye,
    Commence à prononcer, fait du bruit et bégaye,
    La mère qui le tient a ses sens plus charmés
    De trois ou quatre mots qu’à peine il a formés,
    Que de tous les discours pleins d’art et de science,
    Que déclame en public la plus haute éloquence.

    Que ne puis-je évoquer le célèbre Arion,
    L’incomparable Orphée et le sage Amphion,
    Pour les rendre témoins de nos rares merveilles,
    Qui, dans leur siècle heureux, n’eurent point de pareilles !

    Quand la toile se lève, et que les sons charmants
    D’un innombrable amas de divers instruments,
    Forment cette éclatante et grave symphonie,
    Qui ravit tous les sens par sa noble harmonie,
    Et par qui le moins tendre, en ce premier moment,
    Sent tout son corps ému d’un doux frémissement ;
    Ou quand d’aimables voix, que la scène rassemble,
    Mêlent leurs divins chants et leurs plaintes ensemble,
    Et par les longs accords de leur triste langueur,
    Pénètrent jusqu’au fond le moins sensible cœur ;
    Sur des maitres de l’art, sur des âmes si belles,
    Quel pouvoir n’auraient pas tant de grâces nouvelles

    Tout art n’est composé que des secrets divers,
    Qu’aux hommes curieux l’usage a découverts,
    Et cet utile amas des choses qu’on invente,
    Sans cesse, chaque jour, ou s’épure, ou s’augmente ;
    Ainsi, les humbles toits de nos premiers aïeux,
    Couverts négligemment de joncs et de glaïeux,
    N’eurent rien de pareil en leur architecture,
    À nos riches palais d’éternelle structure :
    Ainsi le jeune chêne en son âge naissant,
    Ne peut se comparer au chêne vieillissant,
    Qui, jetant sur la terre un spacieux ombrage,
    Avoisine le ciel de son vaste branchage.

    Mais c’est peu, dira-t-on, que, par un long progrès,
    Le temps de tous les arts découvre les secrets ;
    La nature affaiblie en ce siècle où nous sommes,
    Ne peut plus enfanter de ces merveilleux hommes,
    Dont avec abondance, en mille endroits divers,
    Elle ornait les beaux jours du naissant univers,
    Et que, tout pleins d’ardeur, de force et de lumière,
    Elle donnait au monde en sa vigueur première....

    À former les esprits comme à former les corps,
    La nature en tout temps fait les mêmes efforts ;
    Son être est immuable ; et cette force aisée
    Dont elle produit tout, ne s’est point épuisée :
    Jamais l’astre du jour, qu’aujourd’hui nous voyons,
    N’eut le front couronné de plus brillants rayons ;
    Jamais, dans le printemps, les roses empourprées,
    D’un plus vif incarnat ne furent colorées ;
    Non moins blanc qu’autrefois brille dans nos jardins
    L’éblouissant émail des lis et des jasmins,
    Et dans le siècle d’or la tendre Philomèle,
    Qui charmait nos aïeux de sa chanson nouvelle,
    N’avait rien de plus doux que celle dont la voix
    Réveille les échos qui dorment dans nos bois.
    De cette même main les forces infinies
    Produisent en tout temps de semblables génies.

    Les siècles, il est vrai, sont entr’eux différents,
    Il en fut d’éclairés, il en fut d’ignorants ;
    Mais si le règne heureux d’un excellent monarque
    Fut toujours de leur prix et la cause et la marque,
    Quel siècle pour ses rois, des hommes révéré,
    Au siècle de Louis peut être préféré
    De Louis, qu’environne une gloire immortelle,
    De Louis, des grands rois le plus parfait modèle?

    Le ciel en le formant épuisa ses trésors,
    Et le combla des dons de l’esprit et du corps ;
    Par l’ordre des destins, la victoire, asservie
    À suivre tous les pas de son illustre vie,
    Animant les efforts de ses vaillants guerriers,
    Dès qu’il régna sur nous le couvrit de lauriers ;
    Mais lorsqu’il entreprit de mouvoir par lui-même
    Les pénibles ressorts de la grandeur suprême,
    De quelle majesté, de quel nouvel éclat,
    Ne vit-on pas briller la face de l’état ?
    La pureté des lois partout est rétablie,
    Des funestes duels la rage est abolie ;
    Sa valeur en tous lieux soutient ses alliés,
    Sous elle, les ingrats tombent humiliés,
    Et l’on voit tout à coup les fiers peuples de l’Èbre,
    Du rang qu’il tient sur eux rendre un aveu célèbre.
    Son bras, se signalant par cent divers exploits,
    Des places qu’il attaque en prend quatre à la fois ;
    Aussi loin qu’il le veut il étend ses frontières ;
    En dix jours, il soumet des provinces entières ;
    Son armée, à ses yeux, passe un fleuve profond,
    Que César ne passa qu’avec l’aide d’un pont.
    De trois vastes états les haines déclarées
    Tournent contre lui seul leurs armes conjurées ;
    Il abat leur orgueil, il confond leurs projets,
    Et pour tout châtiment leur impose la paix.

    Instruit d’où vient en lui cet excès de puissance,
    Il s’en sert, plein de zèle et de reconnaissance,
    À rendre à leur bercail les troupeaux égarés,
    Qu’une mortelle erreur en avait séparés,
    Et par ses pieux soins, l’hérésie étouffée,
    Fournit à ses vertus un immortel trophée.

    Peut-être qu’éblouis par tant d’heureux progrès,
    Nous n’en jugeons pas bien, pour en être trop près ;
    Consultons au-dehors, et formons nos suffrages
    Au gré des nations des plus lointaines plages,
    De ces peuples heureux, où plus grand, plus vermeil,
    Sur un char de rubis se lève le soleil,
    Où la terre, en tout temps, d’une main libérale,
    Prodigue ses trésors qu’avec pompe elle étale,
    Dont les superbes rois sont si vains de leur sort,
    Qu’un seul regard sur eux est suivi de la mort.
    L’invincible Louis, sans flotte, sans armée,
    Laisse agir en ces lieux sa seule renommée ;
    Et ces peuples, charmés de ses exploits divers,
    Traversent sans repos le vaste sein des mers,
    Pour venir à ses pieds lui rendre un humble hommage,
    Pour se remplir les yeux de son auguste image,
    Et gouter le plaisir de voir tout à la fois,
    Des hommes le plus sage, et le plus grand des rois.

    Ciel à qui nous devons cette splendeur immense,
    Dont on voit éclater notre siècle et la France,
    Poursuis de tes bontés le favorable cours,
    Et d’un si digne roi conserve les beaux jours,
    D’un roi qui, dégagé des travaux de la guerre,
    Aimé de ses sujets, craint de toute la terre,
    Ne va plus occuper tous ses soins généreux,
    Qu’à nous régir en paix, et qu’à nous rendre heureux.




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