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Émile Zola
La légende du Petit-Manteau bleu de l’amour
I
Elle naquit, la belle fille aux cheveux roux, un matin de décembre, comme la neige tombait, lente et virginale. Il y eut, dans l’air, des signes certains qui annoncèrent la mission d’amour qu’elle venait accomplir ; le soleil brilla, rose sur la neige blanche, et il passa sur les toits des parfums de lilas et des chants d’oiseaux, comme au printemps.
Elle vit le jour au fond d’un bouge, par humilité sans doute, afin de montrer qu’elle souhaitait les seules richesses du cœur. Elle n’eut pas de famille, elle put aimer l’humanité entière, ayant les bras assez souples pour embrasser le monde. Dès qu’elle atteignit l’âge d’amour, elle quitta l’ombre où elle se recueillait ; elle se mit à marcher par les chemins, à chercher les affamés qu’elle rassassiait de ses regards.
C’était une grande et forte fille, aux yeux noirs, à la bouche rouge. Elle avait une chair d’une pâleur mate, couverte d’un duvet léger qui faisait de sa peau un velours blanc. Quand elle marchait, son corps ondulait dans un rhythme tendre.
D’ailleurs, en quittant la paille où elle était née, elle avait compris qu’il entrait dans sa mission de se vêtir de soie et de dentelle. Elle tenait en don ses dents blanches, ses joues roses ; elle sut trouver des colliers de perles blancs comme ses dents, des jupes de satin roses comme ses joues.
Et quand elle fut équipée, il fit bon la rencontrer dans les sentiers, par les claires matinées de mai. Elle avait le cœur et les lèvres ouvertes à tous venants. Lorsqu’elle trouvait un mendiant sur le bord d’un fossé, elle le questionnait d’un sourire ; s’il se plaignait des brûlures, des fièvres âpres du cœur, toute sa bouche lui donnait une aumône, et la misère du mendiant était soulagée.
Aussi tous les pauvres de la paroisse la connaissaient-ils. Ils se pressaient à sa porte, attendant la distribution. Comme une sœur charitable, elle descendait matin et soir, partageant ses trésors de tendresse, servant à chacun sa part.
Elle était bonne et tendre comme le pain blanc. Les pauvres de la paroisse l’avaient surnommée le Petit-Manteau bleu de l’amour.
II
Or, il advint qu’une épidémie terrible désola la contrée. Tous les jeunes gens furent frappés, et le plus grand nombre faillit en mourir.
Les symptômes du fléau étaient terrifiants. Le cœur cessait de battre, la tête se vidait, le moribond s’abêtissait. Les jeunes hommes, pareils à des pantins ridicules, se promenaient en ricanant, en achetant des cœurs à la foire, comme les enfants achètent des bâtons de sucre d’orge. Quand l’épidémie s’attaquait à de braves garçons, le mal se manifestait par une tristesse noire, une désespérance mortelle. Les artistes pleuraient d’impuissance devant leurs œuvres, les amants inassouvis allaient se jeter dans les rivières.
Vous pensez que la belle enfant sut se distinguer, en cette circonstance grave. Elle établit des ambulances, elle soigna les malades nuit et jour, usant ses lèvres à fermer les blessures, remerciant le ciel de la grande tâche qu’il lui donnait.
Elle fut une providence pour les jeunes hommes. Elle en sauva un grand nombre. Ceux dont elle ne put guérir le cœur, furent ceux qui n’avaient déjà plus de cœur. Son traitement était simple : elle donnait aux malades ses mains secourables, son souffle tiède. Jamais elle ne demandait un payement. Elle se ruinait avec insouciance, faisant l’aumône à pleine bouche.
Aussi les avares du temps hochaient-ils la tête, en voyant la jeune prodigue disperser de la sorte la grande fortune de ses grâces. Ils disaient entre eux :
— Elle mourra sur la paille, elle qui donne le sang de son cœur, sans jamais en peser les gouttes.
III
Un jour, en effet, comme elle fouillait son cœur, elle le trouva vide : Elle eut un frisson de terreur : il lui restait à peine quelques sous de tendresse. Et l’épidémie sévissait toujours.
L’enfant se révolta, ne songeant plus à l’immense fortune qu’elle avait dissipée follement, éprouvant des besoins de charité cuisants qui lui rendaient sa misère plus affreuse. Il était si doux, par les beaux soleils, d’aller en quête des mendiants, si doux d’aimer et d’être aimée ! Et, maintenant, il lui fallait vivre à l’ombre, en attendant à son tour des aumônes qui ne viendraient peut-être jamais.
Un instant, elle eut la sage pensée de garder précieusement les quelques sous qui lui restaient et de les dépenser en toute prudence. Mais il lui prit un tel froid, dans son isolement, qu’elle finit par sortir, cherchant les rayons de mai.
Sur son chemin, à la première borne, elle rencontra un jeune homme dont le cœur se mourait évidemment d’inanition. À cette vue, sa charité ardente s’éveilla. Elle ne pouvait mentir à sa mission. Et, rayonnante de bonté, plus grande d’abnégation, elle mit tout le reste de son cœur sur ses lèvres, se courba doucement, donna un baiser au jeune homme, en lui disant :
— Tiens, voilà mon dernier louis. Rends-moi la monnaie.
IV
Le jeune homme lui rendit la monnaie.
Le soir même, elle envoya à ses pauvres une lettre de faire-part, pour leur apprendre qu’elle se voyait forcée de suspendre ses aumônes. Il restait à la chère fille tout juste de quoi vivre dans une honnête aisance, avec le dernier affamé qu’elle avait secouru.
La légende du Petit-Manteau bleu de l’amour n’a pas de morale.
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