Un monde de connaissances
    Library / Literary Works

    Charles Wallut

    Onze jours de siège

    PERSONNAGES

    Roquefeuille, notaire.
    Robert Maubray, 30 ans.
    Maxime Duvernet, son ami, médecin.
    Baptiste, domestique.
    Laurence, femme de Maubray, 22 ans.
    Léonie de Vanvres, son amie, 24 ans.
    Thérèse, femme de chambre.

    La scène se passe de nos jours, à Paris.
    Tous les indications sont prises de la gauche du spectateur.

    ACTE premier

    Un salon chez Robert : au fond, portes à droite et à gauche ; au milieu, une cheminée ; pendule ; vases de fleurs ; bougies allumées ; à gauche, une porte, un guéridon ; au milieu du théâtre, une table, sonnette ; siège de chaque côté ; à droite, une porte, un canapé.

    Scène première

    Baptiste, seul.

    (Au lever du rideau. Baptiste sort du fond à gauche, et écoute à la porte.)

    On les entend d’ici ! (Descendant en scène). Ma foi ! m’est avis que quand les maîtres se disputent à table, les domestiques font sagement de s’en aller. (On sonne. Il hausse les épaules et va s’asseoir sur le canapé.) C’est vrai, cela trouble le service ; on ignore si monsieur ou madame parlent sérieusement ou plaisantent, (on resonne) et l’on ne sait plus quelle contenance garder, s’il faut sourire ou prendre son air grave.

    Scène II

    Baptiste, Robert, puis Laurence.

    Robert, entrant.
    Ah ! c’est ainsi que vous venez lorsqu’on vous appelle ?

    Baptiste
    Monsieur, c’est que…

    Robert
    C’est bien… Apportez-moi mon pardessus et mon chapeau. (Laurence entre et congédie du geste Baptiste qui s’incline et sort.)

    Scène III

    Robert, Laurence.

    Laurence
    Ainsi, vous êtes bien décidé, Robert, à vous rendre à cette soirée de garçons ? (Elle descend à droite.)

    Robert
    Encore ! Ah çà ! nous allons recommencer ! Ce n’est pas chose convenue ?

    Laurence
    J’espérais, au contraire, que mes observations…

    Robert
    Mais vos observations sont des enfantillages, ma chère amie ; je ne veux pas, en les prenant au sérieux, nous rendre aussi ridicules l’un que l’autre !

    Laurence
    Ridicules !… parce que vous m’auriez fait un petit sacrifice ?

    Robert
    Eh ! mon Dieu ! demandez-moi des choses raisonnables !… Mais, j’en appelle à vous, voyons !… m’empêcher de sortir ce soir, d’aller à ce rendez-vous… une fantaisie pareille ! un caprice aussi puéril !

    Laurence
    J’ai vu le temps où vous n’auriez même pas songé à le discuter.

    Robert
    Ah ! voilà bien mon tort, parbleu ! C’est d’avoir fait, dès les premiers jours, une telle abnégation de mon autorité, que, de concession en concession, nous en sommes aujourd’hui, vous, à la tyrannie, et moi, à l’humiliation !

    Laurence
    Oh !

    Robert, appuyant.
    Oui ! à l’humiliation ! En vérité, si je vous laissais faire, je ne serais plus un homme, mais un enfant mené à la lisière… Je ne pourrais ni sortir ni rentrer sans consulter votre bon plaisir ! Et je n’irais plus voir de bons amis, le soir, qu’à la dérobée, et en me glissant le long des murs, comme un homme qui va commettre un crime !

    Laurence
    Oh ! ce n’est pas un crime !

    Robert
    Vous êtes bien bonne !

    Laurence
    Mais c’est une faute !

    Robert
    Eh bien, ma chère Laurence, le sage pèche sept fois par jour ; or, je suis dans les limites de la sagesse, puisque, depuis ce matin, je n’ai encore commis que deux fautes !

    Laurence
    Vous êtes modeste ! Lesquelles ?

    Robert
    La première, c’est de vous avoir parlé de cette partie projetée, au lieu d’imaginer quelque prétexte ; la seconde, c’est d’avoir discuté avec vous mon droit d’y aller !… Je me permettrai donc d’en commettre une troisième, qui sera de me rendre à cette soirée quand l’heure en sera venue.

    Laurence
    Vous me faites comprendre un peu cruellement que vous êtes le maître absolu de vos actions.

    Robert
    Voyons, Laurence, ce n’est pas sérieux, n’est- ce pas ? Et cette méchante querelle a trop duré ! Donne-moi ta petite main, et n’en parlons plus ! Je suis vif, je m’emporte… j’ai tort… mais aussi sois raisonnable… et ne me boude pas comme un enfant ! Tu as assez de confiance en moi pour que ces idées d’indépendance ne te portent aucun ombrage ; je t’accorde les mêmes droits, parce que j’ai la même confiance. Et de tout cela il résulte, en y songeant bien, que nous avons été tout à l’heure aussi fous et aussi maladroits l’un que l’autre (Il va pour l’embrasser.)

    Laurence, se levant.
    Parlez pour vous !

    Robert, un peu piqué.
    Soit ! comme vous voudrez ! Baptiste !… (Baptiste entre avec les objets et sort.)

    Laurence
    Je croyais que cette petite débauche ne commençait qu’à neuf heures, et il est à peine…

    Robert
    Il est l’heure à laquelle s’envolent les maris que l’on veut garder en cage !

    Laurence
    Trop d’esprit !

    Robert
    Esprit dé liberté, voilà tout ! J’aurais eu plaisir à vous tenir encore compagnie, si vous aviez voulu être plus aimable ; mais j’aime mieux vous quitter que de continuer la conversation sur ce ton ; je pars donc, je vais à mon cercle, parce que mon ami Maxime Duvernet m’y a donné rendez-vous ; mon ami Maxime m’y a donné rendez-vous, parce que je dois le présenter chez mon autre ami Horace. Je ne sais quand je reviendrai, parce que j’ignore à quelle heure finira cette orgie romaine ; et maintenant, ma chère Laurence, que j’ai répondu à mon juge d’instruction, mes parce que ont l’honneur de tirer la révérence à vos pourquoi ! (Il sort par le fond.)

    Scène IV

    Laurence
    Non… il s’éloigne !… (Écoutant.) Il est parti !… C’est la première fois qu’il ne revient pas m’embrasser et me demander pardon. J’ai peut-être été trop sévère aussi ? Si je l’appelais ?… Il est trop loin… Et puis, enfin, c’est lui qui a tort, ce n’est pas moi ! Me laisser seule !… une soirée entière ! Oh ! si l’on m’avait dit cela il y a un an seulement ! Et pourtant j’aurais dû me douter que la troisième année de ménage serait difficile à traverser, les deux autres étaient si douces… cela ne pouvait pas durer ! (Entendant ouvrir.) Qu’est-ce que c’est ? je n’y suis pour personne !

    Scène V

    Laurence, Roquefeuille.

    Roquefeuille
    Pas même pour votre vieil ami Roquefeuille ?

    Laurence
    Ah ! excepté pour lui ! (Elle lui tend la main.)

    Roquefeuille
    Merci de la faveur ! Mais permettez à l’élu de protester pour les réprouvés : une jolie femme n’a pas le droit de fuir ainsi le monde, et de se dérober à l’admiration de tous. Voici pour moi ! (Il lui tend la main.) Et voici pour les autres ! (Il baise l’autre à plusieurs reprises.)

    Laurence, retirant sa main.
    Eh bien, eh bien ! encore ?

    Roquefeuille, continuant.
    Dame ! il y a foule !

    Léonie
    Vous êtes galant, ce soir, mon cher notaire !

    Roquefeuille
    Ah ! voilà un mot qui fait sur moi l’effet de la glace ! Ne m’appelez pas notaire, si vous appréciez quelque peu ma galanterie. Est-ce que je ressemble à un notaire ? Maxime devait me prendre ici, où est-il ?

    Laurence
    Il n’y est pas.

    Roquefeuille
    Et Robert ?

    Laurence
    Il n’y est plus.

    Roquefeuille
    Oh ! oh ! comme vous dites cela !

    Laurence
    Ah ! mon cher Roquefeuille, tâchez de me distraire, et soyez gai pour nous deux, car je suis bien triste.

    Roquefeuille
    Est-ce possible ? Contez-moi cela bien vite !… Qu’avez-vous ?

    Laurence
    Je n’ai rien… pas même… mon mari !

    Roquefeuille
    Robert le diable ?

    Laurence
    Voilà que vous plaisantez !

    Roquefeuille
    Ah ! ah ! le cas est grave. Vous me dites : Soyez gai, sans vous informer si c’est mon heure ! Je fais tous mes efforts, et vous n’êtes pas contente. Il y a donc quelque chose ?

    Laurence
    Oui.

    Roquefeuille
    Eh bien, confessez-vous ! Je sais plus d’une oreille qui serait friande d’entendre ces jolis péchés de femme ! Je vous prête la mienne. Avouez que votre mari est sorti à la suite d’une petite discussion.

    Laurence
    Oui.

    Roquefeuille
    Je m’en doutais. Et cette discussion est venue de ce que vous n’avez jamais bien compris le rôle respectif des époux. Tenez, regardez la première voiture qui passe. Il y a un homme sur le siège et un cheval dans les brancards.

    Laurence
    C’est leur place !

    Roquefeuille
    D’accord ! Mais pourquoi ? Le cheval est le plus fort, et, s’il le voulait, il emporterait la voiture et l’homme, et c’est lui qui conduirait. Or l’homme, qui le sait, se garde bien d’irriter le cheval ; il le flatte, il le caresse de la voix, de la main, et, grâce à cet accord mutuel, la voiture marche sans accident. Eh bien ! chère dame, vous avez trop appuyé sur la bride, et votre mari se sera cabré.

    Laurence
    Je le crains !

    Roquefeuille
    J’en étais sûr ! Robert n’est pas parti… Il s’est évadé… Il a le mors aux dents !

    Laurence
    Le croyez-vous ?

    Roquefeuille
    C’est évident ! Ah ! qu’un grand moraliste a donc eu raison de dire : « Le mariage est un combat à outrance, avant lequel les époux demandent au ciel sa bénédiction ! »

    Laurence
    Merci, mon cher notaire !

    Roquefeuille
    Encore ! Pas de notaire, ou je ne ris plus ! Et ne me rappelez pas une profession que j’ai en horreur !

    Laurence
    En horreur !

    Roquefeuille
    En horreur ! Le notaire sérieux, officiel, convaincu, zélé, celui qui rédige, qui fait des actes et qui entasse d’affreux dossiers dans les cartons de son affreuse étude, celui-là est une calamité publique ! Je le dénonce à la haine de ses concitoyens, auxquels il prête son ministère pour tous les désastres de la vie : les hypothèques, les testaments et les mariages !… Le bon, le vrai, le parfait notaire, c’est moi ! Je ne me prends pas au sérieux, moi !… Jamais !… Qu’un client me consulte pour l’acquisition d’un immeuble, je lui prouve par A plus B que la terre est un médiocre placement, où il récoltera moins de blé que de procès, et le client remporte son argent… Qu’un autre m’appelle pour recevoir son testament, je lui démontre qu’il s’apprête à faire des ingrats, et il prend le parti de guérir… Tout profit ! Enfin, qu’un troisième me demande de dresser un contrat de mariage, je le conduis chez l’avoué, mon voisin, qui a la spécialité des séparations, et de là au café Anglais, où je lui montre les joies du célibat à travers les fumées du champagne ! Et il se marie tout de même… Mais enfin, il se marie !…

    Laurence
    Vous devez avoir une jolie clientèle ?

    Roquefeuille
    La plus belle clientèle de Paris. L’honnête homme fait toujours son chemin.

    Laurence
    Vous finiriez par me convertir… et si mon contrat était à refaire…

    Roquefeuille
    Vous jetteriez la plume au feu ?

    Laurence
    Je le signerais des deux mains ! J’aime tant mon pauvre Robert !

    Roquefeuille
    Il vous aime aussi, parbleu !

    Laurence
    Sans doute, mais pas comme autrefois.

    Roquefeuille
    Il a raison de varier : « L’ennui naquit un jour de l’uniformité ! »

    Laurence
    Qu’il y a loin de Paris à Maurice, où nous nous sommes connus, où nous nous sommes aimés !

    Roquefeuille
    Trois mille lieues, si vous consultez Malte-Brun !

    Laurence
    L’immensité, si je consulte son cœur !

    Roquefeuille
    C’est la loi ! Vous me parlez de Maurice ! Voyez Paul et Virginie. Si Virginie eût épousé Paul, où serait Virginie, ce soir ?… Au coin du feu !… et Paul, au cercle !

    Laurence
    Encore s’il n’y avait que le cercle ! Mais, après le cercle, Robert et son ami Maxime doivent finir leur nuit dans une réunion de garçons !

    Roquefeuille
    Eh bien, tant mieux !

    Laurence
    Tant mieux… pour qui ?

    Roquefeuille
    Pour vous ! Votre mari redevient garçon, et vous, vous redevenez demoiselle. À son retour, ce sera un nouveau mariage que vous contracterez tous deux.

    Laurence
    Mon cher Roquefeuille, je ne tiens pas à me remarier si souvent.

    Roquefeuille
    C’est pourtant ce qu’on a de mieux à faire quand on a commis la maladresse de se marier une première fois.

    Laurence, riant.
    Tenez, vous êtes insupportable !

    Roquefeuille
    Allons donc ! voilà un sourire !

    Laurence
    Ah ! si vous me donniez le moyen d’empêcher Robert d’aller à cette soirée !

    Roquefeuille
    Obtenez un mandat d’arrêt !

    Laurence
    Je voudrais quelque chose de moins violent !

    Roquefeuille
    Cherchons !

    Scène VI

    Les mêmes, Baptiste.

    Baptiste
    Madame… je demande pardon à madame… madame sait-elle si monsieur rentrera bientôt ?

    Laurence
    Je l’ignore… Pourquoi cette question ?

    Baptiste
    C’est que… c’est un billet très pressé pour monsieur.

    Laurence
    Eh bien ?

    Baptiste
    On l’a apporté ce matin ; mais, je ne sais comment cela s’est fait…

    Roquefeuille
    Vous l’avez oublié dans votre poche ?

    Baptiste
    Oui, monsieur.

    Roquefeuille
    Quelle race !… Tous les mêmes !

    Laurence
    Donnez-moi ce billet. (Baptiste sort. — À Roquefeuille.) Cet empressement à sortir… Si c’était un rendez-vous ?… Une lettre…

    Roquefeuille
    Allons, du calme ! du calme ! du calme !

    Laurence
    Ah ! je n’ai pas la force… Tenez, regardez vous-même.

    Roquefeuille
    Un billet !…

    Laurence, vivement.
    Un billet ?

    Roquefeuille
    De garde !

    Laurence, avec joie.
    De garde ?

    Roquefeuille
    Et pour cette nuit, encore… Madame, ce n’est pas un tambour, c’est la fortune en bonnet de police qui a apporté ce billet.

    Laurence
    Que voulez-vous dire ?

    Roquefeuille
    Permettez-moi de donner des ordres en votre nom. (Il appelle.) Baptiste ! (Baptiste paraît.) Vous allez porter ce billet à monsieur, à son cercle, et vous le remettrez en mains propres.

    Baptiste
    Monsieur va me recevoir bien mal.

    Roquefeuille
    Ah ! c’est votre affaire, cela ?

    Laurence
    Allez ! (Baptiste fait quelques pas.)

    Baptiste, revenant.
    Ah ! M. le docteur Duvernet fait demander si M. Roquefeuille est ici.

    Laurence
    Monsieur Maxime ?… Faites entrer ! (Baptiste sort.)

    Laurence
    Mais, mon ami, quel est votre projet ?

    Roquefeuille
    Vous n’avez pas compris, votre mari est en état de récidive ; il y va pour lui de la prison. Il ne peut donc se dispenser d’obéir, et, ma foi, s’il ne passe pas sa soirée en tête-à-tête avec sa femme, il ne la passera du moins ni au cercle, ni dans une soirée de garçons.

    Laurence
    Ah ! c’est vrai !… Va-t-il être de mauvaise humeur !… Eh bien, tant mieux, qu’il enrage ! (Elle sort à droite.)

    Roquefeuille
    Voilà une scélératesse de femme, par exemple ! Et l’on veut que je me marie ?… Oh ! non !

    Scène VII

    Roquefeuille, Maxime.

    Maxime
    Je viens de chez toi !

    Roquefeuille
    Je comptais te trouver ici.

    Maxime
    J’avais hâte de t’annoncer mon bonheur ! Elle arrive, mon ami.

    Roquefeuille
    Elle arrive ! Ah bah ! Qui Elle ?

    Maxime
    Mais Léonie !… L’amie de madame Maubray !

    Roquefeuille
    Madame de Vanvres ! Elle ! Léonie ! Un pronom ! Un nom de baptême ! Mais, qu’est-ce que ces manières-là ?

    Maxime
    Eh ! quel plus joli mot que celui-là ! Elle ! Il dit tout ! il résume tout ! Elle ! c’est-à-dire la beauté, la grâce, l’esprit… la femme aimée, adorée, vénérée. Elle, la seule, l’unique, la divine, l’idéal, la perfection !… Elle ! elle, enfin !…

    Roquefeuille
    Et lui… le cerveau brûlé !… lui… l’évaporé ! lui, l’insensé, le toqué, le fou, lui, lui, enfin !

    Maxime
    Oui, oui, raille-moi !… Je suis heureux, je te le permets ! Je suis jeune, je suis riche, je ne suis ni bossu, ni bancal, ni tortu ! Je suis médecin, estimé, aimé, et je n’ai qu’une passion au monde : les voyages ! Elle semblait me défendre l’amour, et surtout le mariage : comment espérer qu’une femme voulût unir son sort à celui d’un être si remuant, si coureur, si nomade ?… Eh bien, non ! la fortune, ou plutôt le ciel m’a fait rencontrer, dans madame de Vanvres, une veuve plus passionnée que moi pour les déplacements continuels, une voyageuse effrénée, enragée, endiablée !… Et cette femme, mon ami, j’ai l’espoir d’obtenir sa main, de la posséder et de faire le tour du monde avec elle !

    Roquefeuille
    C’est enchanteur !

    Maxime
    Elle arrive ! Je puis publier les bans, dresser le contrat, acheter les gants et commander la corbeille !

    Roquefeuille
    Et comment sais-tu ?…

    Maxime
    Ah ! par une lettre écrite à madame Maubray, qui me l’a fait tenir ce matin… et que voilà !…

    Roquefeuille
    Tapissée de timbres de toutes couleurs et de toutes formes, sale, jaunie de la poussière de toutes les chancelleries ! À ta place, je la passerais au vinaigre ; on ne la prendrait qu’avec des pincettes !

    Maxime
    Lis, lis, âme froide et vulgaire !

    Roquefeuille
    Elle est datée ?

    Maxime
    Du mois dernier. Elle s’est égarée en route, en venant de Séville.

    Roquefeuille
    Ah bah ! Séville ! Je croyais que ça n’existait que dans les romances. (Chantant.)
    Connaissez-vous dans Barcelone…
    (Se reprenant.) Non !… Et cette lettre ?

    Maxime
    Ah ! deux lignes seulement ; mais deux lignes qui, sans prononcer mon nom, révèlent pourtant la passion la plus tendre, l’amour le plus vrai !

    Roquefeuille
    Voyons cela. (Il lit.). « En quittant Séville, je me rendrai immédiatement à Paris, en passant par Naples et la Suisse. »

    Maxime
    Ah !

    Roquefeuille
    Ah ! c’est ça la passion la plus tendre, et l’amour le plus vrai ? Une feuille de route !

    Maxime
    Quoi ! tu ne trouves pas cela adorable ? Revenir à Paris… elle… pour moi ! et revenir directement, encore !…

    Roquefeuille
    Avec un tout petit détour…

    Maxime
    Pour arriver plus vite ! pour me voir plus tôt !

    Roquefeuille
    Ah ! vous faites deux jolis fous, tous les deux.

    Maxime
    Non pas, deux comètes ; tout bonnement deux comètes : moi, celle de 1828 ; elle, celle de 1832. Nous décrivons des courbes immenses dans le monde entier, mais parfois nos orbites se croisent, et…

    Roquefeuille
    Ah ! bien, non, non !… tu deviens trop léger !

    Scène VIII

    Les mêmes, Robert.

    Robert
    C’est jouer de malheur ! Comprend-on rien à ce qui m’arrive ?… Bonjour, Maxime ! Au moment où je vais partir… Bonjour, Roquefeuille !

    Maxime
    Qu’as-tu donc ?

    Roquefeuille, à part.
    Je m’en doute !

    Robert
    Ce que j’ai ?… Je viens de recevoir un billet au cercle !

    Maxime
    Un billet doux ?

    Roquefeuille
    Un billet à payer ?

    Robert
    Un billet de garde !

    Roquefeuille
    Ah ! diable !

    Robert
    Et, le pis, c’est que j’ai épuisé l’indulgence des conseils de discipline ! Impossible, maintenant, d’aller à cette soirée !

    Roquefeuille
    Allons donc !

    Maxime
    Oh ! pour moi, j’y renonce bien volontiers !

    Robert
    Ce n’est pas que j’y tienne plus que de raison ; car la perspective d’une nuit passée côte à côte avec mon bottier et mon tailleur, n’a rien de vraiment réjouissant.

    Roquefeuille
    C’est même dur, un lit de camp !

    Robert
    Que le diable les emporte ! Je n’irai pas !

    Roquefeuille
    Et la prison ?

    Robert
    C’est vrai, la prison ! Ah ! si je le tenais, ce tambour !

    Roquefeuille
    Tu battrais le tambour ?

    Robert
    Et, ce qui est plus irritant encore, c’est que, pour cette maudite soirée à laquelle je ne puis plus aller, je me suis presque fâché avec ma femme !

    Maxime
    Comment ! tu en es déjà aux discussions avec madame Maubray ?

    Roquefeuille
    S’il en est là, parbleu ! Où veux-tu qu’il en soit ? Vous vous mariez, voilà ce que c’est ! De grands enfants qui ne se jetteraient pas à l’eau sans savoir nager, et qui se précipitent tête baissée dans le gouffre du mariage ! Vous étudiez dix ans pour être ingénieur des ponts et chaussées, médecin ou pianiste, et vous voulez deviner, sans l’apprendre, cet art bien autrement difficile… être heureux en ménage !… heureux en ménage !

    Maxime
    Toujours la même note !

    Roquefeuille
    Mais, ignorants ! ânes bâtés que vous êtes !… savez-vous qu’un physiologiste allemand a publié un ouvrage rien que sur les devoirs conjugaux, et qu’il a douze volumes ?

    Maxime
    Un vrai dictionnaire !

    Roquefeuille
    Oui, un dictionnaire depuis A, amour ! jusqu’à Z, zéro ! Tout le mariage est là !

    Robert
    Voyons, je suis marié, n’est-il pas vrai ? Ce n’est donc pas la qualité de mari qui m’inquiète ce soir, c’est la qualité de citoyen.

    Maxime
    Attends donc, je fais une réflexion !

    Robert
    Laquelle ?

    Maxime
    Ah çà ! comment es-tu de la garde nationale, toi ?

    Robert
    C’est là ce que tu appelles une réflexion ?

    Maxime
    Tu t’es donc fait naturaliser Français, depuis ton mariage ?

    Robert
    À quoi bon ? Où veux-tu en venir ?

    Maxime
    À ceci : les Français seuls sont admis à l’honneur de figurer dans cette institution : or Robert n’est pas Français ; donc il n’est pas de la garde nationale.

    Robert
    Tu me ferais grand plaisir de me prouver ce paradoxe, par exemple ; j’ai été élevé à Maurice, c’est vrai, mais je suis né à Paris, faubourg Saint-Germain ; mon père et ma mère étaient Français.

    Roquefeuille
    En effet ! La cause me semble jugée. Tu es Français, mon cher, va monter ta garde !

    Maxime
    Un instant !

    Roquefeuille
    Esculape demande la parole.

    Maxime
    Ce que Robert a dit est parfaitement exact ; mais ce qu’il ne dit pas, c’est que, s’il est né à Paris, faubourg Saint-Germain, s’il avait une mère Française, il avait un père parfaitement Anglais, un Anglais pur sang.

    Robert
    D’accord ! Mais mon père s’est fait naturaliser Français.

    Roquefeuille
    Un instant ! Ceci devient sérieux. Est-ce avant ou après la naissance que ton père s’est fait naturaliser.

    Maxime
    C’est après.

    Robert
    C’est possible ; un an ou deux, peut-être ! Je crois me rappeler que ce fut dans l’année qui précéda notre départ pour Maurice.

    Roquefeuille
    Alors, mon cher, ne va pas monter ta garde, tu n’es pas Français.

    Robert
    Quelle plaisanterie ! Suis-je Parisien ?

    Roquefeuille
    Tu es Parisien, parce que tu es né à Paris, c’est évident ; mais tu es Anglais, parce que ton père était Anglais au moment de ta naissance. Tu es un Anglais-Parisien, voilà tout, ou un Parisien-Anglais, comme tu voudras, cela m’est égal !

    Maxime
    Tu vois, tu consultes la loi, et la loi te répond !

    Robert
    Cependant…

    Roquefeuille
    Ah ! je te comprends ! Il te semble étrange qu’un moutard de deux ans ait une personnalité aussi définie ; mais le père qui a le droit de lui donner le fouet, n’a pas le droit de lui donner sa nationalité… Voilà !

    Robert
    Tiens, tiens ! Cela me fait un drôle d’effet !… je suis Anglais… me voilà Anglais !

    Roquefeuille
    Perfectly well ! sir !

    Robert
    Cela ne me change pas.

    Maxime
    Fais voir ?

    Roquefeuille
    Fais voir ? Tu as absolument la même tête ; seulement, tu ne seras plus électeur en France, ni juré, ni garde national.

    Maxime, appuyant.
    Ni garde national !

    Robert
    Je ne suis plus garde national ! je ne monte plus ma garde ! Vive John Bull ! Un grognement pour John Bull !

    Roquefeuille
    Je connais pas ton John Bull.

    Robert
    Ça ne fait rien… Hourra ! hourra ! (Tout trois crient.)

    Maxime
    Stope ! stope !

    Roquefeuille
    Ah ! mari, va ! si tu n’es pas Français, tu es bien digne de l’être !

    Robert
    Ma femme ! Tiens, au fait, maintenant que je suis Anglais… Est-ce qu’elle est Anglaise, elle ?

    Roquefeuille
    Chut !

    Scène IX

    Les mêmes, Laurence.

    Maxime
    Ah ! madame, nous avons une chose curieuse à vous apprendre.

    Robert
    Eh bien, ne vas-tu pas… Et ma soirée ?

    Maxime
    Sois tranquille, je m’arrêterai à temps.

    Laurence
    Et moi une grande nouvelle à vous annoncer.

    Robert
    Je doute que la vôtre vaille la nôtre.

    Laurence
    Vous allez en juger.

    Roquefeuille
    Devinez ce qu’est votre mari ?

    Laurence
    C’est ?…

    Robert, bas, à Laurence.
    Le plus repentant des hommes.

    Laurence
    Le plus sûr de son pardon.

    Maxime
    Mais non, mais non !

    Laurence
    Mais si !

    Maxime
    Je veux dire que Robert s’est trompé de nationalité, qu’il est Anglais. Vous avez épousé un Anglais !

    Laurence
    Ah ! un Anglais ! Quelle folie !

    Maxime
    Que pensez-vous de ma nouvelle ?

    Laurence
    Et vous, de la mienne : Léonie est en France !

    Maxime
    Serait-il vrai ?

    Laurence
    Mieux encore ! elle est ici, et… (Léonie paraît.) la voici !

    Scène X

    Les mêmes, Léonie.
    Maxime Et Robert
    Madame de Vanvres !

    Roquefeuille
    Elle, comme dit l’ami Maxime.

    Léonie
    Moi-même. (À Robert.) Mon cher Maubray !… mon cher Roquefeuille !…

    Roquefeuille
    Ah ! par exemple, voilà une aimable surprise !

    Robert
    Soyez la bienvenue, madame.

    Léonie
    J’arrive de Genève à l’instant, et, vous le voyez, ma première visite est pour ma meilleure amie.

    Laurence, l’embrassant.
    Et tes meilleurs amis t’en remercient !

    Maxime
    Pas un mot pour moi, madame ?

    Léonie
    Monsieur Maxime, mon intrépide voyageur !

    Maxime
    Vous ne vous attendiez pas à me revoir ?

    Léonie
    Mais non, je vous assure ; et même…

    Maxime
    Quoi ! ces mots que vous avez daigné prononcer un jour !… cette promesse de mariage ?…

    Léonie
    Me marier, quand je suis libre, indépendante ? Oh ! non, non !…

    Roquefeuille, à Maxime.
    Qu’est-ce que tu me contais donc, toi, avec ton tour du monde ?

    Maxime
    Mais, j’ai cru…

    Roquefeuille
    Une veuve ! Chatte… chatte échaudée !

    Léonie
    Comment ! Il vous a conté… Ah ! ah ! ah !… Figurez-vous que la première fois que le hasard nous mit en présence, c’était à Lisbonne. Nous nous reconnaissons pour des compatriotes, et, loin de France, un compatriote, c’est un peu la patrie, et puis, aux premiers mots échangés, nous nous trouvons soudain en pays de connaissance ; nous causons de toi, de ton mari, du notaire, de Roquefeuille, dis-je… Le lendemain…

    Robert
    Le lendemain…

    Léonie
    Nous nous serrons la main comme de vieux amis, puis la vapeur emporte M. Duvernet à Rotterdam, et je fais voile pour Alger.

    Roquefeuille
    Et c’est tout ? Un roman qui s’arrête au premier chapitre !

    Maxime
    Mais non, ce n’est pas tout !… Un an après, nouvelle rencontre sur le Vésuve !

    Roquefeuille
    Diable !

    Maxime
    Cette fois, j’exprime à madame toute l’ardeur des sentiments que sa vue a fait naître en moi. Je lui parle amour, passion, feux et flammes… Elle me répond…

    Roquefeuille
    Volcan !

    Maxime
    Et le lendemain, nouveau départ, nouvelle séparation !…

    Léonie
    Oui, mais au lieu de prendre la main que je lui tends en camarade, n’a-t-il pas l’audace de me la demander ?

    Laurence
    Et tu lui réponds ?…

    Maxime
    Oh ! une chose inouïe, étrange, incroyable !
    Madame répond qu’elle n’a pas le temps ; mais que si le hasard nous réunit seulement onze jours à Paris, elle me donnera le droit de courir le monde avec elle.

    Tous
    Onze jours !

    Maxime
    L’avez-vous dit ?

    Léonie
    Assurément !… Ne savez-vous pas qu’il faut onze jours pour se marier ?

    Roquefeuille
    Le fait est que si les hommes étaient sages, il faudrait onze ans !

    Maxime
    Et bien, nous y sommes, à Paris, et…

    Léonie
    Oui, mais je pars demain.

    Maxime
    Demain ! (Baptiste apporte un plateau sur lequel se trouve le thé, le pose sur la table et sort.)

    Laurence, à part.
    Nous verrons cela.

    Léonie
    Ma place est retenue au Havre, sur le Panama, en charge pour Maurice.

    Tous
    Maurice !

    Maxime
    Et vous croyez que je vous laisserai partir ? Non, madame, dussé-je, en ma qualité de médecin, empoisonner le second et le capitaine du Panama, il ne partira pas !

    Léonie
    De la violence !

    Roquefeuille
    Oui, madame ; il est décidé à faire mettre l’embargo sur tous les bâtiments qui voudraient quitter la France avant onze jours ! comme le duc de Buckingham !

    Maxime
    Et je partirai avec vous ! bon gré ! mal gré !

    Roquefeuille
    Il est dans son rôle ! un rôle absurde, mais il est dedans !

    Léonie
    Pour ne pas vous répondre, j’accepterai une tasse de thé.

    Laurence
    Voici, ma chère Léonie.

    Maxime
    Car enfin vos promesses… Voulez-vous du sucre ?

    Léonie
    Merci !

    Robert
    Épousera !

    Roquefeuille
    Épousera pas !

    Maxime
    Vos promesses ?

    Léonie
    Oui, donnez-moi du lait.

    Robert, riant.
    Épousera !

    Roquefeuille
    Épousera pas !

    Léonie
    Ah ! pendant que j’y pense, mon cher Maubray, j’ai un service à vous demander, une lettre de recommandation ! Vous connaissez probablement notre consul de France à Maurice ?

    Robert
    Parfaitement ! monsieur de La Salle.

    Léonie
    C’est bien cela !

    Robert
    Si je le connais ! C’est lui qui nous a mariés.

    Roquefeuille, avalant de travers.
    Hein ?

    Robert
    Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

    Maxime
    Une malice rentrée.

    Roquefeuille
    C’est le consul de France qui vous a mariés ?

    Robert
    Oui. Qu’est-ce que cela te fait ?

    Roquefeuille
    À moi ? Oh ! rien ! moins que rien !

    Léonie
    Qu’a-t-il donc ?

    Laurence
    Il ne peut entendre parler de mariage sans avaler de travers.

    Léonie
    Et maintenant, voulez-vous permettre un peu de repos à une voyageuse qui n’a pas fermé l’œil de la nuit ?

    Laurence
    Mais il n’est pas tard ! Onze heures !

    Robert
    Onze heures !… et l’honneur qui m’appelle sous les drapeaux ! Allons revêtir mon uniforme, et veiller au salut de l’empire.

    Maxime
    Me permettez-vous, madame, de vous offrir mon bras jusqu’à votre voiture ?

    Léonie
    Du moment où ce n’est que le bras, j’accepte. (À Laurence.) Au revoir ! (Elle l’embrasse.)

    Laurence
    Au revoir ! À demain, n’est ce pas ?

    Léonie
    À demain… Eh ! mais, Roquefeuille est devenu muet. Méfiez-vous ! il y a quelque anguille sous roche.

    Roquefeuille, préoccupé.
    Moi, je…

    Léonie
    Nous ne vous demandons pas vos secrets. Adieu ! (Elle lui tend la main. Roquefeuille, d’un air distrait, lui donne sa tasse et s’aperçoit de sa méprise. Il se confond en excuses ; Léonie, en riant, remoule près de Maxime.)

    Maxime, bas à Robert.
    Décidément, je ne vais pas chez Horace. (Il sort avec Léonie.)

    Robert
    Bonsoir, Roquefeuille ! (Il parle à sa femme.) Ma chère Laurence, que je vais donc m’ennuyer loin de toi !… (Il l’embrasse ; Laurence le conduit près de la porte. — Roquefeuille, qui avait fait quelques pas, profite du moment où Laurence accompagne Robert, qui rentre chez lui, pour revenir et déposer sa canne sur le canapé, et sort en marchant sur la pointe des pieds.)

    Scène XI

    Léonie, seul.
    Si mon mari s’ennuie au corps de garde, il y aura du moins sympathie entre nous.

    Scène XII

    Laurence, Roquefeuille.

    Roquefeuille
    Mais qu’est-ce que j’ai donc fait de ma canne ?

    Laurence
    La voilà !

    Roquefeuille
    Je le sais bien !

    Laurence
    Comment ?

    Roquefeuille
    Chut ! (Il écoute.) On n’imagine pas les services que cette canne m’a déjà rendus dans des circonstances analogues.

    Laurence
    Ah çà !… expliquez-moi…

    Roquefeuille
    Oui, je vais vous expliquer le fait le plus singulier, le plus incroyable, le plus incompréhensible… le plus…

    Laurence
    Vite, au fait ! M. de Sévigné !…

    Roquefeuille
    Il faut d’abord m’assurer que je ne me trompe pas moi-même. Permettez-moi donc quelques questions. Nous sommes seuls ?

    Laurence
    Absolument seuls ! Parlez vite… Vous commencez à me faire peur !

    Roquefeuille
    Vous savez ce que M. Duvernet vous a dit de la nationalité de votre mari ?… de Robert, veux-je dire ?

    Laurence
    Pourquoi vous reprendre ? Robert et mon mari ne font qu’un !

    Roquefeuille
    Un notaire… (permettez-moi de redevenir notaire pour un instant) est tenu à la plus grande rigueur dans le choix de ses termes. Donc, je le répète, avez-vous ici l’acte de naissance de Robert ?

    Laurence
    Il doit être dans le secrétaire de sa chambre.

    Roquefeuille
    Alors, veuillez me l’aller chercher.

    Laurence
    Mais, encore une fois…

    Roquefeuille
    Faites, je vous prie, ma chère dame, ce que je vous demande ; je répondrai ensuite à toutes vos questions… Ah ! veuillez m’apporter votre acte de mariage. (Laurence sort.) D’honneur ! ce serait bien drôle. Mais c’est impossible ; si Robert est un ignorant, le consul doit connaître la loi.

    Laurence, revenant avec une liasse de papiers.
    Voici ce que j’ai trouvé.

    Roquefeuille
    Merci ! (Feuilletant.) L’acte de naissance et l’acte de naturalisation. Maxime a dit vrai ! Robert avait deux ans quand son père s’est fait naturaliser Français. Donc, Robert est Anglais. L’acte de mariage ! Il est bien passé devant le consul français de Maurice… Mais comment le consul n’a-t-il pas exigé la production de l’acte de naissance ? Ah ! voici ! Robert se donne la qualité de Français, et l’acte de naissance, étant en France, est remplacé par un acte de notoriété… (À part.) Je comprends maintenant !

    Laurence
    Eh bien ! aurai-je le mot de l’énigme ?

    Roquefeuille
    Le mot !… Vous me promettez que vous n’allez pas crier ?

    Laurence
    Mais non, mon Dieu !…

    Roquefeuille
    Et que vous n’allez pas vous évanouir ?

    Laurence
    Ah ! vous m’impatientez… Parlez vite ; je le veux !

    Roquefeuille
    Eh bien, mademoiselle…

    Laurence
    Mademoiselle !

    Roquefeuille
    Vous n’êtes pas mariée.

    Laurence
    Je ne suis pas mariée !

    Roquefeuille
    Car votre mariage est radicalement nul. Article 170.

    Laurence
    Nul !

    Roquefeuille, lui fermant la bouche.
    Chut ! vous m’avez promis de ne pas crier !

    Laurence, chancelant.
    Ah ! mon Dieu !

    Roquefeuille
    Vous m’avez promis de ne pas vous évanouir !

    Laurence
    Ce n’est pas possible ! Vous vous jouez de moi ! c’est une plaisanterie indigne !

    Roquefeuille
    Je ne plaisante jamais après minuit.

    Laurence
    Mais ne me dites donc pas cela ! Je suis une folle de vous avoir cru un seul instant… Vous tenez entre les mains les preuves mêmes de mon mariage.

    Roquefeuille
    C’est précisément parce que j’ai ces preuves en main, que je vous répète : « Vous n’êtes pas mariée. »

    Laurence
    Ah ! pour le coup !…

    Roquefeuille
    L’officier public était incompétent. C’est comme si vous étiez mariée devant un garde champêtre !

    Laurence, perdant la tête.
    Mais c’est horrible cela !… Mais ce n’est pas de ma faute !… Mais c’est affreux !… Mais, comment cela a-t-il pu se faire ?

    Roquefeuille
    Eh ! mon Dieu ! bien simplement !… Robert s’est cru Français, et il ne l’était pas !

    Laurence
    Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Mais qu’est-ce que je vais devenir, alors ?… Mais je ne suis pas la femme de Robert, je ne suis que sa…

    Roquefeuille
    Allons ! courage, calmez-vous, nous aviserons à réparer cela ! Vous avez heureusement la nuit entière pour réfléchir.

    Laurence
    Oui, vous avez raison ; je vais… (On entend la voix de Robert.)

    Roquefeuille
    Hein !

    Laurence, effrayée.
    La voix de Robert !

    Roquefeuille
    Déjà !… Remettez-vous, et recevez-le !

    Laurence
    Oh ! non.

    Roquefeuille
    Comment ?

    Laurence
    Lui parler maintenant ! Mais est-ce que je puis ?

    Roquefeuille
    Mais, pourtant…

    Laurence
    Non, je ne veux pas le voir ! Je n’ai plus la tête à moi ! je ne saurais que lui dire ! il devinerait tout !… Oh ! mais non, je ne veux pas le voir !

    Roquefeuille
    Mais un mari…

    Laurence
    Mais est-ce qu’il est mon mari, maintenant ?
    Et, pensez donc… Ah ! mais non ! (Elle se sauve à droite.)

    Roquefeuille, ahuri.
    Ah ! c’est juste !

    Scène XIII

    Roquefeuille, Robert.

    Robert, au dehors.
    C’est bien, c’est bien ! vous pouvez aller vous coucher… (Entrant.) Tiens ! tu es encore là, toi ?

    Roquefeuille
    Eh ! sapristi ! oui… Voilà une demi-heure que je cherche ma canne… Où diable ai-je fourré ma canne ?

    Robert
    Mais, la voilà !

    Roquefeuille
    Tiens ! c’est vrai, la voilà !… Merci ! bonsoir !

    Robert
    Écoute donc !

    Roquefeuille
    Ah ! oui, j’ai bien le temps !

    Robert
    Deux mots !

    Roquefeuille
    Ta, ta, un rendez-vous. On m’attend, un rendez-vous d’amour !

    Robert
    Mais…

    Roquefeuille
    Et, tu comprends, je tenais à ma canne ; un rendez-vous d’amour, on ne sait pas ce qui peut arriver ; je tenais à ma canne. (Roquefeuille va prendre son chapeau sur la cheminée.)

    Robert
    C’est mon chapeau !

    Roquefeuille
    Ah ! (Il le repose et prend le sien.)

    Robert
    Et ta canne ?

    Roquefeuille
    Je sais où elle est, ça me suffit. Bonne nuit, et toi aussi !… Merci !… Ouf ! (il se sauve.)

    Scène XIV

    Robert, seul.

    Est-ce qu’il est fou ? Pas tant que moi, toujours ! Que nous sommes absurdes ! Je fais un mensonge à ma femme, je la trompe pour une heure de liberté, et je ne suis pas plus tôt chez Horace que l’ennui me prend à la gorge et m’étouffe. C’est vraiment stupide, ces soirées de garçons, et je ne comprends pas comment j’ai pu… Mais le repentir a suivi de près la faute, et je viens tout avouer. Laurence doit être dans sa chambre, et je… (Il va pour ouvrir la porte ; elle est fermée ; il frappe, pas de réponse ; étonné.) Ah ! fermée !

    ACTE deuxième

    Même décor.

    Scène première

    Laurence, Roquefeuille.

    Laurence
    Ainsi, même si j’avais eu des enfants, le mariage était nul ?

    Roquefeuille
    À coup sûr, leur présence n’y eût rien fait ; seulement, la loi, qui est sévère sans être injuste, leur eût reconnu les droits d’enfants légitimes.

    Laurence
    C’est cependant le mariage qui fait les enfants légitimes !

    Roquefeuille, riant.
    Oui, plus souvent que le mari !

    Laurence
    Et il n’y avait pas mariage ?

    Roquefeuille
    Pardonnez-moi ; il y avait, mais il n’y a plus mariage.

    Laurence
    C’est vrai, vous m’avez expliqué… la bonne foi !… Savez-vous, mon pauvre Roquefeuille, que si vous ne m’aviez rien dit il y a huit jours, je serais encore mariée ?…

    Roquefeuille
    D’idée, oui ; mais de fait, non ! Et eussiez-vous préféré que Robert fît avant vous l’horrible découverte ?

    Laurence
    Oh ! non !

    Roquefeuille
    Et qu’à la première discussion un peu vive ?…

    Laurence, se récriant.
    Oh !

    Roquefeuille
    Eh ! mon Dieu ! il faut tout prévoir et tout craindre dans cette vie ! Et prévenus à temps, armés en guerre, avec l’avantage énorme de l’offensive, il ne tient plus qu’à nous d’écarter le péril avant même qu’on le soupçonne !

    Laurence
    C’est vrai ! Vous êtes un véritable ami, mon cher Roquefeuille ! Vous n’avez pas besoin d’autres papiers que ceux que je vous ai remis ?

    Roquefeuille
    Non !

    Laurence
    Les publications ?…

    Roquefeuille
    Sont faites.

    Laurence
    Vous n’avez pas d’autres recommandations à… ?

    Roquefeuille
    Vous avez supprimé les journaux ?

    Laurence
    Oui, mais sans trop savoir pourquoi.

    Roquefeuille
    J’ai mes raisons ; la presse est si indiscrète. Avez-vous vu hier l’homme de la mairie ?

    Laurence
    Non !

    Roquefeuille
    Ah ! Ainsi, personne ne se doute de rien ?

    Laurence
    Si, j’ai cru devoir tout écrire à Léonie.

    Roquefeuille
    Tant pis !

    Laurence
    Je suis sûre de sa discrétion.

    Roquefeuille
    J’en serais encore bien plus sûr si elle ne savait rien.

    Laurence
    C’était forcé, mon ami ! (Embarrassée.) J’avais des motifs, des raisons que je ne saurais vous expliquer.

    Roquefeuille
    C’est différent !

    Laurence
    Chut ! c’est elle !

    Scène II

    Les mêmes, Léonie.

    Léonie
    Ah ! ma chère Laurence, ma pauvre amie !

    Laurence
    Ah ! ma pauvre Léonie !

    Léonie
    Comment ! Je quitte hier une femme mariée, et je retrouve une jeune fille !

    Roquefeuille
    Une veuve, madame !… une déplorable veuve !

    Léonie
    N’est-ce pas une mystification de cet affreux notaire ? Il est capable de tout.

    Laurence
    Hélas ! non !

    Léonie
    Et voilà huit grands jours que cela dure ?

    Laurence
    Huit jours !

    Léonie
    Et ton mari ne sait rien ?

    Laurence
    Rien.

    Léonie
    Pourquoi ne lui avoir pas tout avoué ?

    Roquefeuille
    Je l’avais conseillé… mais…

    Laurence
    Je n’ai pas osé.

    Léonie
    Pourquoi ?

    Laurence
    Le soir où Roquefeuille m’apprit le fatal secret, Robert devait passer la nuit dehors. Je comptais donc avoir quelques heures pour réfléchir à mon étrange position et aux nouveaux devoirs qu’elle m’imposait, quand j’entendis la voix de mon mari ; ma première, ma seule idée alors fut de me précipiter dans ma chambre et de m’y barricader.

    Léonie
    Ah !

    Roquefeuille, à part.
    Et dire que Robert n’a pas enfoncé la porte !… Maladroit ! la violence avec sa femme, c’eût été délicieux !

    Laurence
    Mon Dieu ! après avoir frappé plusieurs fois, voyant que je ne répondais pas, il prit le parti de se retirer. Pour moi, je ne fermai pas l’œil de la nuit ; les idées les plus folles se succédèrent dans ma tête, et je n’avais pu encore voir clair dans ce chaos lorsque le jour vint. Je me levai ne sachant quel parti prendre, confiant presque ma destinée au hasard ou à l’inspiration du moment. Je rencontrai Robert, et déjà mon secret montait à mes lèvres, quand son air froid et sévère l’arrêta. M’avait-il gardé rancune de mes torts de la veille ? m’en voulait-il de ma porte fermée à son retour ? Je ne sais ; mais en le trouvant si froid, si sévère… je demeurai tremblante, mon cœur se serra… je ne vis que dangers à parler ! Je gardai mon secret, et, depuis ce moment, chaque jour augmente mon embarras et diminue mon courage !

    Léonie
    Mais que crains-tu ?

    Laurence
    Que sais-je ? Tu connais mon mari ; il n’est ni meilleur ni plus mauvais qu’un autre, bien qu’il ait des idées un peu créoles sur les choses de ce monde… Mais, dites à la plupart des maris, après trois ans de mariage : Vous êtes libres !

    Roquefeuille
    Ah ! quelle course ! Quel sauve-qui-peut !

    Léonie
    Monsieur exagère. Beaucoup reprendraient le chemin de la mairie.

    Roquefeuille
    Oui… avec d’autres femmes !…

    Laurence, à Léonie.
    Tu vois comme il est rassurant ! Et il a peut-être raison, ma chère. Robert m’aime, je le crois… il est homme d’honneur, j’en suis sûre ; mais, après trois ans, le mariage n’est-il pas comme un arbre qui a donné toutes ses fleurs, tous ses fruits… et que l’on voit tomber sans regrets ? Pourquoi risquer tout mon bonheur sur un mot ?

    Léonie
    Mais ce silence ne peut toujours durer. Quelle sera la fin de cette comédie ?

    Roquefeuille
    La fin de toutes les comédies, un mariage !

    Laurence
    Voici ce que Roquefeuille m’a conseillé… Taire mon secret pendant onze jours.

    Léonie
    Onze jours !… Le temps nécessaire…

    Roquefeuille
    Aux publications, oui… et, pendant ce temps, me laisser faire les démarches, fournir les papiers, afficher les bans, etc. Le maire de notre arrondissement est mon ami, ce qui simplifie bien les choses.

    Léonie
    Et le onzième jour ?…

    Roquefeuille
    Le onzième jour, conduire Robert à la mairie, sous un prétexte quelconque, toujours sans lui rien dire, et là… brusquement, lui apprendre la vérité.

    Léonie
    Comme cela, tout à coup ?

    Roquefeuille
    Vlan !

    Léonie
    Quel avantage ?

    Roquefeuille
    Immense ! C’est de ne pas lui laisser le temps de réfléchir.

    Léonie
    Mais, c’est…

    Roquefeuille
    C’est un guet-apens, je le sais bien ; mais il n’y a que ce moyen-là ! Car, si on lui laisse onze jours de réflexion… Oh !

    Léonie
    Quel monstre que ce notaire !

    Roquefeuille
    Oui, mais quel notaire que ce monstre !

    Laurence
    Bref ! tout est convenu de la sorte, et je ne regrette qu’une seule chose, c’est de n’avoir pas une mère, une sœur, chez laquelle je puisse me retirer pendant ce temps, sous le premier prétexte venu.

    Léonie
    Pourquoi ? N’es-tu pas bien ici ?

    Roquefeuille
    Oui !… Ce scrupule de jeune fille me semble un peu tardif !

    Laurence
    Cela ne vous regarde pas, mon cher Roquefeuille, ce sont des secrets de femme que vos oreilles ne peuvent entendre… et, si vous étiez bien aimable…

    Roquefeuille
    Très bien ! Serviteur, Roquefeuille !

    Laurence
    Oh ! mon ami !

    Roquefeuille
    Bon ! bon ! J’entre chez Robert.

    Laurence
    Merci !

    Roquefeuille
    Vous pouvez causer sans crainte. Vous savez, je n’oublie pas ma canne. (Il sort.)

    Scène III

    Laurence, Léonie, puis Baptiste.

    Léonie
    Eh bien, que voulais-tu dire ?

    Laurence
    Vois l’étrange position qui m’est faite : depuis que je sais la nullité de mon mariage, je ne suis plus de bonne foi, et je n’ai plus le droit de me considérer comme mariée…

    Léonie
    Eh bien ?

    Laurence
    Tandis que mon mari, à qui l’ignorance assure la bonne foi, se croit toujours…

    Léonie
    Comment, tu pousses le sérieux jusqu’à…

    Laurence
    Mais enfin, pense donc, je ne suis pas mariée !… et je ne sais pas ce qu’une autre femme ferait à ma place ; pour moi, au risque de te paraître bien ridicule, je t’avoue qu’un scrupule… bizarre peut-être… une délicatesse exagérée c’est possible… mais enfin… Non !… non !… non !…

    Léonie
    Et que dit ton mari ?

    Laurence
    II ne dit rien.

    Léonie
    Il est donc fâché tout de bon ?

    Laurence
    Je l’ai cru le premier jour, je te l’ai dit ; mais, le soir même, sa mauvaise humeur avait disparu, et si bien disparu, que ma situation est devenue très difficile…

    Léonie
    Comment ! depuis huit jours… tu te retires chaque soir dans tes retranchements ?

    Laurence
    Oui.

    Léonie
    Et M. Maubray dans son camp ?

    Laurence
    Oui.

    Léonie
    Et, passé le couvre-feu, toute communication est interrompue entre les deux places ?

    Laurence
    Oui.

    Léonie
    Ah ! mais, ah ! mais, voilà une situation délicate !

    Laurence
    D’autant plus délicate que, pendant le jour, je me fais aussi douce, aussi aimable, aussi prévenante que possible !

    Léonie
    Tu sors de tes retranchements ?

    Laurence
    Et le soir…

    Léonie
    Tu rentres dans tes lignes ?

    Laurence
    Tu l’as dit.

    Léonie
    Et l’assiégeant ?

    Laurence, baissant les yeux.
    Ah !… il est parfois de fort mauvaise humeur !

    Léonie
    Dame ! il est dans son droit !

    Laurence
    Mais voilà justement ce qui me fait peur ; et c’est précisément pour cela que j’ai besoin de ton aide !

    Léonie
    Parle ! (Baptiste entre, des journaux à la main.)

    Laurence
    Que voulez-vous ?

    Baptiste
    Ce sont les journaux que je porte à monsieur.

    Laurence
    Mettez-les là !

    Baptiste
    Mais, madame, monsieur a l’habitude…

    Laurence
    C’est bien, vous dis-je ; mettez-les là ! (Baptiste sort.)

    Léonie
    Que prétends-tu faire de ces journaux ?

    Laurence
    C’est Roquefeuille qui m’a recommandé de les supprimer avec le plus grand soin.

    Léonie
    Et pourquoi ?

    Laurence
    Je ne sais.

    Léonie
    Ah ! les publications, sans doute… (Elle prend un journal ; Laurence va porter les autres journaux dans un petit meuble placé à droite.)

    Laurence
    Tu as raison.

    Léonie
    Voyons ! (Lisant.) Premier Paris. — Faits divers. Ce n’est pas cela. Ah ! Publications de mariages : « Entre M. Lenormand, 5, rue Coquillière, et mademoiselle Danjou, même maison, M. de Valois, rue Royale, et mademoiselle Laurent, même maison. »

    Laurence
    Pourquoi donc toujours : même maison ?

    Léonie
    On n’a jamais pu savoir… Ah ! voici !

    Laurence
    Poursuis.

    Léonie
    « M. Robert Maubray, 8, rue de Londres, et mademoiselle Laurence de Croix. » (Léonie lui donne le journal.)

    Laurence, lisant.
    Même maison !

    Léonie
    Comprends-tu, maintenant ?

    Laurence
    Ah ! oui… Prends garde ! mon mari ! (Elle cache le journal.)

    Scène IV

    Les mêmes, Robert.

    Robert, à part.
    Avec quelqu’un ! toujours !… (Haut.) Madame !…

    Léonie
    Mon cher Maubray !

    Robert
    Vous vous faites rare ; on ne vous voit presque jamais.

    Léonie
    Vous êtes trop bon de vous en apercevoir !

    Robert
    Et toi, ma chère Laurence, cette névralgie ?…

    Léonie
    Une névralgie ?

    Laurence, à Robert.
    Toujours bien souffrante, mon ami,

    Robert
    Soigne-toi. Tu sais combien ta santé m’est chère ! (Il va pour l’embrasser.)

    Laurence, criant.
    Oh ! prenez garde !

    Robert, de mauvaise humeur.
    C’est étonnant comme cette névralgie persiste !… Tu n’as pas vu mes journaux ?

    Laurence, les cachant derrière elle.
    Non !

    Robert
    C’est étrange ; voilà déjà deux ou trois jours que cela m’arrive !… Madame !… (À lui-même.) Oh ! cette névralgie !… Il faut absolument que je sache à quoi m’en tenir !

    Scène V

    Léonie, Laurence.

    Laurence
    (Après s’être assurée du départ de Robert, reprend le journal.) « M. Robert Maubray, 8, rue de Londres, et mademoiselle de Croix, même maison. » Ça y est… Ah !… « M. Maxime Duvernet, 17, rue Louis-le-Grand, et madame de Vanvres. »

    Léonie, lui prenant le journal.
    Comment ! j’y suis ! nous y sommes !… Ah ! M. Duvernet ne s’est pas déclaré battu ! Il y tient ; il veut m’épouser malgré moi !

    Laurence
    Il t’aime, c’est son excuse.

    Léonie
    Eh bien, il en sera quitte pour ses frais ; car je reçois ce matin une lettre du Havre qui m’apprend que le Panama part dans trois jours.

    Laurence
    Tu t’en vas ?

    Léonie
    Veux-tu donc que j’épouse ce monsieur ?

    Laurence
    Je veux… je veux que tu restes !

    Léonie
    Tu ne comprends donc pas que si je reste, j’arrive tout bonnement au onzième jour, et je…

    Laurence
    Tu ne comprends donc pas que si tu pars, je suis perdue ?

    Léonie
    Perdue !

    Laurence
    Oui, perdue !… Robert s’est étonné d’abord, puis inquiété de la nouvelle position qui lui était faite. Il a bien fallu inventer quelque chose… J’ai supposé…

    Léonie
    Ah ! oui, la névralgie !

    Laurence
    Mais, maintenant…

    Léonie
    Il te croit moins ?

    Laurence
    Il ne me croit plus du tout.

    Léonie
    Le drame se complique.

    Laurence
    Et le siège continue !… et je perds du terrain à tous moments !… et il faut que la place tienne encore trois jours, comprends-tu, trois jours ?… Je suis perdue si tu ne viens pas à mon aide !

    Léonie
    Comment ?

    Laurence
    Il faut que tu renonces à ton départ, que tu viennes habiter cette maison, et que tu ne me quittes pas !

    Léonie
    Oh ! oh ! oh !

    Laurence
    Tu hésites ?

    Léonie
    Mais, je crois bien !… Et puis, si cette comédie traîne quelque peu en longueur, c’est ma liberté elle-même qui se trouve compromise, sans parler de l’abominable rancune que M. Maubray va me vouer.

    Laurence
    Tu refuses ?

    Léonie
    Mais, dame ! songe donc… Eh bien, non ! il ne sera pas dit dans les âges futurs que madame de Vanvres aura refusé des renforts à sa meilleure amie ! J’entre chez toi avec armes et bagages ; nous ravitaillons la place, et tout est sauvé, même l’honneur !

    Laurence
    Ah ! que tu es bonne ! (Elle l’embrasse.)

    Léonie
    Voilà un baiser que je n’aurai pas volé.

    Scène VI

    Laurence, Léonie, Maxime.

    Baptiste, annonçant.
    M. Duvernet !

    Maxime
    Madame !…

    Laurence
    Pardonnez-moi, monsieur Maxime, si je vous quitte si précipitamment !

    Maxime
    Madame !…

    Léonie
    Nous avons quelques dispositions à prendre…

    Maxime
    Elle aussi ?

    Les Deux Femmes
    Et nous vous présentons nos très humbles excuses. (Elles sortent.)

    Scène VII

    Maxime, puis Roquefeuille et Robert.

    Maxime
    Voilà une femme qui me fera damner avant le mariage !

    Roquefeuille, entrant.
    Il y a des gens bien pressés !

    Robert, entrant.
    Ah ! Maxime ! Parbleu ! j’allais envoyer chez toi !… Sommes-nous seuls ?

    Roquefeuille
    Oui.

    Robert
    Eh bien, je suis charmé de vous avoir tous les deux ! J’ai à vous consulter !

    Maxime
    Comme médecin ?

    Roquefeuille
    Comme notaire ?

    Maxime
    Ou comme amis ?

    Robert
    Comme amis avant tout ! Comme notaire, peut-être ! mais surtout comme médecin !

    Roquefeuille
    C’est la consultation de Panurge ?

    Robert
    Et sur la même question, le mariage !

    Roquefeuille
    Seulement, Panurge était plus fin, il consultait avant.

    Maxime
    On t’écoute, parle !

    Robert
    Aux amis, d’abord. Figurez-vous qu’il règne dans cette maison, depuis huit jours, un mystère que j’ai vainement essayé de percer. Ma femme n’est plus la même ; elle me fuit, elle m’évite. Rien ne marche comme d’habitude ; ce sont des allées et venues continuelles de gens que je ne connais pas. Hier, un monsieur fort mal habillé est venu m’offrir les services de son administration, et, après une longue conversation où il n’a été question que de mairie, de voiture de cérémonie, etc., j’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’enterrement.

    Maxime
    Tiens !

    Roquefeuille
    Et tu n’as pas profité de l’occasion ?

    Robert
    Ce n’est pas tout !… Ma femme s’enferme des heures entières pour lire, et sais-tu quel roman j’ai trouvé sur son bureau ? Le Code civil… ouvert au titre du mariage… Des droits respectifs des époux !

    Roquefeuille
    Ah ! c’est curieux !… Y avait-il une corne ?

    Robert
    Mauvais plaisant !… Enfin, il n’y a pas jusqu’à mes journaux, sur lesquels je ne puis mettre la main depuis huit jours.

    Roquefeuille
    Étrange ! étrange !

    Maxime
    Et ta conclusion ?

    Robert
    La vôtre ?

    Roquefeuille
    Tu n’as pas d’autres indices ?

    Robert
    Si ! il y en a d’autres, mais…

    Maxime
    Mais…

    Robert
    C’est délicat à dire !

    Maxime
    On peut tout dire à son notaire.

    Roquefeuille
    Et à son médecin.

    Robert
    Eh bien, soit ! Tu vois bien cette porte ?

    Maxime
    Je la vois.

    Robert
    C’est la porte de la chambre de ma femme.

    Maxime
    Eh bien ?

    Robert
    Eh bien, fais-moi le plaisir de l’ouvrir.

    Maxime
    Hein ! Pourquoi faire ?

    Robert
    Fais toujours !

    Roquefeuille
    Ouvre-lui la porte, pour l’amour de Dieu !

    Maxime, allant à la porte de droite.
    Soit !… Fermée !

    Robert
    Eh bien, oui, fermée ! mais fermée comme on ne ferme pas une porte, à un mari surtout ! Or, voilà huit jours qu’il en est ainsi.

    Roquefeuille Et Maxime, riant.
    Ah bah !

    Robert
    Je vous avouerai, mes chers amis, que votre rire m’agace !

    Roquefeuille
    Quoi ! elle ne s’est pas même ouverte à cette heure discrète où Psyché éteignait sa lampe ?

    Robert
    Non !

    Roquefeuille
    Eh bien, que veux-tu que nous y fassions, mon pauvre ami ? Nous ne pouvons pourtant pas…

    Robert
    Parbleu ! je le sais bien ! Mais je veux un conseil, un bon conseil !

    Maxime
    Quel conseil ?

    Robert
    Celui du notaire d’abord !

    Roquefeuille
    Marche !

    Robert
    Ma femme a-t-elle le droit de me refuser…

    Roquefeuille
    L’obéissance ? Non ! Article 213.

    Robert
    Ai-je le droit d’exiger…

    Roquefeuille
    L’obéissance ? Oui !… Même article 213.

    Robert
    Bon ! Me voilà tranquille sur le fait de la légalité !

    Roquefeuille
    Tu citeras ta femme en justice pour la…

    Robert
    Non, non, non ! Seulement, je connais mon droit. C’est énorme !

    Roquefeuille
    Va toujours ! Tu t’amuses infiniment !

    Robert, à Maxime.
    Tu comprends bien que je ne me suis pas facilement résigné à ce rôle de…

    Maxime
    De Tantale ?

    Robert
    De Tantale, soit ! Et que j’ai demandé à ma femme la cause de ce divorce anticipé…

    Maxime
    Et elle t’a répondu qu’elle était souffrante ?

    Robert
    Qu’elle était souffrante… des nerfs !

    Roquefeuille
    et

    Maxime
    Des nerfs.

    Robert
    Des nerfs !

    Maxime
    Eh bien, la raison en vaut une autre !

    Robert
    La raison est pitoyable, mon cher. Jamais Laurence n’a eu les apparences d’une plus magnifique santé. Elle est fraîche comme à quinze ans, et jolie comme les amours !

    Roquefeuille
    Tu la vois à travers les lunettes d’un célibataire !

    Maxime
    Voyons, soyons sérieux ! Te connais-tu quelques torts ? Ta femme est-elle fâchée contre toi ?

    Robert
    Mais non ! Et la preuve, c’est que, pendant le jour, elle est charmante, presque coquette avec moi ; mais à mesure que le soleil descend sur l’horizon…

    Maxime
    Les belles de jour se ferment au coucher du soleil ! Et cela a commencé ?…

    Robert
    Le jour même de mon billet de garde, vous vous rappelez… cette curieuse découverte sur ma nationalité.

    Maxime, riant.
    Parbleu ! voilà la raison ! N’en cherche pas d’autres ! Elle veut rompre toutes relations avec toi… depuis que tu es Anglais !

    Roquefeuille
    Oh ! oh ! oh ! Au moment du traité de commerce ? C’est invraisemblable !

    Robert, impatienté.
    Mon Dieu ! vous plaisantez, là !…

    Maxime
    Sérieusement, je m’y perds !

    Robert
    Je n’ai donc plus qu’une ressource, c’est de m’adresser à toi, mon ami. Je veux qu’adroitement, et sans que Laurence s’en doute, tu puisses me dire si ma femme est malade, oui ou non.

    Maxime
    Comment ! sans qu’elle s’en doute ? Mais, malheureux, as-tu songé que notre seul thermomètre, à nous, médecins, c’est le pouls et la langue ?

    Roquefeuille
    Et si elle ne s’y prête pas ?

    Maxime
    S’il ne faut pas qu’elle s’en doute ?…

    Robert
    Ta, ta, ta, arrange-toi à ta guise ; trouve quelque moyen adroit, détourné, pour arriver à ton but.

    Maxime
    Mais…

    Roquefeuille
    Chut ! la porte s’ouvre !

    Maxime
    Il est grand jour !

    Robert
    Voici ma femme ; je te laisse avec elle. Viens, Roquefeuille.

    Maxime
    Non, parbleu ! Mieux vaut que tu sois là !

    Roquefeuille, à part.
    Et moi aussi !

    Scène VIII

    Les mêmes, Laurence.

    Laurence
    Vous ne m’en voulez pas, monsieur Maxime, de vous avoir laissé seul un instant ?

    Maxime
    Robert m’a tenu compagnie.

    Roquefeuille, à part.
    Attention ! Roquefeuille… prévenons-la ! (Bas à Laurence.) Méf…

    Laurence
    Plaît-il ?

    Roquefeuille, toussant.
    Moi ?… Ah ! mes amis, je crois que je me grippe.

    Maxime
    Mais ce que je ne vous pardonnerais pas, madame, c’est de nous avoir enlevé madame de Vanvres, si je n’étais assuré que c’est pour empêcher son départ.

    Laurence
    Précisément !

    Roquefeuille, même jeu.
    Méfiez-vous.

    Laurence
    Vous dites ?…

    Roquefeuille, faisant semblant de croire qu’elle a interrompu Robert.
    Tu dis ?

    Robert
    Moi, je n’ai pas soufflé mot.

    Roquefeuille, à Laurence.
    Il n’a pas soufflé mot !

    Laurence
    Ah ! je croyais. (À part.) Qu’est-ce qu’ils ont donc ?

    Robert, bas à Maxime.
    Va donc !

    Laurence
    Et de quoi parliez-vous quand j’ai interrompu votre conversation ? Y a-t-il de l’indiscrétion à vous le demander ?

    Maxime, à part.
    Comment arriver ?

    Roquefeuille, à part.
    Voyons donc comment il va se tirer de là ?

    Maxime, haut.
    Ah ! oui, madame, je racontais à ces messieurs quelques particularités de mes voyages. Je disais que l’Europe, qui se croit à la tête de la civilisation, a été distancée sur certaines sciences par quelques peuplades océaniennes. La divination, par exemple.

    Laurence
    La divination !

    Roquefeuille, à part.
    Voilà le moyen détourné.

    Laurence
    Vous croyez à cette science ?

    Maxime
    Oui, madame ; mais je fais une différence extrême entre la science de M. Desbarolles et celle des naturels de Nouka-Riva.

    Robert, bas.
    Au fait !

    Maxime
    Exemple, la chiromancie !

    Roquefeuille
    Ah ! l’y voilà !

    Maxime, reprenant.
    La chiromancie peut, tout au plus, faire connaître le passé. Donnez-moi votre main, s’il vous plaît !

    Roquefeuille, bas, à Laurence.
    Ne la donnez pas !

    Laurence
    Ma main !

    Robert, à part.
    Enfin !

    Roquefeuille, bas.
    Ne la donnez pas !

    Laurence, sans comprendre.
    Mais…

    Robert
    Donne donc ta main, chère amie !

    Roquefeuille, à part.
    Alors, il n’y a qu’un moyen. (À Laurence.) Donnez-moi l’autre.

    Maxime, bas, à Robert.
    Prends ta montre et compte une minute.

    Robert
    Je comprends !

    Maxime
    Main de race, madame. Hum !

    Roquefeuille, prenant l’autre main.
    Tout à fait aristocratique ! (Robert compte, et regarde Roquefeuille.)

    Maxime
    Eh bien, qu’est-ce qu’il fait donc, lui ?

    Roquefeuille
    Je fais la contre-épreuve.

    Laurence
    Expliquez-moi donc ?

    Roquefeuille
    Nous allons vous dire la bonne aventure, belle dame !… Laissez faire !

    Robert, bas, à Maxime.
    Compte !

    Maxime
    Eh bien, madame, vous avez la main longue, les doigts effilés… vingt…

    Roquefeuille
    Quarante !

    Maxime
    Et, ce que nous appelons la main psychique… quarante.

    Roquefeuille
    Quatre-vingt !

    Maxime
    Qui doit servir merveilleusement les conceptions d’une intelligence supérieure.

    Robert, bas, à Maxime.
    Ça y est !

    Maxime, de même.
    Soixante pulsations !… Le pouls est excellent !

    Roquefeuille
    Ça y est ! Cent vingt ! Une fièvre de cheval !

    Robert
    Comment ?

    Roquefeuille
    Une fièvre de cheval !

    Robert
    Tu es fou, ou ta montre ne va pas !

    Roquefeuille
    Ma montre ne va pas ? La montre de ma mère !

    Robert
    Au diable ! Voyons la langue !

    Roquefeuille
    Voyons la langue ! (À part.) Ouf ! et d’une ! (À Laurence.) Oh ! vous n’en êtes pas quitte, madame… il paraît que ce n’est pas fini.

    Laurence
    Comment ?

    Maxime
    Dans l’art de la divination, madame, la main n’est que la première page du livre…

    Laurence
    Quelle est la seconde ?

    Maxime
    C’est… ne riez pas d’avance… c’est la langue !

    Roquefeuille, à Laurence.
    Fermez la bouche !

    Robert
    Ah ! pour le coup, tu ne me persuaderas pas !

    Maxime
    Et pourquoi non ? La langue n’est-elle pas l’expression véritable de nos pensées ? Tous nos organes obéissent à notre volonté, la langue seule est indépendante, et, partant, ne saurait mentir, au physique, bien entendu ! On dit : une langue effilée, pour une personne fine et spirituelle ; une langue épaisse, pour un ignorant et un imbécile.

    Roquefeuille
    Et une langue bien pendue pour un bavard.

    Maxime
    Oui !

    Roquefeuille
    Oui !

    Maxime
    Et qu’y a-t-il d’étonnant à ce que des peuples observateurs aient fait de la langue le miroir de l’avenir ?

    Robert
    Je me rends ! je me rends ! Et, si Laurence veut bien se prêter…

    Laurence
    Comment, monsieur, vous voulez… que… (Riant.) Ah ! ce n’est pas sérieux ?

    Roquefeuille
    Fermez la bouche ! (Elle repince les lèvres.)

    Robert
    Je te demande pardon, rien n’est plus sérieux !

    Laurence
    Ah ! par exemple ! (Elle rit.)

    Roquefeuille, mettant son binocle sur son nez.
    Allons, belle dame, allons, tirez-nous la langue !

    Laurence, éclatant de rire.
    Ah ! ma foi ! je ne puis pas !… Ah ! ah ! ah ! (Elle va tomber en riant sur le canapé. Maxime et Robert se regardent, tandis que Roquefeuille leur tire la langue.)

    Robert
    Manqué !

    Maxime, à Roquefeuille.
    C’est ta faute !

    Roquefeuille
    Moi ?

    Maxime
    et

    Robert
    Oui, tu l’as fait rire !

    Roquefeuille
    C’est vous !

    Maxime Et Robert
    C’est toi !

    Roquefeuille
    C’est vous !

    Scène IX

    Les mêmes, Léonie.

    Léonie
    Mon Dieu ! qu’est-ce donc ?

    Laurence, riant.
    Ah ! l’idée la plus bouffonne !

    Maxime, vite.
    Ce n’est rien… (À part.) Il ne manque plus que de me ridiculiser à ses yeux ?

    Léonie
    Ma chambre est prête ; si tu veux donner l’ordre à tes domestiques de porter mes bagages ?

    Maxime
    Des domestiques ? Ah ! madame !… il n’en faut pas d’autre que moi !

    Roquefeuille
    Et moi ? (À part.) Rompons les chiens !

    Léonie
    Ah ! Vous êtes bien galants, tous deux ! Eh bien, suivez-moi !

    Maxime
    Au bout du monde !

    Roquefeuille, bas, à Laurence.
    Ouf ! et de deux ! Mais, défiez-vous de ce gaillard-là, il a des idées… légères… (Il se sauve.)

    Scène X

    Robert, Laurence.

    Robert
    Ma femme se dit malade, et se porte à merveille ! Nous allons bien voir… Vous me fuyez, Laurence ?

    Laurence
    Moi ?

    Robert
    Restez, je vous prie… on croirait que je vous fais peur.

    Laurence
    Oh !

    Robert
    Et j’avoue que je serais moi-même tenté de le croire un peu, à voir le soin avec lequel vous m’évitez.

    Laurence
    Je vous évite ?

    Robert
    Vous ne direz pas, je suppose, que c’est le hasard seul qui met un tiers dans tous nos tête-à-tête, et élève sans cesse une barrière entre nous deux ?

    Laurence
    Mais si, vraiment… Je n’ai pas remarqué…

    Robert
    Vous ne sauriez croire, ma chère Laurence, le plaisir que vous me faites en me parlant ainsi ; car, d’honneur, j’en étais presque arrivé à douter de votre affection !

    Laurence
    Oh ! quelle idée, Robert !

    Robert
    Ah ! dame, chère amie, vous le savez, le cœur peut se lasser, à la fin, d’aimer seul, de battre seul, et sans qu’un autre cœur lui réponde, et, alors… Venez donc vous asseoir auprès de moi ?

    Laurence, effrayée.
    Merci ! merci !

    Robert
    Encore ! Vous vous éloignez quand je vous appelle ?

    Laurence
    Je ne m’éloigne pas ! (Elle recule.)

    Robert
    Venez donc, je vous en prie !

    Laurence, s’asseyant.
    Il le faut bien !

    Robert
    Ah ! Et maintenant, ma chère Laurence, que nous sommes l’un près de l’autre, non plus comme de vieux époux, mais comme de jeunes amants, me direz-vous quel est le sujet de vos préoccupations ?

    Laurence
    Je vous assure…

    Robert
    Depuis huit grands jours, ne vivons-nous pas comme des étrangers ?

    Laurence, voulant se lever.
    Robert !

    Robert
    Là ! voyez, à l’instant même où, pour la première fois, je vous trouve seule, vous voulez déjà me quitter. Vous ne m’aimez pas.

    Laurence
    Je ne vous aime pas ! (À part.) Quel supplice !

    Robert
    Est-ce une jeune fille ? est-ce ma femme qui me parle ?

    Laurence, à part.
    Oh ! mon Dieu !

    Robert
    Je vous comprendrais si vous étiez mademoiselle de Croix au lieu d’être madame Maubray, et si mon amour…

    Laurence
    Mais, je vous assure qu’il n’en est rien, je…

    Robert
    Si vous m’aimiez, vos yeux se baisseraient-ils devant les miens ?… Si vous m’aimiez, me trouveriez-vous ridicule et ennuyeux ? Si vous m’aimiez, repousseriez-vous le bras qui enlace votre taille ? (Il lui prend la taille.)

    Laurence, au comble de l’agitation.
    Robert ! Robert !

    Robert
    Je vous aime, moi ! (Il veut la prendre dans ses bras, elle se débat.)

    Scène XI

    Les mêmes, Léonie.

    Léonie, tenant un carton à chapeau.
    Ce n’est que moi, chers amis ; ne vous dérangez pas !

    Robert
    La peste soit des importuns !

    Léonie, bas à Laurence.
    Il paraît que j’arrive à temps !

    Robert
    Comment se fait-il, ma chère Laurence, que vos domestiques n’aient pas annoncé madame de Vanvres ?

    Léonie
    Comment, m’annoncer ? On ne m’annonce plus maintenant que je suis de la maison.

    Robert
    De la maison ?

    Léonie
    Mais, vous voyez bien, j’emménage !

    Robert
    Comment ! cette chambre dont vous parliez ?

    Léonie
    Mais c’est ici !

    Robert
    Ici !

    Léonie
    Votre femme ne vous l’a pas dit ? C’est qu’elle voulait vous faire une surprise agréable.

    Robert, à part.
    C’est un garde du corps qu’elle se donne !

    Léonie, bas à Laurence.
    Il est furieux !

    Laurence
    M’en voudrais-tu, mon ami, de ce que j’ai fait ?

    Robert
    Nullement ! J’en suis enchanté, enchanté !

    Léonie
    J’ai dit à ces messieurs de monter mes effets dans ma chambre.

    Robert
    La chambre d’amis, à l’autre bout de l’appartement ?

    Léonie
    Y pensez-vous ? À une lieue de tout pays habité. Je mourrais de peur la première nuit. Non, non ! la chambre qui touche à celle de votre femme (Fausse sortie.)

    Robert, furieux.
    Dites tout de suite sa chambre, et n’en parlons plus ! (À Laurence.) Enfin, je vous disais, ma chère Laurence…

    Léonie
    Par ici, monsieur Maxime, par ici !

    Scène XII

    Les mêmes, Maxime.

    Maxime, avec ironie.
    Me voilà, madame !

    Robert, se promenant avec agitation.
    À l’autre !… Ah ! l’on veut me pousser à bout !

    Maxime
    Qu’est-ce qu’il a donc ?

    Léonie
    Il a ses vapeurs. Eh bien, et mes cartons à chapeau, et mes robes, et M. Roquefeuille ?

    Scène XIII

    Les mêmes, Roquefeuille.

    Roquefeuille, avec des cartons.
    Voilà, voilà, voilà !

    Robert
    Encore ! Il ne manquait plus que lui ! (Même jeu.)

    Léonie
    Par ici, messieurs !

    Roquefeuille, se débarrassant.
    Ouf ! Et on veut que je me marie ?

    Robert
    Allons ! c’est fini !… je ne suis plus chez moi ?… C’est une gare ! c’est un débarcadère !… Oh ! j’aurais du plaisir à casser quelque chose ! (Il sonne.)

    Laurence, bas à Léonie.
    Comment cela finira-t-il ?

    Baptiste
    Monsieur a sonné ?

    Robert
    Mon Constitutionnel !

    Baptiste
    Mais, monsieur…

    Robert
    Je vous demande mon journal ! Est-ce clair ?

    Baptiste
    C’est que…

    Robert
    On ne répond pas c’est que… à un homme qui demande le Constitutionnel… Si mon journal n’arrive pas demain, vous serez congédié.

    Laurence
    On l’aura égaré, mon ami. (À Baptiste.) Allez, et taisez-vous ! (Il sort.)

    Roquefeuille, à Robert.
    Depuis huit jours, les journaux sont d’une platitude…

    Robert
    Quelle patience il faut avoir !

    Maxime, riant.
    Et tout cela, parce que tu n’as pas lu ton journal. Tu peux te vanter d’être un fier original !

    Robert
    Est-ce que cela te regarde ? Oui, je suis furieux, parce que les journaux ne disparaissent pas ainsi sans laisser de traces ! Voilà huit jours que je n’en ai pas vu un seul !

    Maxime
    Si c’est là ce qui te chagrine, vois l’heureux hasard ! je puis venir à ton aide.

    Roquefeuille
    Hein !

    Maxime
    J’ai précisément le journal les Débats de ce matin dans ma poche !

    Laurence, à part.
    Ah !

    Léonie, à part.
    Le maladroit !

    Roquefeuille
    Il avait bien besoin, celui-là !…

    Robert
    Ce n’est pas qu’au fond je tienne beaucoup…

    Maxime
    Si, si ! Il y a précisément une ligne qui me concerne, et, à titre d’ami, tu dois y prendre intérêt.

    Roquefeuille, bas à Maxime.
    Mais tais-toi donc !

    Léonie, de même.
    Mais taisez-vous donc !

    Maxime
    Hein ? Est-ce qu’il y a du mal à dire, madame, que votre nom figure auprès du mien dans les publications des Débats ?

    Léonie
    À coup sûr, monsieur, vous me compromettez…

    Laurence, bas à Roquefeuille.
    Il va voir aussi les nôtres !

    Roquefeuille
    Sac à papier ! Comment parer le coup ?

    Robert
    Ah ! ah ! vous en êtes déjà là ?… Mes compliments…

    Roquefeuille
    De condoleance !

    Léonie, passant entre Maxime et Robert.
    Ne lisez pas ! Je n’ai jamais autorisé M. Duvernet… Ne lisez pas !

    Robert
    Si fait ! si fait !

    Laurence
    Comment faire ?

    Léonie, bas à Roquefeuille.
    Alerte ! (Robert lit le journal.)

    Roquefeuille
    Du sang-froid ! de l’audace ! (À Léonie.) Qu’est-ce que vous cherchez, madame ? un morceau de carton ou de papier pour dévider cette laine ?

    Léonie
    Oui, précisément.

    Roquefeuille, à demi-voix.
    Le journal ?

    Léonie
    Compris !

    Robert
    Où sont donc ces publications, je ne trouve pas ?

    Maxime
    À la quatrième page !… Ignorant !

    Robert
    C’est juste !

    Léonie, prenant le journal.
    Pardon ! mon cher Maubray, voilà ce qu’il nous faut !

    Laurence
    Oh !

    Roquefeuille, à part.
    Bien exécuté !

    Robert, étonné, se contenant.
    Mais, madame, vous n’avez que faire d’un journal tout entier pour dévider un écheveau de laine !

    Léonie
    C’est parfaitement juste !… Vous voyez que quand j’ai tort je me rends ! (Elle déchire le journal en deux et lui donne la première partie.) Tenez, lisez votre premier-Paris !

    Roquefeuille, à part.
    Bravo ! Et on veut que je me marie ?… Ah ! non !

    Maxime, redescendant à Léonie et lui reprenant la moitié du journal.
    Mais non, mais non, madame ! Le paragraphe que je veux faire lire à Robert est dans la seconde partie du journal.

    Léonie, bas.
    Mon Dieu, que vous êtes insupportable !

    Maxime
    Vous dites ?…

    Léonie
    Je ne dis rien !

    Maxime
    J’ai mal entendu.

    Roquefeuille
    Animal !

    Maxime
    Hein ?… (Il tient la moitié du journal, la déchire en deux, et rend à Léonie une partie.) Il y a encore là de quoi dévider dix écheveaux ! (À Robert.) Et si tu veux jeter les yeux… (Il lui donne le quart du journal.)

    Robert, à part, regardant Léonie.
    Voilà une petite dame qui me fera tout bonnement commettre un crime. (Prenant le journal à Maxime.) Donne !

    Laurence
    Perdus !

    Roquefeuille
    Pas encore ! (Il renverse l’encrier sur la table.) Ah !

    Laurence
    Ah !

    Maxime
    Qu’y a-t-il ?

    Robert
    Il paraît que ce n’est pas fini.

    Roquefeuille
    Ah ! mon Dieu ! c’est madame qui vient de renverser l’encrier, et de faire une tache énorme sur la table. C’est la mer Noire. Comment réparer ? Vite, madame, un chiffon !

    Les Femmes
    Ah ! mon Dieu ! ça coule !… Vite donc !

    Roquefeuille, enlève lentement la feuille que Robert tient, et la donne à Léonie.
    Voilà, madame. Essuyez ! essuyez !

    Léonie
    Essuyons ! (Elle frotte avec le papier.)

    Laurence
    Il était temps !

    Maxime
    Mais, madame, pour l’amour de Dieu !…

    Léonie
    Mêlez-vous de ce qui vous regarde, mon cher monsieur.

    Maxime
    Mais.

    Robert, à Léonie.
    Ah çà ! madame, vous moquez-vous de moi, par hasard ?

    Léonie
    Y pensez-vous ? Je vous assure qu’il n’y paraîtra rien ; mais je suis désolée…

    Roquefeuille
    Ça ne paraîtra pas du tout.

    Robert
    Eh ! il s’agit bien de cette table !

    Léonie
    De quoi s’agit-il donc ? Ce n’est pas de ce chiffon de papier, je suppose ?

    Robert
    Si fait, madame.

    Léonie
    C’est vrai ? c’est celui que vous lisiez ? Que vous êtes étourdi, Roquefeuille.

    Roquefeuille
    C’est donc moi… Mais le mal peut se réparer. Pouvais-je me douter qu’on attachât quelque importance à un méchant bout de journal ? Où est-il passé, maintenant ?

    Maxime, le ramassant.
    Le voici, mais dans un piteux état !

    Roquefeuille
    Il est légèrement maculé ; mais avec un peu de bonne volonté !…

    Maxime
    Impossible d’en déchiffrer une ligne…

    Laurence, bas à Léonie.
    Je suis sauvée.

    Robert, à Léonie, éclatant.
    Madame !

    Léonie
    Mon Dieu ! qu’y a-t-il ?

    Robert, hors de lui.
    Il y a, madame, que je ne suis pas dupe de tout ceci ! Ce journal n’est qu’un prétexte pour les persécutions continuelles dont je suis l’objet !…
    Je ne sais quel mauvais vent a soufflé sur mon ménage, mais depuis huit jours, c’est-à-dire depuis votre arrivée, tout va ici de mal en pis. Ma femme oublie qu’elle est ma femme ; mes amis oublient qu’ils sont mes amis ! Je n’ose affirmer que tout ceci soit votre ouvrage…

    Léonie
    Mais vous le croyez ?

    Robert
    Mais je le crois.

    Léonie
    C’est franc, du moins.

    Maxime
    Robert !

    Laurence
    Mon ami !

    Robert
    Laissez-moi ! car vous êtes tous d’accord ! Laissez-moi !

    Laurence
    Que voulez-vous faire ?

    Robert
    Oh ! rien, je ne veux même pas vous imposer le sacrifice d’une amie, et je lui cède la place. (Il sort.)

    Maxime, le suivant.
    Robert ! Robert ! (Robert lui a fermé la porte sur le nez. — Maxime sort par le fond à gauche. — Musique à l’orchestre jusqu’au baissé du rideau.)

    Scène XIV

    Roquefeuille, Léonie, Laurence.

    Roquefeuille
    Eh bien !

    Léonie
    Eh bien !

    Laurence
    Eh bien !

    Roquefeuille
    Encore une victoire comme celle-là, aurait dit Pyrrhus, et c’est fait de nous !

    Léonie
    Nous avons poussé les choses un peu loin !

    Laurence
    Ah ! je le sens bien ! Mais que faire maintenant ?

    Léonie
    Dame !…

    Roquefeuille
    Il n’y a pas à hésiter. Il faut faire la paix, vite ! vite !

    Laurence
    Et comment faire la paix ?

    Roquefeuille
    Ceci, c’est votre affaire ! Quand une place assiégée ne peut plus se défendre, elle arbore le pavillon parlementaire et capitule ! Capitulez !

    Léonie
    Oui, capitule ! capitule !

    Laurence, se dirigeant vers la porte de Robert.
    Au fait, vous avez raison ! Qu’ai-je gagné jusqu’ici à cette comédie ?… Aujourd’hui la colère, peut-être demain l’indifférence de Robert… J’ai déjà trop compromis mon bonheur.

    Roquefeuille, au fond.
    Capitulez !

    Léonie, de même.
    Capitule !

    Laurence, va droit à la porte et veut l’ouvrir.
    Fermée !

    Roquefeuille
    Fermée !

    Tous Trois
    Ah !

    ACTE troisième

    Même décor.

    Scène première

    Léonie, Maxime.

    Léonie
    Eh bien, quelles nouvelles ?

    Maxime
    Aucune !

    Léonie
    Aucune !

    Maxime
    Rien. Je viens de la préfecture de police, on m’a demandé mille renseignements. J’ai raconté tout ce que je savais : que notre ami Robert était un peu fantasque ; qu’après une scène assez vive, il s’était retiré chez lui ; que, le soir même, sa femme avait trouvé sa porte fermée ; que, le lendemain, ne le voyant pas paraître, on s’était décidé à enfoncer la porte ; que la chambre était vide, notre ami étant sorti par son escalier dérobé, et que depuis, on ne l’a plus revu chez lui, ni au cercle, ni à la Bourse… et, enfin, que sa femme était dans une mortelle inquiétude.

    Léonie
    Je crois bien !

    Maxime
    Tout cela était écrit au vol par un monsieur barbu qui m’a congédié avec ces mots : « C’est bien, monsieur, on le trouvera… » Et je suis venu en toute hâte vous rendre compte de ma démarche, tandis que Roquefeuille courait à Chatou, voir s’il n’est pas à sa maison de campagne.

    Léonie
    Quel événement ! cette disparition ! cette fuite !

    Maxime
    Et maintenant, madame, que j’ai fait ce que l’amitié me commandait, me sera-t-il permis de ne pas négliger tout à fait l’amour, et de vous faire remarquer que nous sommes précisément aujourd’hui à ce fameux onzième jour qui ne devait jamais luire pour moi.

    Léonie
    Ah ! vous prenez bien votre temps ! C’est au moment où votre ami…

    Maxime
    Oh ! mon ami a l’âge de raison, madame, il sait se conduire : bonderie de ménage ! Il aura voulu donner une leçon à sa femme ; il va revenir tout à l’heure frais et vermeil comme un écolier qui a fait l’école buissonnière ; mais moi, moi, madame, voilà onze jours que je ne mange pas ! onze nuits que je ne dors plus !…

    Léonie
    Eh bien ! vous devez commencer à vous y faire !

    Maxime
    Et que j’attends ce fameux délai qui expire enfin, et qui vous met dans l’absolue nécessité de tenir votre promesse.

    Léonie
    Moi ?

    Maxime
    Oui, il n’y a plus à s’en défendre ! Les onze jours sont révolus : j’ai tout prévu, tout préparé, pour ne vous laisser aucune défaite. Les bans sont publiés, M. le maire déploie son écharpe, l’église allume ses cierges, l’orgue prélude, et le suisse fait résonner sa hallebarde !

    Léonie
    Ah bien, il attendra, le suisse !

    Maxime
    Ah ! madame, ce n’est pas possible !

    Léonie
    Mais conçoit-on cet entêtement ?

    Maxime
    Ah ! oui, on le conçoit quand on vous regarde !… Et si vous voulez m’écouter !…

    Léonie
    Mais, est-ce que je puis vous écouter dans la disposition d’esprit où je suis ? Je n’ai pas seulement la tête à moi !

    Maxime
    Roquefeuille vous dira que c’est une excellente disposition pour se marier !

    Léonie
    Et le Panama qui m’attend et qui chauffe !

    Maxime, à part.
    Et moi, donc !

    Léonie
    Tenez ! ne me parlez de rien tant que Robert ne sera pas retrouvé.

    Maxime
    Et après ?

    Léonie
    Ah ! après ?

    Scène II

    Les mêmes, Roquefeuille.

    Roquefeuille, entrant précipitamment.
    Eh bien, l’avez-vous ?… l’a-t-il ?… l’a-t-on ?…

    Léonie
    Rien. Et vous ?

    Roquefeuille
    Rien… Et vous ?

    Maxime
    Mais, à Chatou ?

    Roquefeuille
    J’en viens ! Rien ! rien ! rien !

    Léonie
    C’est effrayant !

    Roquefeuille
    C’est sinistre !

    Maxime, riant.
    Mais êtes-vous enfants avec vos inquiétudes ! Pourquoi ne l’avez-vous pas mis dans les Petites-Affiches, à l’article des objets perdus.

    Roquefeuille
    Les femmes courraient après, et ne voudraient plus le rendre.

    Léonie
    Voulez-vous bien ne pas plaisanter !

    Roquefeuille
    Et madame Maubray ?

    Léonie
    Ah ! vous jugez ! Elle en tombera malade !

    Roquefeuille
    On n’a qu’un mari et il s’envole !…

    Léonie
    Et au milieu de tout cela, M. Duvernet a le cœur de me parler mariage.

    Roquefeuille
    Dame ! Cela lui donne l’espoir de vous égarer aussi un jour !

    Maxime
    Mais je ne vois pas…

    Léonie
    Plus un mot. Je ne consentirai à vous pardonner, que si vous me ramenez votre ami.

    Maxime
    Vous dites ?

    Roquefeuille
    Va, marche… Et si tu le rapportes… récompense honnête !

    Maxime
    Voilà un espoir qui me donne des ailes !… J’ai une idée.

    Roquefeuille
    Saisis-la !

    Maxime, regardant l’heure.
    Dix heures ! Le mariage est pour deux heures ! j’ai le temps (Il se sauve.)

    Léonie
    Oui, oui, vous avez le temps !

    Roquefeuille, s’asseyant.
    De se marier ! Ah ! oui, il a le temps… Ah ! en voilà un qui connaîtra la corde avant de se pendre.

    Léonie
    C’est elle ! Laurence !

    Scène III

    Léonie, Roquefeuille, Laurence.

    Laurence
    Eh bien ?

    Léonie
    Eh bien ! ma pauvre Laurence, rien de nouveau.

    Laurence
    Mon Dieu !

    Roquefeuille
    C’est à n’y rien comprendre !

    Laurence
    Ah ! je le comprends trop bien, moi !… Ce que nous voulions lui cacher, il le sait… et maintenant qu’il est libre, il est parti pour ne plus revenir !

    Léonie
    Mais non ! Quelle idée !

    Laurence
    Ah ! ne me dis pas que non, j’en suis sûre !
    Autrement, est-ce qu’il ne serait pas déjà de retour, lui qui se faisait un scrupule de rentrer plus tard que l’heure dite, pour m’épargner la plus petite inquiétude ?… Car il était si bon !… il était si tendre, si doux, parfois !… Ah ! c’est fini, maintenant, c’est bien fini, va !… Je l’ai perdu, et pour toujours !…

    Léonie
    Mais veux-tu ne pas pleurer comme cela !

    Laurence
    Voilà ce que c’est que d’avoir voulu ruser avec lui, au lieu de lui tout dire !… Ah ! si j’avais tout dit !… il m’aimait tant ! et quelques instants encore avant son départ… Ah ! si j’avais su !… C’était si facile !

    Roquefeuille
    Voyons, voyons, chère dame, ne nous désolons pas, et cherchons le remède ! Vous êtes bien sûre qu’il n’a pas laissé le plus petit mot d’avis ?

    Laurence
    Pas un ! J’ai fouillé partout !

    Léonie
    Et, depuis ce temps, pas une lettre, pas un mot pour expliquer sa conduite ?

    Laurence
    Rien !

    Roquefeuille
    C’est incompréhensible !… Et dire que cela nous arrive au moment de le marier sérieusement, de lui river la chaîne ! Il a soupçonné l’embûche, le scélérat !… Un plan si joli, si bien conduit !… J’avais tout prévu… tout est prêt… le maire est prévenu ; il nous attend pour deux heures ; après deux heures, il serait trop tard : il a une assemblée d’actionnaires qu’il préside, et comme il ne donne jamais de dividende, il doit au moins être exact ! Et le premier mariage dont je me sois occupé va manquer par l’absence inexplicable du futur !… et quel futur ?… Un futur sérieux, éprouvé, garanti ! un futur passé ! un futur antérieur ! Non ! ce n’est pas possible ! il va arriver ! il arrivera ! il arrive ! le voilà ! (Entrée de Thérèse.)

    Scène IV

    Les mêmes, Thérèse.

    Roquefeuille
    Non, ce n’est pas lui !

    THÉRÈSE, un coffret à la main.
    Pour madame !

    Roquefeuille
    Il ne peut pas tenir là-dedans !

    Laurence
    De quelle part ?

    THÉRÈSE
    Je l’ignore ! C’est un commissionnaire qui m’a dit : « Pour madame Maubray ! »

    Léonie
    Qu’est-ce que cela peut bien être ? (Thérèse sort.)

    Roquefeuille
    Voulez-vous permettre ?… Ah ! un écrin !

    Léonie
    Le magnifique écrin !

    Laurence
    Qu’est-ce que cela signifie ?

    Roquefeuille
    Un écrin ?… Ah ! c’est toujours assez clair !

    Léonie
    Ouvre donc !

    Léonie, Laurence Et Roquefeuille
    Des diamants !

    Léonie
    Quelle splendide rivière !

    Roquefeuille
    Rivière ? C’est parbleu bien un fleuve !

    Laurence, à Léonie.
    Y comprends-tu quelque chose ?

    Léonie
    Absolument rien !

    Roquefeuille
    Ah ! je devine !… C’est un cadeau de l’ami Maxime à sa fiancée !

    Laurence
    C’est possible !

    Léonie
    De quel droit M. Duvernet se permettrait-il de m’envoyer des diamants ?

    Roquefeuille
    Ma foi ! du droit qu’ont les diamants de se présenter partout ; d’ailleurs, au point où vous en êtes…

    Léonie
    Au point où nous en sommes, M. Duvernet serait un impertinent !… Non ! cet écrin n’est pas pour moi, mais pour Laurence !

    Laurence
    Point ; il y a erreur… C’est pour toi !

    Roquefeuille
    Ah ! c’est bien la première fois que je vois deux femmes se renvoyer une parure !

    Scène V

    Les mêmes, Baptiste.

    Baptiste, entrant précipitamment.
    Madame ! madame ! le voilà !

    Laurence
    Mon mari ?

    Baptiste
    Monsieur ! c’est monsieur ! Il descend de voiture !

    Laurence
    Lui ! c’est lui !… Ah ! que cela fait du bien !

    Roquefeuille
    Nous le tenons ! Ne le laissez pas échapper !… Je cours à la mairie !… Par où sort-on pour ne pas le rencontrer ?

    Laurence
    Par cette porte !

    Roquefeuille
    Il y passera, le misérable ! (Il sort vivement.)

    Baptiste, annonçant.
    Monsieur ! (Il sort avec Thérèse.)

    Scène VI

    Léonie, Laurence, Robert.

    (Robert entre lentement par le fond, en costume anglais de voyage, gros paletot fourré, couverture, casquette, etc.)

    Laurence, courant à lui pour l’embrasser.
    Ah ! mon ami, que je suis heureuse de vous voir !

    Robert, très froid et avec un léger accent anglais.
    Très heureux aussi !

    Léonie, à part.
    Ce ton !

    Laurence
    Ah ! si vous saviez combien j’étais inquiète de votre absence !

    Robert
    Il n’y avait pas de quoi, madame.

    Laurence
    Madame !… Voilà trois jours que vous êtes loin de moi, et, au lieu de m’embrasser…

    Robert
    Que ne le disiez-vous tout de suite ! Avec plaisir ! (Il l’embrasse froidement sur le front et va s’asseoir.)

    Laurence
    Mais d’où venez-vous, mon Dieu ?

    Robert
    Je viens de Londres !

    Laurence
    De Londres ?

    Léonie
    Il s’est gelé en traversant le détroit !

    Robert
    Ah ! madame de Vanvres, pardonnez-moi, je ne vous avais pas vue ! (Il salue cérémonieusement.)

    Léonie
    Monsieur !

    Laurence
    Que faire à Londres, mon ami ?

    Robert
    Mais, d’abord, faire une visite de politesse à mes concitoyens ; car, vous savez, madame, que je suis Anglais, et puis y corriger, par la fréquentation d’un peuple calme et froid, cette pétulance de caractère dont je vous ai donné ici même un si fâcheux exemple !

    Laurence
    Eh bien, là, vraiment, je vous aimais mieux à la française !

    Robert
    Non, madame.

    Laurence
    Comment, non ?

    Robert
    Vous m’avez suffisamment fait comprendre que mon éducation n’était pas complète, et qu’il me manquait ce vernis…

    Laurence, voulant parler.
    Mon Dieu !…

    Robert
    Ce vernis anglais !

    Léonie
    Ah çà, est-ce que vous allez toujours parler comme ça, maintenant ?

    Robert, froidement.
    Toujours !

    Laurence
    Et vous serez toujours habillé comme cela ?

    Robert
    Toujours !

    Léonie
    Et toujours aussi vif ?

    Laurence
    Aussi aimable ?

    Robert
    Toujours !… (Il remonte à la cheminée et va s’asseoir devant, dans un fauteuil, tenant ses jambes en l’air.)

    LES DEUX FEMMES, effrayées.
    Oh !

    Léonie
    Ma chère Laurence, mes sincères compliments ! Je te vois déjà te promenant le long de Piccadilly ou sur les gazons d’Hyde-Park avec une capote rose ornée d’un voile vert, une robe groseille, et une écharpe jonquille, au bras de milord en waterproof et en mac-farlane. C’est splendide ! Et, si je n’étais Française, je voudrais être Anglaise !

    Scène VII

    Les mêmes, Baptiste.

    Baptiste
    Madame !

    Laurence
    Qu’est-ce encore ?

    Baptiste
    Un bouquet que l’on vient d’apporter pour madame.

    Léonie
    Qui on ?

    Baptiste
    Madame me demande…

    Laurence
    De quelle part ?

    Baptiste
    Je l’ignore. Voici le bouquet ! (Il donne à Laurence le bouquet enveloppé dans du papier.)

    Laurence
    Je ne dois pas accepter.

    Léonie
    Un bouquet s’accepte toujours. (Baptiste sort.)

    Laurence
    Mais, mon mari ?

    Léonie, montrant Robert qui a l’air de dormir.
    Est-ce qu’il pense à toi ?

    Laurence
    Léonie !

    Léonie
    Tiens, regarde !

    Laurence
    (Elle a retiré le bouquet de son enveloppe et pousse un cri.) Ah !

    Léonie
    Un bouquet de fleurs d’oranger !

    Laurence
    Des fleurs d’oranger !

    Léonie
    En tous cas, qui est-ce qui a pu…

    Scène VIII

    Les mêmes, Maxime.

    Maxime
    Arrivé ! Il est arrivé ?

    Laurence
    Oui, d’Angleterre.

    Maxime
    Ce n’est pas possible ! J’arrive du bureau des passeports, on ne lui en a pas délivré.

    Robert, sans bouger de place.
    Yes ! on ne donne plus de passeports pour l’Angleterre.

    Maxime, lui serrant la main.
    Essoufflez-vous donc ! Tu vas très bien ?… Oui… Allons, tant mieux !

    Laurence, le faisant retourner vers elle.
    Pardon ! Est-ce vous, monsieur Duvernet, qui nous avez envoyé ces bijoux ?

    Maxime
    Quels bijoux ?

    Léonie
    Est-ce vous, monsieur Duvernet, qui nous avez envoyé ce bouquet ?

    Maxime
    Quels bijoux ? Quel bouquet ?

    Laurence, lui montrant le coffret.
    Ceux-ci !

    Léonie, lui montrant le bouquet.
    Celui-ci !

    Maxime
    Ces diamants ! ces fleurs !

    Léonie
    Vous n’avez peut-être pas remarqué quelles sont ces fleurs ?

    Maxime
    Des boutons de fleurs d’oranger ! (Riant.) Ah ! ah !

    Laurence
    Vous riez ?

    Maxime
    Je ne sais qui peut vous avoir envoyé ce bouquet, mais je vous jure que ce n’est pas moi.

    Léonie
    Qui cela peut-il être, alors ?

    Scène IX

    Les mêmes, Roquefeuille.

    Roquefeuille, entrant précipitamment et s’annonçant.
    C’est moi !

    Léonie
    Comment, c’est vous ?

    Roquefeuille
    Eh ! parbleu ! oui, c’est moi !… Robert est-il prêt ?

    Laurence
    Ah ! vous êtes l’auteur d’une pareille mystification ?

    Roquefeuille
    Quelle mystification ?

    Léonie
    J’aurais dû m’en douter !

    Roquefeuille, ahuri.
    Mais quoi ? (Léonie lui montre le bouquet.)

    Léonie
    Vous avez l’impertinence de m’adresser un bouquet de fleurs d’oranger à moi, madame de
    Vanvres ?

    Roquefeuille
    Des fleurs d’oranger ! à vous, encore ! Merci ! Quelle plaisanterie ! J’aurais compris une caisse d’oranges.

    Léonie
    Ainsi, ce n’est pas vous ?

    Maxime
    Je vous jure…

    Laurence, à Roquefeuille.
    Ni vous ?…

    Roquefeuille
    Mais, sac à papier ! dépêchons-nous donc ! Où est Robert ?

    Laurence Et Léonie
    Chut !

    Roquefeuille
    Dieu me pardonne ! je crois qu’il dort !

    Léonie
    Il en a tout à fait l’air !

    Roquefeuille
    Il a bien choisi son temps ! Je viens de la mairie, nous n’avons pas une minute à perdre. Réveillez-le, réveillez-le ! Il ne peut paraître dans ce costume devant les autorités !

    Laurence
    Mais, comment ?

    Roquefeuille, exaspéré.
    Eh ! c’est votre affaire, sac à papier ! Depuis ce matin, je ne fais que monter et descendre des escaliers, et courir de l’église à la mairie, et de la mairie à l’église ! C’est le maire qui me renvoie à son vicaire, et l’adjoint qui me renvoie à son bedeau. Et les voitures et les cochers, et la marmaille !… Monsieur le marié !… monsieur le marié !… Oui ! oui ! je t’en moque !… le marié !… Tâche de m’y prendre !… va !…

    Maxime
    Mais alors, mais alors !… Madame consent !… Vous consentez donc ?…

    Léonie
    Hein ?

    Maxime
    Mais ce mariage !… cette église, cette mairie ! C’est pour nous !

    Léonie
    Pour nous !

    Maxime
    Dame !

    Roquefeuille
    Tiens ! c’est vrai, il ne sait rien, lui !… Laissons-lui son erreur !… le malheureux !

    Maxime, à Léonie.
    Ah ! madame !… si vous consentez… un mot… un seul mot !…

    Roquefeuille, faisant passer Léonie.
    Allez vous habiller !

    Maxime
    En mariée ?…

    Léonie
    Point, monsieur, en demoiselle de noces !

    Roquefeuille, lui donnant le bouquet.
    Alors, gardez le bouquet pour que l’illusion soit complète ! (Léonie hausse les épaules.)

    Léonie
    Ah ! vous êtes un impertinent. (Elle sort.)

    Maxime
    Mais, je n’y comprends rien ! Mais si ce n’est pas moi, qui marie-t-on ici ?

    Roquefeuille
    Cela ne te regarde pas ! (À Laurence.) Dépêchez-vous, je vais faire patienter M. le maire !… (Montrant Robert.) Habillez-le !… (À Maxime.) Allons, marche !

    Laurence
    Mais, mon ami…

    Roquefeuille
    L’habit noir, c’est de rigueur ! Un mariage, grand deuil ! (Il entraîne Maxime.)

    Scène X
    Laurence, Robert.

    Laurence
    Une heure ! Je n’ai plus qu’une heure, et Robert qui dort ! Comment lui faire quitter ce costume pour endosser l’habit noir ? (Elle s’approche et l’appelle doucement.) Robert, mon ami, Robert ! (Il ronfle légèrement.) Oh ! (Appelant de nouveau.) Robert !

    Robert, se réveillant et se levant.
    Ah ! je crois, parbleu ! que je dormais ! Quel grossier personnage je fais !

    Laurence
    Il n’y a pas grand mal, mon ami, surtout si vous êtes fatigué !

    Robert
    C’est mon excuse, si je puis en invoquer une !

    Laurence
    Avez-vous besoin de quelque chose ?

    Robert
    J’aurais besoin de mon lit. (Il s’assied sur le canapé.)

    Laurence, à part.
    De son lit ! (Haut.) Ne croyez-vous pas que cela vous ferait du bien de quitter ces vêtements si lourds ?

    Robert
    Je le croirais assez volontiers ; mais, vous l’avouerai-je, je me sens si à l’aise dans cette excellente causeuse, que le moindre mouvement m’effraie.

    Laurence
    Qu’à cela ne tienne ! Ne suis-je pas là ?

    Robert
    Je ne veux pas abuser.

    Laurence
    Au contraire, c’est un plaisir pour moi. Entre jeunes époux, ces petits soins ne sont-ils pas une preuve de tendresse qu’on aime à se donner ?

    Robert, incrédule.
    Oh ! oh !

    Laurence
    Vous en doutez ? Votre femme n’est-elle plus votre ménagère ?

    Robert
    C’est très joli, ce que vous dites là, ma chère Laurence, et je vous fais mon sincère compliment, si vous voyez encore la vie éclairée des reflets de la lune de miel ! Mais…

    Laurence
    Mais ?…

    Robert
    Vous êtes en retard ; les années se sont écoulées, et ce qui paraissait jadis un jeu charmant et plein de poésie, risquerait fort aujourd’hui de devenir un non-sens ridicule.

    Laurence
    Est-ce vous que j’entends ?

    Robert
    Je vous étonne.

    Laurence
    Mais oui, je l’avoue… Et ce que vous me disiez, il y a trois jours à peine… (Elle s‘assied sur la causeuse près de Robert.)

    Robert, se levant aussitôt.
    Pardon !

    Laurence
    Ah !… vous me quittez ?…

    Robert
    Non… mais si on nous surprenait, on nous prendrait peut-être pour des amoureux !

    Laurence
    Eh bien, mon ami ?

    Robert
    Eh bien, ce serait un peu ridicule !

    Laurence
    Ridicule ! que vous aimiez votre femme et que votre femme vous aime ?

    Robert
    Ai-je dit cela ? En ce cas, je me serai fait bien mal comprendre.

    Laurence, ranimée.
    Ah !

    Robert
    Je vous aime, ma chère Laurence, je vous aime raisonnablement et sérieusement, comme on doit aimer sa femme, après trois ans de mariage.

    Laurence
    C’est-à-dire que l’amour ne résiste pas à trois ans de mariage, n’est-ce pas ?

    Robert
    Cela dépend du régime auquel on l’a soumis, ma chère !… Il ressemble assez à l’eau que vous placez sur le feu. Plus le feu est ardent, plus vite l’eau se perd en vapeur ! Ainsi l’amour…

    Laurence
    En sommes-nous là ?

    Robert
    Pas encore !

    Laurence
    Pas encore est plein de promesses !

    Robert
    Mais c’est le sort qui attend l’homme assez fou pour croire la jeunesse éternelle ; ne luttons donc pas, et obéissons aux lois de la nature.

    Laurence
    C’est charmant ! C’est-à-dire que…

    Robert
    C’est-à-dire qu’à l’automne de la vie, il ne faut demander ni la poésie du printemps, ni les ardeurs de l’été.

    Laurence, troublée.
    Ah ! Robert, que me dites-vous là ?…

    Robert
    Ce que vous m’avez fait comprendre, si vous ne me l’avez dit, il y a trois jours. J’ai réfléchi, et j’ai vu combien vous étiez sage !

    Laurence
    Mais non !

    Robert, riant.
    Mais si !

    Laurence
    Êtes-vous sûr d’avoir bien compris ?

    Robert
    Parfaitement ! Décidément, vous aviez raison ! Ces vêtements sont d’un poids… Aussi vais-je suivre votre avis, et en changer !… (Il entre à gauche.)

    Scène XI

    Laurence, puis Roquefeuille.

    Laurence, seule.
    Il ne m’aime plus ! Je n’en puis plus douter maintenant ! On ne raisonne pas ainsi quand on aime ? Il ne m’aime plus !…

    Roquefeuille, entrant.
    Êtes-vous prête ?

    Laurence
    Pas encore !

    Roquefeuille
    Ne plaisantons pas ; les voitures me suivent. Je suis en nage !

    Laurence
    Robert est passé dans sa chambre ; il va trouver son habit préparé sur son lit, entre ses gants et sa cravate blanche. J’ai caché les autres vêtements.

    Roquefeuille
    Bien, bien ! encore une demi-heure ! Vous savez… le maire… ses actionnaires… Pas de dividende ! il faut qu’il soit exact ! Je vais le faire patienter, il me fera patienter, nous nous ferons patienter. Mais, sac à papier ! si on m’y reprend à marier quelqu’un !

    Laurence
    Nous marier !… Ah ! mon ami ! si Robert n’allait plus vouloir se marier, maintenant qu’il ne m’aime plus !

    Roquefeuille
    Comment ?

    Laurence
    Une fois à la mairie, s’il allait dire : « Non ! »

    Roquefeuille
    Non tout sec, comme ça ?

    Laurence
    Je n’y avais jamais pensé. Mais c’est une peur horrible qui me vient tout à coup !

    Roquefeuille, effrayé.
    Mais non !… mais non ! Quelle idée ! En voilà une idée, par exemple !

    Laurence
    Chut ! il vient !

    Roquefeuille
    Vous voyez bien, il a ses gants noirs, son habit blanc… c’est-à-dire non… Enfin, peu importe, il est habillé, nous sommes sauvés !

    Scène XII

    Les précédents, Robert, en robe de chambre et en pantoufles.

    Robert, entrant.
    Là !

    Roquefeuille Et Laurence
    Ah !

    Robert
    Le fait est qu’on est ainsi plus à l’aise !

    Laurence, stupéfaite.
    En robe de chambre ?

    Robert
    En robe de chambre, oui !

    Roquefeuille
    Et en pantoufles ?

    Robert
    Et en pantoufles. Tiens, le voilà ? Bonjour ! J’ai même eu assez de peine à les trouver.

    Laurence
    Mais, mon ami, il est impossible que vous restiez ainsi !

    Roquefeuille
    C’est impraticable !

    Robert
    Impraticable, pourquoi ?

    Laurence
    Mais, s’il vient une visite ?…

    Roquefeuille
    Oui… plusieurs visites, une foule de visites ?

    Robert
    Je ferai fermer la porte.

    Laurence
    Vous allez étouffer !

    Roquefeuille
    Il va étouffer ! Il fait une chaleur…

    Robert
    Je ferai ouvrir la fenêtre !

    Laurence
    C’est impossible !

    Roquefeuille
    Impossible ! Il fait un froid…

    Robert, sèchement.
    Impossible ! Je ne vous comprends pas, ma chère Laurence : vous m’engagez à quitter mes vêtements de voyage pour me reposer, je vous écoute ; je me coule dans ma robe de chambre, je me glisse dans mes pantoufles, et vous n’êtes pas satisfaite ? En vérité, que voulez-vous donc ? Que je mette une cravate blanche et un habit noir ?

    Roquefeuille
    Mais, justement… Voilà… ce qu’on voudrait !

    Robert
    Vous ne me persuaderez jamais que ce soit une tenue de maître de maison. Alors, mettez une robe décolletée et allumez les lustres !

    Laurence, à part.
    Que faire, mon Dieu !

    Roquefeuille, à Laurence.
    Et le maire qui croque le marmot ! Il faut avouer…

    Laurence
    Jamais ! Ce serait tout risquer.

    Robert
    Mais qu’avez-vous donc ?

    Laurence
    Moi, je…

    Roquefeuille
    Oh ! une idée ! — Parbleu, oui !

    Robert
    Eh bien ?

    Roquefeuille
    Eh bien, oui, mon ami, j’ai perdu !

    Robert
    Perdu ? Perdu quoi ?

    Roquefeuille
    Une gageure que j’avais faite avec ces dames, et que tu m’as fait perdre !

    Robert
    Explique-toi !

    Roquefeuille
    Tu as à moitié deviné. Je voulais te faire quitter tes vêtements de voyage, non pas pour la robe de chambre, mais pour l’habit noir de cérémonie. J’avais parié avec ces dames arriver à ce résultat sans te prévenir. J’ai perdu !

    Robert
    Voyez-vous ! Et quelle était la raison de cette mascarade ?

    Roquefeuille
    On te la dira quand tu seras déguisé.

    Robert
    Non, avant, ou je ne me déguise pas !

    Roquefeuille
    Quel entêté ! Avant, soit ! Tu es le témoin de ton ami Maxime, qui se marie dans une demi- heure à la mairie du 9e arrondissement.

    Laurence, bas.
    Par exemple !

    Roquefeuille, bas.
    Chut !… Il n’y a que ça !

    Robert
    Il se marie ?

    Roquefeuille
    Il se marie. Ah ! je le crois bien, le gaillard ! Tout le monde se marie, il se marie !

    Laurence, même jeu.
    Mais…

    Roquefeuille, même jeu.
    Chut !… Il n’y a que ça !

    Robert
    Madame de Vanvres s’est décidée avec… ?

    Roquefeuille
    Non, sans enthousiasme !

    Robert
    Et c’est dans une demi-heure ?

    Roquefeuille
    Dans une demi-heure !

    Laurence, bas.
    Mon Dieu ! vous…

    Roquefeuille, bas.
    Je vous dis qu’il n’y a que ça !

    Robert
    Que ne le disiez-vous plus tôt, ma chère ?

    Laurence
    Moi ! vous dire que…

    Roquefeuille
    Et le pari ?

    Robert
    Le pari, c’est juste !… Allons ! tant mieux ! voilà notre ami Maxime le plus heureux des hommes !

    Roquefeuille
    Après toi !

    Robert
    Après moi ?

    Roquefeuille
    Allons, vite ! cet habit, cette cravate !…

    Robert
    Noire, n’est-ce pas ?

    Roquefeuille
    Blanche ! malheureux !

    Robert
    Tu crois qu’une cravate longue…

    Roquefeuille
    Blanche ! blanche ! blanche ! Un témoin, c’est presque un mari !

    Robert
    Sois tranquille ! Dans cinq minutes, vous aurez un témoin irréprochable ! (Il sort à gauche.)

    Scène XIII

    Laurence, Roquefeuille.

    Roquefeuille
    C’est fait ! (Il tombe sur une chaise.)

    Laurence
    Mais, y pensez-vous ? Lui dire que Léonie va se marier ?

    Roquefeuille
    Je n’avais que ce moyen-là.

    Laurence
    Mais elle ne veut pas !

    Roquefeuille
    Il faut qu’elle le veuille !

    Laurence
    Mais pensez donc…

    Roquefeuille
    Je ne pense pas, je ne pense pas ! Depuis ce matin, je ne sais plus ce que je fais… et vous le voyez bien, puisque je viens de marier quelqu’un… moi !

    Laurence
    Mais…

    Roquefeuille
    Ne dites pas mais… Vous m’avez rendu fou avec votre mariage. Et puisque c’est comme ca, eh bien, oui ! je traînerai madame de Vanvres à l’autel, j’y traînerai Robert et je m’y traînerai moi-même, ou nous dirons tous pourquoi !…

    Laurence
    Il n’y a pas un instant à perdre ! Il faut prévenir Léonie, au moins.

    Roquefeuille
    Prévenez-la, ne la prévenez pas, ça m’est égal !… Je cours à l’église faire patienter le suisse !

    Laurence
    Un instant !

    Roquefeuille, sans l’écouter.
    Je redoute le suisse ! (Léonie entre.) Ah ! madame de Vanvres ! victoire ! Il s’habille en marié ! Voilà pourtant le plus beau jour de la vie ! Sac à papier ! comment donc est le plus laid ? (Il se sauve.)

    Scène XIV

    Laurence, Léonie, Robert.

    Léonie
    Il s’habille en marié ?

    Laurence
    Pas positivement !

    Léonie
    Que veux-tu dire ?

    Laurence
    Mais c’est le même costume.

    Léonie
    Le même costume ?

    Laurence
    Ma chère Léonie ! ma seule, mon unique amie ! mon sort est entre tes mains !

    Léonie
    Parle !

    Laurence
    Apprends donc… (Robert entre en grand costume.)

    Robert, saluant.
    Madame !…

    Laurence, à part.
    Pour cette fois, c’est fini !

    Robert, à Léonie.
    Vous voyez que je ne vous ai pas gardé rancune de vos torts envers moi ?

    Léonie
    Je le vois… à quoi ?

    Robert
    Vous n’avez donc pas remarqué cette tenue digne et solennelle ?

    Léonie
    En quoi, je vous prie, cette tenue digne et solennelle est-elle une preuve que vous avez oublié mes torts ?

    Laurence, bas, à Léonie.
    Tais-toi !

    Léonie, étonnée.
    Hein ?

    Robert
    Comment ! vous raillez encore à ce moment suprême ?

    Léonie
    Quel moment suprême ?

    Robert
    Mais il n’y a donc rien de sacré pour vous ?

    Léonie
    Qu’est-ce qui n’est pas sacré ?

    Robert
    Ah ! par exemple, c’est trop fort ! Si c’est ainsi que vous récompensez votre témoin…

    Léonie
    Quel témoin ?

    Laurence, bas.
    Silence ! malheureuse ! Je n’ai pas eu le temps de te dire que tu te mariais dans dix minutes.

    Léonie, abasourdie.
    Moi ?

    Scène XV

    Les mêmes, Maxime.

    Maxime
    Ah ! Robert en habit noir !

    Robert
    Oui, mon cher, et à cause de toi !

    Maxime
    À cause de moi ?

    Robert
    Allons-nous recommencer ?… Ils sont fous, ma parole d’honneur !…

    Léonie, bas, à Laurence.
    Ceci passe la permission, et c’est abuser étrangement…

    Laurence, bas.
    Entends-moi !

    Robert
    Je suis le témoin de madame de Vanvres, que tu épouses dans sept minutes.

    Maxime
    Tu dis ?

    Robert
    Le bonheur lui a mis la cervelle à l’envers !

    Maxime, à Léonie.
    Ah !… vous consentez, madame ! La joie, le saisissement…

    Léonie
    Permettez, permettez !…

    Laurence
    Léonie !…

    Maxime
    Madame !…

    Robert
    Comment, encore des hésitations ? Quand vous serez parfaitement décidés, vous me ferez prévenir ! (Il rentre à gauche.)

    Scène XVI

    Laurence, Léonie, Maxime.

    Léonie, à Laurence.
    Mais sais-tu que tu me mets dans une affreuse position !

    Laurence
    C’était le seul moyen de lui faire endosser l’habit noir !

    Maxime
    Mon mariage dépend de l’habit noir de Robert !

    Léonie
    Me voici bel et bien compromise !

    Maxime
    Un mot, madame, et je vous rends l’honneur !

    Léonie
    Laissez-moi tranquille ! Il s’agit bien de vous !

    Laurence
    Il le faut ! En te voyant consentir à ton mariage, il sera forcé de consentir au sien.

    Maxime
    Qui il ?

    Léonie
    Cela ne vous regarde pas. Écoute, Laurence, je consens à une transaction, je vous accompagne à la mairie, mais ne m’en demande pas davantage !

    Laurence
    Ce n’est pas assez !

    Maxime, sans savoir ce qu’il dit.
    Ce n’est pas assez !

    Laurence
    Si tu dis non, il dira non aussi.

    Maxime, abasourdi.
    Il dira non aussi !

    Scène XVII

    Les mêmes, Roquefeuille.

    Roquefeuille
    Partons ! partons ! Le maire s’impatiente et le suisse ne veut rien entendre.

    Léonie
    Il faut absolument que j’épouse M. Duvernet !

    Roquefeuille
    Deux mariages ! Très bien ! Plus on est de fous plus on rit. En route !

    Maxime
    Ah çà ! mais quel est donc le second mariage ? Est-ce le tien ?

    Roquefeuille
    Pas de mauvaise plaisanterie !

    Maxime
    Cependant !…

    Roquefeuille
    Cela ne te regarde point. Partons ! partons !

    Laurence
    Ma chère Léonie !…

    Maxime
    Madame !…

    Léonie
    Eh bien ?

    Laurence
    Eh bien ?

    Roquefeuille
    Allons donc ! qu’est-ce que cela vous fait ?

    Léonie, tendant la main à Maxime.
    Ce n’est pas pour vous, au moins, monsieur !

    Roquefeuille
    Et d’un !… À l’autre !

    Laurence
    Appelez Robert.

    Roquefeuille
    Robert ! Robert !

    Léonie
    Aurait-il encore pris la fuite ?

    Roquefeuille
    Je n’ai pas le temps de l’attendre, je cours à la mairie ; vous n’avez plus que quelques minutes ! En route ! (Il sort.)

    Léonie, à Maxime.
    Allons, mon cher monsieur, le bonheur vous a-t-il paralysé ? Trouvez-nous cet introuvable Robert !

    Maxime
    Robert ! Robert !

    Scène XVIII

    Laurence, Léonie, puis Baptiste et Thérèse.

    Laurence, embrassant Léonie.
    Ah ! c’est à toi que je devrai le bonheur !

    Léonie
    Puissé-je en dire autant !

    Laurence
    Il t’aime ! il te rendra heureuse !

    Léonie
    Dieu le veuille !

    Laurence
    Mais Robert ! où est Robert ? (Elle sonne. — Baptiste et Thérèse entrent.) Où est monsieur ?

    Léonie
    Avez-vous vu monsieur ?

    THÉRÈSE
    Mais, madame…

    Laurence
    Au dernier moment ! Courez ! cherchez !

    Scène XIX

    Les mêmes, Maxime.

    Léonie
    Eh bien ?

    Maxime
    Personne !

    Léonie
    Personne !

    Laurence
    C’est une fatalité !

    Léonie
    Et deux heures vont sonner !

    Maxime
    Robert !

    Laurence
    Robert !

    Léonie
    Monsieur Maubray !

    Baptiste
    et THÉRÈSE
    Monsieur ! monsieur !

    Scène XX

    Les mêmes, Robert.

    Robert
    On m’appelle ?

    Maxime
    Nous le tenons.

    Laurence
    Enfin !

    Léonie
    Vite, donnez-moi votre bras et partons !

    Robert
    Le voilà ! (Deux heures sonnent.)

    Laurence
    Deux heures !

    Tous
    Deux heures !

    Scène XXI

    Les mêmes, Roquefeuille.

    Roquefeuille, essoufflé.
    Trop tard ! (Il tombe épuisé.)

    Laurence
    Tout est fini ! (Elle tombe sur le canapé.)

    Roquefeuille
    Le maire est parti en colère, il ne reviendra pas !

    Maxime
    Et dire que je touchais au port ! (Il tombe sur une chaise.)

    Léonie
    Pauvre Laurence ! (Moment de silence et d’embarras.)

    Robert, tire des gants blancs de sa poche, les met lentement ; il s’approche de Laurence.
    Mademoiselle ?

    Tous
    Hein ?

    Robert
    Mademoiselle Laurence de Croix veut-elle me faire l’honneur de m’accorder sa main ?

    Laurence, se levant.
    Robert… tu savais donc ?

    Robert
    Tout !

    Laurence
    Ah ! que je t’aime ! (Elle tombe dans ses bras.)

    Roquefeuille
    Bravo ! Supérieurement joué !

    Maxime
    Si j’y comprends quelque chose…

    Laurence
    Mon cher mari !

    Robert, souriant.
    Pas encore !…

    Léonie
    Mais, comment avez-vous deviné ?…

    Roquefeuille
    Oui, comment ?

    Robert, tirant un journal de sa poche.
    Ce journal que vous vouliez me cacher, et que Baptiste m’a déterré il y a trois jours, m’a mis sur la voie, et le maire, à qui Roquefeuille avait dû tout dire, m’a appris le reste !

    Roquefeuille
    Et tu as voulu prendre ta revanche ?

    Robert
    De vos mystères et de vos secrets !

    Maxime
    Quels mystères ? quels secrets ?

    Laurence
    Ainsi, ce départ ?

    Robert
    Comédie !

    Laurence
    Cette froideur ?

    Robert
    C’était là surtout qu’était la comédie ! Eh quoi ! petite tête folle, vous avez douté de moi un seul instant ? Vous avez pu croire que je ne vous aimais plus ?…

    Laurence
    Pardon !

    Roquefeuille
    Très bien ! très bien ! Mais, avec tout cela, M. le maire…

    Robert
    L’assemblée des actionnaires, c’était moi ! Le maire nous attend !

    Roquefeuille
    Encore ! (À Maxime.) Va toucher ton dividende ! (Il le conduit près de madame de Vanvres.)

    Maxime
    Espérons qu’un jour on me dira le mot !

    Roquefeuille
    Qu’est-ce que cela fait, puisque, comme dans les comédies, cela finit par un mariage.

    Robert
    Par deux mariages !

    Maxime, prenant la main de Léonie.
    Le mien… et ?…

    Robert, prenant la main de Laurence.
    Et le mien !

    Maxime
    Ah bah !

    Roquefeuille
    Votre exemple me gagne… J’en ferais bien autant… si l’on pouvait se marier… sans prendre une femme !


    FIN

    Théâtre en collaboration avec Jules Verne




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