Un monde de connaissances
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    Émile Zola

    Les voleurs et l’âne

    I

    Je connais un jeune homme, Ninon, que tu gronderais fort. Léon adore Balzac et ne peut souffrir George Sand ; le livre de Michelet a failli le rendre malade. Il dit naïvement que la femme naît esclave, il ne prononce jamais sans rire les mots d’amour et de pudeur. Ah ! comme il vous maltraite ! Sans doute, il se recueille la nuit pour vous mieux déchirer le jour. Il a vingt ans.

    La laideur lui paraît un crime. Des yeux petits, une bouche trop grande, le mettent hors de lui. Il prétend que, puisqu’il n’y a pas de fleurs laides dans les prés, toutes les jeunes filles doivent naître également belles. Quand le hasard le met dans la rue face à face avec un laideron, trois jours durant il maudit les cheveux rares, les pieds larges, les mains épaisses. Lorsqu’au contraire la femme est jolie, il sourit méchamment, et le silence qu’il garde alors est formidable de mauvaises pensées.

    Je ne sais laquelle de vous trouverait grâce devant lui. Brunes et blondes, jeunes et vieilles, gracieuses et contrefaites, il vous enveloppe toutes dans le même anathème. Le vilain garçon ! Et comme son regard rit tendrement ! comme sa parole est douce et caressante !

    Léon vit en plein quartier Latin.

    Ici, Ninon, je me trouve fort embarrassé. Pour un rien, je me tairais, maudissant l’heure où j’ai eu l’étrange fantaisie de te commencer ce récit. Tes oreilles curieuses sont grandes ouvertes au scandale, et je ne sais trop comment t’introduire dans un monde où tu n’as jamais mis le bout de tes petits pieds.

    Ce monde, ma bien-aimée, serait le paradis, s’il n’était l’enfer.

    Ouvrons le livre du poète, lisons le chant de la vingtième année. Vois, la fenêtre se tourne au midi ; la mansarde, pleine de fleurs et de lumière, est si haute, si haute dans le ciel, que parfois on entend les anges causer sur le toit. Comme font les oiseaux qui choisissent la branche la plus élevée pour dérober leurs nids aux mains des hommes, les amoureux ont bâti le leur au dernier étage. Là, ils ont la première caresse du matin et le dernier adieu du soleil.

    De quoi vivent-ils ? qui le sait ? Peut-être de baisers et de sourires. Ils s’aiment tant, qu’ils n’ont pas le loisir de songer au repas qui leur manque. Ils n’ont pas de pain, et ils en jettent aux moineaux. Quand ils ouvrent l’armoire vide, ils se rassasient en riant de leur pauvreté.

    Leurs amours datent des premiers bluets. Ils se sont rencontrés dans un champ de blé. Se connaissant depuis longtemps, sans s’être jamais vus, ils ont pris le même sentier pour rentrer à la ville. Elle portait, comme une fiancée, un gros bouquet sur le sein. Elle a monté les sept étages, et, trop lasse, elle n’a pu redescendre.

    Est-ce demain qu’elle en aura la force ? Elle l’ignore. En attendant, elle se repose en trottant menu par la mansarde, arrosant les fleurs, soignant un ménage qui n’existe pas. Puis, elle coud, pendant que le jeune homme travaille. Leurs chaises se touchent ; peu à peu, pour plus de commodité, ils finissent par n’en prendre qu’une pour eux deux. La nuit vient. Ils se grondent de leur paresse.

    Ah ! comme il ment ce poète, Ninon, et comme son mensonge est séduisant ! Qu’il ne soit jamais homme, l’éternel enfant ! qu’il nous trompe encore, lorsqu’il ne pourra plus se tromper lui-même ! Il vient du paradis pour nous en conter les amours. Il a rencontré là-haut Musette et Mimi, deux saintes, qu’il s’est plu à faire descendre parmi nous. Elles n’ont fait qu’effleurer la terre de leurs ailes, elles s’en sont allées dans le rayon qui les apportait. Aujourd’hui, les coeurs de vingt ans les cherchent et pleurent de ne pouvoir les trouver.

    Me faut-il te mentir à mon tour, ma bien-aimée, en les demandant au ciel, ou dois-je plutôt avouer que je les ai rencontrées en enfer ? Si là, près du foyer, dans ce fauteuil où tu te berces, un ami m’écoutait, comme je lèverais hardiment le voile d’or dont le poète a paré des épaules indignes ! Mais toi, tu me fermerais la bouche de tes petites mains, tu te fâcherais, tu crierais au mensonge, pour trop de vérité. Comment pourrais-tu croire aux amoureux de notre âge qui boivent au ruisseau, quand la soif les prend dans la rue ? Quelle serait ta colère, si j’osais te dire que tes soeurs, les amantes, ont dénoué leurs fichus et qu’elles se sont échevelées ! Tu vis, riante et sereine, dans le nid que j’ai bâti pour toi ; tu ignores comment va le monde. Je n’aurai pas le courage de t’avouer que les fleurs en sont bien malades, et que demain peut-être les coeurs y seront morts.

    Ne bouchez pas vos oreilles, mignonne : vous n’aurez point à rougir.

    II

    Léon vit donc en plein quartier Latin. Sa main est la plus serrée dans ce pays où toutes les mains se connaissent. La franchise de son regard lui fait un ami de chaque passant.

    Les femmes n’osent lui pardonner la haine qu’il leur témoigne, et sont furieuses de ne pouvoir avouer qu’elles l’aiment. Elles le détestent tout en l’adorant.

    Avant les faits que je vais te conter, je ne lui ai jamais connu de maîtresse. Il se dit blasé et parle des plaisirs de ce monde comme en parlerait un trappiste, s’il rompait son long silence. Il est sensible à la bonne chère et ne peut souffrir un mauvais vin. Son linge est d’une grande finesse, ses vêtements sont toujours d’une exquise élégance.

    Je le vois souvent s’arrêter devant les vierges de l’école italienne, les yeux humides. Un beau marbre lui donne une heure d’extase.

    D’ailleurs, Léon mène la vie d’étudiant, travaillant le moins possible, flânant au soleil, s’oubliant sur tous les divans qu’il rencontre. C’est surtout durant ces heures de demi-sommeil qu’il déclame ses plus grosses injures contre les femmes. Les yeux fermés, il paraît caresser une vision, en maudissant le réel.

    Un matin de mai, je le rencontrai, l’air ennuyé. Il ne savait que faire, il marchait dans la rue en quête d’aventures. Les pavés étaient fangeux, et l’imprévu ne se présentait de loin en loin aux pieds du promeneur que sous la forme d’une flaque d’eau. J’eus pitié de lui, je lui proposai d’aller voir aux champs si l’aubépine fleurissait.

    Pendant une heure, il me fallut subir de longs discours philosophiques concluant tous au néant de nos joies. Peu à peu, cependant, les maisons devenaient plus rares. Déjà, sur le seuil des portes, nous voyions des marmots barbouillés se rouler fraternellement avec de gros chiens. Comme nous entrions en pleine campagne, Léon s’arrêta soudain devant un groupe d’enfants qui jouaient au soleil. Il caressa le plus jeune, puis il m’avoua qu’il adorait les têtes blondes.

    J’ai toujours aimé, pour ma part, ces sentiers étroits, resserrés entre deux haies, que les grands chariots ne creusent pas de leurs roues. Le sol en est couvert d’une mousse fine, douce aux pieds comme le velours d’un tapis. On y marche dans le mystère et le silence ; et, lorsque deux amoureux s’y égarent, les épines des murs verdoyants forcent l’amante à se presser sur le coeur de l’amant. Nous nous étions engagés, Léon et moi, dans un de ces chemins perdus où les baisers ne sont écoutés que des fauvettes. Le premier sourire du printemps avait eu raison de la misanthropie de mon philosophe. Il éprouvait de longs attendrissements pour chaque goutte de rosée, il chantait comme un écolier en rupture de ban.

    Le sentier s’allongeait toujours. Les haies, hautes et touffues, étaient tout notre horizon. Cette sorte d’emprisonnement et l’ignorance où nous étions de la route, redoublaient notre gaieté.

    Peu à peu le passage devint plus étroit : il nous fallut marcher l’un derrière l’autre. Les haies faisaient de brusques détours, le chemin se changeait en labyrinthe.

    Alors, à l’endroit le plus resserré, nous entendîmes un bruit de voix ; puis, trois personnes surgirent à un des coudes du feuillage. Deux jeunes gens marchaient en avant, écartant les branches trop longues. Une jeune femme les suivait.

    Je m’arrêtai et je saluai. Le jeune homme qui me faisait face, m’imita. Ensuite, nous nous regardâmes. La situation était délicate : les haies nous pressaient, plus épaisses que jamais, et aucun de nous ne semblait disposé à tourner le dos. C’est alors que Léon, qui venait derrière moi, se dressant sur la pointe des pieds, aperçut la jeune femme. Sans mot dire, il s’enfonça bravement dans les aubépines ; ses vêtements se déchirèrent aux ronces, quelques gouttes de sang parurent sur ses mains. Je dus l’imiter.

    Les jeunes gens passèrent en nous remerciant. La jeune femme, comme pour récompenser Léon de son dévouement, s’arrêta devant lui, indécise, le regardant de ses grands yeux noirs. Il chercha vite son mauvais sourire, mais ne le trouva pas.

    Lorsqu’elle eut disparu, je sortis du buisson, donnant la galanterie à tous les diables. Une épine m’avait blessé au cou, et mon chapeau s’était si bien niché entre deux branches, que j’eus toutes les peines du monde à l’en retirer. Léon se secoua. Comme j’avais fait un signe d’amitié à la belle passante, il me demanda si je la connaissais.

    – Certainement, lui répondis-je. Elle se nomme Antoinette. Je l’ai eue trois mois pour voisine.

    Nous nous étions remis à marcher. Il se taisait. Alors, je lui parlai de mademoiselle Antoinette.

    C’était une petite personne toute fraîche, toute mignonne ; le regard demi-moqueur, demi-attendri ; le geste décidé, l’allure leste et pimpante ; en un mot, une bonne fille. Elle se distinguait de ses pareilles par une franchise et une loyauté rares dans le monde où elle vivait. Elle se jugeait elle-même, sans vanité comme sans modestie, disant volontiers qu’elle était née pour aimer, pour jeter au vent du caprice son bonnet par-dessus les moulins.

    Pendant trois longs mois d’hiver, je l’avais vue, pauvre et isolée, vivre de son travail. Elle faisait cela sans étalage, sans prononcer le grand mot de vertu, mais parce que telle était son idée du moment. Tant que son aiguille marcha, je ne lui connus pas un amoureux. Elle était un bon camarade pour les hommes qui la venaient voir ; elle leur serrait la main, riait avec eux, mais tirait son verrou à la première menace d’un baiser. J’avouai que j’avais essayé de lui faire quelque peu la cour. Un jour, comme je lui apportais une bague et des pendants d’oreille :

    – Mon ami, m’avait-elle dit, reprenez vos bijoux. Lorsque je me donne, je ne me donne encore que pour une fleur.

    Quand elle aimait, elle était paresseuse et indolente. La dentelle et la soie remplaçaient alors l’indienne. Elle effaçait soigneusement les blessures de l’aiguille, et d’ouvrière devenait grande dame.

    D’ailleurs, dans ses amours, elle gardait sa liberté de grisette. L’homme qu’elle aimait le savait bientôt ; il le savait tout aussi vite, lorsqu’elle ne l’aimait plus. Ce n’était pas, cependant, une de ces belles capricieuses changeant d’amant à chaque chaussure usée. Elle avait une grande raison et un grand coeur. Mais la pauvre fille se trompait souvent ; elle plaçait ses mains dans des mains indignes, et les retirait vite de dégoût. Aussi était-elle las de ce quartier Latin, où les jeunes gens lui semblaient bien vieux.

    À chaque nouveau naufrage, son visage devenait un peu plus triste. Elle disait de rudes vérités aux hommes ; elle se querellait de ne pouvoir vivre sans aimer. Puis elle se cloîtrait, jusqu’à ce que son coeur brisât les grilles.

    Je l’avais rencontrée la veille. Elle éprouvait un grand chagrin : un amant venait de la quitter, alors qu’elle l’aimait encore un peu.

    – Je sais bien, m’avait-elle dit, que, huit jours plus tard, je l’aurais laissé là moi-même : c’était un méchant garçon. Mais je l’embrassais encore tendrement sur les deux joues. C’est au moins trente baisers perdus.

    Elle avait ajouté que, depuis ce temps, elle traînait à sa suite deux amoureux qui l’accablaient de bouquets. Elle les laissait faire, leur tenant parfois ce discours : « Mes amis, je ne vous aime ni l’un ni l’autre : vous seriez de grands fous de vous disputer mes sourires. Soyez frères plutôt. Vous êtes, je le vois, de bons enfants ; nous allons nous égayer en vieux camarades. Mais à la première querelle, je vous quitte. »

    Les pauvres garçons se serraient donc la main avec chaleur, tout en s’envoyant au diable. C’étaient eux sans doute que nous venions de rencontrer.

    Telle était mademoiselle Antoinette : pauvre coeur aimant égaré en pays de débauche ; douce et charmante fille qui semait les miettes de ses tendresses à tous les moineaux voleurs du chemin.

    Je donnai à Léon ces détails. Il m’écouta sans témoigner un grand intérêt, sans provoquer mes confidences par la moindre question. Lorsque je me tus :

    – Cette fille est trop franche, me dit-il ; je n’aime pas sa façon de comprendre l’amour.

    Il avait tant cherché qu’il retrouvait son méchant sourire.

    III

    Nous étions enfin sortis des haies. La Seine coulait à nos pieds ; sur l’autre rive, un village mirait ses pieds dans la rivière. Nous nous trouvions en pays de connaissance ; maintes fois nous avions rôdé dans les îles qui descendaient au fil de l’eau.

    Après un long repos sous un chêne voisin, Léon me déclara qu’il mourait de faim et de soif. J’allais lui déclarer que je mourais de soif et de faim. Alors nous tînmes conseil. La décision fut touchante d’unanimité : nous devions nous rendre au village ; là, nous procurer un grand panier ; ce panier serait convenablement empli de plats et de bouteilles ; enfin tous trois, le panier et nous, nous gagnerions l’île la plus verte.

    Vingt minutes après, nous n’avions plus qu’à trouver un canot. Je m’étais obligeamment chargé de la corbeille ; je dis corbeille, et le terme est encore modeste. Léon marchait en avant, demandant une barque à chaque pêcheur. Les barques étaient toutes en campagne. J’allais proposer à mon compagnon de dresser notre table sur le continent, lorsqu’on nous indiqua un loueur qui peut-être nous contenterait.

    Le loueur habitait, au bout du village, une cabane bâtie à l’angle de deux rues. Or, il arriva qu’en tournant cet angle, nous nous trouvâmes de nouveau en face de mademoiselle Antoinette, suivie de ses deux amoureux. L’un, comme moi, pliait sous le poids d’un énorme panier ; l’autre, comme Léon, avait l’air effaré d’un homme en quête de quelque objet introuvable. J’eus un regard de pitié pour le pauvre diable qui suait, tandis que Léon parut me remercier d’avoir accepté un fardeau qui fit rire un peu méchamment la jeune femme.

    Le loueur fumait, debout sur le seuil de sa porte. Depuis cinquante ans, il avait vu des milliers de couples lui venir emprunter ses rames pour gagner le désert. Il aimait ces blondes amoureuses qui, parties les fichus empesés, revenaient, un peu chiffonnées, les rubans en grand désordre. Il leur souriait au retour, lorsqu’elles le remerciaient de ses barques qui connaissaient si bien et gagnaient d’elles-mêmes les îles aux herbes les plus hautes.

    Le brave homme vint à nous, en apercevant nos paniers.

    – Mes enfants, nous dit-il, je n’ai plus qu’un canot. Que ceux qui ont trop faim aillent s’attabler là-bas, sous les arbres.

    Cette phrase était, certes, très maladroite : on n’avoue jamais devant une femme qu’on a trop faim. Nous nous faisions, indécis, n’osant plus refuser la barque. Antoinette, toujours railleuse, eut cependant pitié de nous.

    – Ces messieurs, dit-elle en s’adressant à Léon, nous ont déjà cédé le pas ce matin ; nous le leur cédons à notre tour.

    Je regardai mon philosophe. Il hésitait, il balbutiait, comme quelqu’un qui n’ose dire sa pensée. Quand il vit mes yeux se fixer sur lui :

    – Mais, dit-il vivement, le dévouement n’a que faire ici : un seul canot peut nous suffire. Ces messieurs nous déposeront dans la première île venue, et nous reprendront au retour. Acceptez-vous cet arrangement, messieurs ?

    Antoinette répondit qu’elle acceptait. Les paniers furent soigneusement déposés au fond de la barque. Je me plaçai tout contre le mien, le plus loin possible des rames. Antoinette et Léon, ne pouvant sans doute faire autrement, s’assirent côte à côte, sur le banc resté libre. Quant aux deux amoureux, luttant toujours de bonne humeur et de galanterie, ils saisirent les rames dans un fraternel accord.

    Ils gagnèrent le courant. Là, comme ils maintenaient la barque, la laissant descendre au fil de l’eau, mademoiselle Antoinette prétendit qu’en amont de la rivière les îles étaient plus désertes et plus ombreuses. Les rameurs se regardèrent, désappointés ; ils firent tourner le canot, ils remontèrent péniblement, luttant contre le flot rapide en cet endroit. Il est une tyrannie bien lourde et bien douce : c’est le désir d’un tyran aux lèvres roses, qui peut, dans un de ses caprices, demander le monde et le payer d’un baiser.

    La jeune femme s’était penchée, plongeant sa main dans l’eau. Elle l’en retirait toute pleine ; puis, rêveuse, semblait compter les perles qui s’échappaient de ses doigts. Léon la regardait faire, se taisant, mal à l’aise de se sentir aussi près d’une ennemie. Il ouvrit deux fois les lèvres, sans doute pour dire quelque sottise ; mais il les referma vite, voyant que je souriais. D’ailleurs, ni lui ni elle ne paraissaient faire grand cas de leur voisinage. Ils se tournaient même un peu le dos.

    Antoinette, las de mouiller ses dentelles, me parla de son chagrin de la veille. Elle me dit s’être consolée. Mais elle était encore bien triste. Aux jours d’été, elle ne pouvait vivre sans amour. Elle ne savait que faire en attendant l’automne.

    – Je cherche un nid, ajouta-t-elle. Je le veux tout de soie bleue. On doit aimer plus longtemps, lorsque meubles, tapis et rideaux ont la couleur du ciel. Le soleil se tromperait, s’y oublierait le soir, croyant se coucher dans une nue. Mais je cherche en vain. Les hommes sont des méchants.

    Nous étions arrivés en face d’une île. Je dis aux rameurs de nous y descendre. J’avais déjà un pied à terre, lorsque Antoinette se récria, trouvant l’île laide et sans feuillages, déclarant qu’elle ne consentirait jamais à nous abandonner sur un pareil rocher. Léon n’avait pas bougé de son banc. Je repris ma place, nous continuâmes à monter.

    La jeune femme, avec une joie d’enfant, se mit à décrire le nid qu’elle rêvait. La chambre devait être carrée ; le plafond, haut et voûté. La tapisserie des murs serait blanche, semée de bluets liés en gerbe par un bout de ruban. Aux quatre angles, il y aurait des consoles chargées de fleurs ; au milieu, une table, également couverte de fleurs. Puis, un sopha, petit, pour que deux personnes assises y tiennent à peine, en se pressant beaucoup ; pas de glace qui égare le regard dans une coquetterie égoïste ; des tapis et des rideaux très épais, pour étouffer le bruit des baisers. Fleurs, sopha, tapis, rideaux, seraient bleus. Elle mettrait une robe bleue, et n’ouvrirait pas la fenêtre, les jours où le ciel aurait des nuages.

    Je voulus à mon tour orner un peu la chambre. Je parlai de cheminée, de pendule, d’armoire.

    – Mais, me dit-elle étonnée, on ne se chaufferait pas, on n’aurait que faire de l’heure. Je trouve votre armoire ridicule. Me croyez-vous assez sotte pour traîner nos misères dans mon nid. J’y voudrais vivre libre, insouciante, non pas toujours, mais quelques bonnes heures, chaque soir d’été. Les hommes, s’ils devenaient anges, se fatigueraient de Dieu lui-même. Je sais ce qu’il en est. C’est moi qui aurais la clef du paradis dans la poche.

    Une seconde île verdoyait devant nous, Antoinette battit des mains. C’était bien le plus charmant petit désert qu’un Robinson pût rêver à vingt ans. La rive, un peu haute, était bordée de grands arbres, entre lesquels les églantiers et les herbes luttaient de croissance. Un mur impénétrable se bâtissait là chaque printemps, mur de feuilles, de branches, de mousses, qui se grandissait encore en se mirant dans l’eau. Au dehors, un rempart de rameaux enlacés ; au dedans, on ne savait. Cette ignorance des clairières, ce large rideau de verdure qui tremblait au vent, sans jamais s’écarter, faisaient de l’île une retraite mystérieuse, que le passant des rives voisines peuplait volontiers des blanches filles de la rivière.

    Nous tournâmes longtemps autour de cet énorme bouquet de feuillage, avant de trouver un port. Il semblait ne vouloir pour habitants que les oiseaux libres. Enfin, sous une grande broussaille s’avançant au-dessus de l’eau, nous pûmes prendre pied. Antoinette nous regarda descendre. Elle allongeait la tête, essayant de voir au delà des arbres.

    L’un des rameurs qui maintenait la barque en se tenant à une branche, lâcha prise. Alors la jeune femme, se sentant emportée, tendit le bras, et saisissant à son tour une racine. Elle s’y cramponna, appela à son secours, et cria qu’elle ne voulait pas aller plus loin. Puis, lorsque les rameurs eurent amarré le canot, elle sauta sur le gazon et vint à nous, toute vermeille de son exploit.

    – Soyez sans crainte, messieurs, nous dit-elle, je ne veux pas vous gêner ; s’il vous plaît d’aller au nord, nous irons au midi.

    IV

    Je repris mon panier, je me mis gravement à chercher l’herbe la moins humide. Léon me suivait, suivi lui-même d’Antoinette et de ses amoureux. Nous fîmes ainsi le tour de l’île. Revenu à notre point de départ, je m’assis, décidé à ne pas chercher davantage. Antoinette fit encore quelques pas, parut hésiter, puis revint se placer en face de moi. Nous étions au nord, elle ne songeait point à aller au midi. Alors Léon trouva le site charmant et jura que je ne pouvais mieux choisir.

    Je ne sais comment cela se fit, les paniers se trouvèrent côte à côte, les provisions se mêlèrent si parfaitement, lorsqu’on les étala sur l’herbe, que nous ne pûmes jamais reconnaître chacun notre bien. Il nous fallut avoir une seule nappe. Par esprit de justice, nous partageâmes tous les mets.

    Les deux amoureux s’étaient empressés de prendre place aux côtés de la jeune femme. Ils prévenaient ses désirs. Pour un morceau qu’elle demandait, elle en recevait régulièrement deux. Elle mangeait d’ailleurs de grand appétit.

    Léon, au contraire, mangeait peu, nous regardant dévorer. Forcé de s’asseoir près de moi, il se taisait, il m’adressait un regard moqueur, chaque fois qu’Antoinette souriait à ses voisins. Comme elle prenait des deux côtés, elle tendait les mains, à droite et à gauche, avec une égale complaisance, remerciant chaque fois de sa voix douce. Ce que voyant, il me faisait de grands signes que je ne comprenais point.

    Décidément, la jeune femme était, ce jour-là, d’une coquetterie désespérante. Les pieds repliés sous ses jupes, elle disparaissait presque dans l’herbe ; un poète l’eût volontiers comparée à une grande fleur qui aurait eu le don du regard et du sourire. Elle, si naturelle d’ordinaire, avait des mouvements mutins, des minauderies dans la voix que je ne lui connaissais pas. Les amoureux, confus de ses bonnes paroles, se regardaient d’un air triomphant. Moi, étonné de cette coquetterie soudaine ; voyant par instant la maligne rire sous cape, je me demandais lequel de nous transformait cette fille simple en rusée commère.

    Le gazon commençait à se dégarnir. On riait plus qu’on ne parlait. Léon changeait de place à chaque instant, ne se trouvant bien à aucune. Comme il avait repris son air méchant, je craignis un discours et je suppliai du regard notre compagne de me pardonner un ami aussi maussade. Mais elle était fille vaillante : un philosophe de vingt ans, tout sérieux qu’il fût, ne la déconcertait pas.

    – Monsieur, dit-elle à Léon, vous êtes triste, notre gaieté paraît vous être importune. Je n’ose plus rire.

    – Riez, riez, madame, répondit-il. Si je me tais, c’est que je ne sais point, comme ces messieurs, trouver de ces belles choses qui vous mettent en joie.

    – Est-ce dire que vous n’êtes pas flatteur ? Mais parlez vite, alors. Je vous écoute, je veux de grosses vérités.

    – Les femmes ne les aiment pas, madame. D’ailleurs, lorsqu’elles sont jeunes et belles, quel mensonge peut-on leur faire qui ne soit vrai ?

    – Allons, vous le voyez, vous êtes un courtisan comme les autres. Voilà que vous me forcez à rougir. Lorsque nous sommes absentes, vous nous déchirez à belles dents, messieurs les hommes ; mais que la moindre de nous paraisse, vous n’avez pas de saluts assez profonds, pas de phrases assez tendres. C’est de l’hypocrisie, cela ! Moi, je suis franche, je dis : Les hommes sont méchants, ils ne savent pas aimer. Voyons, monsieur, soyez franc à votre tour. Que dites-vous des femmes ?

    – Ai-je toute liberté ?

    – Certainement.

    – Vous ne vous fâcherez pas ?

    – Eh ! non, je rirai plutôt.

    Léon se posa en orateur. Comme je connaissais le discours, l’ayant entendu plus de cent fois, je me récréai, pour le supporter, à jeter de petits cailloux dans la Seine.

    – Lorsque Dieu, dit-il, s’aperçut qu’il manquait un être à sa création, ayant employé toute la fange, il ne sut où prendre la matière nécessaire pour réparer son oubli. Il lui fallut s’adresser aux créatures ; il reprit à chaque animal un peu de sa chair, et de ces emprunts faits au serpent, à la louve, au vautour, il créa la femme. Aussi, les sages qui ont connaissance de ce fait, omis dans la Bible, ne s’étonnent-ils pas en voyant la femme fantasque, sans cesse en proie à des humeurs contraires, fidèle image des éléments divers qui la composent. Chaque être lui a donné un vice ; le mal épars dans la création s’est réuni en elle ; de là ses caresses hypocrites, ses trahisons, ses débauches...

    On eût dit que Léon récitait une leçon. Il se tut, cherchant la suite. Antoinette applaudit.

    – Les femmes, reprit l’orateur, naissent légères et coquettes, comme elles naissent brunes ou blondes. Elles se livrent par égoïsme, peu soucieuses de choisir selon le mérite. Un homme est fat, il a la beauté régulière des sots : elles vont se le disputer. Qu’il soit simple et affectueux, qu’il se contente d’être homme d’esprit, sans le crier sur les toits, elles ne sauront même pas s’il existe. En toutes choses, il leur faut des joujoux qui brillent : jupes de soie, colliers d’or, pierreries, amants peignés et fardés. Quant aux ressorts de l’amusante machine, peu leur importe qu’ils fonctionnent bien ou mal. Elles n’ont pas charge d’âmes. Elles se connaissent en cheveux noirs, en lèvres amoureuses, mais elles sont ignorantes des choses du coeur. C’est ainsi qu’elles se jettent dans les bras du premier niais venu, confiantes en sa grande mine. Elles l’aiment, parce qu’il leur plaît ; il leur plaît, parce qu’il leur plaît. Un jour, le niais les bat. Alors elles crient au martyre, elles se désolent, disant qu’un homme ne peut toucher à un coeur sans le briser. Les folles, que ne cherchent-elles la fleur d’amour où elle fleurit !

    Antoinette applaudit de nouveau. Le discours, tel que je le connaissais, s’arrêtait là. Léon l’avait prononcé tout d’un trait, comme ayant hâte de le finir. La dernière phrase dite, il regarda la jeune femme et parut rêver. Puis, ne déclamant plus, il ajouta :

    – Je n’ai eu qu’une bonne amie. Elle avait dix ans, et moi douze. Un jour elle me trompa pour un gros dogue qui se laissait tourmenter sans jamais montrer les dents. Je pleurai beaucoup, je jurai de ne plus aimer. J’ai tenu ce serment. Je n’entends rien aux femmes. Si j’aimais, je serais jaloux et maussade ; j’aimerais trop, je me ferais haïr ; on me tromperait, et j’en mourrais.

    Il se tut, les yeux humides, tâchant vainement de rire. Antoinette ne raillait plus ; elle l’avait écouté, toute sérieuse ; puis, s’écartant de ses voisins, regardant Léon en face, elle vint poser la main sur son épaule,

    – Vous êtes un enfant, lui dit-elle simplement.

    V

    Un dernier rayon qui glissait sur la rivière, la changeait en un ruban d’or et de moire. Nous attendions la première étoile pour descendre le courant à la fraîcheur du soir. Les paniers avaient été reportés dans la barque. Nous nous étions couchés dans l’herbe, à l’aventure, chacun selon son gré.

    Antoinette et Léon s’étaient placés sous un grand églantier, qui allongeait ses bras au-dessus de leurs têtes. Les branches vertes les cachaient à demi ; comme ils me tournaient le dos, je ne pouvais voir s’ils riaient ou s’ils pleuraient. Ils parlaient bas, paraissait se quereller. Moi, j’avais choisi un petit tertre, semé d’une herbe fine ; paresseusement étendu, je voyais à la fois le ciel et la pelouse où se posaient mes pieds. Les deux galants, appréciant sans doute le charme de mon attitude, étaient venus se coucher, l’un à ma gauche, l’autre à ma droite.

    Ils abusaient de leur position pour me parler tous deux à la fois.

    Celui qui se trouvait à ma gauche, me touchait légèrement au bras, lorsqu’il voyait que je ne l’écoutais plus.

    – Monsieur, me disait-il, j’ai rarement rencontré une femme plus capricieuse que mademoiselle Antoinette. Vous ne sauriez croire comme sa tête tourne au moindre souffle. Pour citer un exemple, lorsque nous vous avons rencontrés, ce matin, nous allions dîner à deux lieues d’ici. À peine aviez-vous disparu, qu’elle nous a fait revenir sur nos pas ; la contrée lui plaisait, disait-elle. C’est à perdre l’esprit. Moi, j’aime les choses qui s’expliquent.

    Celui qui était à ma gauche disait en même temps, me forçant aussi à l’écouter :

    – Monsieur, je désire depuis ce matin vous parler en particulier. Nous croyons, mon compagnon et moi, vous devoir des explications. Nous avons remarqué votre grande amitié pour mademoiselle Antoinette, et nous regrettons vivement de vous gêner dans vos projets, Si nous avions connu votre amour une semaine plus tôt, nous nous serions retirés, pour ne pas causer le moindre chagrin à un galant homme ; mais, aujourd’hui, il est un peu tard : nous ne nous sentons plus la force du sacrifice. D’ailleurs, je veux être franc : Antoinette m’aime. Je vous plains, et je me mets à votre disposition.

    Je me hâtai de le rassurer. Mais j’eus beau lui jurer que je n’avais jamais été et que je ne serais jamais l’amant d’Antoinette, il n’en continua pas moins à me prodiguer les plus tendres consolations. Il lui était trop doux de penser qu’il m’avait volé ma maîtresse.

    L’autre, fâché de l’attention accordée à son camarade, se pencha vers moi. Pour m’obliger à prêter l’oreille, il me fit une grosse confidence.

    – Je veux être franc avec vous, me dit-il : Antoinette m’aime. Je plains sincèrement ses autres adorateurs.

    À ce moment, j’entendis un bruit singulier ; il partait du buisson sous lequel Léon et Antoinette s’abritaient. Je ne sus si c’était un baiser ou le petit cri d’une fauvette effarouchée.

    Cependant, mon voisin de droite avait surpris mon voisin de gauche me disant qu’Antoinette l’aimait. Il se souleva, le regarda d’un air menaçant. Je me laissai glisser entre eux, je gagnai sournoisement une haie derrière laquelle je me blottis. Alors, ils se trouvèrent face à face.

    Ma broussaille était admirablement choisie. Je voyais Antoinette et Léon, sans entendre toutefois leurs paroles. Ils se querellaient toujours ; seulement, ils paraissaient plus près l’un de l’autre. Quant aux amoureux, ils se trouvaient au-dessus de moi, et je pus suivre leur dispute. La jeune femme leur tournant le dos, ils étaient furieux tout à leur aise.

    – Vous avez mal agi, disait l’un ; voici deux jours que vous auriez dû vous retirer. N’avez-vous pas l’esprit de le voir ? c’est moi qu’Antoinette préfère.

    – En effet, répondit l’autre, je n’ai point cet esprit-là. Mais vous avez la sottise, vous, de prendre comme vous appartenant les sourires et les regards qu’on m’adresse.

    – Soyez certain, mon pauvre monsieur, qu’Antoinette m’aime.

    – Soyez certain, mon heureux monsieur, qu’Antoinette m’adore.

    Je regardai Antoinette. Décidément, il n’y avait pas de fauvette dans le buisson.

    – Je suis las de tout ceci, reprit l’un des soupirants. N’êtes-vous pas de mon avis, il est temps que l’un de nous disparaisse ?

    – J’allais vous proposer de nous couper la gorge, répondit l’autre.

    Ils avaient élevé la voix ; ils gesticulaient, se levant, s’asseyant dans leur colère. La jeune femme, distraite par le bruit croissant de la querelle, tourna la tête. Je la vis s’étonner, puis sourire. Elle attira sur les deux jeunes gens l’attention de Léon, auquel elle dit quelques mots qui le mirent en gaieté.
    Il se leva, s’approchant de la rive, entraînant sa compagne. Ils étouffaient leurs éclats de rire et marchaient en évitant de faire rouler les pierres. Je pensai qu’ils allaient se cacher, pour se faire chercher ensuite.

    Les deux galants criaient plus fort ; faute d’épées, ils préparaient leurs poings. Cependant, Léon avait gagné la barque ; il y fit entrer Antoinette, et se mit à en dénouer tranquillement l’amarre ; puis, il y sauta lui-même.

    Comme l’un des amoureux allait lever le bras sur l’autre, il vit le canot au milieu de la rivière. Stupéfait, oubliant de frapper, il le montra à son compagnon.

    – Eh bien ! eh bien ! cria-t-il en courant à la rive, que veut dire cette plaisanterie ?

    On m’avait parfaitement oublié derrière ma broussaille. Le bonheur et le malheur rendent égoïste. Je me levai.

    – Messieurs, dis-je aux pauvres garçons béants et effarés, vous souvient-il de certaine fable ? Cette plaisanterie veut dire ceci : On vous vole Antoinette, que vous pensiez m’avoir volée.

    – La comparaison est galante ! me cria Léon. Ces messieurs sont des larrons et madame est un....
    Madame l’embrassait. Le baiser étouffa le vilain mot.

    – Frères, ajoutai-je en me tournant vers mes compagnons de naufrage, nous voici sans vivres et sans toit pour abriter nos têtes. Bâtissons une hutte, vivons de baies sauvages, en attendant qu’il plaise à un navire de nous venir tirer de notre île déserte.

    VI

    Et puis ?

    Et puis, que sais-je, moi ! Tu m’en demandes trop long, Ninette. Voici deux mois qu’Antoinette et Léon vivent dans le nid couleur du ciel. Antoinette est restée une bonne et franche fille, Léon médit des femmes avec plus de verve que jamais. Ils s’adorent.




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