Un monde de connaissances
    Library / Literary Works

    Émile Zola

    Les Quatre Journées de Jean Gourdon

    Chapitre I

    Printemps

    Ce jour-là, vers cinq heures du matin, le soleil entra avec une brusquerie joyeuse dans la petite chambre que j’occupais chez mon oncle Lazare, curé du hameau de Dourgues. Un large rayon jaune tomba sur mes paupières closes, et je m’éveillai dans de la lumière.

    Ma chambre, blanchie à la chaux, avec ses murailles et ses meubles de bois blanc, avait une gaieté engageante. Je me mis à la fenêtre, et je regardai la Durance qui coulait, toute large, au milieu des verdures noires de la vallée. Et des souffles frais me caressaient le visage, les murmures de la rivière et des arbres semblaient m’appeler.

    J’ouvris ma porte doucement. Il me fallait, pour sortir, traverser la chambre de mon oncle. J’avançai sur la pointe des pieds, craignant que le craquement de mes gros souliers ne réveillât le digne homme qui dormait encore, la face souriante. Et je tremblais d’entendre la cloche de l’église sonner l’Angélus. Mon oncle Lazare, depuis quelques jours, me suivait partout, d’un air triste et fâché. Il m’aurait peut-être empêché d’aller là-bas, sur le bord de la rivière, et de me cacher sous les saules de la rive, afin de guetter au passage Babet, la grande fille brune, qui était née pour moi avec le printemps nouveau.

    Mais mon oncle dormait d’un profond sommeil. J’eus comme un remords de le tromper et de me sauver ainsi. Je m’arrêtai un instant à regarder son visage calme, que le repos rendait plus doux ; je me souvins avec attendrissement du jour où il était venu me chercher dans la maison froide et déserte que quittait le convoi de ma mère. Depuis ce jour, que de tendresse, que de dévouement, que de sages paroles ! Il m’avait donné sa science et sa bonté, toute son intelligence et tout son cœur.

    Je fus un instant tenté de lui crier :

    — Levez-vous, mon oncle Lazare ! allons faire ensemble un bout de promenade, dans cette allée que vous aimez, au bord de la Durance. L’air frais et le jeune soleil vous réjouiront. Vous verrez au retour quel vaillant appétit !

    Et Babet qui allait descendre à la rivière, et que je ne pourrais voir, vêtue de ses jupes claires du matin ! Mon oncle serait là, il me faudrait baisser les yeux. Il devait faire si bon sous les saules, couché à plat ventre, dans l’herbe fine ! Je sentis une langueur glisser en moi, et, lentement, à petits pas, retenant mon souffle, je gagnais la porte. Je descendis l’escalier, je me mis à courir comme un fou dans l’air tiède de la joyeuse matinée de mai.

    Le ciel était tout blanc à l’horizon, avec des teintes bleues et roses d’une délicatesse exquise. Le soleil pâle semblait une grande lampe d’argent, dont les rayons pleuvaient dans la Durance en une averse de clartés. Et la rivière, large et molle, s’étendant avec paresse sur le sable rouge, allait d’un bout à l’autre de la vallée, pareille à la coulée d’un métal en fusion. Au couchant, une ligne de collines basses et dentelées faisait sur la pâleur du ciel de légères taches violettes.

    Depuis dix ans, j’habitais ce coin perdu. Que de fois mon oncle Lazare m’avait attendu pour me donner ma leçon de latin ! Le digne homme voulait faire de moi un savant. Moi, j’étais de l’autre côté de la Durance, je dénichais des pies, je faisais la découverte d’un coteau sur lequel je n’avais pas encore grimpé. Puis, au retour, c’était des remontrances : le latin était oublié, mon pauvre oncle me grondait d’avoir déchiré mes culottes, et il frissonnait en voyant parfois que la peau, par-dessous, se trouvait entamée. La vallée était à moi, bien à moi ; je l’avais conquise avec mes jambes, j’en étais le vrai propriétaire, par droit d’amitié. Et ce bout de rivière, ces deux lieues de Durance, comme je les aimais, comme nous nous entendions bien ensemble ! Je connaissais tous les caprices de ma chère rivière, ses colères, ses grâces, ses physionomies diverses à chaque heure de la journée.

    Ce matin-là, lorsque j’arrivai au bord de l’eau, j’eus comme un éblouissement à la voir si douce et si blanche. Jamais elle n’avait eu un si gai visage. Je me glissai vivement sous les saules, dans une clairière où il y avait une grande nappe de soleil posée sur l’herbe noire. Là, je me couchai à plat ventre, l’oreille tendue, regardant entre les branches le sentier par lequel allait descendre Babet.

    — Oh ! comme l’oncle Lazare doit dormir ! pensais-je.

    Et je m’étendais de tout mon long sur la mousse. Le soleil pénétrait mon dos d’une chaleur tiède, tandis que ma poitrine, enfoncée dans l’herbe, était toute fraîche.

    N’avez-vous jamais regardé dans l’herbe, de tout près, les yeux sur les brins de gazon ? Moi, en attendant Babet, je fouillais indiscrètement du regard une touffe de gazon qui était vraiment tout un monde. Dans ma touffe de gazon, il y avait des rues, des carrefours, des places publiques, des villes entières. Au fond, je distinguais un grand tas d’ombre où les feuilles du dernier printemps pourrissaient de tristesse ; puis les tiges légères se levaient, s’allongeaient, se courbaient avec mille élégances, et c’étaient des colonnades frêles, des églises, des forêts vierges. Je vis deux insectes maigres qui se promenaient au milieu de cette immensité ; ils étaient certainement perdus, les pauvres enfants, car ils allaient de colonnade en colonnade, de rue en rue, d’une façon effarouchée et inquiète.

    Ce fut juste à ce moment qu’en levant les yeux je vis tout au haut du sentier les jupes blanches de Babet se détachant sur la terre noire. Je reconnus sa robe d’indienne grise à petites fleurs bleues. Je m’enfonçai dans l’herbe davantage, j’entendis mon cœur qui battait contre la terre, qui me soulevait presque par légères secousses. Ma poitrine brûlait maintenant, je ne sentais plus les fraîcheurs de la rosée.

    La jeune fille descendait lestement. Ses jupes, rasant le sol, avaient des balancements qui me ravissaient. Je la voyais de bas en haut, toute droite, dans sa grâce fière et heureuse. Elle ne me savait point là, derrière les saules ; elle marchait d’un pas libre, elle courait sans se soucier du vent qui soulevait un coin de sa robe. Je distinguais ses pieds, trottant vite, vite, et un morceau de ses bas blancs, qui était bien large comme la main, et qui me faisait rougir d’une façon douce et pénible.
    Oh ! alors, je ne vis plus rien, ni la Durance, ni les saules, ni la blancheur du ciel. Je me moquais bien de la vallée ! Elle n’était plus ma bonne amie ; ses joies, ses tristesses me laissaient parfaitement froid. Que m’importaient mes camarades, les cailloux et les arbres des coteaux ! La rivière pouvait s’en aller tout d’un trait si elle voulait ; ce n’est pas moi qui l’aurais regrettée.

    Et le printemps, je ne me souciais nullement du printemps ! Il aurait emporté le soleil qui me chauffait le dos, ses feuillages, ses rayons, toute sa matinée de mai, que je serais resté là, en extase, à regarder Babet, courant dans le sentier en balançant délicieusement ses jupes. Car Babet avait pris dans mon cœur la place de la vallée, Babet était le printemps. Jamais je ne lui avais parlé. Nous rougissions tous les deux, lorsque nous nous rencontrions dans l’église de mon oncle Lazare. J’aurais juré qu’elle me détestait.

    Elle causa, ce jour-là, pendant quelques minutes avec les lavandières. Ses rires perlés arrivaient jusqu’à moi, mêlés à la grande voix de la Durance. Puis, elle se baissa pour prendre un peu d’eau dans le creux de sa main ; mais la rive était haute, Babet, qui faillit glisser, se retint aux herbes.

    Je ne sais quel frisson me glaça le sang. Je me levai brusquement, et, sans honte, sans rougeur, je courus auprès de la jeune fille. Elle me regarda, effarouchée ; puis, elle se mit à sourire. Moi, je me penchai, au risque de tomber. Je réussis à remplir d’eau ma main droite, dont je serrais les doigts. Et je tendis à Babet cette coupe nouvelle, l’invitant à boire.

    Les lavandières riaient. Babet, confuse, n’osait accepter, hésitait, tournait la tête à demi. Enfin, elle se décida, elle appuya délicatement les lèvres sur le bout de mes doigts ; mais elle avait trop tardé, toute l’eau s’en était allée. Alors elle éclata de rire, elle redevint enfant, et je vis bien qu’elle se moquait de moi.

    J’étais fort sot. Je me penchai de nouveau. Cette fois, je pris de l’eau dans mes deux mains, me hâtant de les porter aux lèvres de Babet. Elle but, et je sentis le baiser tiède de sa bouche, qui remonta le long de mes bras jusque dans ma poitrine, qu’il emplit de chaleur.

    — Oh ! que mon oncle doit dormir ! me disais-je tout bas.

    Comme je me disais cela, j’aperçus une ombre noire à côté de moi, et, m’étant tourné, j’aperçus mon oncle Lazare en personne, à quelques pas, nous regardant d’un air fâché, Babet et moi. Sa soutane paraissait toute blanche au soleil ; il y avait dans ses yeux des reproches qui me donnèrent envie de pleurer.

    Babet eut grand’peur. Elle devint rouge, elle se sauva en balbutiant :

    — Merci, monsieur Jean, je vous remercie bien.

    Moi, essuyant mes mains mouillées, je restai confus, immobile devant mon oncle Lazare.

    Le digne homme, les bras pliés, ramenant un coin de sa soutane, regarda Babet qui remontait le sentier en courant, sans tourner la tête. Puis, lorsqu’elle eut disparu derrière les haies, il abaissa ses regards vers moi, et je vis sa bonne figure sourire tristement.

    — Jean, me dit-il, viens dans la grande allée. Le déjeuner n’est pas prêt. Nous avons une demi-heure à perdre.

    Il se mit à marcher de son pas un peu pesant, évitant les touffes d’herbe mouillées de rosée. Sa soutane, dont un bout traînait sur les graviers, avait de petits claquements sourds. Il tenait son bréviaire sous le bras ; mais il avait oublié sa lecture du matin, et il s’avançait, la tête baissée, rêvant, ne parlant point.

    Son silence m’accablait. Il était bavard d’ordinaire. À chaque pas, mon inquiétude croissait. Pour sûr, il m’avait vu donner à boire à Babet. Quel spectacle, Seigneur ! La jeune fille, riant et rougissant, me baisait le bout des doigts, tandis que moi, me dressant sur les pieds, tendant les bras, je me penchais comme pour l’embrasser. C’est alors que mon action me parut épouvantable d’audace. Et toute ma timidité revint. Je me demandai comment j’avais pu oser me faire baiser les doigts d’une façon si douce.

    Et mon oncle Lazare qui ne disait rien, qui marchait toujours à petits pas devant moi, sans avoir un seul regard pour les vieux arbres qu’il aimait ! Il préparait sûrement un sermon. Il ne m’emmenait dans la grande allée qu’afin de me gronder à l’aise. Nous en aurions au moins pour une heure : le déjeuner serait froid, je ne pourrais revenir au bord de l’eau et rêver aux tièdes brûlures que les lèvres de Babet avaient laissées sur mes mains.

    Nous étions dans la grande allée. Cette allée, large et courte, longeait la rivière ; elle était faite de chênes énormes, aux troncs crevassés, qui allongeaient puissamment leurs hautes branches. L’herbe fine tendait un tapis sous les arbres, et le soleil, criblant les feuillages, brodait ce tapis de rosaces d’or. Au loin, tout autour, s’élargissaient des prairies d’un vert cru.

    Mon oncle, sans se retourner, sans changer son pas, alla jusqu’au bout de l’allée. Là, il s’arrêta, et je me tins à son côté, comprenant que le moment terrible était venu.

    La rivière tournait brusquement ; un petit parapet faisait du bout de l’allée une sorte de terrasse. Cette voûte d’ombre donnait sur une vallée de lumière. La campagne s’agrandit largement devant nous, à plusieurs lieues. Le soleil montait dans le ciel, où les rayons d’argent du matin s’étaient changés en un ruissellement d’or ; des clartés aveuglantes coulaient de l’horizon, le long des coteaux, s’étalant dans la plaine avec des lueurs d’incendie.

    Après un instant de silence, mon oncle Lazare se tourna vers moi.

    — Bon Dieu, le sermon ! pensai-je.

    Et je baissai la tête. D’un geste large, mon oncle me montra la vallée ; puis, se redressant :

    — Regarde, Jean, me dit-il d’une voix lente, voilà le printemps. La terre est en joie, mon garçon, et je t’ai amené ici, en face de cette plaine de lumière, pour te montrer les premiers sourires de la jeune saison. Vois quel éclat et quelle douceur ! Il monte de la campagne des senteurs tièdes qui passent sur nos visages comme des souffles de vie.

    Il se tut, paraissant rêver. J’avais relevé le front, étonné, respirant à l’aise. Mon oncle ne prêchait pas.

    — C’est une belle matinée, reprit-il, une matinée de jeunesse. Tes dix-huit ans vivent largement, au milieu de ces verdures âgées au plus de dix-huit jours. Tout est splendeur et parfum, n’est-ce pas ? la grande vallée te semble un lieu de délices : la rivière est là pour te donner sa fraîcheur, les arbres pour te prêter leur ombre, la campagne entière pour te parler de tendresse, le ciel lui-même pour embraser ces horizons que tu interroges avec espérance et désir. Le printemps appartient aux gamins de ton âge. C’est lui qui enseigne aux garçons la façon de faire boire les jeunes filles…

    Je baissai la tête de nouveau. Décidément, mon oncle Lazare m’avait vu.

    — Un vieux bonhomme comme moi, continua-t-il, sait malheureusement à quoi s’en tenir sur les grâces du printemps. Moi, mon pauvre Jean, j’aime la Durance parce qu’elle arrose ces prairies et qu’elle fait vivre toute la vallée ; j’aime ces jeunes feuillages parce qu’ils m’annoncent les fruits de l’été et de l’automne ; j’aime ce ciel parce qu’il est bon pour nous, parce que sa chaleur hâte la fécondité de la terre. Il me faudrait te dire cela un jour ou l’autre ; je préfère te le dire aujourd’hui, à cette heure matinale. C’est le printemps lui-même qui te fait la leçon. La terre est un vaste atelier où l’on ne chôme jamais. Regarde cette fleur, à nos pieds : elle est un parfum pour toi ; pour moi elle est un travail, elle accomplit sa tâche en produisant sa part de vie, une petite graine noire qui travaillera à son tour, le printemps prochain. Et, maintenant, interroge le vaste horizon. Toute cette joie n’est qu’un enfantement. Si la campagne sourit, c’est qu’elle recommence l’éternelle besogne. L’entends-tu à présent respirer fortement, active et pressée ? Les feuilles soupirent, les fleurs se hâtent, le blé pousse sans relâche ; toutes les plantes, toutes les herbes se disputent à qui grandira le plus vite ; et l’eau vivante, la rivière vient aider le travail commun, et le jeune soleil qui monte dans le ciel, a charge d’égayer l’éternelle besogne des travailleurs.

    Mon oncle, à ce moment, me força à le regarder en face. Il acheva en ces termes :

    — Jean, tu entends ce que te dit ton ami le printemps. Il est la jeunesse, mais il prépare l’âge mûr ; son clair sourire n’est que la gaieté du travail. L’été sera puissant, l’automne sera fécond, car le printemps chante à cette heure, en accomplissant bravement sa tâche.

    Je restai fort sot. Je comprenais mon oncle Lazare. Il me faisait bel et bien un sermon, dans lequel il me disait que j’étais un paresseux et que le moment de travailler était venu.

    Mon oncle paraissait aussi embarrassé que moi. Après avoir hésité pendant quelques instants :

    — Jean, dit-il en balbutiant un peu, tu as eu tort de ne pas venir me tout conter… Puisque tu aimes Babet et que Babet t’aime…

    — Babet m’aime ! m’écriai-je.

    Mon oncle eut un geste d’humeur.

    — Eh ! laisse-moi dire. Je n’ai pas besoin d’un nouvel aveu… Elle me l’a avoué elle-même.

    — Elle vous a avoué cela, elle vous a avoué cela !

    Et je sautai brusquement au cou de mon oncle Lazare.

    — Oh ! que c’est bon ! ajoutai-je… Je ne lui avais jamais parlé, vrai… Elle vous a dit ça à confesse, n’est ce pas ?… Jamais je n’aurais osé lui demander si elle m’aimait, moi, jamais je n’en aurais rien su… Oh ! que je vous remercie !

    Mon oncle Lazare était tout rouge. Il sentait qu’il venait de commettre une maladresse. Il avait pensé que je n’en étais pas à ma première rencontre avec la jeune fille, et voilà qu’il me donnait une certitude, lorsque je n’osais encore rêver une espérance. Il se taisait maintenant ; c’était moi qui parlais avec volubilité.

    — Je comprends tout, continuai-je. Vous avez raison, il faut que je travaille pour gagner Babet. Mais vous verrez comme je serai courageux… Ah ! que vous êtes bon, mon oncle Lazare, et que vous parlez bien ! J’entends ce que dit le printemps ; je veux avoir, moi aussi, un été puissant, un automne fécond. On est bien ici, on voit toute la vallée ; je suis jeune comme elle, je sens la jeunesse en moi qui demande à remplir sa tâche…

    Mon oncle me calma.

    — C’est bien, Jean, me dit-il. J’ai longtemps espéré faire de toi un prêtre, je ne t’avais donné ma science que dans ce but. Mais ce que j’ai vu ce matin au bord de l’eau, me force à renoncer définitivement à mon rêve le plus cher. C’est le ciel qui dispose de nous. Tu aimeras Dieu d’une autre façon… Tu ne peux rester maintenant dans ce village, où je veux que tu ne rentres que mûri par l’âge et le travail. J’ai choisi pour toi le métier de typographe ; ton instruction te servira. Un de mes amis, un imprimeur de Grenoble, t’attend lundi prochain.

    Une inquiétude me prit.

    — Et je reviendrai épouser Babet ? demandai-je.

    Mon oncle eut un imperceptible sourire. Sans répondre directement :

    — Le reste est à la volonté du ciel, répondit-il.

    — Le ciel, c’est vous, et j’ai foi en votre bonté. Oh ! mon oncle, faites que Babet ne m’oublie pas. Je vais travailler pour elle.

    Alors mon oncle Lazare me montra de nouveau la vallée que la lumière inondait de plus en plus, chaude et dorée.

    — Voilà l’espérance, me dit-il. Ne sois pas aussi vieux que moi, Jean. Oublie mon sermon, garde l’ignorance de cette campagne. Elle ne songe pas à l’automne ; elle est toute à la joie de son sourire ; elle travaille, insouciante et courageuse. Elle espère.

    Et nous revînmes à la cure, marchant lentement dans l’herbe que le soleil avait séchée, causant avec des attendrissements de notre prochaine séparation. Le déjeuner était froid, comme je l’avais prévu ; mais cela m’importait peu. J’avais des larmes dans les yeux, chaque fois que je regardais mon oncle Lazare. Et, au souvenir de Babet, mon cœur battait à m’étouffer.

    Je ne me rappelle pas ce que je fis le reste du jour. J’allai, je crois, me coucher sous mes saules, au bord de l’eau. Mon oncle avait raison, la terre travaillait. En appliquant l’oreille contre le gazon, il me semblait entendre des bruits continus. Alors, je rêvais ma vie. Enfoncé dans l’herbe, jusqu’au soir, j’arrangeai une existence toute de travail, entre Babet et mon oncle Lazare. La jeunesse énergique de la terre avait pénétré dans ma poitrine, que j’appuyais fortement contre la mère commune, et je m’imaginais par instants être un des saules vigoureux qui vivaient autour de moi. Le soir, je ne pus dîner. Mon oncle comprit sans doute les pensées qui m’étouffaient, car il feignit de ne pas remarquer mon peu d’appétit. Dès qu’il me fut permis de me lever, je me hâtai de retourner respirer l’air libre du dehors.

    Un vent frais montait de la rivière, dont j’entendais au loin les clapotements sourds. Une lumière veloutée tombait du ciel. La vallée s’étendait comme une mer d’ombre, sans rivage, douce et transparente. Il y avait des bruits vagues dans l’air, une sorte de frémissement passionné, comme un large battement d’ailes, qui aurait passé sur ma tête. Des odeurs poignantes montaient avec la fraîcheur de l’herbe.

    J’étais sortis pour voir Babet ; je savais que, tous les soirs, elle venait à la cure, et j’allai m’embusquer derrière une haie. Je n’avais plus mes timidités du matin ; je trouvais tout naturel de l’attendre là, puisqu’elle m’aimait et que je devais lui annoncer mon départ.

    Quand je vis ses jupes dans la nuit limpide, je m’avançai sans bruit. Puis, à voix basse :

    — Babet, murmurai-je, Babet, je suis ici.

    Elle ne me reconnut pas d’abord, elle eut un mouvement de terreur. Quand elle m’eut reconnu, elle parut plus effrayée encore, ce qui m’étonna profondément.

    — C’est vous, monsieur Jean, me dit-elle. Que faites-vous là ? que voulez-vous ?

    J’étais près d’elle, je lui pris la main.

    — Vous m’aimez bien, n’est-ce pas ?

    — Moi ! qui vous a dit cela ?

    — Mon oncle Lazare.

    Elle demeura atterrée. Sa main se mit à trembler dans la mienne. Comme elle allait se sauver, je pris son autre main. Nous étions face à face, dans une sorte de creux que formait la haie, et je sentais le souffle haletant de Babet qui courait tout chaud sur mon visage. La fraîcheur, le silence frissonnant de la nuit, traînaient lentement autour de dans.

    — Je ne sais pas, balbutia la jeune fille, je n’ai jamais dit cela… Monsieur le curé a mal entendu… Par grâce, laissez-moi, je suis pressée.

    — Non, non, repris-je, je veux que vous sachiez que je pars demain, et que vous me promettiez de m’aimer toujours.

    — Vous partez demain !

    Oh ! le doux cri, et que Babet y mit de tendresse ! Il me semble encore entendre sa voix alarmée, pleine de désolation et d’amour.

    — Vous voyez bien, criai-je à mon tour, que mon oncle Lazare a dit la vérité. D’ailleurs, il ne ment jamais. Vous m’aimez, vous m’aimez, Babet ! Vos lèvres, ce matin, l’avaient confié tout bas à mes doigts.

    Et je la fis asseoir au pied de la haie. Mes souvenirs m’ont gardé ma première causerie d’amour, dans sa religieuse innocence. Babet m’écouta comme une petite sœur. Elle n’avait plus peur, elle me confia l’histoire de son amour. Et ce furent des serments solennels, des aveux naïfs, des projets sans fin. Elle jura de n’épouser que moi, je jurai de mériter sa main à force de travail et de tendresse. Il y avait un grillon derrière la haie, qui accompagnait notre causerie de son chant d’espérance, et toute la vallée, chuchotant dans l’ombre, prenait plaisir à nous entendre causer si doucement.

    Nous nous séparâmes en oubliant de nous embrasser.

    Quand je rentrai dans ma petite chambre, il me sembla que je l’avais quittée depuis une année au moins. Cette journée si courte me paraissait éternelle de bonheur. C’était là ma journée de printemps, la plus tiède, la plus parfumée de ma vie, celle dont le souvenir est aujourd’hui la voix lointaine et émue de ma jeune saison.

    Chapitre II

    Été

    Ce jour-là, lorsque je m’éveillai, vers trois heures du matin, j’étais couché sur la terre dure, brisé de lassitude, le visage couvert de sueur. Une nuit de juillet, chaude et lourde, pesait sur ma poitrine.
    Autour de moi, mes compagnons dormaient, enveloppés dans leurs capotes ; ils tachaient de noir la terre grise, et la plaine obscure haletait ; il me semblait entendre la respiration forte d’une multitude endormie. Des bruits perdus, des hennissements de chevaux, des chocs d’armes, s’élevaient dans le silence frissonnant.

    Vers minuit, l’armée avait fait halte, et nous avions reçu l’ordre de nous coucher et de dormir. Depuis trois jours nous marchions, brûlés par le soleil, aveuglés par la poussière. L’ennemi était enfin devant nous, là-bas, sur les coteaux de l’horizon. Au petit jour, une bataille décisive devait être livrée.

    Un accablement m’avait pris. Pendant trois heures, j’étais resté comme écrasé, sans souffle et sans rêves. L’excès même de la fatigue venait de me réveiller. Maintenant, couché sur le dos, les yeux grands ouverts, je songeais en regardant la nuit, je songeais à cette bataille, à cette tuerie que le soleil allait éclairer. Depuis plus de six ans, au premier coup de feu de chaque combat, je disais adieu à mes chères affections, à Babet, à l’oncle Lazare. Et voilà, un mois à peine avant ma libération, qu’il me fallait leur dire adieu encore, cette fois pour toujours peut-être !

    Puis mes pensées s’adoucirent. Les yeux fermés, je vis Babet et mon oncle Lazare. Comme il y avait longtemps que je ne les avais embrassés ! Je me souvenais du jour de notre séparation ; mon oncle pleurait d’être pauvre, de me laisser partir ainsi, et Babet, le soir, m’avait juré de m’attendre, de ne jamais aimer que moi. J’avais dû tout quitter, mon patron de Grenoble, mes amis de Dourgues. De loin en loin, quelques lettres étaient venues me dire qu’on m’aimait toujours, que le bonheur m’attendait dans ma bien-aimée vallée. Et moi, j’allais me battre, j’allais me faire tuer.

    Je me mis à rêver le retour. Je vis mon pauvre vieil oncle sur le seuil de la cure, tendant vers moi ses bras tremblants ; et, derrière lui, il y avait Babet toute rouge, en larmes et souriante. Je me jetais dans leurs bras, je les embrassais en balbutiant…

    Brusquement, un roulement de tambour me ramena à la terrible réalité. L’aube était venue, la plaine grise s’élargissait dans les vapeurs du matin. Le sol s’anima, des formes vagues surgirent de toutes parts. Un bruit grandissant emplit l’air ; c’étaient des appels de clairon, des galops de chevaux, des roulements d’artillerie, des cris de commandement. La guerre se dressait, menaçante, au milieu de mon rêve de tendresse.

    Je me levai péniblement ; il me sembla que mes os étaient rompus et que ma tête allait se fendre. Je réunis mes hommes à la hâte ; car je dois vous dire que j’avais atteint le grade de sergent. Nous reçûmes bientôt l’ordre de nous porter sur la gauche et d’occuper un petit coteau qui dominait la plaine.

    Comme nous étions près de partir, le vaguemestre passa en courant, et cria :

    — Une lettre pour le sergent Gourdon !

    Et il me remit une lettre froissée, maculée, qui traînait depuis huit jours peut-être dans les sacs de cuir de l’administration des postes. Je n’eus que le temps de reconnaître l’écriture de mon oncle Lazare.

    — En avant, marche ! cria le commandant.

    Il me fallut marcher. Pendant quelques secondes, je tins ma pauvre lettre à la main, la dévorant des yeux ; elle me brûlait les doigts, j’aurais donné tout au monde pour m’asseoir, pour pleurer à mon aise en la lisant. Je dus me décider à la glisser sous ma tunique, contre mon cœur.

    Jamais je n’avais éprouvé une angoisse pareille. Je me disais, pour me consoler, ce que mon oncle m’avait répété souvent : j’étais à l’été de ma vie, à l’heure de la lutte ardente, et il me fallait remplir bravement mon devoir, si je voulais avoir un automne paisible et fécond. Mais ces raisonnements m’exaspéraient davantage ; cette lettre, qui venait me parler de bonheur, brûlait mon cœur révolté contre la folie de la guerre. Et je ne pouvais même la lire ! J’allais mourir peut-être sans savoir ce qu’elle contenait, sans entendre une dernière fois les bonnes paroles de mon oncle Lazare.

    Nous étions arrivés sur le coteau. Nous devions attendre là l’ordre de nous porter en avant. Le champ de bataille se trouvait merveilleusement choisi pour s’égorger à l’aise. L’immense plaine s’étendait toute nue, à plusieurs lieues, sans un arbre, sans une maison. Des haies, des broussailles faisaient de maigres taches sur la blancheur du sol. Jamais je n’ai revu une pareille campagne, une mer de poussière, un sol crayeux, crevé ça et là, montrant ses entrailles brunes. Et jamais non plus, je n’ai revu un ciel d’une pureté si ardente, une si belle et si chaude journée de juillet ; à huit heures, l’air embrasé brûlait déjà nos visages. Ô la splendide matinée, et quelle plaine stérile pour tuer et mourir !

    Depuis longtemps la fusillade éclatait avec des bruits secs et irréguliers, appuyée de la voix grave du canon. Les ennemis, des Autrichiens aux vêtements blafards, avaient quitté les hauteurs, et la plaine était sillonnée de longues files d’hommes qui me paraissaient gros comme des insectes. On eût dit une fourmilière en insurrection. Des nuages de fumée traînaient sur le champ de bataille. Par instants, lorsque ces nuages se déchiraient, j’apercevais des soldats qui fuyaient, pris d’une terreur panique. Il y avait ainsi des courants d’effroi qui emportaient les hommes, des élans de honte et de courage qui les amenaient sous les balles.

    Je ne pouvais entendre les cris des blessés, ni voir couler le sang. Je distinguais seulement, pareils à des points noirs, les morts que les bataillons laissaient derrière eux. Je me mis à regarder avec curiosité les mouvements des troupes, m’irritant contre la fumée qui me cachait une bonne moitié du spectacle, trouvant une sorte de plaisir égoïste à me savoir en sûreté, tandis que les autres mouraient.

    Vers neuf heures, on nous fit avancer. Nous descendîmes le coteau au pas gymnastique, nous dirigeant vers le centre qui pliait. Le bruit régulier de nos pas me parut funèbre. Les plus braves d’entre nous haletaient, pâles, les traits tirés.

    Je me suis promis de dire la vérité. Aux premiers sifflements des balles, le bataillon s’arrêta brusquement, tenté de fuir.

    — En avant, en avant ! criaient les chefs.

    Mais nous étions cloués au sol, baissant la tête, lorsqu’une balle sifflait à nos oreilles. Ce mouvement est instinctif ; si la honte ne m’avait retenu, je me serais jeté à plat ventre dans la poussière.

    Devant nous, il y avait un grand rideau de fumée que nous n’osions franchir. Des éclairs rouges traversaient cette fumée. Et, frémissants, nous n’avancions toujours pas. Mais les balles venaient jusqu’à nous ; des soldats tombaient avec un hurlement. Les chefs criaient plus haut :

    — En avant, en avant !

    Les rangs de derrière, qu’ils poussaient, nous forçaient à marcher. Alors, fermant les yeux, nous prîmes un nouvel élan, nous entrâmes dans la fumée.

    Une rage furieuse s’était emparée de nous. Lorsque retentit le cri de : Halte ! nous eûmes peine à nous arrêter. Dès qu’on reste immobile, la peur revient, on a des envies de se sauver. La fusillade commença. Nous tirions devant nous, sans viser, trouvant quelque soulagement à envoyer des balles dans la fumée. Je me rappelle que je lâchais mes coups de feu machinalement, les lèvres serrées, les yeux agrandis ; je n’avais plus peur, car, à vrai dire, je ne savais plus si j’existais. La seule idée qui me battait dans la tête, était que je tirerais jusqu’à ce que tout fût fini. Mon compagnon de gauche reçut une balle en plein visage et il tomba sur moi ; je le repoussai brutalement, essuyant ma joue qu’il avait inondée de sang. Et je me remis à tirer.

    Je me souviens encore d’avoir vu notre colonel, M. de Montrevert, ferme et droit sur son cheval, regardant tranquillement du côté de l’ennemi. Cet homme me parut gigantesque. Il n’avait pas de fusil pour se distraire, et sa poitrine s’étalait toute large au-dessus de nous. De temps à autre, il abaissait ses regards, il nous criait d’une voix sèche :

    — Serrez les rangs, serrez les rangs !

    Nous serrions les rangs comme des moutons, marchant sur les morts, hébétés, tirant toujours. Jusque-là, l’ennemi ne nous avait envoyé que des balles ; un éclat sourd se fit entendre, un boulet nous emporta cinq hommes. Une batterie, qui devait être en face de nous et que nous ne pouvions voir, venait d’ouvrir son feu. Les boulets frappaient en plein tas, presqu’au même endroit, faisant une trouée sanglante que nous bouchions sans cesse, avec un entêtement de brutes farouches.

    — Serrez les rangs, serrez les rangs ! répétait froidement le colonel.

    Nous donnions de la chair humaine au canon. À chaque soldat qui tombait, je faisais un pas de plus vers la mort, je me rapprochais de l’endroit où les boulets ronflaient sourdement, écrasant les hommes dont le tour était venu de mourir. Les cadavres s’amoncelaient à cette place, et bientôt les boulets ne frappèrent plus que dans un tas de chairs meurtries ; des lambeaux de membres volaient, à chaque nouveau coup de canon. Nous ne pouvions plus serrer les rangs.

    Les soldats hurlaient, les chefs eux-mêmes furent entraînés.

    — À la baïonnette, à la baïonnette !

    Et, sous une pluie de balles, le bataillon courut avec rage au-devant des boulets. Le rideau de fumée se déchira ; sur un petit monticule, nous aperçûmes la batterie ennemie rouge de flammes, qui faisait feu sur nous de toutes les gueules de ses pièces. Mais l’élan était pris, les boulets n’arrêtaient que les morts.

    Je courais à côté du colonel Montrevert, dont le cheval venait d’être tué, et qui se battait comme un simple soldat. Brusquement, je fus foudroyé ; il me sembla que ma poitrine s’ouvrait et que mon épaule était emportée. Un vent terrible me passa sur la face.

    Et je tombai. Le colonel s’abattit à mon côté. Je me sentis mourir, je songeai à mes chères affections, je m’évanouis en cherchant d’une main défaillante la lettre de mon oncle Lazare.

    Lorsque je revins à moi, j’étais couché sur le flanc, dans la poussière. Une stupeur profonde m’anéantissait. Les yeux grands ouverts, je regardais devant moi, sans rien voir ; il me semblait que je n’avais plus de membres et que mon cerveau était vide. Je ne souffrais pas, car la vie paraissait s’en être allée de ma chair.

    Un soleil lourd, implacable, tombait sur ma face comme du plomb fondu. Je ne le sentais pas. Peu à peu la vie me revint ; mes membres devinrent plus légers, mon épaule seule resta broyée par un poids énorme. Alors, avec l’instinct d’une bête blessée, je voulus me mettre sur mon séant. Je poussai un cri de douleur et je retombai sur le sol.

    Mais je vivais maintenant, je voyais, je comprenais. La plaine s’élargissait nue et déserte, toute blanche au grand soleil. Elle étalait sa désolation sous la sérénité ardente du ciel ; des tas de cadavres dormaient dans la chaleur, et les arbres abattus semblaient d’autres morts qui séchaient. Il n’y avait pas un souffle d’air. Un silence effrayant sortait des tas de cadavres ; puis, par instants, des plaintes sourdes qui traversaient ce silence, lui donnaient un long frisson. À l’horizon, sur les coteaux, de minces nuages de fumée traînaient, tachaient seuls de gris le bleu éclatant du ciel. La tuerie continuait sur les hauteurs.

    Je pensai que nous étions vainqueurs, je goûtai un plaisir égoïste à me dire que je pourrais mourir en paix dans cette plaine déserte. Autour de moi, la terre était noire. En levant la tête, je vis, à quelques mètres, la batterie ennemie sur laquelle nous nous étions rués. La lutte avait dû être horrible ; le monticule était couvert de corps hachés et défigurés ; le sang avait coulé si abondamment, que la poussière semblait un large tapis rouge. Au-dessus des cadavres, les canons allongeaient leurs gueules sombres. Je frissonnai, en écoutant le silence de ces canons.

    Alors, doucement, avec de précautions infinies, je parvins à me mettre sur le ventre. J’appuyai ma tête sur une grosse pierre tout éclaboussée, et je tirai de ma poitrine la lettre de mon oncle Lazare. Je la posai devant mes yeux ; mes larmes m’empêchaient de la lire.

    Et le soleil me brûlait le dos, des odeurs âcres de sang me prenaient à la gorge. Je sentais autour de moi la plaine navrante, j’étais comme roidi par la rigidité des morts. C’était dans le silence chaud et nauséabond du meurtre que mon pauvre cœur pleurait.

    L’oncle Lazare m’écrivait :

    « Mon cher enfant,

    « J’apprends que la guerre est déclarée, et j’espère encore que tu recevras ton congé avant l’ouverture de la campagne. Chaque matin, je prie Dieu de t’épargner de nouveaux dangers ; il m’exaucera, il voudra bien que tu puisses un jour me fermer les yeux.

    « Ah ! mon pauvre Jean, je deviens vieux, j’ai grand besoin de ton bras. Depuis ton départ, je ne sens plus à mon côté ta jeunesse qui me rendait mes vingt ans. Te souviens-tu de nos promenades du matin dans l’allée de chênes ? Maintenant, je n’ose plus aller sous ces arbres ; je suis seul, j’ai peur. La Durance pleure. Viens vite me consoler, apaiser mes inquiétudes… »

    Les sanglots me suffoquaient, je ne pus continuer. À ce moment, un cri déchirant se fit entendre à quelques pas de moi ; je vis un soldat se dresser brusquement, la face contractée ; il leva les bras avec angoisse, et s’abattit sur le sol, où il se tordit dans des convulsions effroyables ; puis, il ne bougea plus.

    « J’ai mis mon espoir en Dieu, continuait mon oncle, il te ramènera à Dourgues sain et sauf, nous recommencerons notre douce vie. Laisse-moi rêver tout haut, te dire mes projets d’avenir. Tu n’iras plus à Grenoble, tu resteras près de moi ; je ferai de mon enfant un fils de la terre, un paysan qui vivra gaiement au milieu des travaux de la campagne.

    « Et moi, je me retirerai dans ta ferme. Mes mains tremblantes ne pourront bientôt plus tenir l’hostie. Je ne demande au ciel que deux années d’une pareille existence. Ce sera la récompense des quelques bonnes œuvres que j’ai pu faire. Alors tu me conduiras parfois dans les sentiers de notre chère vallée, où chaque rocher, chaque haie me rappellera ta jeunesse que j’ai tant aimée… »

    Je dus m’arrêter de nouveau. J’éprouvai à l’épaule une douleur si vive, que je faillis m’évanouir une seconde fois. Une inquiétude terrible venait de me prendre ; il me semblait que le bruit de la fusillade se rapprochait, et je me disais avec terreur que notre armée reculait peut-être, que dans sa fuite elle allait descendre me passer sur le corps. Mais je ne voyais toujours que les minces nuages de fumée qui traînaient sur les coteaux.

    Mon oncle Lazare ajoutait :

    « Et nous serons trois à nous aimer. Ah ! mon bien-aimé Jean, comme tu as eu raison de lui donner à boire, un matin, au bord de la Durance. Moi, je redoutais Babet, j’étais de méchante humeur, et maintenant je suis jaloux, car je vois bien que jamais je ne pourrais t’aimer autant qu’elle t’aime. “Dites-lui, me répétait-elle hier en rougissant, que s’il se fait tuer, j’irai me jeter dans la rivière, à l’endroit où il m’a donné à boire.”

    « Pour l’amour de Dieu ! ménage ta vie. Il est des choses que je ne puis comprendre, mais je sens bien que le bonheur t’attend ici. J’appelle déjà Babet ma fille ; je la vois à ton bras, dans l’église, lorsque je bénirai votre union. Je veux que ce soit là ma dernière messe.

    « Babet est une grande et belle fille maintenant. Elle t’aidera dans tes travaux… »

    Le bruit de la fusillade s’était éloigné. Je pleurais des larmes douces. Il y avait des plaintes sourdes parmi les soldats qui râlaient entre les roues des canons. J’en apercevais un qui faisait des efforts pour se débarrasser d’un de ses camarades, blessé comme lui, dont le corps lui écrasait la poitrine ; et, comme ce blessé se déballait en se plaignant, le soldat le repoussa brutalement, le fit rouler sur la pente du monticule, où le misérable hurla de douleur. À ce gémissement, une rumeur monta de l’entassement des cadavres. Le soleil, qui baissait, avait des rayons d’un blond fauve. Le bleu du ciel était plus doux.

    J’achevai la lettre de mon oncle Lazare.

    « Je voulais simplement, disait-il encore, te donner de nos nouvelles, te supplier de venir au plus tôt nous rendre heureux. Et voilà que je pleure, que je bavarde comme un vieil enfant. Espère, mon pauvre Jean, je prie, et Dieu est bon.
    « Réponds-moi vite, fixe-moi, s’il est possible, l’époque de ton retour. Nous comptons les semaines, Babet et moi. À bientôt, bonne espérance. »

    L’époque de mon retour !… Je baisai la lettre en sanglotant, je crus un instant que j’embrassais Babet et mon oncle. Jamais, sans doute, je ne les reverrais. J’allais mourir comme un chien, dans la poussière, sous le soleil de plomb. Et c’était dans cette plaine désolée, au milieu de râles d’agonie, que mes chères affections me disaient adieu. Un silence bourdonnant m’emplissait les oreilles ; je regardais la terre blanche tachée de sang, qui s’étendait déserte jusqu’aux lignes grises de l’horizon. Je répétais : « Il faut mourir. » Alors, je fermai les yeux, j’évoquai le souvenir de Babet et de mon oncle Lazare.

    Je ne sais combien je passai de temps dans une sorte de somnolence douloureuse. Mon cœur souffrait autant que ma chair. Des larmes coulaient sur mes joues, lentes et chaudes. Au milieu des cauchemars que me donnait la fièvre, j’entendais un râle pareil à la plainte continue d’un enfant qui souffre. Par instants, je m’éveillais, je regardais le ciel avec étonnement.

    Je compris enfin que c’était M. de Montrevert, gisant à quelques pas, qui râlait ainsi. Je l’avais cru mort. Il était couché la face contre terre, les bras écartés. Cet homme avait été bon pour moi ; je me dis que je ne pouvais le laisser mourir ainsi, le visage dans la terre, et je me mis à ramper doucement vers lui.

    Deux cadavres nous séparaient. J’eus un instant la pensée de passer sur le ventre de ces morts pour abréger le chemin ; car, à chaque mouvement, mon épaule me faisait horriblement souffrir. Mais je n’osai pas. J’avançai sur les genoux, m’aidant d’une main. Quand je fus arrivé auprès du colonel, je poussai un soupir de soulagement ; il me sembla que j’étais moins seul ; nous allions mourir ensemble, et cette mort partagée ne m’épouvantait plus.

    Je voulais qu’il vît le soleil, je le retournai le plus délicatement possible. Quand les rayons tombèrent sur son visage, il souffla fortement ; il ouvrit les yeux. Penché sur lui, j’essayai de lui sourire. Il abaissa de nouveau les paupières ; à ses lèvres qui tremblaient, je compris qu’il avait conscience de ses souffrances.

    — C’est vous, Gourdon, me dit-il enfin d’une voix faible ; la bataille est-elle gagnée ?

    — Je le crois, colonel, lui répondis-je.

    Il y eut un instant de silence. Puis, ouvrant les yeux et me regardant :

    — Où êtes-vous blessé ? me demanda-t-il.

    — À l’épaule… Et vous, colonel ?

    — Je dois avoir le coude broyé… Je me rappelle, c’est le même boulet qui nous a arrangés comme cela, mon garçon.

    Il fit un effort pour se remettre sur son séant.

    — Ah ! ça, dit-il avec une gaieté brusque, nous n’allons pas coucher ici ?

    Vous ne sauriez croire combien cette bonhomie courageuse me donna des forces et de l’espoir. Je me sentais tout autre depuis que nous étions deux à lutter contre la mort.

    — Attendez, m’écriai-je, je vais bander votre bras avec mon mouchoir, et nous tâcherons de nous porter l’un l’autre jusqu’à la prochaine ambulance.

    — C’est ça, mon garçon… Ne serrez pas trop fort… Maintenant, prenons-nous chacun par notre bonne main et essayons de nous lever.

    Nous nous levâmes en chancelant. Nous avions perdu beaucoup de sang ; nos têtes tournaient, nos jambes se dérobaient. On nous aurait pris pour des hommes ivres, trébuchant, nous soutenant, nous poussant, faisant des détours pour éviter les morts. Le soleil se couchait dans une lueur rose, et nos ombres gigantesques dansaient bizarrement sur le champ de bataille. C’était la fin d’un beau jour.

    Le colonel plaisantait ; des frissons crispaient ses lèvres, ses rires ressemblaient à des sanglots. Je sentais bien que nous allions tomber dans un coin pour ne plus nous relever. Par instants, des vertiges nous prenaient, nous étions obligés de nous arrêter, fermant les yeux. Au fond de la plaine, les ambulances faisaient de petites taches grises sur la terre sombre.

    Nous heurtâmes un gros caillou, et nous fûmes renversés l’un sur l’autre. Le colonel jura comme un païen. Nous essayâmes de marcher à quatre pattes, en nous accrochant aux ronces. Nous fîmes ainsi, sur les genoux, une centaine de mètres. Mais nos genoux saignaient.

    — J’en ai assez, dit le colonel en se couchant ; on viendra me ramasser si l’on veut. Dormons.
    J’eus encore la force de me dresser à demi et de crier de tout le souffle qui me restait. Des hommes passaient au loin, ramassant les blessés ; ils accoururent, ils nous couchèrent côte à côte sur une civière.

    — Mon camarade, me dit le colonel pendant le trajet, la mort ne veut pas de nous. Je vous dois la vie, je m’acquitterai de ma dette, le jour où vous aurez besoin de moi… Donnez-moi votre main.

    Je mis ma main dans la sienne, et c’est ainsi que nous arrivâmes aux ambulances. On avait allumé des torches ; les chirurgiens coupaient et sciaient, au milieu de hurlements épouvantables ; une odeur fade s’exhalait des linges ensanglantés, tandis que les torches jetaient dans les cuvettes des moires d’un rose sombre.

    Le colonel supporta courageusement l’amputation de son bras ; je vis seulement ses lèvres blanchir et ses yeux se voiler. Quand mon tour fut venu, un chirurgien me visita l’épaule.

    — C’est un boulet qui vous a fait cela, dit-il, deux centimètres plus bas, et vous aviez l’épaule emportée. La chair seule a été meurtrie.

    Et, comme je demandais à l’aide qui me pansait si ma blessure était grave :

    — Grave ! me répondit-il en riant, vous en avez pour trois semaines à garder le lit et à vous refaire du sang.

    Je me tournai contre le mur, ne voulant pas laisser voir mes larmes. Et j’aperçus des yeux du cœur Babet et mon oncle Lazare qui me tendaient les bras. J’en avais fini avec les luttes sanglantes de ma journée d’été.

    Chapitre III

    Automne

    Il y avait près de quinze ans que j’avais épousé Babet dans la petite église de mon oncle Lazare. Nous avions demandé le bonheur à notre chère vallée. Je m’étais fait cultivateur ; la Durance, ma première amante, était maintenant pour moi une bonne mère qui semblait se plaire à rendre mes champs gras et fertiles. Peu à peu, appliquant les méthodes nouvelles de culture, je devenais un des plus riches propriétaires du pays.

    À la mort des parents de ma femme, nous avions acheté l’allée de chênes et les prairies qui s’étendaient le long de la rivière. J’avais fait bâtir sur ce terrain une habitation modeste qu’il nous fallut bientôt agrandir ; chaque année, je trouvais moyen d’arrondir nos terres de quelque champ voisin, et nos greniers étaient trop étroits pour nos moissons.

    Ces quinze premières années furent simples et heureuses. Elles s’écoulèrent dans une joie sereine, et elles n’ont laissé en moi que le souvenir vague d’un bonheur calme et continu. Mon oncle Lazare avait réalisé son rêve en se retirant chez nous ; son grand âge ne lui permettait même plus de lire chaque matin son bréviaire ; il regrettait parfois sa chère église, il se consolait en allant rendre visite au jeune vicaire qui l’avait remplacé. Dès le lever du soleil, il descendait de la petite chambre qu’il occupait, et souvent il m’accompagnait aux champs, se plaisant au grand air, retrouvant une jeunesse au milieu des senteurs fortes de la campagne.

    Une seule tristesse nous faisait soupirer parfois. Dans la fécondité qui nous entourait, Babet restait stérile. Bien que nous fussions trois à nous aimer, certains jours, nous nous trouvions trop seuls : nous aurions voulu avoir dans nos jambes une tête blonde qui nous eût tourmentés et caressés.

    L’oncle Lazare avait une peur terrible de mourir avant d’être grand-oncle. Il était redevenu enfant, il se désolait de ce que Babet ne lui donnait pas un camarade qui aurait joué avec lui. Le jour où ma femme nous confia en hésitant que nous allions sans doute être bientôt quatre, je vis le cher oncle tout pâle, se retenant pour ne pas pleurer. Il nous embrassa, songeant déjà au baptême, parlant de l’enfant comme s’il était âgé de trois ou quatre ans.

    Et les mois passèrent dans une tendresse recueillie. Nous parlions bas entre nous, attendant quelqu’un. Je n’aimais plus Babet, je l’adorais à mains jointes, je l’adorais pour deux, pour elle et pour le petit.
    Le grand jour approchait. J’avais fait venir de Grenoble une sage-femme qui ne quittait plus la ferme. L’oncle était dans des transes horribles ; il n’entendait rien à de pareilles aventures, il alla jusqu’à me dire qu’il avait eu tort de se faire prêtre et qu’il regrettait beaucoup de n’être pas médecin.

    Un matin de septembre, vers six heures, j’entrai dans la chambre de ma chère Babet qui sommeillait encore. Son visage souriant reposait paisiblement sur la toile blanche de l’oreiller. Je me penchai, retenant mon souffle. Le ciel me comblait de ses biens. Je songeai tout à coup à cette journée d’été où je râlais dans la poussière, et je sentis en même temps, autour de moi, le bien-être du travail, la paix du bonheur. Ma brave femme dormait, toute rose, au milieu de son grand lit ; tandis que la chambre entière me rappelait nos quinze années de tendresse.

    J’embrassai doucement Babet sur les lèvres. Elle ouvrit les yeux, me sourit, sans parler. J’avais des envies folles de la prendre dans mes bras, de la serrer contre mon cœur ; mais, depuis quelque temps, j’osais à peine lui presser la main, tant elle me semblait fragile et sacrée.

    Je m’assis sur le bord de la couche, et, à voix basse :

    — Est-ce pour aujourd’hui ? lui demandai-je.

    — Non, je ne crois pas, me répondit-elle… Je rêvais que j’avais un garçon : il était déjà très grand et portait d’adorables petites moustaches noires… L’oncle Lazare me disait hier qu’il l’avait aussi vu en rêve.

    Je commis une grosse maladresse.

    — Je connais l’enfant mieux que vous, repris-je. Je le vois chaque nuit. C’est une fille…

    Et comme Babet se tournait vers la muraille, près de pleurer, je compris ma bêtise, je me hâtai d’ajouter :

    — Quand je dis une fille… je ne suis pas bien sûr. Je vois l’enfant tout petit, avec une longue robe blanche… C’est certainement un garçon.

    Babet m’embrassa pour cette bonne parole.

    — Va surveiller les vendanges, reprit-elle. Je me sens calme, ce matin.

    — Tu me ferais prévenir s’il arrivait quelque chose ?

    — Oui, oui… Je suis très lasse. Je vais encore dormir. Tu ne m’en veux pas de ma paresse ?…

    Et Babet ferma les yeux, languissante et attendrie. Je restai penché sur elle, recevant au visage le souffle tiède de ses lèvres. Elle s’endormit peu à peu, sans cesser de sourire. Alors, je dégageai ma main de la sienne avec des précautions infinies ; je travaillai pendant cinq minutes pour mener à bien cette besogne délicate. Puis, je posai sur son front un baiser qu’elle ne sentit pas, et je me retirai, palpitant, le cœur débordant d’amour.

    Je trouvai, en bas, dans la cour, mon oncle Lazare qui regardait avec inquiétude la fenêtre de la chambre de Babet. Dès qu’il m’aperçut :

    — Eh bien ! me demanda-t-il, est-ce pour aujourd’hui ?

    Depuis un mois il m’adressait régulièrement cette question chaque matin.

    — Il paraît que non, lui répondis-je. Venez-vous avec moi voir vendanger ?

    Il alla chercher sa canne, et nous descendîmes l’allée de chênes. Lorsque nous fûmes au bout de l’allée, sur cette terrasse qui dominait la Durance, nous nous arrêtâmes tous deux, regardant la vallée.

    De petits nuages blancs frissonnaient dans le ciel pâle. Le soleil avait des rayons blonds qui jetaient comme une poussière d’or sur la campagne, dont la nappe jaune s’étendait toute mûre, n’ayant plus les lumières ni les ombres énergiques de l’été. Les feuillages doraient, par larges plaques, la terre noire. La rivière coulait plus lente, lasse d’avoir fécondé les champs pendant une saison. Et la vallée restait calme et forte. Elle portait déjà les premières rides de l’hiver, mais son flanc gardait la chaleur de ses derniers enfantements, étalant ses formes amples, dépouillée des herbes folles du printemps, plus orgueilleusement belle de cette seconde jeunesse de la femme qui a fait œuvre de vie.

    Mon oncle Lazare resta silencieux ; puis, se tournant vers moi :

    — Te souviens-tu ? Jean, me dit-il, il y a plus de vingt ans, je t’ai conduit ici par une jeune matinée de mai. Ce jour-là, je t’ai montré la vallée prise d’une activité folle, travaillant aux fruits de l’automne. Regarde : la vallée vient encore une fois d’achever son travail.

    — Je me souviens, cher oncle, répondis-je. J’avais grand’peur ce jour-là ; mais vous étiez bon, et votre leçon fut convaincante. Je vous dois toutes mes joies.

    — Oui, tu en es à l’automne, tu as travaillé et tu récoltes. L’homme, mon enfant, a été créé à l’image de la terre. Et, comme la mère commune, nous sommes éternels : les feuilles vertes renaissent chaque année des feuilles sèches ; moi, je renais en toi, et toi, tu renaîtras dans tes enfants. Je te dis cela pour que la vieillesse ne t’effraye pas, pour que tu saches mourir en paix, comme meurt cette verdure, qui repoussera de ses propres germes au printemps prochain.

    J’écoutais mon oncle, et je songeais à Babet, qui dormait dans son grand lit de toile blanche. La chère créature allait enfanter, à l’image de ce sol puissant qui nous avait donné la fortune. Elle aussi en était à l’automne : elle avait le sourire fort, l’ampleur sereine de la vallée. Je croyais la voir sous le soleil blond, lasse et heureuse, trouvant une généreuse volupté à être mère. Et je ne savais plus si mon oncle Lazare me parlait de ma chère vallée ou de ma chère Babet.

    Nous montâmes lentement sur les coteaux. En bas, le long de la Durance, étaient les prairies, de larges tapis d’un vert cru ; puis venaient des terres jaunes que, ça et là, les oliviers grisâtres et les maigres amandiers coupaient en allées largement espacées ; puis, tout en haut, se trouvaient les vignes, des souches puissantes dont les ceps traînaient sur le sol.

    Dans le midi de la France, on traite la vigne en rude commère, et non en délicate demoiselle, comme dans le nord. Elle pousse un peu à l’aventure, selon le bon plaisir de la pluie et du soleil. Les souches, alignées sur deux rangs, en longues files, jettent autour d’elles des jets d’une verdure sombre. Dans les intervalles, on sème du blé ou de l’avoine. Un vignoble ressemble à une immense pièce d’étoffe rayée, faite de la bande verte des pampres et du ruban jaune des chaumes.

    Des hommes et des femmes, accroupis dans les vignes, coupaient les grappes de raisin, qu’ils jetaient ensuite au fond de grands paniers. Nous marchions lentement, mon oncle et moi, le long des allées de chaume. Lorsque nous passions, les vendangeurs tournaient la tête et nous saluaient. Mon oncle s’arrêtait parfois pour causer avec les plus vieux des travailleurs.

    — Hé ! père André, disait-il, le raisin est-il bien mûr, le vin sera-t-il bon, cette année ?

    Et les paysans, levant leurs bras nus, montraient au soleil de longues grappes d’un noir d’encre, dont les grains pressés semblaient éclater d’abondance et de force.

    — Voyez, monsieur le curé, criaient-ils, ce sont là les petites. Il y en a qui pèsent plusieurs livres. Voici dix ans que nous n’avions eu une pareille besogne.

    Puis, ils rentraient dans les feuilles. Leurs vestes brunes faisaient des taches sur la verdure. Et les femmes, nu-tête, ayant au cou un mince fichu bleu, se courbaient en chantant. Il y avait des enfants qui se roulaient au soleil, dans les chaumes, poussant des rires aigus, égayant de leur turbulence l’atelier en plein air. Au bord du champ, de grosses charrettes immobiles attendaient le raisin ; elles se détachaient sur le ciel clair, tandis que des hommes allaient et venaient sans cesse, portant les paniers pleins, rapportant les paniers vides.

    Je l’avoue, au milieu de ce champ, il me vint des pensées d’orgueil. J’entendais la terre enfanter sous mes pas ; la vie mûre et toute-puissante coulait dans les veines de la vigne, et chargeait l’air de souffles larges. Un sang chaud battait dans ma chair, j’étais comme soulevé par la fécondation qui débordait du sol et qui montait en moi. Le labeur de ce peuple d’ouvriers était mon œuvre, ces vignes étaient mes enfants ; cette campagne entière devenait ma famille plantureuse et obéissante. J’avais plaisir à sentir mes pieds s’enfoncer dans la terre grasse.

    Alors, j’embrassai d’un coup d’œil les terrains qui descendaient jusqu’à la Durance, et je possédai ces vignobles, ces prés, ces chaumes, ces oliviers. La maison blanchissait à côté de l’allée de chênes ; la rivière semblait une frange d’argent posée au bord du grand manteau vert de mes pâturages. Je crus un instant que ma taille grandissait, qu’en étendant les bras, j’allais pouvoir serrer contre ma poitrine la propriété entière, les arbres et les prairies, la maison et les terres labourées.

    Et comme je regardais, je vis, dans l’étroit sentier qui montait le coteau, une de nos servantes courant à perdre haleine. Elle se heurtait aux cailloux, emportée par son élan, agitant les deux bras, nous appelant de ses gestes éperdus. Une émotion inexprimable me prit à la gorge.

    — Mon oncle, mon oncle ! criai-je, voyez donc courir Marguerite… Je crois que c’est pour aujourd’hui.

    Mon oncle Lazare devint tout pâle. La servante était enfin arrivée sur le plateau ; elle venait à nous, en sautant par-dessus les vignes. Quand elle fut devant moi, l’haleine lui manqua ; elle étouffait, appuyant les mains sur sa poitrine.

    — Parlez donc ! lui dis-je. Qu’arrive-t-il ?

    Elle poussa un gros soupir, fit aller les mains, put enfin prononcer ce seul mot :

    — Madame…

    Je n’attendis pas davantage.

    — Venez, venez vite, oncle Lazare ! Ah ! ma pauvre et chère Babet !

    Et je descendis le sentier, lancé à me briser les os. Les vendangeurs, qui s’étaient mis debout, me regardaient courir en souriant. L’oncle Lazare, ne pouvant me rejoindre, agitait sa canne avec désespoir.

    — Hé ! Jean, que diable ! criait-il, attends-moi. je ne veux pas arriver le dernier.

    Mais je n’entendais plus l’oncle Lazare, je courais toujours.

    J’arrivai à la ferme, haletant, plein de terreur et d’espérance. Je montai rapidement l’escalier, je frappai du poing à la porte de Babet, riant, pleurant, la tête perdue. La sage-femme entrebâilla la porte, pour me dire d’un ton fâché de ne point faire tant de bruit. Je demeurai désespéré et honteux.

    — Vous ne pouvez entrer, ajouta-t-elle. Allez attendre dans la cour.

    Et comme je ne bougeais pas :

    — Tout va bien, continua la sage-femme. Je vous appellerai.

    La porte se referma. Je restai droit devant elle, ne me décidant pas à descendre. J’entendais Babet se plaindre d’une voix brisée. Et, comme j’étais là, elle poussa un cri déchirant qui me frappa comme une balle en pleine poitrine. Il me prit une envie irrésistible d’enfoncer la porte d’un coup d’épaule. Pour ne pas céder à cette envie, je mis les mains à mes oreilles, je me précipitai follement dans l’escalier.

    Je trouvai dans la cour mon oncle Lazare qui arrivait tout essoufflé. Le cher homme fut obligé de s’asseoir sur la margelle du puits.

    — Eh bien ! me demanda-t-il, où est l’enfant ?

    — Je ne sais pas, répondis-je ; on m’a mis à la porte… Babet souffre et pleure.

    Nous nous regardâmes, n’osant prononcer une parole. Nous tendions l’oreille avec angoisse, nous ne quittions pas des yeux la fenêtre de Babet, cherchant à voir au travers des petits rideaux blancs. L’oncle, tremblant, restait immobile, les deux mains appuyées fortement sur sa canne ; moi, pris de fièvre, je marchais devant lui à grands pas. Par moments, nous échangions des sourires inquiets.

    Les charrettes des vendangeurs arrivaient une à une. Les paniers de raisin étaient posés contre un des murs de la cour, et des hommes, les jambes nues, foulaient les grappes sous leurs pieds, dans des auges de bois. Les mulets hennissaient, les charretiers juraient, tandis que le vin tombait avec des bruits sourds au fond de la cuve. Des odeurs âcres montaient dans l’air tiède.

    Et j’allais toujours de long en large, comme grisé par ces odeurs. Ma pauvre tête éclatait, je songeais à Babet, en regardant couler le sang du raisin. Je me disais avec une joie toute physique que mon enfant naissait à l’époque féconde de la vendange, dans les senteurs du vin nouveau.

    L’impatience me torturait, je montai de nouveau. Mais je n’osai frapper, je collai mon oreille contre le bois de la porte, et j’entendis les plaintes de Babet, qui sanglotait tout bas. Alors le cœur me manqua, je maudis la souffrance. L’oncle Lazare, qui était doucement monté derrière moi, dut me ramener dans la cour. Il voulut me distraire, il me dit que le vin serait excellent ; mais il parlait sans s’écouter lui-même. Et, par instants, nous nous taisions tous deux, écoutant avec anxiété une plainte plus prolongée de Babet.

    Peu à peu, les cris s’adoucirent, ce ne fut plus qu’un murmure douloureux, une voix d’enfant qui s’endort en pleurant. Puis, un grand silence se fit. Bientôt ce silence me causa une épouvante indicible. La maison me paraissait vide, maintenant que Babet ne sanglotait plus. J’allais monter, lorsque la sage-femme ouvrit sans bruit la fenêtre. Elle se pencha, et, me faisant signe de la main :

    — Venez, me dit-elle.

    Je montai lentement, goûtant des joies plus profondes à chaque marche. Mon oncle Lazare frappait déjà à la porte, que j’étais encore au milieu de l’escalier, prenant une sorte de plaisir étrange à retarder le moment où j’embrasserais ma femme.

    Sur le seuil je m’arrêtai, le cœur battant à grands coups. Mon oncle était penché sur le berceau. Babet, toute blanche, les yeux fermés, semblait dormir. J’oubliai l’enfant, j’allai droit à Babet, je pris sa chère tête entre mes mains. Les larmes n’avaient pas séché sur ses joues, et ses lèvres, encore frémissantes, souriaient, trempées de pleurs. Elle leva paresseusement les paupières. Elle ne me parla pas, mais je l’entendis me dire : « J’ai bien souffert, mon brave Jean, mais j’étais si heureuse de souffrir ! Je te sentais en moi. »

    Alors, je me penchai, je baisai les yeux de Babet, je bus ses larmes. Elle riait doucement, elle s’abandonnait avec une langueur caressante. La fatigue la tenait endolorie. Elle dégagea lentement ses mains du drap de lit, et, me prenant par le cou, approchant sa bouche de mon oreille :

    — C’est un garçon, murmura-t-elle d’une voix faible, avec un air de triomphe.

    Ce furent là les premiers mots qu’elle prononça après la terrible crise qui venait de la secouer.

    — Je savais bien que ce serait un garçon, continua-t-elle, je voyais l’enfant chaque nuit… Donne-le moi, couche-le à mon côté.

    Je me tournai, et je vis la sage-femme et mon oncle se quereller. La sage-femme avait toutes les peines du monde à empêcher l’oncle Lazare de prendre le petit entre ses bras. Il voulait le bercer.

    Je regardai l’enfant que la mère m’avait fait oublier. Il était tout rose. Babet disait avec conviction qu’il me ressemblait ; la sage-femme trouvait qu’il avait les yeux de sa mère ; moi je ne savais pas, j’étais ému jusqu’aux larmes, j’embrassai le cher petit comme du pain, croyant encore embrasser Babet.

    Je posai l’enfant sur le lit. Il poussait des cris continus qui nous semblaient être une musique céleste. Je m’assis sur le bord de la couche, mon oncle se mit dans un grand fauteuil, et Babet, lasse et sereine, couverte jusqu’au menton, resta les paupières levées, les yeux souriants.

    La fenêtre était ouverte toute grande. L’odeur du raisin entrait avec les tiédeurs de la douce après-midi d’automne. On entendait les piétinements des vendangeurs, les secousses des charrettes, les claquements des fouets ; par moments, montait la chanson aiguë d’une servante qui traversait la cour. Tous ces bruits s’adoucissaient dans la sérénité de cette chambre, encore émue des sanglots de Babet. Et la fenêtre taillait en plein ciel et en pleine campagne une large bande de paysage. Nous apercevions l’allée de chênes dans sa longueur ; puis la Durance, comme un ruban de satin blanc, passait au milieu de l’or et de la pourpre des feuillages ; tandis que, au-dessus de ce coin de terre, un ciel pâle, bleu et rose, creusait ses limpides profondeurs.

    C’est dans le calme de cet horizon, dans les exhalaisons de la cuve, dans les joies du travail et de l’enfantement, que nous causions tous trois, Babet, l’oncle Lazare et moi, en regardant le cher petit nouveau-né.

    — Oncle Lazare, disait Babet, quel nom donnerez-vous à l’enfant ?

    — La mère de Jean s’appelait Jacqueline, répondit l’oncle, je nommerai l’enfant Jacques.

    — Jacques, Jacques, répéta Babet… Oui, c’est un joli nom… Et, dites-moi, que ferons-nous de ce petit homme : un curé ou un soldat, un monsieur ou un paysan ?

    Je me mis à rire.

    — Nous avons le temps de songer à cela, lui dis-je.

    — Mais non, reprit Babet presque fâchée, il grandira vite. Vois comme il est fort. Ses yeux parlent déjà.
    Mon oncle Lazare pensait absolument comme ma femme. Il reprit d’un ton grave :

    — N’en faites ni un prêtre ni un soldat, à moins que le garçon n’ait une vocation irrésistible… En faire un monsieur, cela est grave…

    Babet, anxieuse, me regardait. La chère femme n’avait pas un brin d’orgueil pour elle ; mais, comme toutes les mères, elle eût voulu être humble et fière devant son fils. J’aurais juré qu’elle le voyait déjà notaire ou médecin. Je l’embrassai, je lui dis doucement :

    — Je désire que l’enfant habite notre chère vallée. Un jour, il trouvera, au bord de la Durance, une Babet de seize ans, à laquelle il offrira à boire. Souviens-toi, mon amie… La campagne nous a donné la paix : notre fils sera paysan comme nous, heureux comme nous.

    Babet, tout émue, m’embrassa à son tour. Elle regarda par la fenêtre les feuillages et la rivière, les prairies et le ciel ; puis, en souriant :

    — Tu as raison, Jean, me dit-elle. Ce pays a été bon pour nous, il le sera pour notre petit Jacques… Oncle Lazare, vous serez le parrain d’un fermier.

    L’oncle Lazare approuva de la tête, d’un signe las et affectueux. Depuis un instant, je l’examinais, et je voyais ses yeux se voiler, ses lèvres pâlir. Renversé dans le fauteuil, en face de la fenêtre ouverte, il avait posé ses mains blanches sur ses genoux, il regardait fixement le ciel d’un air d’extase recueillie.
    Je fus pris d’inquiétude.

    — Souffrez-vous, oncle Lazare ? lui demandai-je. Qu’avez-vous ?… Répondez, par grâce.

    Il leva doucement une de ses mains, comme pour me prier de parler plus bas ; puis il la laissa retomber, et, d’une voix faible :

    — Je suis brisé, dit-il. À mon âge, le bonheur est mortel… Ne faites pas de bruit… Il me semble que ma chair est devenue toute légère : je ne sens plus mes jambes ni mes bras.

    Babet, effrayée, se souleva, regardant l’oncle Lazare. Je me mis à genoux devant lui, le contemplant avec anxiété. Lui, souriait.

    — Ne vous épouvantez pas, reprit-il. Je n’éprouve aucune souffrance ; une douceur descend en moi, je crois que je vais m’endormir d’un sommeil juste et bon… Cela vient de me prendre tout d’un coup, et je remercie Dieu. Ah ! mon pauvre Jean, j’ai trop couru dans le sentier du coteau, l’enfant m’a donné trop de joie.

    Et comme nous comprenions, comme nous éclations en sanglots, l’oncle Lazare continua, sans cesser de regarder le ciel :

    — Ne gâtez pas ma joie, je vous en supplie… Si vous saviez combien je suis heureux de m’endormir pour toujours dans ce fauteuil ! Jamais je n’ai osé rêver une mort si consolante. Toutes mes tendresses sont là, à mes côtés… Et voyez quel ciel bleu ! Dieu m’envoie une belle soirée.

    Le soleil se couchait derrière l’allée de chênes. Les rayons obliques jetaient des nappes d’or sous les arbres qui prenaient des tons de vieux cuivre. Au loin, la campagne verte se perdait dans une sérénité vague. L’oncle Lazare s’affaiblissait de plus en plus, en face de ce silence attendri, de ce coucher de soleil, apaisé, entrant par la fenêtre ouverte. Il s’éteignait lentement, comme ces lueurs légères qui pâlissaient sur les hautes branches.

    — Ah ! ma bonne vallée, murmura-t-il, tu me fais de tendres adieux… J’avais peur de mourir l’hiver, lorsque tu es toute noire.

    Nous retenions nos larmes, nous ne voulions pas troubler cette mort si sainte. Babet priait à voix basse. L’enfant jetait toujours de légers cris.

    Mon oncle Lazare entendit ces cris, dans le rêve de son agonie. Il essaya de se tourner vers Babet, et, souriant encore :

    — J’ai vu l’enfant, dit-il, je meurs bien heureux.

    Alors, il regarda le ciel pâle, la campagne blonde, et, renversant la tête, il poussa un faible soupir. Aucun frisson ne secoua le corps de l’oncle Lazare ; il entra dans la mort comme on entre dans le sommeil.

    Une telle douceur s’était faite en nous, que nous restâmes muets, sans larmes. Nous n’éprouvions qu’une tristesse sereine en face de tant de simplicité dans la mort. Le crépuscule tombait, les adieux de l’oncle Lazare nous laissaient confiants, ainsi que les adieux du soleil qui meurt le soir pour renaître le matin.

    Telle fut ma journée d’automne, qui me donna un fils et qui emporta mon oncle Lazare dans la paix du crépuscule.

    Chapitre IV

    Hiver

    Janvier a de sinistres matinées, qui glacent le cœur. Au réveil, ce jour-là, je fus pris d’une inquiétude vague. Pendant la nuit, le dégel était venu, et, lorsque, du seuil de la porte, je regardai la campagne, elle m’apparut comme un immense haillon d’un gris sale, souillé de boue, troué de déchirures.
    Un rideau de brouillard cachait les horizons. Dans ce brouillard, les chênes de l’allée dressaient lugubrement leurs bras noirs, pareils à une rangée de spectres gardant l’abîme de vapeur qui se creusait derrière eux. Les terres étaient défoncées, couvertes de flaques d’eau, le long desquelles traînaient des lambeaux de neige salie. Au loin, la grande voix de la Durance s’enflait.

    L’hiver est d’une vigueur saine, lorsque le ciel est clair et que la terre est dure. L’air pince les oreilles, on marche gaillardement dans les sentiers gelés qui sonnent sous les pas avec des bruits d’argent. Les champs s’élargissent, propres et nets, blancs de glace, jaunes de soleil. Mais je ne sais rien de plus attristant que ces temps fades de dégel ; je hais les brouillards dont l’humidité pèse aux épaules.

    Je frissonnai devant ce ciel cuivré ; je me hâtai de rentrer, décidé à ne point aller aux champs, ce jour-là. Il ne manquait pas de travail dans l’intérieur de la ferme.

    Jacques était levé depuis longtemps. Je l’entendais siffler sous un hangar, où il donnait un coup de main à des hommes qui enlevaient des sacs de blé. Le garçon avait déjà dix-huit ans ; c’était un grand gaillard, aux bras forts. Il n’avait pas eu un oncle Lazare pour le gâter et lui apprendre le latin, il n’allait point rêver sous les saules de la rive. Jacques était devenu un vrai paysan, un travailleur infatigable, qui se fâchait, lorsque je touchais à quelque chose, me disant que je me faisais vieux et que je devais me reposer.

    Et, comme je le regardais de loin, un être doux et léger, qui me sauta sur les épaules, posa ses petites mains sur mes yeux, en me demandant :

    — Qui est-ce ?

    Je me mis à rire.

    — C’est, répondis-je, la petite Marie, que sa mère vient d’habiller.

    La chère fillette allait avoir dix ans, et, depuis dix ans, elle était la joie de la ferme. Venue la dernière, à une époque où nous n’espérions plus avoir d’enfant, elle était doublement aimée. Sa santé chancelante nous la rendait chère. On la traitait en demoiselle ; sa mère voulait absolument en faire une dame, et je n’avais pas le courage de vouloir autre chose, tant la petite Marie était mignonne, dans ses belles jupes de soie ornées de rubans.

    Marie n’était pas descendue de mes épaules.

    — Maman, maman, criait-elle, viens donc voir ; je joue au cheval.

    Babet, qui entrait, eut un sourire. Ah ! ma pauvre Babet, comme nous étions vieux ! Je me souviens que nous grelottions de lassitude, ce jour-là, en nous regardant d’un air triste, lorsque nous étions seuls. Nos enfants nous rendaient notre jeunesse.

    Le déjeuner fut silencieux. Nous avions été obligés d’allumer la lampe. Les clartés rousses qui traînaient dans la pièce, étaient d’une tristesse à mourir.

    — Bah ! disait Jacques, il vaut mieux cette pluie tiède qu’un grand froid qui gèlerait nos oliviers et nos vignes.

    Et il essayait de plaisanter. Mais il était inquiet comme nous, sans savoir pourquoi. Babet avait fait de mauvais rêves. Nous écoutions le récit de ses cauchemars, riant des lèvres, le cœur serré.

    — C’est le temps qui nous met l’âme à l’envers, dis-je pour rassurer tout le monde.

    — Oui, oui, c’est le temps, se hâta de reprendre Jacques. Je vais mettre quelques sarments dans le feu.

    Une flambée joyeuse jeta de larges nappes de lumière contre les murs. Les ceps brûlaient avec des pétillements, laissant des brasiers roses. Nous nous étions assis devant la cheminée ; l’air, au dehors, était tiède ; mais, dans l’intérieur de la ferme, il tombait des plafonds une humidité glaciale. Babet avait pris la petite Marie sur ses genoux ; elle causait tout bas avec elle, s’égayant de son babil d’enfant.

    — Venez-vous, père ? me demanda Jacques. Nous allons visiter les caves et les greniers.

    Je sortis avec lui. Depuis quelques années, les récoltes devenaient mauvaises. Nous subissions de grosses pertes : nos vignes, nos arbres étaient surpris par les froids ; la grêle hachait nos blés et nos avoines. Et je disais parfois que je devenais vieux, que la fortune, qui est femme, n’aime pas les vieillards. Jacques riait, en me répondant qu’il était jeune, lui, et qu’il allait faire la cour à la fortune.

    J’en étais à l’hiver, à la saison froide. Je sentais bien que tout mourait autour de moi. À chaque gaieté qui s’en allait, je songeais à l’oncle Lazare, qui était resté si calme dans la mort ; je demandais des forces à son cher souvenir.

    Vers trois heures, le jour tomba complètement. Nous descendîmes dans la salle commune. Babet cousait au coin de la cheminée, la tête penchée ; la petite Marie, assise par terre, en face du feu, habillait gravement une poupée. Jacques et moi, nous nous étions mis devant un bureau d’acajou, qui nous venait de l’oncle Lazare ; nous nous occupions à vérifier nos comptes.

    La fenêtre était comme murée ; le brouillard, collé aux vitres, bâtissait une véritable muraille de ténèbres. Derrière cette muraille, se creusait le vide, l’inconnu. Seule, une clameur large, une voix haute, qui emplissait l’ombre, s’élevait dans le silence.

    Nous avions congédié les travailleurs, ne gardant avec nous que notre vieille servante Marguerite. Quand je levais la tête et que j’écoutais, il me semblait que la ferme se trouvait suspendue au milieu d’un gouffre. Aucun bruit humain ne venait du dehors, je n’entendais que la clameur de l’abîme. Alors je regardais ma femme et mes enfants, j’avais les lâchetés des vieilles gens qui se sentent trop faibles pour protéger ceux qui les entourent contre les périls inconnus.

    La clameur devint plus rauque, et il nous sembla qu’on heurtait à la porte. Au même instant, les chevaux de l’écurie se mirent à hennir furieusement, les bestiaux poussèrent des beuglements étouffés. Nous nous étions tous levés, pâles d’inquiétude. Jacques se précipita vers la porte, l’ouvrit toute grande.

    Un flot d’eau trouble entra brusquement et s’étala dans la pièce.

    La Durance débordait. C’était elle qui jetait la clameur s’élargissant au loin depuis le matin. Les neiges fondaient dans les montagnes, chaque coteau était devenu un torrent qui enflait la rivière. Le rideau de brouillard nous avait caché cette crue soudaine.

    Souvent, dans les hivers rigoureux, en temps de dégel, l’eau était ainsi montée jusqu’à la porte de la ferme. Mais jamais le flot n’avait grandi si rapide. Par la porte ouverte, nous apercevions la cour transformée en lac. Nous avions déjà de l’eau jusqu’aux chevilles.

    Babet avait soulevé la petite Marie, qui pleurait en serrant sa poupée contre sa poitrine. Jacques voulait aller ouvrir les portes des écuries et des étables ; mais sa mère, le retenant par ses vêtements, le supplia de ne point sortir. L’eau montait toujours. Je poussai Babet vers l’escalier.

    — Vite, vite, allons dans les chambres, criai-je.

    Et je forçai Jacques à passer devant moi. Je quittai le rez-de-chaussée le dernier.

    Marguerite, terrifiée, descendit du grenier où elle se trouvait. Je la fis asseoir au fond de la pièce, à côté de Babet, qui restait silencieuse, pâle, les yeux suppliants. Nous avions couché la petite Marie dans le lit ; elle n’avait pas voulu se séparer de sa poupée, elle s’endormait doucement, en la serrant entre ses bras. Ce sommeil de l’enfant me soulageait ; lorsque je me tournais et que je voyais Babet, écoutant le souffle régulier de la fillette, j’oubliais le danger, je n’entendais plus l’eau qui battait les murs.

    Mais nous ne pouvions, Jacques et moi, nous empêcher de regarder le péril en face. L’anxiété nous poussait à nous rendre compte des progrès de l’inondation. Nous avions ouvert la fenêtre toute grande, nous nous penchions au risque de tomber, nous interrogions la nuit. Le brouillard, plus épais, traînait sur l’eau, suant une pluie fine qui nous pénétrait de frissons. De vagues reflets d’acier indiquaient seuls la nappe mouvante, au fond des ténèbres. En bas, dans la cour, le flot clapotait, montant le long des murailles avec des ondulations douces. Et nous n’entendions toujours que la colère de la Durance et que l’épouvante des chevaux et des bestiaux.

    Les hennissements, les beuglements de ces pauvres bêtes me fendaient l’âme. Jacques m’interrogeait du regard ; il aurait voulu tenter de les délivrer. Bientôt leurs plaintes d’agonie devinrent lamentables, et un grand craquement se fit entendre. Les bœufs venaient de briser les portes de l’étable. Nous les vîmes passer devant nous, emportés par les eaux, roulés dans le courant. Et ils disparurent dans la clameur de la rivière.

    Alors la colère me prit à la gorge, je devins comme fou, je montrai le poing à la Durance. Debout devant la fenêtre, je l’insultais.

    — Mauvaise ! criai-je au milieu du vacarme des eaux, je t’ai aimée d’amour, tu as été ma première maîtresse, et tu me voles aujourd’hui, tu viens ébranler ma ferme et emporter mes bestiaux. Ah ! maudite, maudite !… Puis, tu m’as donné Babet, tu t’es promenée avec douceur au bord de mes prés. Moi, je croyais que tu étais une bonne mère, je me rappelais que l’oncle Lazare avait eu de la tendresse pour tes eaux claires, je pensais te devoir de la reconnaissance… Tu es une marâtre, je ne te dois que de la haine…

    Mais la Durance, de sa voix de tonnerre, étouffait mes cris ; et, large, indifférente, elle étalait et poussait ses flots avec l’entêtement tranquille des choses.

    Je rentrai dans la chambre, j’allai embrasser Babet qui pleurait. La petite Marie dormait en souriant.

    — Ne t’effraye pas, dis-je à ma femme. L’eau ne peut toujours monter… Elle va certainement descendre… Il n’y a aucun danger.

    — Non, il n’y a aucun danger, répétait Jacques fiévreusement. La maison est solide.

    À ce moment, Marguerite, qui s’était approchée de la fenêtre, prise de la curiosité de la peur, se pencha comme folle, et tomba, en poussant un cri. Je me jetai devant la fenêtre, mais je ne pus empêcher Jacques de sauter dans l’eau. Marguerite l’avait bercé, il éprouvait pour la pauvre vieille une tendresse de fils. Au bruit des deux chutes, Babet s’était levée, épouvantée, les mains jointes. Elle resta là, debout, la bouche ouverte, les yeux agrandis, regardant la fenêtre.

    Je m’étais assis sur l’appui de bois, les oreilles pleines du grondement des eaux. Je ne sais depuis combien de temps nous étions, Babet et moi, dans cette stupeur douloureuse, lorsqu’une voix m’appela. C’était Jacques qui se tenait au mur, sous la fenêtre. Je lui tendis la main, et il remonta.
    Babet le prit avec force dans ses bras. Elle pouvait sangloter, maintenant ; elle se soulageait.

    Il ne fut pas question de Marguerite. Jacques n’osait dire qu’il n’avait pu la retrouver, et nous n’osions le questionner sur ses recherches.

    Il me prit à part, il me ramena à la fenêtre.

    — Père, me dit-il à demi-voix, il y a déjà plus de deux mètres d’eau dans la cour, et la rivière monte toujours. Nous ne pouvons rester ici davantage.

    Jacques avait raison. La maison s’émiettait, les planches des hangars s’en allaient une à une. Puis, cette mort de Marguerite pesait sur nous. Babet, affolée, nous suppliait. Sur le grand lit, la petite Marie restait seule paisible, sa poupée entre les bras, dormant avec son bon sourire d’ange.

    À chaque minute, le péril croissait. L’eau allait atteindre l’appui de la fenêtre et envahir la chambre. On aurait dit qu’une machine de guerre ébranlait la ferme à coups sourds, profonds, réguliers. Le courant devait nous prendre en pleine façade. Et nous ne pouvions espérer aucuns secours humains !

    — Les minutes sont précieuses, dit Jacques avec angoisse. Nous allons être écrasés sous les décombres… Cherchons des planches, construisons un radeau.

    Il disait cela dans la fièvre. Certes, j’aurais mille fois préféré être au milieu de la rivière, sur quelques poutres liées ensemble, que sous le toit de cette maison qui allait s’effondrer. Mais où prendre les poutres nécessaires ? De rage, j’arrachai les planches des armoires, Jacques brisa les meubles, nous enlevâmes les volets, toutes les pièces de bois que nous pûmes atteindre. Et sentant qu’il était impossible d’utiliser ces débris, nous les jetions au milieu de la chambre, devenus furieux, cherchant toujours.

    Notre dernière espérance s’en allait, nous comprenions notre misère et notre impuissance. L’eau montait ; les voix rauques de la Durance nous appelaient avec colère. Alors, j’éclatai en sanglots, je pris Babet entre mes bras frémissants, je suppliai Jacques de venir près de nous. Je voulais que nous mourions tous dans une même étreinte.

    Jacques s’était remis à la fenêtre. Et, brusquement :

    — Père, cria-t-il, nous sommes sauvés !… Viens voir.

    Le ciel était bon. Le toit d’un hangar, arraché par le courant, venait d’échouer devant la fenêtre. Ce toit, large de plusieurs mètres, était fait de poutres légères et de chaume ; il surnageait, il devait former un excellent radeau. Je joignis les mains, j’aurais adoré ce bois et cette paille.

    Jacques sauta sur le toit, après l’avoir fortement amarré. Il marcha sur le chaume, s’assurant de la solidité de chaque partie. Le chaume résista ; nous pouvions nous aventurer sans crainte.

    — Oh ! il nous portera bien tous, dit Jacques joyeusement. Vois donc comme il s’enfonce peu dans l’eau !… Le difficile sera de le diriger.

    Il regarda autour de lui et saisit au passage deux perches que le courant emportait.

    — Eh ! voici les rames, continua-t-il… Père, nous nous mettrons, toi à l’arrière, moi à l’avant, et nous conduirons aisément le radeau. Il n’y a pas trois mètres de fond… Vite, vite, embarquez, il ne faut pas perdre une minute.

    Ma pauvre Babet tâchait de sourire. Elle enveloppa délicatement la petite Marie dans un châle ; l’enfant venait de se réveiller ; toute effrayée, elle gardait un silence coupé de gros soupirs. Je mis une chaise devant la fenêtre, je fis monter Babet sur le radeau. Comme je la tenais dans mes bras, je l’embrassai avec une émotion poignante ; je sentais que ce baiser était un baiser suprême.

    L’eau commençait à couler dans la chambre. Nous avions les pieds trempés. Je m’embarquai le dernier ; puis, je déliai la corde. Le courant nous collait contre le mur ; il nous fallut des précautions et des efforts infinis pour nous éloigner de la ferme.

    Peu à peu, le brouillard était tombé. Lorsque nous partîmes, il pouvait être minuit. Les étoiles se noyaient encore dans une buée ; la lune, presque au bord de l’horizon, éclairait la nuit d’une sorte d’aurore blafarde.

    C’est alors que l’inondation nous apparut dans toute son horreur grandiose. La vallée était devenue fleuve. D’un coteau à l’autre, entre les masses sombres des cultures, la Durance passait énorme, seule vivante dans l’horizon mort, grondant d’une voix souveraine, gardant dans sa colère la majesté de son jet colossal. Par endroits, des bouquets d’arbres émergeaient, tachant la nappe pâle de marbrures noires. Je reconnus, devant nous, les cimes des chênes de l’allée ; le courant nous poussait vers ces branches qui étaient pour nous autant de récifs. Autour du radeau flottaient des débris, des pièces de bois, des tonneaux vides, des paquets d’herbes ; la rivière charriait les ruines que sa colère avait faites.

    À gauche, nous apercevions les lumières de Dourgues. Des lueurs de lanternes couraient dans la nuit. L’eau n’avait pas dû monter jusqu’au village ; les terres basses seules étaient envahies. Des secours allaient arriver sans doute. Nous interrogions les clartés qui traînaient sur l’eau ; il nous semblait, à chaque instant, entendre des bruits de rames.

    Nous étions partis à l’aventure. Dès que le radeau fut au milieu du courant, perdu dans les tourbillons de la rivière, l’angoisse nous reprit, nous regrettâmes presque d’avoir quitté la ferme. Je me tournai parfois, je regardai la maison qui restait toujours debout, grise sur l’eau blanche. Babet, accroupie au milieu du radeau, dans le chaume du toit, tenait la petite Marie sur ses genoux, la tête contre sa poitrine, pour lui cacher l’horreur de la rivière, toutes deux repliées, courbées dans un embrassement, comme rapetissées par la crainte. Jacques, debout à l’avant, appuyait de toute sa puissance sur sa perche ; il nous jetait, par instants, de rapides regards, puis se remettait silencieusement à la besogne. Je le secondais de mon mieux, mais nos efforts pour gagner la rive restaient sans effet. Peu à peu, malgré nos perches que nous enfoncions dans la vase à les briser, nous étions dérivés ; une force, qui semblait venir du fond de l’eau, nous poussait au large. Lentement, la Durance s’emparait de nous.

    Luttant, baignés de sueur, nous en étions arrivés à la colère, nous nous battions avec la rivière comme avec un être vivant, cherchant à la vaincre, à la blesser, à la tuer. Elle nous serrait entre ses bras de géant, et nos perches devenaient, dans nos mains, des armes que nous lui enfoncions en pleine poitrine avec rage. Elle rugissait, elle nous jetait sa bave au visage, elle se tordait sous nos coups. Les dents serrées, nous résistions à sa victoire. Nous ne voulions pas être vaincus. Et il nous prenait des envies folles d’assommer le monstre, de le calmer à coups de poing.

    Lentement, nous allions au large. Nous étions déjà à l’entrée de l’allée de chênes. Les branches noires perçaient l’eau qu’elles déchiraient avec des bruits lamentables. La mort nous attendait peut-être là, dans un heurt. Je criai à Jacques de prendre l’allée et de la suivre, en s’appuyant aux branches. Et c’est ainsi que je passai une dernière fois au milieu de cette allée de chênes où j’avais promené ma jeunesse et mon âge mûr. Dans la nuit terrible, sur le gouffre hurlant, je songeai à mon oncle Lazare, je vis les belles heures de ma vie me sourire tristement.

    Au bout de l’allée, la Durance triompha. Nos perches ne touchèrent plus le fond. L’eau nous emporta dans l’élan furieux de sa victoire. Et maintenant elle pouvait faire de nous ce qu’il lui plairait. Nous nous abandonnâmes. Nous descendions avec une rapidité effrayante. De grands nuages, des haillons sales et troués traînaient dans le ciel ; puis, lorsque la lune se cachait, une obscurité lugubre tombait. Alors nous roulions dans le chaos. Des flots énormes d’un noir d’encre, pareils à des dos de poissons, nous emportaient en tournoyant. Je ne voyais plus Babet ni les enfants. Je me sentais déjà dans la mort.

    J’ignore combien de temps dura cette course suprême. Brusquement, la lune se dégagea, les horizons blanchirent. Et, dans cette lumière, j’aperçus en face de nous une masse noire, qui barrait le chemin, et sur laquelle nous courions de toute la violence du courant. Nous étions perdus, nous allions nous briser là.

    Babet s’était levée toute droite. Elle me tendait la petite Marie.

    — Prends l’enfant, me cria-t-elle… Laisse-moi, laisse-moi !

    Jacques avait déjà saisi Babet dans ses bras. D’une voix forte :

    — Père, dit-il, sauvez la petite… Je sauverai ma mère.

    La masse noire était devant nous. Je crus reconnaître un arbre. Le choc fut terrible, et le radeau, fendu en deux, sema sa paille et ses poutres dans le tourbillon de l’eau.

    Je tombai, serrant avec force la petite Marie. L’eau glacée me rendit tout mon courage. Remonté à la surface de la rivière, je maintins l’enfant, je la couchai à moitié sur mon cou, et je me mis à nager péniblement. Si la petite ne s’était pas évanouie et qu’elle se fût débattue, nous serions restés tous les deux au fond du gouffre.

    Et, tandis que je nageais, une anxiété me serrait à la gorge. J’appelais Jacques, je cherchais à voir au loin ; mais je n’entendais que le grondement, je ne voyais que la nappe pâle de la Durance. Jacques et Babet étaient au fond. Elle avait dû s’attacher à lui, l’entraîner dans une étreinte mortelle. Quelle agonie atroce ! J’aurais voulu mourir ; j’enfonçais lentement, j’allais les retrouver sous l’eau noire. Et, dès que le flot touchait à la face de la petite Marie, je luttais de nouveau avec une énergie farouche pour me rapprocher de la rive.

    C’est ainsi que j’abandonnai Babet et Jacques, désespéré de ne pouvoir mourir comme eux, les appelant toujours d’une voix rauque. La rivière me jeta sur les cailloux, pareil à un de ces paquets d’herbe qu’elle laissait dans sa course. Lorsque je revins à moi, je pris entre les bras ma fille qui ouvrait les yeux. Le jour naissait. Ma nuit d’hiver était finie, cette terrible nuit qui avait été complice du meurtre de ma femme et de mon fils.

    À cette heure, après des années de regrets, une dernière consolation me reste. Je suis l’hiver glacé, mais je sens en moi tressaillir le printemps prochain. Mon oncle Lazare le disait : nous ne mourons jamais. J’ai eu les quatre saisons, et voilà que je reviens au printemps, voilà que ma chère Marie recommence les éternelles joies et les éternelles douleurs.


    Nouveaux contes à Ninon




    VOUS POURRIEZ AUSSI ÊTRE INTÉRESSÉ PAR


    © 1991-2024 The Titi Tudorancea Bulletin | Titi Tudorancea® is a Registered Trademark | Conditions d'utilisation
    Contact