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Émile Verhaeren
Les Petits Vieux
En mon pays, au bord d’une route, deux saules tordus et rabougris se penchent l’un vers l’autre, comme s’ils se parlaient. On les appelle : « Les Petits Vieux. »
Le petit homme s’en est allé,
Sarreau déteint, bâton pelé,
Le petit homme poussif et las
S’en est allé, là-bas,
Vers sa commère, en tapinois,
Vers sa commère qui l’appelle
De la venelle,
Au bout du bois.
Dites, peut-on s’aimer ainsi,
— Branches tortes, branches mortes —
Peut-on s’aimer avec ces yeux
Avec ces pauvres yeux si vieux,
— Branches tortes, branches mortes —
Peut-on s’aimer, en raccourci,
Avec des corps si rabougris ?
L’hiver est un grand bloc de froid
Où sont sculptés clos et villages,
Avec leurs chemins creux et leurs sillages,
Et l’horizon désert et des marais, là-bas.
— Branches tortes, branches mortes —
Les pauvres vieux sont tout petits,
Dans l’immensité grise et morne
De la bruyère où l’autan corne,
Les pauvres vieux se sont blottis
À contre vent, dans un fossé,
Et se disent, à petits gestes,
Leur vieil amour et ce qui reste,
— Branches tortes, branches mortes —
De leur passé.
« C’était elle la plus belle
— Fleurs nouvelles, fleurs mortelles —
Que l’on choisit, au temps
Où le vieux roi passa par Saint-Amand,
En cortège superbe et superbe tenue,
Pour lui lire le compliment
Et souhaiter, adroitement,
À sa suite, la bienvenue. »
« — Fleurs nouvelles, fleurs mortelles —
C’était elle la plus belle
Qui fut élue, avec la reine,
Comme marraine,
Le jour qu’on baptisa, comme des mioches,
Les cloches. »
« — Fleurs nouvelles, fleurs mortelles, —
S’en souvient-il encore ?
Il était jeune et des dragonnes d’or
Se balançaient alors
Au pommeau clair de son épée ;
Les galopées
De son cheval, le front fleuri
Des thyms et des genêts de la bruyère,
Foulaient les cœurs, quand il rentrait de guerre,
Vers les filles de son pays. »
— Branches tortes, branches mortes —
Les pauvres vieux longtemps s’oublient
À remuer, avec mélancolie,
Ce passé mort, depuis quels temps ?
Le froid les prend, le froid les gerce,
Le froid les tient, le froid les berce ;
Les pauvres vieux sont las et lents
Ils ne voient pas le grand froid blanc
Sculpter ses blocs dans la campagne !
— Fleurs nouvelles, fleurs mortelles —
Ils se sont joint les mains et se rappellent
Aussi le soir qu’il la choisit pour sa compagne.
C’était près du foyer, dans la maison ;
Il prit deux beaux tisons
Tout coruscants de feux et d’étincelles ;
Il les unit et la flamme fidèle
Les envahit et lentement les consuma.
Elle comprit et lui abandonna,
Dès ce jour-là,
— Fleurs nouvelles, fleurs mortelles —
Tout ce qu’une fille puissante et blonde
Pouvait donner de joie et de jeunesse au monde
Ils vécurent, superbement,
Avec leur chair, avec leur sang,
Avec leur âme et leur promesse.
C’était un couple ardent, et les kermesses
En étaient fières ;
Et ceux de leur bruyère
Citaient leur nom et l’arboraient
Comme un orgueil, lorsqu’on parlait, au cabaret,
Des garçons francs et des filles accortes.
Oh ! La bande de grands désirs fougueux,
Mais qui se dispersa comme un vol d’or aux cieux,
— Branches tortes, branches mortes —
À l’heure où les corbeaux des destinées
Descendirent, nombreux et noirs,
Dans le jardin des frais espoirs
Casser la plante en fleur de leurs années.
— Branches tortes, branches mortes —
Ce fut la fin et le déclin
De l’amour sain comme la vie,
Ce fut la peine et le chagrin servis
À la table de leur bonheur
— Branches tortes, branches mortes —
Leurs corps usés leur faisaient peur :
Leur visage fut l’enseigne bizarre
De leur laideur et de leurs tares.
Ils devinrent petits, chétifs et gris,
Comme des rats et des souris,
Ils devinrent de menus gens qui trottent
Et qui radotent.
Les pauvres vieux se redisent cela,
À voix tremblante, à gestes las,
Ils en pleurent et se désolent
D’être si vite au bout de leurs paroles
Et de ne rien trouver
Qui les puisse du sort et de la mort
Sauver.
La neige au loin s’est mise à choir,
Petites flammes dans le soir,
Blanches petites flammes pour les mortes
Et pour les morts, par désespoir.
— Branches tortes, branches mortes —
Les pauvres vieux l’ont-ils sentie
Tomber sur eux, sournoise et alentie ?
Les pauvres vieux sont las et se sont tus,
Les pauvres vieux demeurent sans haleine,
Les pauvres vieux sont morts et devenus
— Branches tortes, branches mortes —
Ces deux noueux morceaux de bois
Qu’on voit, là-bas, au fond des plaines.
L’hiver est un grand bloc de froid,
Où sont sculptés clos et villages,
Avec leurs chemins creux et leurs sillages,
Avec des troncs taillés comme des corps, là-bas.