Un monde de connaissances
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    Éléonore de Vaulabell

    Les Grisettes à Paris

    Autrefois on appelait Grisette la simple casaque grise que portaient les femmes du peuple. Bientôt la rhétorique s’en mêla. Les femmes furent appelées comme leur habit. C’était le contenant pour le contenu. Les grisettes ne se doutent guère que leur nom est une métonymie. Mais voyez un peu ce que deviennent les étymologies et les grisettes ! La grisette n’est pas même vêtue de gris. Sa robe est rose l’été, bleue l’hiver. L’été, c’est de la perkaline ; l’hiver, du mérinos.

    La grisette n’est plus exclusivement une femme dite du peuple. Il y a des grisettes qui sortent de bon lieu. Elles l’assurent du moins. Je ne sais à quoi cela tient, peut-être à la lecture des romans, mais d’habitude, si la grisette est née en province, elle a failli épouser le fils du sous-préfet de sa petite ville, le fils du maire de son village, quelquefois le maire lui-même. Si Paris fut son berceau, elle eut pour père un vieux capitaine en retraite ; ses bans ont été publiés à la mairie du onzième arrondissement ; son futur était sous-lieutenant ou auteur de mélodrames : le mariage a manqué par suite d’un quiproquo. En général, la grisette a eu des malheurs ; malheurs de famille, mais le plus souvent malheurs d’amour. Toute grisette est nubile.

    On reconnaît une grisette à sa démarche, au travail qui l’occupe, à ses amours, à son âge, et enfin à sa mise. J’entends parler surtout de sa coiffure.

    La grisette marche de l’orteil, se dandine sur ses hanches, rentre l’estomac, baisse les yeux, vacille légèrement de la tête, et, pour tacher de boue ses fins bas blancs, attend presque toujours le soir.

    Elle travaille chez elle, loge en boutique ou va en ville. Elle est brunisseuse, brocheuse, plieuse de journaux, chamoiseuse, chamarreuse, blanchisseuse, gantière, passementière, teinturière, tapissière, mercière, bimbelotière, culottière., giletière, lingère, fleuriste ; elle confectionne des casquettes, coud les coiffes de chapeau, colorie les pains à cacheter et les étiquettes du marchand d’eau de Cologne ; brode en or, en argent, en soie, borde les chaussures, pique les bretelles, ébarbe ou natte les schalls, dévide le coton, l’arrondit en pelotes, découpe les rubans, façonne la cire ou la baleine en bouquets de fleurs, enchaîne les perles au tissu soyeux d’une bourse, polit l’argent, lustre les étoffes ; elle manie l’aiguille, les ciseaux, le poinçon, la lime, le battoir, le gravoir, le pinceau, la pierre sanguine, et dans une foule de travaux obscurs que les gens du monde ne connaissent pas même de nom, la pauvre grisette use péniblement sa jeunesse à gagner trente sous par jour, 547 fr. 50 centimes par an. Avec laquelle somme de cinq cent quarante-sept francs dix sous, il lui faut payer, si par fortune, elle est dans ses meubles :

    Son loyer 90 fr
    Sa nourriture 247 fr 50c
    Son entretien, y compris chandelles, charbon, falourdes, eau, pommades, intérêts du mont-de-piété, cirage. 400 fr
    Bière, coco et autres 15 fr
    Spectacles 0
    Total des dépenses 752 fr 50c
    Recettes 547 fr 50c
    Déficit 205 fr 00c

    Au cas probable où la grisette ne serait pas un modèle d’ordre et d’économie, ce déficit peut s’élever au double et au triple de la somme de 205 fr. ; mais heureusement pour elle, le déficit, quel qu’il soit, tombe à la charge de cet ami que j’appellerai l’ami de raison. C’est le monsieur qui paie les dettes. Elle l’estime à cause de son âge et de ses procédés. L’ami de raison a cinquante ans, et n’est pas jaloux. Il fut épicier, ou bien marchand de drap en gros.

    Je dois signaler encore un autre payeur, qui n’est que le payeur de luxe : c’est l’ami des dimanches, le jeune homme. La grisette l’adore tout juste une fois par semaine. Ses fonctions qui se continuent parfois jusqu’au lundi matin, se résument en deux mots : procurer de l’agrément à la grisette. C’est lui qui mène dîner à la campagne, qui mène danser à la Chaumière ou au bal du Saumon ; c’est lui qui régale du spectacle.

    L’âge de l’ami des dimanches est de dix-huit à trente ans. Il est peintre en portraits ou en bâtiments, étudiant en droit, en médecine, en pharmacie, ou en musique ; vaudevilliste honoraire ou figurant à la Gaîté ; commis ou clerc ; blond ou brun, préférablement brun ; car la grisette est souvent blonde. Elle adore les contrastes.

    Je ne sais si c’est par suite de cette adoration pour les contrastes que son troisième ami a la main, le pied et l’esprit lourds. Celui-là n’est autre chose que l’ami de cœur ; disons mieux, c’est l’ami de tous les instants, excepté le dimanche et les heures de la semaine consacrées par la grisette aux visites de l’ami de raison. Du reste l’ami de cœur obtient le rare privilège de la reconduire à la sortie du magasin. Il est ouvrier comme elle, a peu de défauts, place quelque argent à la caisse d’épargne et ne se permet pas la plus petite familiarité ; quelquefois cependant le baiser d’adieu sur la joue ; mais rien de plus. II se confie aveuglément en elle, par cette raison qu’il l’accompagne, de temps à autre, le soir, jusqu’à sa porte. Et puis, le dimanche matin, elle lui dit avec un gros soupir : « Guguste, ne vous fâchez pas ; il faut que j’aille encore passer la journée chez ma tante qui est malade. » Notez que cette malheureuse tante se meurt tous les dimanches. Le pis, c’est que la pauvre femme est condamnée à souffrir long-temps sans mourir. Sa prétendue nièce a besoin d’une éternelle agonie pour tromper Guguste.

    Quoi qu’il en soit, la grisette aime sincèrement, son Guguste, qu’elle ne trompe que par nécessité ; car Guguste n’est ni assez riche pour payer le déficit, ni même assez riche et encore moins assez propre pour la conduire à la campagne, au bal et au spectacle. De ses trois amis, l’ami du cœur est celui à qui elle n’accorde pas les droits d’un amant : elle le garde pour mari.

    La grisette a un âge fixe. C’est-à-dire qu’une grisette ne saurait avoir ni moins de seize ans, ni plus de trente. Avant seize ans, c’est une petite fille ; après trente ans, c’est une femme. Le nom de grisette ne lui est applicable que dans l’intervalle qui sépare ces deux âges La trentaine venue, celle qui fut quatorze ans grisette et quatorze ans traitée comme telle, dépossédée par le temps, tombe dans le rang commun des ouvrières. Alors qu’importe son pied lourdement appuyé sur l’orteil, ses hanches qui essayent de se dandiner encore. Qu’importent les fins souliers, les bas blancs, le tablier de soie, l’œil qui se baisse pour faire croire à la pudeur, l’estomac qui se creuse pour faire saillir les reins ? Qu’importe qu’elle fatigue l’aiguille, le polissoir ou le pinceau ; qu’elle enlumine les étiquettes du marchand de thé suisse, qu’elle fasse éclater l’améthyste empourprée ou qu’elle taille en triangle le gousset d’un col de chemise ? Qu’importe même qu’elle veuille rester fille ? Son règne est fini. Adieu la grisette !

    Règle générale. Acception faite de l’âge et du métier voulus, toute, personne du sexe féminin est grisette, qui porte un bonnet semaine et dimanche ; qui porte, un bonnet toute la semaine, sauf le hasard d’une noce ou d’un grand dimanche. Mais n’est pas grisette, qui ne porte bonnet, ni semaine ni dimanche. À cette règle générale, je ne connais pas une exception.

    Autre règle générale. Méfiez-vous de l’individualité des grisettes coiffées en foulard.

    Ceci posé, vous dirai-je tout ce qu’il faut de soins, de peines, de tribulations, pour plaire à une grisette, ou plutôt pour faire une grisette ; et d’abord, entendons-nous sur ce mot, bizarre à coup sûr et de mauvais goût, mais pittoresque, animé, énergique, formulant une idée qui ne s’adapte guère qu’aux mœurs faciles, décousues, d’une certaine classe ; expression originale et poétique, tirée d’un dictionnaire qui, pour n’être pas approuvé, certifié conforme, naturalisé, par les quarante, n’en est ni moins varié, ni moins usité, ni moins français. Faire une grisette, comme les petits voleurs disent : faire une montre ; les mauvais sujets, faire un pouf ; les fils de famille, faire cinq cents francs, faire mille francs, c’est-à-dire dérober une montre, ne pas payer un billet de cinq cents francs, de mille francs !

    Faire une grisette ! c’est surprendre son cœur, se l’approprier, le voler, comme eût dit Trissotin ! Il y a ellipse, vous le voyez, ellipse trois fois ingénieuse, et dont, le mérite n’est pas à moi ; il appartient tout entier à ce dialecte appelé argot, dont je voudrais vous dévoiler la mystérieuse origine et la piquante nomenclature ; mais un sujet aussi important exige trop d’érudition et de recherches ; nous lui consacrerons dans ce livre un article séparé.

    Aussi bien je reviens à la grisette ! Ce serait, dis-je, une folie que de vouloir suivre dans toutes leurs intrigues les jeunes gens riches ou pauvres, qui recherchent le bonheur de faire une grisette. Rien ne leur coûte, mensonges, argent, bouquets, coups d’œil, travestissements, lettres, langage muet à travers les vitres de la boutique, langage caressant du tête-à-tête, le soir, dans la rue, quand ont sonné huit heures. Bien souvent ils échouent.

    Celui-là surtout, qui s’en va dans les théâtres du boulevard flâner aux grisettes, risque plus que tout autre de perdre son argent et ses soins. Il a pris un billet de loges parce qu’il veut explorer toutes les places, depuis le parterre jusqu’au cintre ; parce qu’il veut lier conversation avec toutes les grisettes, depuis celle qui boit de la bière au paradis dans l’entr’acte, jusqu’à celle qui partage une orange avec les musiciens de l’orchestre. Mais c’est en vain qu’il essaie d’attaquer la passion à propos de l’ingénue qu’on enlève, de la décoration qui est neuve, de la scène terrible où le père noble poignarde son rival dans la personne de son fils ; en vain qu’il veut faire tourner l’horreur du drame au profit de l’amour : la grisette demeure insensible ; et si parfois elle sourit au compliment qu’il lui glisse tout bas sur la beauté de ses yeux ou sur la gracieuseté de sa taille, c’est par bienséance pure, et pour faire comprendre aux femmes ses voisines, que c’est bien à elle que ce compliment s’adresse. Du reste, elle rend froideurs pour fadeurs ; insensibilité pour cajoleries, là, près d’elle, est sa mère ou sa tante, sa bonne amie ou son amant.

    Quand la foule sort, il se précipite pour offrir son bras... Peine inutile ! La grisette, ou jette un regard dédaigneux sur l’importun, ou, riant aux éclats, se prend à courir jusqu’à la rue du Temple ; suivez-la si vous avez un cabriolet. La grisette aime les messieurs qui ont cabriolet ; et, peut-être eu faveur de votre cheval, en considération de votre groom, l’apercevrez-vous, sa chandelle à la main, penchant la tête aux lucarnes qui s’ouvrent sur les paliers de tous les étages, jusqu’au cinquième, où elle loge. Et puis c’est tout.

    Il est sans exemple qu’on ait fait la conquête d’une grisette au théâtre. La raison en est si simple, que j’éprouve quelque pudeur à la dire. La grisette ne va jamais seule au spectacle.

    La même raison s’oppose à ce qu’on fasse sa conquête dans la rue, alors qu’une autre grisette l’accompagne. Celle à qui vous adressez vos hommages vous trouve fort aimable sans doute ; mais l’autre, la délaissée, celle à qui vous ne dites mot à cause de son air maussade et laid celle-là vous décourage du geste et de la voix ; son glacial passez votre chemin ! vous fige le sang au cœur, tandis que, hâtant le pas, elle entraîne la pauvre petite, dans l’oreille de qui elle murmure : « Ah ! qu’il est ennuyant ce monsieur ! Que c’est embêtant un homme ! Fanny ne te retourne donc pas, je le dirai à ta mère ! »

    Que si vous les caressez toutes deux de vos louanges, ce sera pis encore, vous déplairez à toutes deux : vous aurez offensé deux amours-propres ; de toutes manières vous ne gagnerez rien à les suivre. Pour unique ressource, il ne vous reste plus qu’à trouver la grisette cheminant seule ; et encore devez-vous, cette fois, compter sur d’interminables objections, soit qu’elle vous dise naïvement « Je ne fais pas de connaissances dans la rue », ou plus naïvement encore : « Comment voulez-vous que je parle à un homme que je ne connais pas ? – Mais on fait connaissance, mademoiselle – Ah ! monsieur,... quelqu’un qu’on voit pour la première fois ! »

    C’était un soir de printemps, à l’heure où l’on rencontre sur les boulevards de Paris des jours heureux avec ses femmes parfumées de jeunesse, ses cafés qui se promènent à dos d’homme, ses enfants étiolés qui se jouent parmi les jambes des promeneurs, sa longue file d’arbres, ses fleuristes, ses baladins, son haleine qui sent le renfermé, ses bouquets de jeunes filles et de lilas ; c’était l’heure où la campagne est si belle à voir, où la fraîcheur des vallées est si douce à sentir. J’aurais voulu respirer l’air des champs.

    Sur ce blanc et monotone grand chemin qu’au appelle les boulevarts, le piéton se fatigue sans ombre, et vainement il cherche un peu d’herbe pour s’asseoir. La verdure ne fleurit qu’au chapeau des lemmes, l’ombre est factice, ont se la fait à la main, sous un parasol.

    Au spectacle de ces arbres grêles et poudreux, de ce pâle printemps de grande ville, de cette joie triste comme la joie d’un malade qui se chauffe au soleil de mai, par ordonnance du médecin, je quittai bien vite la poussière ardente des trottoirs pour me plonger dans l’ombre et dans la boue des rues : elles étaient silencieuses. Le silence, du moins, peut faire croire au printemps. Presque seul, dans la vaste rue Saint-Denis, je laissais vagabonder mes pensées à travers plaine, tantôt déchirant mon habit aux ronces, tantôt effeuillant avec mes doigts des marguerites blanches et rouges : j’étais à la campagne, tout près de mon village.

    Par aventure, je posai le pied sur le pied d’un homme qui faisait sentinelle à l’entrée du passage du Caire.

    — « Te voilà ? – Et toi ? – Fort bien, je te remercie. –Que fais-tu là ? – Enchanté. – D’où sors-tu ? – Je me promène. »

    Véritable reconnaissance de comédie, car nous nous embrassâmes. Eugène, lui dis-je, si je te dérange en quelque chose, ne t’en cache pas, je vais continuer mou chemin.

    À la façon dont il me dit : « au contraire ! » à la distraction de ses yeux qui semblaient guetter quelqu’un, j’imaginai que ce quelqu’un devait être quelqu’une, et je partis d’un fol éclat de joyeuseté. Les amoureux me font toujours rire. Cela me rappelle le temps ou je leur ressemblais. – « Franchement, » me dit-il, « j’attends une petite fille charmante. – Franchement, » lui répondis-je : « tu ne m’étonnes pas : toutes les petites qu’on attend sont charmantes. Mais fais-moi ta confidence jusqu’au bout : la petite fille est une grisette ? – Qui a pu te dire ?.. »

    Je tirai ma montre, et, lui montrant du doigt l’aiguille qui marquait huit heures moins cinq minutes : « Quand, à huit heures du soir, Eugène, un jeune homme guette ses amours dans la rue Saint-Denis, sois assuré que ces amours-là sont une grisette. Mais, ajoutai-je, rien ne presse encore, nous pouvons causer. Je t’engage ma parole que ta maîtresse ne passera point avant une bonne, demi-heure au plus. – Ma maîtresse ! Ah, mon cher, ne te figure pas qu’elle le soit ! c’est un enfant, et sage ! – Sage comme une grisette. Quel âge ? – Dix-sept ans environ. – Blonde ou brune ? – Blonde. – Toujours ; et tu n’as rien obtenu ? – Rien, pas même la faveur de la reconduire. Elle ne veut pas que je lui parle. – Diable ! et tu l’aimes ? – Beaucoup. – Il faut que je te donne cette femme.

    — Toi ? – Moi. – Y penses-tu ? – J’y pense à tel point, que si tu suis mes conseils, tu seras, avant huit ou quinze jours, l’heureux amant de ta grisette, pourvu, toutefois, que ce soit une véritable grisette, car, prends-y garde. il y en a de fausses. – Oh ! mon ami, vraie grisette, je te jure ; des yeux, une taille, une petite mine... – Qui ne prouvent absolument rien. Quelle est sa mise ? son état ? ses mœurs ? »

    Il me conta que sa jeune fille, vêtue d’une robe d’indienne, et coiffée d’un bonnet de perkale, portait le tablier de soie noir, les souliers noirs, les bas blancs et le fichu rose, à 55 sous, prix fixe. De plus, me dit Eugène, elle est chamarreuse en boutique. C’est à travers, les vitres que je l’ai connue. Il y a bientôt un mois de cela. Je passais une grande partie de mes journées dans les rues Saint-Martin et Saint-Denis lorgnant aux fenêtres des rez-de-chaussée, et le soir, après huit heures, courant à toutes les jeunes filles que je rencontrais avec un petit panier sous les bras. Je m’adressais à toutes, j’étais repoussé par toutes. Bref, je commençais à me lasser d’un rôle aussi pénible, lorsque, par bonheur inouï, je m’arrêtai devant une boutique... Tiens, celle que tu vois là-bas à côté du parfumeur. Une petite blonde, jolie comme un ange, était occupée à plier dans un... – Je connais ton histoire. Elle t’a regardé, tu l’as regardée ; elle est sortie, tu l’as suivie ; et puis rien. – Pour le premier soir, oui. Mais, le lendemain je lui ai parlé. – Et que t’a-t-elle répondu ? – Elle ne m’a pas répondu. »

    Le pauvre Eugène poussa un lamentable soupir. – « Où demeure-t-elle ? » lui demandai-je. – « Dans le faubourg Saint-Denis, la quatrième porte à droite ; on entre par une allée. C’est tout ce, que j’en sais. À sept heures du matin elle sort de sa maison, où elle retourne à deux heures précises. – Tous les jours ? – Tous les jours. – Eh bien, mon cher, lui dis-je, tu as trouvé là, sans le savoir, un des types les plus nombreux et les plus intéressants de la grisette : celle qui a des parents, qui dîne chez ses parents, qui couche chez ses parents. Presque tout ce qu’elle gagne, elle le leur abandonne. – Chère petite ! » fit-il.

    — « Je vais te dire, » continuai-je, « les mœurs de la jeune fille que tu courtises. Sur les dix francs que son travail peut lui rapporter par semaine, elle remet sept francs à sa famille qui lui donne, en échange, le logement et la nourriture. Son entretien reste à sa charge. – Quoi ! ne lui laisse-t-on que trois francs par semaine pour fournir aux frais de sa toilette ? – Pas davantage. Mais tu comprends bien que, s’il vient à lui manquer un franc ou deux pour acheter une paire de bas ou une collerette, ses parents ne lui refusent jamais cette faible somme ; car ils bénéficient sur les sept francs de chaque samedi. La loger n’augmente pas leur dépense : elle couche en famille, et, le jour, elle habite dehors. Quant à la nourriture, cela se réduit à si peu de chose que j’ai honte d’en parler. Le matin, avant qu’elle ne sorte, sa mère lui donne deux sous qu’elle consomme en un déjeuner fait en commun avec ses petites camarades de boutique. À deux heures, elle rentre dîner chez sa mère ; repas indigeste où toute la maisonnée se repaît à bon compte de bœuf de halle et de salade. Les jours où la salade manque, le bœuf est arrangé à la vinaigrette ; et si la vinaigrette est absente, le plat de petit salé aux choux y supplée. Cette fois, la salade est tenue en réserve pour le repas de neuf heures, alors que la grisette a fini sa journée. La mère boit du vin et aussi le père, quand il s’en trouve un à la maison. Le père est un objet de luxe dans la parenté des grisettes. Beaucoup de pauvres familles s’en passent.

    « Pour achever, je dois t’apprendre, par forme de compliment sur ton choix, que la grisette qui dîne, soupe et couche chez sa mère, est, de toutes les jeunes filles de son espèce, la moins relâchée dans ses amours. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit sage. »

    Eugène, d’un coup qu’il me porta dans la poitrine, faillit me renverser, en agitant ses bras comme deux ailes pour s’enfuir. Sa grisette était alors à plus de vingt-cinq pas devant nous ; elle touchait presque à la porte Saint-Denis. Le malheureux ne l’avait pas vue passer. Je compris la brusque précipitation de son départ.

    Cependant à mesure qu’il se rapprochait d’elle, sa course devenait moins pétillante. Tout-à-coup il s’arrêta pour marcher. Elle venait de détourner la tête.

    Je les vis tous deux un moment cheminer côte à côte. Il me sembla qu’Eugène n’osait lui adresser la parole. Après quelques minutes, il se plaça tout-à-fait derrière elle, la suivant en silence, et la tête basse. Bientôt il arriva que, le roulement des voitures et le pas des promeneurs étouffant le bruit des pas d’Eugène, la grisette donna un léger coup d’œil par-dessus son épaule comme pour s’assurer si l’obstiné jeune homme était encore là. D’autres pourraient croire sur cet indice qu’Eugène était aimé. Bien fou qui s’y laisserait prendre ! une femme peut aimer à être suivie, sans aimer qui la suit.

    La grisette ne tarda point à disparaître derrière la porte de son allée, cependant qu’Eugène, ravi en extase, restait béant sur le seuil de cette porte étroite par où s’était envolé son bonheur. Je le rappelai au monde.

    — « Eugène, » lui dis-je, « ne serais-tu ni amoureux ni timide que tu perdrais encore bien des jours avant de plaire à ta grisette. Mais j’ai pitié de ton inexpérience. Écoute-moi ; quel est ton but ? Lui parler d’abord ? – Sans doute. – Lui parler sans qu’elle se fâche ? – Certainement. – L’amener tout doucement à accepter ton bras ? – Oh, que je serais heureux ! – La reconduire de son magasin chez elle ? – Cher ami ! – Eh bien ! pour cela faire, il faut un prétexte. – Tu as raison. Si je lui écrivais ? – Quelle sottise ! elle ne sait pas lire. – Tu crois ? – J’en suis sûr. – Un cadeau peut-être, une paire de boucles d’oreilles, quelque chose de.... – Elle se méfierait de tes intentions et tout serait perdu. – Que faire enfin ? – Trancher du Richelieu et du Rochester ; user d’intrigue. – Veux-tu donc que je l’enlève ? – On n’enlève plus personne, même les grisettes. De la ruse, je te dis. – Mais comment ? lui faire parler par une femme ? – Belle ressource ! – Lui envoyer des billets de spectacle, lui proposer une partie de campagne, la conduire au bal, me déguiser, la faire arrêter par la police, lui faire arriver des malheurs ? Explique-toi ! qu’est-ce ? quel biais dois-je prendre ? Je suis prêt à tout, parle donc ! que faire ? – Rien de tout ce que tu imagines. Je ne connais qu’un moyen pour faire une grisette, un seul qui soit presque infaillible. – Et ce moyen, c’est ?... – C’est, lui dis-je, d’acheter un parapluie. »

    Il me regarda tout stupéfait. – « Parles-tu ? – Très-sérieusement. – Acheter un parapluie pour elle ? – Non, un parapluie pour toi, Eugène. »

    Il me regarda plus stupéfait encore. – « Allons, tu te moques ! s’écria-t-il. Quel rapport peut avoir un parapluie avec une grisette ? – Si nous étions en hiver, repris-je, je ne te donnerais pas ce conseil. Mais par le beau temps qu’il fait, un parapluie est de toute nécessité. Achète un parapluie – Dans le printemps, quand l’air est pur et le soleil magnifique ? – Tout juste, dans le printemps, quand l’air est pur et le soleil magnifique. À quoi te servirait un parapluie par les temps de pluie ? »

    Il me traita d’homme ridicule, paradoxal et fou ; après quoi je pus le convaincre. Il m’embrassa tout joyeux, m’appela son ami, son sauveur, et courut bien vite acheter un parapluie. Jamais le ciel n’avait été si pur.

    — « Tu as bien compris ? » lui dis-je. « Un parapluie pour une seule personne ? – Oui, oui, me cria-t-il de loin, le plus étroit de tous les parapluies possibles !... Adieu ! Compte sur mon éternelle reconnaissance. »

    Je l’abandonnai à son heureux sort.

    II n’est pas impossible qu’au mois de mai dernier, dans les alentours de la rue Saint-Denis, vous ayez vu un grand jeune homme, en bottes de castor et en pantalon blanc, se promener huit jours de suite, un parapluie neuf à la main. Il n’est pas impossible non plus que vous ayez, ri au visage de ce fashionable dont le parapluie, toujours prêt à s’ouvrir, semblait défier une ondée absente. Pauvre Eugène ! avec quelle ardeur il appelait l’orage !

    Je lui avais expressément défendu de se montrer à sa grisette avant l’instant propice. L’instant propice, c’était l’averse ; une grande averse à huit heures précises du soir.

    Eugène pouvait attendre un mois, peut-être même deux. Cette pensée troublait son bonheur. Qui sait, se disait-il, quand il plaira au ciel de pleuvoir ! Et puis elle, pour m’oublier, pour en aimer un autre, attendra-t-elle l’orage ?

    Par hasard, à une semaine de là, vers les sept heures et demie, le ciel se chargea de gros nuages noirs. À huit heures moins un quart, quelques larges gouttes d’eau tombèrent à huit heures, c’était une pluie superbe.

    Qui pourrait dire la joie d’Eugène ! Ses bottes de castor qui suaient l’eau par gouttière ; son large pantalon blanc collé sur ses cuisses ; son chapeau ruisselant, tout cela faisait d’Eugène l’homme le plus mouillé et le plus heureux de la terre.

    Sa seule crainte, c’était que l’orage ne cessât tout-à-coup, ou bien que la jeune fille ne voulût pas quitter son magasin par un aussi mauvais temps. Mais l’ouvrage fini, l’heure du départ venue, on regarde bien un moment à travers les vitres ; on hésite, on se dit : Attendons ! Puis le ciel semble s’éclaircir, l’averse est moins forte, on pense que le trajet est court, on retrousse sa robe, et l’on part.

    La voilà qui, de la pointe du pied, sautille sur les pavés luisants ; ses mains s’abritent sous le tablier, son mouchoir flotte sur son bonnet, et elle penche sa tête sur sa poitrine, de peur de laisser mouiller son visage.

    La pluie redouble. Eugène accourt. – « Si mademoiselle voulait profiter !... – Je vous remercie, monsieur, je demeure à l’entrée du faubourg. »

    Elle a dit ce peu de mots sans lever la tête.

    Eugène, qui la côtoie, prend bien garde d’envoyer quelque flaquée d’eau dans les bas de la grisette. Tout serait perdu, je le lui ai dit. II avance le bras pour la couvrir de son parapluie, cependant qu’il a soin de marcher avec précaution et à distance. – « Mais, mademoiselle, le temps est si affreux, que vous ne pouvez vous refuser... »

    Elle le regarde et le reconnaît. Un léger sourire effleure ses lèvres. Elle laisse Eugène la protéger contre l’averse. - « Il est vrai, » dit- elle, après un moment de silence, « que dans cette saison on ne se précautionne pas. Si c’était l’hiver, j’aurais un parapluie...

    — Et moi, je n’aurais pas le bonheur de pouvoir vous être utile, dit Eugène. Je suis bien content que ce ne soit pas l’hiver.

    — Mon Dieu, monsieur, vous vous gênez pour moi ! Comme vous voilà mouillé !

    — Mon parapluie est si étroit, » murmure Eugène. – « Un parapluie d’une seule personne ? » réplique la grisette.

    — « Oui, mademoiselle.

    — Apparemment que monsieur n’est pas encore en ménage ?

    — Pas encore, » soupire Eugène.

    — « J’ai deviné cela rien qu’à la grandeur de votre parapluie, » dit-elle en souriant.

    Eugène me donna mentalement une bénédiction. Oh ! pensa-t-il, qu’il y a de choses dans un parapluie !

    L’averse ne discontinuait pas. Eugène faisait pitié à voir. La grisette lui jeta un doux regard.

    — « Mais, monsieur, vraiment j’abuse de votre complaisance, c’est vous qui recevez toute l’eau.

    — Mon parapluie est si étroit ! » dit encore Eugène.

    — « Il n’est pourtant pas juste que vous vous fassiez mouiller pour une personne que vous ne connaissez pas.

    — Que je ne connais pas, mademoiselle ! » Ici, la voix d’Eugène s’affaiblit tremblante en un accent d’amour que la jeune fille n’entendit pas sans émotion.

    — « Encore si votre parapluie était plus large, » dit-elle quelques secondes après, « vous pourriez vous mettre à couvert !

    — Il faudrait pour cela que vous consentissiez à me faire un peu de place dessous, » ajouta-t-il d’un ton de voix suppliant.

    Et lisant la réponse de la grisette dans le sourire de ses yeux, il s’abrita près d’elle. – « Je vais vous gêner, » dit Eugène. « Nous ne tiendrons jamais deux là-dessous... Tenez, voilà votre robe déjà toute mouillée d’un côté !

    — Mais comment faire ? » demanda la pauvre grisette.

    — « Si j’osais vous prier de me donner le bras… nous occuperions moins de place. Je vous en supplie, acceptez, dit Eugène, ou je vous abandonne le parapluie. J’aime mieux être mouillé seul. »

    Bientôt elle passa son bras sous le bras humide du jeune homme. À peine si elle sentit l’eau qui en découlait. Sa tête rêvait d’amour. Eugène était déjà son amant par la pensée. Eugène avait fait la grisette.

    Un matin Eugène entra chez moi. Sa figure était triste. – « Croirais-tu, » me dit-il, « que Joséphine m’a trompé ? – Comment ! est-ce possible ? – Elle n’a pas toujours été vertueuse ! – En vérité ! – Avant de me connaître, elle avait connu un petit école polytechnique. »

    Je ne pus m’empêcher de rire. – « Elle ne t’a pas fait d’autre aveu ? » lui demandai-je. – « Elle m’a dit encore qu’à l’âge de quinze ans… – Un ouvrier, n’est-ce pas ? – Tu le sais donc ? – Je m’en doute. Le premier qu’elle aima fut nécessairement un garçon de son âge et de son rang. Quant à nous autres, mon ami, quelque diligence que nous fassions, nous arrivons trop tard. Il y a toujours un premier venu qui ne peut être ni un petit école polytechnique ni toi. – Mais enfin, pourquoi n’arrive-t-on jamais qu’après la faute faite ? – Parce que la faute est toujours faite avant qu’on n’arrive. – Je ne te demande pas des plaisanteries, mais des raisons. – Des raisons ! Je t’en ai donné une excellente : la sympathie de l’âge et du rang. Les premières amours d’une fille du peuple ne sauraient prendre pour confident un jeune homme qui n’ait pas une veste de gros drap et des mains rudes. – À t’entendre, il n’existerait pas une seule grisette sage ? – Pardon, il y en a de sages, mais après la première faute. Alors la grisette vertueuse est celle qui n’a qu’un amant.

    — Ah ! » me dit-il avec un gros soupir, « si tu m’avais averti de l’inconvénient de l’ouvrier, si tu m’avais expliqué la théorie du premier venu, je ne me serais pas donné tant de mal pour plaire à cette grisette. »

    J’admirai la démoralisation du siècle dans cet Eugène, honnête homme parmi les plus honnêtes gens, et que je voyais là, se désolant, parce qu’il n’était pas le premier de tous qui eût jeté dans l’égout du libertinage le cœur d’une naïve et pauvre fille du peuple.

    Le lendemain, Eugène désenchanté brûla son parapluie.




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