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    Émile Zola

    Le carnet de danse

    I

    Te souviens-tu, Ninon, de notre longue course dans les bois ? L’automne semait déjà les arbres de feuilles d’un jaune pourpre que doraient encore les rayons du soleil couchant. L’herbe était plus claire sous nos pas qu’aux premiers jours de mai, et les mousses roussies donnaient à peine asile à quelques rares insectes. Perdus dans la forêt pleine de bruits mélancoliques, nous pensions entendre les plaintes sourdes de la femme qui croit voir à son front la première ride. Les feuillages, que ne pouvait tromper cette pâle et douce soirée, sentaient venir l’hiver dans la brise plus fraîche, et se laissaient tristement bercer, pleurant leur verdure rougie.

    Longtemps nous errâmes dans les taillis, peu soucieux de la direction des sentiers, mais choisissant les plus ombreux et les plus discrets. Nos francs éclats de rire effrayaient les grives et les merles qui sifflaient dans les haies ; et parfois, nous entendions glisser bruyamment sous les ronces un lézard vert troublé dans son extase par le bruit de nos pas. Notre course était sans but ; nous avions vu, après une journée de nuages, le ciel sourire vers le soir ; nous étions lestement sortis pour profiter de ce rayon de soleil. Nous allions ainsi, soulevant sous nos pieds un odeur de sauge et de thym, tantôt nous poursuivant, tantôt marchant lentement, les mains enlacées. Puis je cueillais pour toi les dernières fleurs, ou je cherchais à atteindre les baies rouges des aubépines que tu désirais comme un enfant. Et toi, Ninon, pendant ce temps, couronnée de fleurs, tu courais à la source voisine, sous prétexte de boire, mais plutôt pour admirer ta coiffure, ô coquette et paresseuse fille !

    Il se mêla soudain aux murmures vagues de la forêt de lointains éclats de rire ; un fifre et un tambourin se firent entendre, et la brise nous apporta des bruits affaiblis de danse. Nous nous étions arrêtés, l’oreille tendue, tout disposés à voir dans cette musique le bal mystérieux des sylphes. Nous nous glissâmes d’arbre en arbre, dirigés par le son des instruments ; puis, lorsque nous eûmes écarté avec précaution les branches du dernier massif, voici le spectacle qui s’offrit à nos yeux.

    Au centre d’une clairière, sur une bande de gazon entourée de genévriers et de pistachiers sauvages, allaient et venaient en cadence une dizaine de paysans et de paysannes. Les femmes nu-tête, la gorge cachée sous un fichu, sautaient franchement, en laissant échapper ces éclats de rire que nous avions entendus ; les hommes, pour danser plus à l’aise, avaient jeté leurs vêtements parmi leurs outils de travail qui brillaient dans l’herbe.

    Ces braves gens faisaient peu de cas de la mesure. Adossé contre un chêne, un homme, sec et anguleux, jouait du fifre, en frappant de la main gauche sur un tambourin au son grêle, selon la mode de Provence. Il semblait suivre avec amour la mesure pressée et criarde. Parfois son regard s’égarait sur les danseurs ; il haussait alors les épaules de pitié. Musicien juré de quelque gros village, il avait été arrêté comme il passait par là, et ne pouvait voir sans colère ces habitants de l’intérieur des campagnes violer ainsi les lois de la belle danse. Blessé durant le quadrille par les sauts, par les trépignements des paysans, il rougit d’indignation, lorsque, l’air achevé, ils continuèrent leurs enjambées, cinq grandes minutes, sans paraître se douter seulement de l’absence du fifre et du tambourin.

    Il eût été charmant sans doute de surprendre les lutins de la forêt dans leurs ébats mystérieux. Mais, au moindre souffle, ils se fussent évanouis ; et courant à la salle de bal, à peine eussions-nous trouvé, pour trace de leur passage, quelques brins d’herbe légèrement courbés. C’eût été moquerie : nous faire entendre leurs rires, nous inviter à partager leur joie, puis s’enfuir à notre approche, sans nous permettre le moindre quadrille.

    On ne pouvait danser avec des sylphes, Ninette ; avec des paysans, rien n’était d’une réalité plus engageante.

    Nous sortîmes brusquement du massif. Nos bruyants danseurs n’eurent garde de s’envoler. Ils ne s’aperçurent même que longtemps après de notre présence. Ils s’étaient remis à gambader. Le joueur de fifre, qui avait fait mine de s’éloigner, ayant vu briller quelques pièces de monnaie, venait de reprendre ses instruments, battant et soufflant de nouveau, tout en soupirant de prostituer ainsi la mélodie. Je crus reconnaître la mesure lente et insaisissable d’une valse. J’enlaçais déjà ta taille, j’épiais l’instant de t’emporter dans mes bras, lorsque tu te dégageas vivement pour te mettre à rire et à sauter, tout comme une brune et hardie paysanne. L’homme au tambourin, que mes préparatifs de beau danseur consolaient, n’eut plus qu’à se voiler la face et à gémir sur la décadence de l’art.

    Je ne sais pourquoi, Ninon, je me souvins hier soir de ces folies, de notre longue course, de nos danses libres et rieuses. Puis, ce vague souvenir fut suivi de cent autres vagues rêveries. Me pardonneras-tu de te les conter ? Cheminant au hasard, m’arrêtant et courant sans raison, je m’inquiète peu de la foule ; mes récits ne sont que de bien pâles ébauches : mais tu m’as dit les aimer.

    La danse, cette nymphe pudiquement lascive, me charme plutôt qu’elle ne m’attire. J’aime, simple spectateur, à la voir secouer ses grelots sur le monde ; voluptueuse sous les cieux d’Espagne et d’Italie, se tordre en étreintes, en baisers de feu ; long voilée dans la blonde Allemagne, glisser amoureusement comme un rêve ; et même discrète et spirituelle, marcher dans les salons de France. J’aime à la retrouver partout : sur la mousse des bois comme sur de riches tapis ; à la noce de village ainsi que dans les soirées étincelantes.

    Mollement renversée, l’oeil humide, les lèvres entr’ouvertes, elle a traversé les temps, en nouant et dénouant ses bras sur sa tête blonde. Toutes les portes se sont ouvertes, au bruit cadencé de ses pas, celles des temples, celles des joyeuses retraites ; là parfumée d’encens, ici la robe rougie de vin, elle a frappé harmonieusement le sol ; et après tant de siècles, elle nous arrive, souriante, sans que ses membres souples pressent ou retardent la mélodieuse cadence.

    Vienne donc la déesse. Les groupes se forment, les danseuses se cambrent sous l’étreinte des danseurs. Voici l’immortelle. Ses bras levés tiennent un tambour de basque ; elle sourit, puis donne le signal ; les couples s’ébranlent, suivent ses pas, imitent ses altitudes. Et moi, j’aime à suivre des yeux le tourbillon léger ; je cherche à surprendre tous les regards, toutes les paroles d’amour ; j’ai l’ivresse du rythme, dans le coin perdu où je rêve, remerciant l’immortelle, si elle m’a laissé ignorant et gauche, de m’avoir donné tout au moins le sentiment de son art harmonieux.

    À vrai dire, Ninette, je la préférerais, la blonde déesse, dans son amoureuse nudité, écartant et agitant sans lois sa blanche ceinture. Je la préférerais loin des salons, se croyant cachée à tout regard profane, traçant sur le gazon ses pas les plus capricieux. Là, à peine voilée, foulant mollement l’herbe de ses pieds roses, elle agirait dans son innocente liberté, elle trouverait le secret de la mélodie du mouvement. Là, j’irais, caché dans le feuillage, admirer son beau corps, mince et flexible, et suivre du regard les jeux de l’ombre sur ses épaules, selon que son caprice l’emporterait ou la ramènerait.

    Mais, parfois, je me suis pris à la détester, lorsqu’elle s’est présentée à moi sous l’aspect d’une jeune coquette, bien empesée, niaisement décente ; lorsque je l’ai vue obéir aveuglément à un orchestre, faire la moue, paraître s’ennuyer, étouffer un bâillement en s’acquittant de ses pas comme d’un devoir. Je dirai le tout : jamais je n’ai admiré sans chagrin l’immortelle dans un salon. Ses fines jambes s’embarrassent dans les grandes jupes de nos élégantes ; elle se trouve par trop gênée, elle qui ne veut être que liberté et que caprice ; et, troublée, elle se conforme lourdement à nos sottes révérences, perdant toujours sa grâce pour rencontrer souvent le ridicule.

    Je voudrais pouvoir lui fermer nos portes. Si je la souffre quelquefois sous les lustres, sans trop de tristesse, c’est grâce à ses tablettes d’amour, à son carnet de danse.

    Ninon, le vois-tu dans sa main, ce petit livre ? Regarde : le fermoir et le porte-crayon sont en or ; jamais on ne vit papier plus doux ni plus parfumé ; jamais reliure n’eut plus d’élégance. Voilà notre offrande à la déesse. D’autres lui ont donné la couronne et l’écharpe ; nous, par bonté d’âme, lui avons fait cadeau du carnet de danse.

    Elle avait tant d’adorateurs, la pauvre enfant, on la pressait de tant d’invitations, qu’elle ne savait plus où donner de la tête. Chacun venait l’admirer en implorant un quadrille, et la coquette accordait toujours ; elle dansait, dansait, perdait la mémoire, était accablée de réclamations, se trompait encore ; de là une confusion terrible, d’immenses jalousies. Elle se retirait, les pieds brisés, la mémoire perdue. On eut pitié d’elle, on lui donna le petit livre doré. Depuis ce temps, plus d’oubli, plus de confusion, plus de passe-droit. Lorsque les amants l’assiègent, elle leur présente le carnet ; chacun y inscrit son nom, c’est aux plus amoureux à arriver les premiers. Fussent-ils cent, les pages blanches sont en grand nombre. Si, lorsque les lustres pâlissent, tous n’ont pas pressé sa fine taille, qu’ils s’en prennent à leur paresse, et non à l’indifférence de l’enfant.

    Sans doute, Ninon, le moyen était simple. Tu dois t’étonner de mes exclamations à propos de quelques feuilles de papier. Mais quelques charmantes feuilles, exhalant un parfum de coquetterie, pleines de doux secrets ! Quelle longue liste de beaux amoureux, dont chaque nom est un hommage, chaque page une soirée entière de triomphe et d’adoration ! Quel livre magique, contenant une vie de tendresse, où le profane ne peut épeler que de vains noms, où la jeune fille lit couramment sa beauté et l’admiration qu’elle excite !

    Chacun vient à son tour faire acte de soumission, chacun vient signer sa lettre d’amour. Ne sont-ce pas là, en effet, les mille signatures d’une déclaration sous-entendue ? Ne devrait-on pas, si l’on était de bonne foi, les écrire sur le premier feuillet, ces éternelles phrases, toujours jeunes ? Mais le petit livre est discret, il ne veut pas forcer sa maîtresse à rougir. Elle et lui savent seuls ce qu’il faut rêver.

    Franchement, je le soupçonne d’être fort rusé. Vois comme il se dissimule, comme il se fait naïf et nécessaire. Qu’est-il ? sinon un aide pour la mémoire, un moyen tout primitif de rendre la justice en accordant à chacun son tour. Lui, parler d’amour, troubler les jeunes filles ! on se trompe grandement. Tourne les pages, tu ne trouveras pas le plus petit « Je t’aime. » Il le dit en vérité, rien n’est plus innocent, plus naïf, plus primitif que lui. Aussi les grands-parents le voient-ils sans effroi dans les mains de leurs filles. Tandis que le billet signé d’un seul nom se cache sous le corsage, lui, la lettre aux mille signatures, se montre hardiment. On le rencontre partout au grand jour, dans les salons et dans la chambre de l’enfant. N’est-il pas le petit livre le moins dangereux qu’on connaisse ?

    Il trompe jusqu’à sa maîtresse elle-même. Quel péril peut offrir un objet d’un usage si commun, approuvé d’ailleurs par les grands-parents ? Elle le feuillette sans crainte. C’est ici qu’on peut accuser le carnet de danse de manifeste hypocrisie. Dans le silence, que penses-tu qu’il murmure à l’oreille de l’enfant ? De simples noms ? Oh ! que non pas ! mais bel et bien de longues conversations amoureuses. Il n’a plus son air de nécessité ni de désintéressement. Il babille, il caresse ; il brûle et balbutie de tendres paroles. La jeune fille se sent oppressée ; tremblante, elle continue. Et soudain la fête renaît pour elle, les lustres brillent, l’orchestre chante amoureusement ; soudain chaque nom se personnifie, et le bal, dont elle était la reine, recommence avec ses ovations, ses paroles caressantes et flatteuses.

    Ah ! livre malin, quel défilé de jeunes cavaliers ! Celui-là, tout en pressant mollement sa taille, vantait ses yeux bleus ; celui-ci, ému et tremblant, ne pouvait que lui sourire ; cet autre parlait, parlait sans cesse, débitant ces mille galanteries qui, malgré leur vide de sens, en disent plus que de longs discours.

    Et, lorsque la vierge s’est oubliée une fois avec lui, le rusé sait bien qu’elle reviendra. Jeune femme, elle parcourt les feuillets, les consulte avec anxiété pour connaître de combien s’est augmenté le nombre de ses admirateurs. Elle s’arrête avec un triste sourire à certains noms qu’elle ne retrouve plus sur les dernières pages, noms volages qui sans doute sont allés enrichir d’autres carnets. La plupart de ses sujets lui restent fidèles ; elle passe avec indifférence. Le petit livre rit de tout cela. Il connaît sa puissance ; il doit recevoir les caresses d’une vie entière.

    La vieillesse vient, le carnet n’est pas oublié. Les dorures en sont fanées, les feuillets tiennent à peine. Sa maîtresse, qui a vieilli avec lui, paraît l’en aimer davantage. Elle en tourne encore souvent les pages et s’enivre de son lointain parfum de jeunesse.

    N’est-ce pas un rôle charmant, Ninon, que celui du carnet de danse ? N’est-il pas, comme toute poésie, incompris de la foule, lu couramment des seuls initiés ? Confident des secrets de la femme, il l’accompagne dans la vie, ainsi qu’un ange d’amour versant à pleine main les espérances et les souvenirs.

    II

    Georgette sortait à peine du couvent. Elle avait encore cet âge heureux où le songe et la réalité se confondent ; douce et passagère époque, l’esprit voit ce qu’il rêve et rêve ce qu’il voit. Comme tous les enfants, elle s’était laissé éblouir par les lustres flambants de ses premiers bals ; elle se croyait de bonne foi dans une sphère supérieure, parmi des êtres demi-dieux, graciés des mauvais côtés de la vie.

    Légèrement brunes, ses joues avaient les reflets dorés des seins d’une fille de Sicile ; ses grands cils noirs voilaient à demi le feu de son regard. Oubliant qu’elle n’était plus sous la férule d’une sous-maîtresse, elle contenait la vie ardente qui brûlait en elle. Dans un salon, elle n’était jamais qu’une petite fille, timide, presque sotte, rougissant pour un mot et baissant les yeux.

    Viens, nous nous cacherons derrière les grands rideaux, nous verrons l’indolente étendre les bras et s’éveiller en découvrant ses pieds roses. Ne sois pas jalouse, Ninon : tous mes baisers sont pour toi.

    Te souviens-tu ? onze heures sonnaient. La chambre était encore sombre. Le soleil se perdait dans les épaisses draperies des fenêtres, tandis qu’une veilleuse, aux lueurs mourantes, luttait vainement avec l’ombre. Sur le lit, lorsque la flamme de la veilleuse se ravivait, apparaissaient une forme blanche, un front pur, une gorge perdue sous des flots de dentelles ; plus loin, l’extrémité délicate d’un petit pied ; hors du lit, un bras de neige pendant, la main ouverte.

    À deux reprises, la paresseuse se retourna sur la couche pour s’endormir de nouveau, mais d’un sommeil si léger, que le subit craquement d’un meuble la fit enfin dresser à demi. Elle écarta ses cheveux tombant en désordre sur son front, elle essuya ses yeux gros de sommeil, ramenant sur ses épaules tous les coins des couvertures, croisant les bras pour se mieux voiler.

    Quand elle fut bien éveillée, elle avança la main vers un cordon de sonnette qui pendait auprès d’elle ; mais elle la retira vivement ; elle sauta à terre, courut écarter elle-même les draperies des fenêtres. Un gai rayon de soleil emplit la chambre de lumière. L’enfant, surprise de ce grand jour et venant à se voir dans une glace demi-nue et en désordre, fut fort effrayée. Elle revint se blottir au fond de son lit, rouge et tremblante de ce bel exploit. Sa chambrière était une fille sotte et curieuse ; Georgette préférait sa rêverie aux bavardages de cette femme. Mais, bon Dieu ! quel grand jour il faisait, et combien les glaces sont indiscrètes !

    Maintenant, sur les sièges épars, on voyait négligemment jetée une toilette de bal. La jeune fille, presque endormie, avait laissé ici sa jupe de gaze, là son écharpe, plus loin ses souliers de satin. Auprès d’elle, dans une coupe d’agate, brillaient des bijoux ; un bouquet fané se mourait à côté d’un carnet de danse.

    Le front sur l’un de ses bras nus, elle prit un collier et se mit à jouer avec les perles. Puis elle le posa, ouvrit le carnet, le feuilleta. Le petit livre avait un air ennuyé et indifférent. Georgette le parcourait sans grande attention, paraissant songer à tout autre chose.

    Comme elle en tournait les pages, le nom de Charles, inscrit en tête de chacune d’elles, finit par l’impatienter.

    – Toujours Charles, se dit-elle. Mon cousin a une belle écriture ; voilà des lettres longues et penchées qui ont un aspect grave. La main lui tremble rarement, même lorsqu’elle presse la mienne. Mon cousin est un jeune homme très sérieux. Il doit être un jour mon mari. À chaque bal, sans m’en faire la demande, il prend mon carnet et s’inscrit pour la première danse. C’est là sans doute un droit de mari. Ce droit me déplaît.

    Le carnet devenait de plus en plus froid. Georgette, le regard perdu dans le vide, semblait résoudre quelque grave problème.

    – Un mari, reprit-elle, voilà qui me fait peur. Charles me traite toujours en petite fille ; parce qu’il a remporté huit à dix prix au collège, il se croit forcé d’être pédant. Après tout, je ne sais trop pourquoi il sera mon mari ; ce n’est pas moi qui l’ai prié de m’épouser ; lui-même ne m’en a jamais demandé la permission. Nous avons joué ensemble, autrefois ; je me souviens qu’il était très méchant. Maintenant il est très poli ; je l’aimerais mieux méchant. Ainsi je vais être sa femme ; je n’avais jamais bien songé à cela ; sa femme, je n’en vois vraiment pas la raison. Charles, toujours Charles ! on dirait que je lui appartiens déjà. Je vais le prier de ne pas écrire si gros sur mon carnet : son nom tient trop de place.

    Le petit livre, qui, lui aussi, semblait las du cousin Charles, faillit se fermer d’ennui. Les carnets de danse, je le soupçonne, détestent franchement les maris. Le nôtre tourna ses feuillets et présenta sournoisement d’autres noms à Georgette.

    – Louis, murmura l’enfant. Ce nom me rappelle un singulier danseur. Il est venu, sans presque me regarder, me prier de lui accorder un quadrille. Puis, aux premiers accords des instruments, il m’a entraînée à l’autre bout du salon, j’ignore pourquoi, en face d’une grande dame blonde qui le suivait des yeux. Il lui souriait par moments, et m’oubliait si bien que je me suis vue forcée, à deux reprises, de ramasser moi-même mon bouquet. Quand la danse le ramenait auprès d’elle, il lui parlait bas ; moi, j’écoutais, mais je ne comprenais point. C’était peut-être sa soeur. Sa soeur, oh ! non : il lui prenait la main en tremblant ; puis, lorsqu’il tenait cette main dans la sienne, l’orchestre le rappelait vainement auprès de moi. Je demeurais là, comme une sotte, le bras tendu, ce qui faisait fort mauvais effet ; les figures en restaient toutes brouillées. C’était peut-être sa femme. Que je suis niaise ! sa femme, vraiment, oui ! Charles ne me parle jamais en dansant. C’était peut-être...

    Georgette resta les lèvres demi-closes, absorbée, pareille à un enfant mis en face d’un jouet inconnu, n’osant approcher et agrandissant les yeux pour mieux voir. Elle comptait machinalement sous ses doigts les glands de la couverture, la main droite allongée et grande ouverte sur le carnet. Celui-ci commençait à donner signe de vie ; il s’agitait, il paraissait savoir parfaitement ce qu’était la dame blonde. J’ignore si le libertin en confia le secret à la jeune fille. Elle ramena sur ses épaules la dentelle qui glissait, acheva de compter scrupuleusement les glands de la couverture, et dit enfin à demi-voix :

    – C’est singulier, cette belle dame n’était sûrement ni la femme, ni la soeur de M. Louis.

    Elle se remit à feuilleter les pages. Un nom l’arrêta bientôt.

    – Ce Robert est un vilain homme, reprit-elle. Je n’aurais jamais cru qu’avec un gilet d’une telle élégance, on pût avoir l’âme aussi noire. Durant un grand quart d’heure, il m’a comparée à mille belles choses, aux étoiles, aux fleurs, que sais-je, moi ? J’étais flattée, j’éprouvais tant de plaisir, que je ne savais quoi répondre. Il parlait bien et longtemps sans s’arrêter. Puis, il m’a reconduite à ma place, et là, il a manqué de pleurer en me quittant. Ensuite je me suis mise à une fenêtre ; les rideaux m’ont cachée, en retombant derrière moi. Je songeais un peu, je crois, à mon bavard de danseur, lorsque je l’ai entendu rire et causer. Il parlait à un ami d’une petite sotte, rougissant au moindre mot, d’une échappée de couvent, baissant les yeux, s’enlaidissant par un maintien trop modeste. Sans doute il parlait de Thérèse, ma bonne amie. Thérèse a de petits yeux et une grande bouche. C’est une excellente fille. Peut-être parlaient-ils de moi. Les jeunes gens mentent donc ! Alors, je serais laide. Laide ! Thérèse l’est cependant davantage. Sûrement ils parlaient de Thérèse.

    Georgette sourit et eut comme une tentation d’aller consulter son miroir.

    – Puis, ajouta-t-elle, ils se sont moqués des dames qui étaient au bal. J’écoutais toujours, je finissais par ne plus comprendre. J’ai pensé qu’ils disaient de gros mots. Comme je ne pouvais m’éloigner, je me suis bravement bouché les oreilles.

    Le carnet de danse était en pleine hilarité. Il se mit à débiter une foule de noms pour prouver à Georgette que Thérèse était bien la petite sotte enlaidie par un maintien trop modeste.

    – Paul a des yeux bleus, dit-il. Certes, Paul n’est pas menteur, et je l’ai entendu te dire des paroles bien douces.

    – Oui, oui, répéta Georgette, M. Paul a des yeux bleus, et M. Paul n’est pas menteur. Il a des moustaches blondes que je préfère beaucoup à celles de Charles.

    – Ne me parle pas de Charles, reprit le carnet ; ses moustaches ne méritent pas le moindre sourire. Que penses-tu d’Édouard ? il est timide et n’ose parler que du regard. Je ne sais si tu comprends ce langage, Et Jules ? il n’y a que toi, assure-t-il, qui saches valser. Et Lucien, et Georges, et Albert ? tous te trouvent charmante et quêtent pendant de longues heures l’aumône de ton sourire.

    Georgette se remit à compter les glands de la couverture. Le bavardage du carnet commençait à l’effrayer. Elle le sentait qui brûlait ses mains ; elle eût voulu le fermer et n’en avait pas le courage.

    – Car tu étais reine, continua le démon. Tes dentelles se refusaient à cacher tes bras nus, ton front de seize ans faisait pâlir ta couronne. Ah ! ma Georgette, tu ne pouvais tout voir, sans cela tu aurais eu pitié. Les pauvres garçons sont bien malades à l’heure qu’il est !

    Et il eut un silence plein de commisération. L’enfant qui l’écoutait, souriante, effarouchée, le voyant rester muet :

    – Un noeud de ma robe était tombé, dit-elle. Sûrement cela me rendait laide. Les jeunes gens devaient se moquer en passant. Ces couturières ont si peu de soin !

    – N’a-t-il pas dansé avec toi ? interrompit le carnet.

    – Qui donc ? demanda Georgette, en rougissant si fort que ses épaules devinrent toutes roses.

    Et, prononçant enfin un nom qu’elle avait depuis un quart d’heure sous les yeux, et que son coeur épelait, tandis que ses lèvres parlaient de robe déchirée :

    – M. Edmond, dit-elle, m’a paru triste, hier soir. Je le voyais de loin me regarder. Comme il n’osait approcher, je me suis levée, je suis allée à lui. Il a bien été forcé de m’inviter.

    – J’aime beaucoup M. Edmond, soupira le petit livre.

    Georgette fit mine de ne pas entendre. Elle continua :

    – En dansant, j’ai senti sa main trembler sur ma taille. Il a bégayé quelques mots, se plaignant de la chaleur. Moi, voyant que les roses de mon bouquet lui faisaient envie, je lui en ai donné une. Il n’y a pas de mal à cela.

    – Oh ! non ! Puis, en prenant la fleur, ses lèvres, par un singulier hasard, se sont trouvées près de tes doigts. Il les a baisés un petit peu.

    – Il n’y a pas de mal à cela, répéta Georgette qui depuis un instant se tourmentait fort sur le lit.

    – Oh ! non ! J’ai à te gronder vraiment de lui avoir tant fait attendre ce pauvre baiser. Edmond ferait un charmant petit mari.

    L’enfant, de plus en plus troublée, ne s’aperçut pas que son fichu était tombé et que l’un de ses pieds avait rejeté la couverture.

    – Un charmant petit mari, répéta-t-elle de nouveau.

    – Moi, je l’aime bien, reprit le tentateur. Si j’étais à ta place, vois-tu, je lui rendrais volontiers son baiser.

    Georgette fut scandalisée. Le bon apôtre continua :

    – Rien qu’un baiser, là, doucement sur son nom. Je ne le lui dirai pas.

    La jeune fille jura ses grands dieux qu’elle n’en ferait rien. Et, je ne sais comment, la page se trouva sous ses lèvres. Elle n’en sut rien elle-même. Tout en protestant, elle baisa le nom à deux reprises.

    Alors, elle aperçut son pied, qui riait dans un rayon de soleil. Confuse, elle ramenait la couverture, quand elle acheva de perdre la tête en entendant crier la clef dans la serrure.

    Le carnet de danse se glissa parmi les dentelles et disparut en toute hâte sous l’oreiller.

    C’était la chambrière.




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