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Émile Zola
Lili
I
Tu arrives des champs, Ninon, des vrais champs, aux senteurs âpres, aux horizons larges. Tu n’es pas assez sotte pour aller t’enfermer dans un Casino, au bord de quelque plage mondaine. Tu vas où ne va pas la foule, dans un trou de feuillage, en pleine Bourgogne. Ta retraite est une maison blanche, cachée comme un nid au milieu des arbres. C’est là que tu vis tes printemps, dans la santé de l’air libre. Aussi quand tu me reviens pour quelques jours, tes bonnes amies sont-elles étonnées de tes joues aussi fraîches que tes aubépines, de tes lèvres aussi rouges que les églantiers.
Mais ta bouche est toute sucrée, et je jurerais qu’hier encore tu mangeais des cerises. C’est que tu n’es pas une petite maîtresse qui craint les guêpes et les ronces. Tu marches bravement au grand soleil, sachant bien que le hâle de ton cou a des transparences d’ambre fin. Et tu cours les champs en robe de toile, sous ton large chapeau, comme une paysanne amie de la terre. Tu coupes les fruits avec tes petits ciseaux de brodeuse, faisant une maigre besogne, il est vrai, mais travaillant de tout ton cœur et rentrant au logis, fière des égratignures roses que les chardons ont laissées sur tes mains blanches.
Que feras-tu en décembre prochain ? Rien. Tu t’ennuieras, n’est-ce pas ? Tu n’es pas mondaine. Te souviens-tu de ce bal où je l’ai conduite, un soir ? Tu avais les épaules nues, tu grelottais dans la voiture. Il faisait une chaleur étouffante, à ce bal, sous la lumière crue des lustres. Tu es restée au fond de ton fauteuil, bien sage, étouffant de légers bâillements derrière ton éventail. Ah! quel ennui ! Et, lorsque nous sommes rentrés, tu as murmuré, en me montrant ton bouquet fané :
— Regarde ces pauvres fleurs. Je mourrais comme elles, si je vivais dans cet air chaud. Mon cher printemps, où êtes-vous ?
Nous n’irons plus au bal, Ninon. Nous resterons chez nous, au coin de notre cheminée. Nous nous aimerons ; et, quand nous serons las, nous nous aimerons encore.
Je me rappelle ton cri de l’autre jour : « Vraiment une femme est bien oisive. » J’ai songé jusqu’au soir à cet aveu. L’homme a pris tout le travail, et vous a laissé la rêverie dangereuse. La faute est au bout des longues songeries. À quoi penser quand on brode la journée entière ? On bâtit des châteaux où l’on s’endort comme la Belle-au-Bois-dormant, dans l’attente des baisers du premier chevalier qui passera sur la route.
— Mon père, m’as-tu dit souvent, était un brave homme qui m’a laissée grandir chez lui. Je n’ai point appris le mal à l’école de ces délicieuses poupées qui cachent, en pension, les lettres de leurs cousins dans leurs livres de messe. Jamais je n’ai confondu le bon Dieu avec Croquemitaine, et j’avoue que j’ai toujours plus redouté de faire du chagrin à mon père que d’aller cuire dans les marmites du diable. Il faut te dire encore que je salue naturellement, sans avoir étudié l’art des révérences ; mon maître à danser ne m’a pas exercée davantage à baisser les yeux, à sourire, à mentir du visage; je suis d’une ignorance crasse sur le chapitre de ces grimaces de coquettes qui constituent le plus clair d’une éducation de jeune fille bien née. J’ai poussé librement, comme une plante vigoureuse. C’est pourquoi j’étouffe dans l’air de Paris.
II
Dernièrement, par une de ces rares belles après-midi que le printemps nous ménage, je me trouvais assis aux Tuileries, dans l’ombre jeune des grands marronniers. Le jardin était presque vide. Quelques dames brodaient, par petits groupes, au pied des arbres. Des enfants jouaient, coupant de rires aigus le sourd murmure des rues voisines.
Mes regards finirent par s’arrêter sur une petite fille de six ou sept ans, dont la jeune mère causait avec une amie, à quelques pas de moi. C’était une enfant blonde, haute comme ma botte, qui prenait déjà des airs de grande demoiselle. Elle portait une de ces délicieuses toilettes dont les Parisiennes seules savent attifer leurs bébés : une jupe de soie rose bouffante, laissant voir les jambes couvertes de bas gris-perle ; un corsage décolleté garni de dentelles ; un toquet à plumes blanche ; des bijoux, un collier et un bracelet de corail. Elle ressemblait à madame sa mère, avec un peu de coquetterie en plus.
Elle avait réussi à lui prendre son ombrelle, et elle se promenait gravement, l’ombrelle ouverte, bien qu’il n’y eût pas sous les arbres le moindre filet de soleil. Elle s’étudiait à marcher légèrement, en glissant avec grâce, comme elle avait vu faire aux grandes personnes. Elle ne se savait pas observée ; elle répétait son rôle en toute conscience, essayant des mines, des moues gracieuses, apprenant des tours de tête, des regards, des sourires. Elle finit par rencontrer le tronc d’un vieux marronnier, devant lequel elle tira sérieusement une demi-douzaine de grandes révérences.
C’était une petite femme. Je fus vraiment terrifié de son aplomb et de sa science. Elle n’avait pas sept ans, et elle savait déjà son métier d’enchanteresse. C’est à Paris seulement qu’on trouve des fillettes si précoces, connaissant la danse avant de connaître leurs lettres. Je me rappelle les enfants de province; ils sont gauches et lourds ; ils se traînent bêtement par terre. Ce n’est pas Lili qui irait gâter sa belle toilette ; elle préfère ne pas jouer ; elle se tient bien droite dans ses jupes empesées, mettant sa joie à être regardée, à entendre dire autour d’elle : « Ah ! la charmante enfant ! »
Cependant, Lili saluait toujours le tronc du vieux marronnier. Brusquement, je la vis se redresser et se mettre sous les armes : l’ombrelle penchée, le sourire aux lèvres, l’air un peu fou. Je compris bientôt. Une autre petite fille, une brune en jupe verte, venait par la grande allée. C’était une amie, et il s’agissait de s’aborder en toute élégance.
Les deux bambines se touchèrent légèrement la main, firent les grimaces d’usage entre femmes du même monde. Elles avaient ce sourire heureux qu’il est de bon ton d’avoir en pareille circonstance. Quand elles eurent achevé leurs politesses, elle se mirent à marcher côte à côte, causant d’une voix fluette. Il ne fut pas question du tout de jouer.
— Vous avez là une jolie robe.
— C’est de la valencienne, n’est-ce pas ? cette garniture.
— Maman a été indisposée, ce matin. J’ai bien craint de ne pouvoir venir, ainsi que je vous l’avais promis.
— Avez-vous vu la poupée de Thérèse ? Elle a un trousseau magnifique.
— Est-ce à vous cette ombrelle ? Elle est charmante.
Lili devint très-rouge. Elle faisait des grâces avec l’ombrelle de sa mère, voyant qu’elle écrasait son amie qui n’avait pas d’ombrelle. La question de celle-ci l’embarrassa, elle comprit qu’elle était vaincue, si elle disait la vérité.
— Oui, répondit-elle gracieusement. C’est papa qui m’en a fait cadeau.
C’était le comble. Elle savait mentir, comme elle savait être belle. Elle pouvait grandir : elle n’ignorait rien de ce qui fait une jolie femme. Avec de telles éducations, comment voulez-vous que les pauvres maris dorment tranquilles ?
À ce moment un petit garçon de huit ans passa, traînant une charrette chargée de cailloux. Il poussait des hue ! Terribles ; il faisait le charretier ; il jouait de tout son cœur ; en passant, il manqua heurter Lili.
— Que c’est brutal un homme ! dit-elle avec dédain. Voyez donc comme cet enfant est débraillé !
Ces demoiselles eurent un rire passablement méprisant. L’enfant, en effet, devait leur paraître bien petit garçon de faire ainsi le cheval. Dans vingt ans d’ici, si une d’elle l’épouse, elle le traitera toujours avec la supériorité d’une femme qui a su jouer de l’ombrelle à sept ans, lorsqu’à cet âge il ne savait encore que déchirer ses culottes.
Lili s’était remise à marcher, après avoir rétabli soigneusement les plis de sa jupe.
— Regardez donc, reprit-elle, cette grande bête de fille en robe blanche qui s’ennuie toute seule là-bas. L’autre jour, elle m’a fait demander si je voulais bien qu’elle me fût présentée. Imaginez-vous, ma chère, qu’elle est fille d’un petit employé. Vous comprenez, je n’ai pas voulu : on ne doit pas se compromettre.
Lili avait une moue de princesse outragée. Son amie était décidément battue: elle n’avait pas d’ombrelle, et personne encore ne sollicitait la faveur de lui être présenté. Elle pâlissait en femme qui assiste au triomphe d’une rivale. Elle avait passé le bras autour de la taille de Lili, cherchant à la chiffonner par derrière, sans qu’elle s’en aperçût. Et elle lui souriait, d’ailleurs, d’un adorable sourire, avec de petites dents blanches, prêtes à mordre.
Comme elles s’éloignaient de leurs mères, elles s’aperçurent enfin que je les observais. Dès lors, elles se firent plus sucrées : elles eurent des coquetteries de demoiselles qui veulent mériter et retenir l’attention. Un monsieur était là qui les regardait. Ah ! filles d’Ève, le diable vous tente au berceau !
Puis, elles éclatèrent de rire. Un détail de ma toilette devait les surprendre, leur paraître très-comique : mon chapeau sans doute, dont la forme n’est plus de mode. Elles se moquaient de moi, à la lettre; elles raillaient, la main sur les lèvres, retenant les perles de leurs rires, comme les dames font dans les salons. Je finis par avoir honte, par rougir, par ne plus savoir que faire de ma personne. Et je m’enfuis, abandonnant la place à ces deux bambines qui avaient des gaietés et des regards étranges de femmes faites.
III
Ah ! Ninon, Ninon, emmène-moi ces demoiselles dans des fermes, habille-les de toile grise et laisse-les se rouler dans la mare où barbottent les canards. Elle reviendront bêtes comme des oies, saines et vigoureuses comme de jeunes arbres. Quand nous les épouserons, nous leur apprendrons à nous aimer. Elles seront assez savantes.
Nouveaux contes à Ninon