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    Émile Zola

    Sœur-des-Pauvres

    I

    À dix ans, elle paraissait si chétive, la pauvre enfant, que c’était pitié de la voir travailler autant qu’une servante de ferme. Elle avait les grands yeux étonnés, le sourire triste des gens qui souffrent sans se plaindre. Les riches fermiers qui, le soir, la rencontraient au sortir du bois, mal vêtue, chargée d’un lourd fardeau, lui offraient parfois, lorsque le grain s’était bien vendu, de lui acheter un bon jupon de grosse futaine. Et alors elle répondait : « Je sais, sous le porche de l’église, un pauvre vieux qui n’a qu’une blouse, par ce grand froid de décembre ; achetez-lui une veste de drap, et j’aurai chaud demain, à le voir si bien couvert. » Ce qui lui avait fait donner le surnom de Sœur-des-Pauvres ; et les uns la nommaient ainsi, en dérision de ses mauvaises jupes ; les autres, en récompense de son bon cœur.

    Sœur-des-Pauvres avait eu jadis un fin berceau de dentelle et des jouets à remplir une chambre. Puis, un matin, sa mère ne vint pas l’embrasser au lever. Comme elle pleurait de ne point la voir, on lui dit qu’une sainte du bon Dieu l’avait emmenée au paradis, ce qui sécha ses larmes. Un mois auparavant, son père était ainsi parti. La chère petite pensa qu’il venait d’appeler sa mère dans le ciel, et que, réunis tous deux, ne pouvant vivre sans leur fille, ils lui enverraient bientôt un ange pour l’emporter à son tour.

    Elle ne se rappelait plus comment elle avait perdu ses jouets et son berceau. De riche demoiselle elle devint pauvre fille, cela sans que personne en parût étonné : sans doute des méchants étaient venus qui l’avaient dépouillée en honnêtes gens. Elle se souvenait seulement d’avoir vu, un matin, auprès de sa couche, son oncle Guillaume et sa tante Guillaumette. Elle eut grand’peur, parce qu’ils ne l’embrassèrent point. Guillaumette la vêtit à la hâte d’une étoffe grossière ; Guillaume, la tenant par la main, l’emmena dans la misérable cabane où elle vivait maintenant. Puis, c’était tout. Elle se sentait bien lasse chaque soir.

    Guillaume et Guillaumette, eux aussi, avaient possédé de grandes richesses, autrefois. Mais Guillaume aimait les joyeux convives, les nuits passées à boire, sans songer aux tonneaux qui s’épuisent ; Guillaumette aimait les rubans, les robes de soie, les longues heures perdues à tâcher vainement de se faire jeune et belle ; si bien qu’un jour le vin manqua à la cave, et que le miroir fut vendu pour acheter du pain. Jusqu’alors, ils avaient eu cette bonté de certains riches, qui souvent n’est qu’un effet du bien-être et du contentement de soi ; ils sentaient plus profondément le bonheur en le partageant avec autrui et mêlant ainsi beaucoup d’égoïsme à leur charité. Aussi ne surent-ils pas souffrir et rester bons ; regrettant les biens qu’ils avaient perdus, n’ayant plus de larmes que pour leur misère, ils devinrent durs envers le pauvre monde.

    Ils oubliaient que leur pauvreté était leur œuvre, ils accusaient chacun de leur ruine, et se sentaient au cœur un grand besoin de vengeance, exaspérés de leur pain noir, cherchant à se consoler en voyant une plus grande souffrance que la leur.

    Aussi se plaisaient-ils aux haillons de Sœur-des-Pauvres, à ses petites joues amincies, toutes blanches de larmes. Ils ne s’avouaient pas la joie mauvaise qu’ils prenaient à la faiblesse de cet enfant, lorsque, au retour de la fontaine, elle chancelait, tenant à deux mains la lourde cruche. Ils la battaient pour une goutte d’eau versée, disant qu’il fallait corriger les mauvais caractères ; et ils frappaient avec tant de hâte et de rancune qu’on voyait aisément que ce n’était pas là une juste correction.

    Sœur-des-Pauvres souffrait toute leur misère. Ils la chargeaient des travaux les plus fatigants, l’envoyaient glaner au soleil de midi, et ramasser du bois mort par les temps de neige. Puis, aussitôt rentrée, elle avait à balayer, à laver, à mettre chaque chose en ordre dans la cabane. La chère petite ne se plaignait plus. Les jours de bonheur étaient si loin d’elle, qu’elle ne savait pas qu’on peut vivre sans pleurer. Elle ne songeait jamais qu’il y avait des demoiselles rieuses et caressées ; dans son ignorance des jouets et des baisers, elle acceptait les coups et le pain sec de chaque soir, comme faisant également partie de la vie. Et cela surprenait les hommes sages, de voir une enfant de dix ans montrer une grande pitié pour toutes les souffrances, sans paraître songer à sa propre infortune.

    Or, un soir, je ne sais quel saint fêtaient Guillaume et Guillaumette, ils lui donnèrent un beau sou neuf en lui permettant d’aller jouer le restant du jour. Sœur-des-Pauvres descendit lentement à la ville, bien embarrassée de son sou, ne sachant que faire pour jouer. Elle arriva ainsi dans la grande rue. Il y avait là, à gauche, près de l’église, une boutique pleine de bonbons et de poupées, si belle la nuit aux lumières, que les enfants de la contrée en rêvaient comme d’un paradis. Ce soir-là, un groupe de marmots, bouche béante, muets d’admiration, se tenait sur le trottoir, les mains appuyées aux vitres, le plus près possible des merveilles de l’étalage. Sœur-des-Pauvres envia leur audace. Elle s’arrêta au milieu de la rue, laissant pendre ses petits bras, ramenant ses haillons que le vent écartait. Un peu fière d’être riche, elle serrait bien fort son beau sou neuf et choisissait du regard le jouet qu’elle allait acheter. Enfin elle se décida pour une poupée qui avait des cheveux comme une grande personne ; cette poupée, qui était bien haute comme elle, portait une robe de soie blanche, pareille à celle de la sainte Vierge.

    La fillette avança de quelques pas. Honteuse, comme elle regardait autour d’elle, avant d’entrer, elle aperçut sur un banc de pierre, en face de la belle boutique, une femme mal vêtue, berçant dans ses bras un enfant qui pleurait. Elle s’arrêta de nouveau, tournant le dos à la poupée. Aux cris de l’enfant, ses mains se croisèrent de pitié ; et, sans honte cette fois, elle s’approcha rapidement pour donner son beau sou neuf à la pauvre femme.

    Cette dernière, depuis quelques instants, regardait Sœur-des-Pauvres. Elle l’avait vue s’arrêter, puis s’avancer vers les jouets ; de sorte que, lorsque l’enfant vint à elle, elle comprit son bon cœur. Elle prit le sou, les yeux humides ; puis, elle retint dans la sienne la petite main qui le lui donnait.

    – Ma fille, dit-elle, j’accepte ton aumône, parce que je vois bien qu’un refus te chagrinerait. Mais, toi-même, ne désires-tu rien ? Toute mal vêtue que je suis, je puis contenter un de tes vœux.

    Pendant qu’elle parlait ainsi, les yeux de la pauvresse brillaient, pareils à des étoiles, tandis que, autour de sa tête, courait une flamme, comme une couronne faite d’un rayon de soleil. L’enfant, maintenant endormi sur ses genoux, souriait divinement dans son repos.

    Sœur-des-Pauvres secoua sa tête blonde.

    – Non, madame, répondit-elle, je n’ai aucun désir. Je voulais acheter cette poupée que vous voyez en face, mais ma tante Guillaumette me l’aurait brisée. Puisque vous ne voulez pas de mon sou pour rien, j’aime mieux que vous me donniez un bon baiser en échange. La mendiante se pencha et la baisa au front.

    À cette caresse, Sœur-des-Pauvres se sentit soulevée de terre ; il lui sembla que son éternelle fatigue s’en était allée ; en même temps, il lui vint au cœur une plus grande bonté.

    – Ma fille, ajouta l’inconnue, je ne veux pas que ton aumône reste sans récompense. J’ai, comme toi, un sou dont je ne savais que faire, avant de te rencontrer. Des princes, des grandes dames, m’ont jeté des bourses d’or, et je ne les ai pas jugés dignes de le posséder. Prends-le. Quoi qu’il arrive, agis selon ton cœur.

    Et elle le lui donna. C’était un vieux sou de cuivre jaune, rongé sur les bords, percé au milieu d’un trou large comme une grosse lentille. Il était si usé, qu’on ne pouvait savoir de quel pays il venait, si ce n’est qu’on voyait encore, sur une des faces, une couronne de rayons à demi effacée. C’était peut-être là quelque monnaie des cieux.

    Sœur-des-Pauvres, le voyant si mince, tendit la main, comprenant qu’un tel cadeau ne portait point préjudice à la mendiante, et le considérant comme un souvenir d’amitié qu’elle lui laissait.

    – Hélas ! pensait-elle, la pauvre femme ne sait ce qu’elle dit. Les princes, les belles dames n’ont que faire de son sou. Il est si laid qu’il ne payerait pas seulement une once de pain. Je ne vais pas même pouvoir le donner à un pauvre.

    La femme, dont les yeux brillaient de plus en plus, sourit, comme si l’enfant eût parlé tout haut. Elle lui dit doucement :

    – Prends-le toujours, et tu verras.

    Alors Sœur-des-Pauvres l’accepta, pour ne pas la désobliger. Elle baissa la tête, afin de le mettre dans la poche de sa jupe ; lorsqu’elle la releva, le banc était vide. Elle fut grandement étonnée et s’en revint, toute songeuse de la rencontre qu’elle venait de faire.

    II

    Sœur-des-Pauvres couchait au grenier, dans une sorte de soupente, où gisaient pêle-mêle des débris de vieux meubles. Les jours de lune, grâce à une étroite lucarne, elle voyait clair à se mettre au lit. Les autres jours, elle gagnait sa couche à tâtons, pauvre couche faite de quatre planches mal jointes et d’une paillasse dont les toiles se touchaient par endroits.

    Or, ce soir-là, la lune était dans son plein. Une raie lumineuse s’allongeait sur les poutres, emplissant le grenier de clarté.

    Lorsque Guillaume et Guillaumette furent couchés, Sœur-des-Pauvres monta. Par les nuits sombres, elle avait parfois grand’peur des subits gémissements, des bruits de pas qu’elle croyait entendre, et qui n’étaient autre chose que les craquements des charpentes et que les courses rapides des souris. Aussi aimait-elle d’un amour fervent le bel astre dont les rayons amis dissipaient ses frayeurs. Les soirs où il brillait, elle ouvrait la lucarne, elle le remerciait dans ses prières d’être revenu la voir.

    Elle fut toute satisfaite de trouver de la lumière chez elle. Elle était fatiguée, elle allait dormir bien tranquille, se sentant gardée par sa bonne amie la lune. Souvent elle l’avait sentie, dans son sommeil, se promener ainsi par la chambre, silencieuse et douce, mettant en fuite les vilains songes des nuits d’hiver.

    Elle alla vite s’agenouiller sur un vieux coffre, en plein dans la blonde clarté. Là, elle pria le bon Dieu. Puis, s’approchant du lit, elle dégrafa sa jupe.

    La jupe glissa à terre, mais voilà qu’elle laissa échapper par la poche entr’ouverte une pluie de gros sous. Sœur-des-Pauvres les regarda rouler, immobile, effrayée.

    Elle se baissa, les ramassa un à un, les prenant du bout des doigts. Elle les empilait sur le vieux coffre, sans chercher à connaître leur nombre, car elle ne savait compter que jusqu’à cinquante, et elle voyait bien qu’il y en avait là plusieurs centaines. Quand elle n’en trouva plus sur le sol, ayant soulevé la jupe, elle comprit à son poids que la poche était encore pleine. Pendant un grand quart d’heure, elle en tira des poignées de sous, désespérant de jamais trouver le fond. Enfin elle n’en sentit plus qu’un. L’ayant pris, elle le reconnut : c’était le sou que la mendiante lui avait donné le soir même.

    Elle se dit alors que le bon Dieu venait de faire un miracle, et que ce vilain sou qu’elle avait dédaigné, était un sou comme les riches n’en ont pas. Elle le sentait frémir entre ses doigts, prêt à se multiplier encore. Aussi tremblait-elle qu’il ne lui prit fantaisie d’emplir le grenier de richesses. Elle ne savait déjà que faire de ces piles de monnaie neuve qui brillaient au clair de lune. Troublée, elle regardait autour d’elle.

    En bonne travailleuse, elle avait toujours du fil et une aiguille dans la poche de son tablier. Elle chercha un morceau de vieille toile pour faire un sac. Elle le fit si étroit, que sa petite main pouvait à peine entrer dedans ; l’étoffe manquait ; d’ailleurs, Sœur-des-Pauvres était pressée. Puis, ayant mis tout au fond le sou de la pauvresse, elle commença, pile par pile, à glisser dans la bourse les pièces qui couvraient le coffre. Chaque pile en tombant emplissait le sac, et aussitôt le sac redevenait vide. Les centaines de gros sous y tinrent fort à l’aise. Il était facile de voir qu’il en aurait contenu quatre fois davantage.

    Après quoi, Sœur-des-Pauvres fatiguée le cacha sous la paillasse, et s’endormit. Elle riait dans ses rêves, songeant aux grandes aumônes qu’elle allait pouvoir distribuer le lendemain.

    III

    Le matin, en s’éveillant, Sœur-des-Pauvres pensa avoir rêvé. Il lui fallut toucher son trésor pour croire à sa réalité. Il était un peu plus lourd que la veille, ce qui fit comprendre à l’enfant que le sou merveilleux avait encore travaillé pendant la nuit.

    Elle se vêtit à la hâte, elle descendit, ses sabots à la main, pour ne point faire de bruit. Elle avait caché le sac sous son fichu, le serrant contre sa poitrine. Guillaume et Guillaumette, profondément endormis, ne l’entendirent pas. Elle dut passer devant leur lit, elle faillit tomber de peur de les savoir aussi près d’elle ; puis elle se prit à courir, ouvrit la porte toute grande, et s’enfuit, oubliant de la refermer.

    On était en hiver, aux matinées les plus froides de décembre. Le jour naissait à peine. Le ciel, aux pâles clartés de cette aurore, semblait de même couleur que la terre, couverte de neige. Cette blancheur universelle qui emplissait l’horizon, avait un grand calme. Sœur-des-Pauvres marchait vite, suivant le sentier qui conduisait à la ville. Elle n’entendait que le craquement de ses sabots dans la neige. Bien que grandement préoccupée, elle choisissait par amusement les ornières les plus profondes.

    Comme elle approchait, elle se souvint que, dans sa hâte, elle avait oublié de prier Dieu. Elle s’agenouilla sur le bord du sentier. Là, seule, perdue dans cette immense et triste sérénité de la nature endormie, elle dit son oraison avec cette voix d’enfant, si douce, que Dieu ne sait la distinguer de celle des anges. Elle se dressa bientôt. Le froid l’ayant saisie, elle pressa le pas.

    Il y avait grande misère dans le pays, surtout cette année-là, où l’hiver était rude et le pain si cher, que les riches seuls en pouvaient acheter. Les pauvres gens, ceux qui vivent de soleil et de pitié, sortaient dès le matin pour voir si le printemps ne venait pas, ramenant avec lui des aumônes plus larges. Ils allaient par les routes ou s’asseyaient sur les bornes, aux portes des villes, implorant les passants ; car il faisait si froid, dans leurs greniers, qu’autant valait loger au grand chemin. Et ils étaient en si grand nombre, qu’on aurait pu en peupler un gros village.

    Sœur-des-Pauvres avait ouvert le petit sac. En entrant dans la ville, elle vit venir à elle un aveugle conduit par une petite fille qui la regardait tristement, la prenant pour une sœur, à la voir si mal vêtue.

    – Mon père, dit-elle au pauvre vieux, tendez vos mains. Jésus m’envoie vers vous.

    Elle s’adressait au bonhomme, parce que les doigts de la fillette étaient trop mignons et qu’ils n’auraient guère contenu qu’une dizaine de gros sous. Aussi, pour emplir les mains que l’aveugle lui tendit, il lui fallut puiser sept fois dans le sac tant elles étaient longues et larges. Puis, avant de s’éloigner, elle dit à la petite de prendre une dernière poignée de monnaie.

    Elle avait hâte d’arriver devant l’église, près des bancs de pierre, où les pauvres se réunissaient le matin ; la maison de Dieu les abritait des vents du nord ; le soleil, à son lever, donnait en plein sous le porche. Elle dut encore s’arrêter. Au coin d’une ruelle, elle trouva une jeune femme qui avait sans doute passé la nuit là, tant elle était transie et grelottante ; les yeux fermés, les bras serrés sur la poitrine, elle paraissait dormir, n’espérant plus que dans la mort. Sœur-des-Pauvres se tenait devant elle, la main pleine de sous, ne sachant comment lui donner son aumône. Elle pleurait, pensant être venue trop tard.

    – Bonne femme, disait-elle, et elle la touchait doucement à l’épaule, tenez, prenez cet argent. Il vous faut aller déjeuner à l’auberge et dormir devant un grand feu.

    À cette voix douce, la bonne femme ouvrit les yeux, les mains tendues. Elle croyait peut-être dormir encore et songer qu’un ange était descendu vers elle.

    Sœur-des-Pauvres gagna vite la grand’place. Il y avait foule, sous le porche, pour le premier rayon. Les mendiants, assis aux pieds des saints, tremblaient de froid, les uns auprès des autres, sans se parler. Ils roulaient doucement la tête, comme font les mourants. Ils se pressaient dans les coins, afin de ne rien perdre du soleil, lorsqu’il allait paraître.

    Sœur-des-Pauvres commença par la droite, jetant des poignées de sous dans les chapeaux de feutre et dans les tabliers, cela de si bon cœur, que bien des pièces roulaient sur les dalles. Elle ne comptait pas, la chère enfant. Le petit sac faisait merveilles ; il ne désemplissait pas, il se gonflait tellement à chaque nouvelle poignée prise par la fillette, qu’il versait comme un vase trop plein. Les pauvres gens restaient ébahis de cette pluie joyeuse : ils ramassaient les sous tombés, oubliant le soleil qui se levait, disant des : « Dieu vous le rende ! » à la hâte. L’aumône était si large, que de bons vieux croyaient que les saints de pierre leur jetaient cette fortune ; ils le croient même encore.

    L’enfant riait de leur joie. Elle fit trois fois le tour, afin de donner à chacun la même somme ; puis elle s’arrêta, non pas que le petit sac se trouvât vide, mais parce qu’elle avait beaucoup à faire avant le soir. Comme elle allait s’éloigner, elle aperçut dans un coin un vieillard infirme qui, ne pouvant s’approcher, tendait les mains vers elle. Triste de ne point l’avoir vu, elle s’avança, pencha le sac, pour lui donner davantage. Les sous se mirent à couler de cette méchante bourse comme l’eau d’une fontaine, sans s’arrêter, si abondamment, que Sœur-des-Pauvres ferma bientôt l’ouverture avec le poing, car le tas aurait monté en peu d’instants aussi haut que l’église. Le pauvre vieux n’avait que faire de tant d’argent, et peut-être les riches seraient-ils venus le voler.

    IV

    Alors, ceux de la grand’place ayant les poches pleines, elle marcha vers la campagne. Les mendiants, oubliant de soulager leurs souffrances, se mirent à la suivre ; ils la regardaient avec étonnement et respect, entraînés dans un élan de fraternité. Elle, seule, regardant autour d’elle, s’avançait la première. La foule venait ensuite.

    L’enfant, vêtue d’une indienne en lambeaux, était bien sœur des pauvres gens de sa suite, sœur par les haillons, sœur par la tendre pitié. Elle se trouvait là en famille, donnant à ses frères, s’oubliant elle-même ; elle marchait gravement de toute la force de ses petits pieds, heureuse de faire la grande fille ; et cette blondine de dix ans rayonnait d’une naïve majesté, suivie de son escorte de vieillards.

    L’étroite bourse à la main, elle allait de village en village, distribuant des aumônes à toute la contrée. Elle allait devant elle, sans choisir les chemins, prenant les routes des plaines et les sentiers des coteaux ; puis elle s’écartait, traversant les champs, pour voir si quelque vagabond ne s’abritait pas au pied des haies ou dans le creux des fossés. Elle se haussait, regardant à l’horizon, regrettant de ne pouvoir jeter un appel à toutes les misères du pays. Elle soupirait en songeant qu’elle laissait peut-être derrière quelque souffrance ; cette crainte faisait qu’elle revenait parfois sur ses pas pour visiter un buisson. Et, soit qu’elle ralentît sa marche aux coudes des chemins, soit qu’elle courût à la rencontre d’un indigent, son cortège la suivait dans chacun de ses détours.

    Or, il arriva, comme elle traversait un pré, qu’une bande de pierrots vint s’abattre devant elle. Les pauvres petits, perdus dans la neige, chantaient d’une façon lamentable, demandant une nourriture qu’ils avaient cherchée en vain. Sœur-des-Pauvres s’arrêta, interdite de rencontrer des misérables auxquels ses gros sous n’étaient d’aucun secours ; elle regardait son sac avec colère, maudissant cet argent qui se refusait à la charité. Cependant les pierrots l’entouraient ; ils se disaient de la famille, ils lui réclamaient leur part dans ses bienfaits. Près d’éclater en sanglots, ne sachant que faire, elle prit dans le sac une poignée de sous, car elle ne pouvait se décider à les renvoyer sans aumône. La chère enfant avait sûrement perdu la tête, s’imaginant que les gros sous sont monnaie de pierrots, et que ces enfants du bon Dieu ont meuniers pour moudre et boulangers pour pétrir le pain de chaque jour. Je ne sais ce qu’elle pensait faire, mais ce que personne n’ignore, c’est que l’aumône, jetée poignée de sous, tomba poignée de blé sur la terre.

    Sœur-des-Pauvres ne parut pas étonnée. Elle servit un vrai festin aux pierrots, leur offrant toutes sortes de graines, en telle quantité que, le printemps venu, le pré se couvrit d’une herbe épaisse et haute comme une forêt. Depuis ce temps, ce coin de terre appartient aux oiseaux du ciel ; ils y trouvent, en toute saison, une nourriture abondante, bien qu’ils y viennent par milliers, de plus de vingt lieues à la ronde.

    Sœur-des-Pauvres reprit sa marche, heureuse de son nouveau pouvoir. Elle ne se contentait plus de distribuer de gros sous ; elle donnait, selon la rencontre, de bonnes blouses bien chaudes, de lourds jupons de laine, ou encore des souliers si légers et si forts, qu’ils pesaient à peine une once et usaient les cailloux. Tout cela sortait d’une fabrique inconnue ; les étoffes étaient merveilleuses de solidité et de souplesse ; les coutures se trouvaient si finement piquées, que, dans le trou qu’aurait fait une de nos aiguilles, les aiguilles magiques avaient aisément trouvé place pour trois de leurs points ; et, ce qui n’était pas le moindre prodige, chaque vêtement prenait la taille du pauvre qui s’en couvrait. Sans doute un atelier de bonnes fées venait de s’établir au fond du sac, apportant les fins ciseaux d’or qui coupent dix robes de chérubin dans la feuille d’une rose. C’était, pour sûr, besogne du ciel, tant l’ouvrage était parfait et promptement cousu.

    Le petit sac ne se montrait pas plus fier pour cela. Les bords en étaient légèrement usés, et la main de Sœur-des-Pauvres les avait peut-être un peu élargis ; maintenant, il pouvait bien être gros comme deux nids de fauvette. Pour que tu ne m’accuses pas de mensonge, il me faut te dire comment en sortaient les grands vêtements, tels que les jupes, les manteaux, amples de quatre ou cinq mètres. La vérité est qu’ils s’y trouvaient pliés sur eux-mêmes, comme les feuilles du coquelicot quand il ne s’est pas échappé du calice ; pliés avec tant d’art, qu’ils n’étaient guère plus gros que le bouton de cette fleur. Alors Sœur-des-Pauvres prenait le paquet entre deux doigts, le secouant à petits coups ; l’étoffe se dépliait, s’allongeait et devenait vêtement, non plus bon pour des anges, mais propre à couvrir de larges épaules. Quant aux souliers, je n’ai pu savoir jusqu’à ce jour sous quelle forme ils sortaient du sac ; j’ai ouï dire cependant, mais je n’affirme rien, que chaque paire était contenue dans une fève qui éclatait en touchant la terre. Tout cela, bien entendu, sans préjudice des poignées de gros sous qui tombaient dru comme grêle de mars.

    Sœur-des-Pauvres marchait toujours. Elle ne sentait point la fatigue, bien qu’elle eût fait près de vingt lieues depuis le matin, cela sans boire ni manger. À la voir passer sur le bord des routes, laissant à peine trace, on eût dit qu’elle était emportée par des ailes invisibles. On l’avait aperçue, dans ce jour, aux quatre points du pays. Tu n’aurais pas trouvé dans la contrée un coin de terre, plaine ou montagne, dont la neige ne portât la légère empreinte de ses petits pieds. Vraiment, Guillaume et Guillaumette, s’ils la poursuivaient, risquaient de courir une bonne semaine avant que de l’atteindre ; non pas qu’il y eût à hésiter sur le chemin qu’elle prenait, car elle laissait foule derrière elle, comme font les rois à leur passage ; mais parce qu’elle marchait si gaillardement qu’elle-même, en d’autres temps, n’aurait pu faire un pareil voyage en moins de six grandes semaines.

    Et son cortège allait s’augmentant à chaque village. Tous ceux qu’elle secourait, marchaient à sa suite, si bien que, vers le soir, la foule s’étendait derrière elle, sur une longueur de plusieurs centaines de mètres. C’étaient ses bonnes œuvres qui la suivaient ainsi. Jamais saint ne s’est présenté devant Dieu avec une aussi royale escorte.

    Cependant, la nuit tombait. Sœur-des-Pauvres marchait toujours ; toujours le petit sac travaillait. Enfin, on vit l’enfant s’arrêter sur le sommet d’un coteau ; elle se tint immobile, regardant les plaines qu’elle venait d’enrichir, et ses haillons se détachaient en noir dans la blancheur du crépuscule. Les mendiants firent cercle autour d’elle ; ils s’agitaient par grandes masses sombres, avec le sourd frémissement des foules. Puis, le silence régna. Sœur-des-Pauvres, haute dans le ciel, souriait, ayant un peuple à ses pieds. Alors, ayant beaucoup grandi depuis le matin, debout sur le coteau, elle leva la main au ciel, disant à son peuple :

    – Remerciez Jésus, remerciez Marie.

    Et tout son peuple entendit sa voix douce.

    V

    Il était fort tard, lorsque Sœur-des-Pauvres revint au logis. Guillaume et Guillaumette s’étaient endormis, las de colère et de menaces. Elle entra par la porte de l’étable, qui ne fermait qu’au loquet. Elle gagna vite son grenier, où elle trouva sa bonne amie la lune, si claire, si joyeuse, qu’elle paraissait connaître le bel emploi de la journée. Souvent le ciel nous remercie ainsi par de plus clairs rayons.

    L’enfant se sentait grand besoin de repos. Mais, avant de se mettre au lit, elle voulut revoir le sou miraculeux, celui qui se trouvait au fond du sac. Il avait tant et si bien travaillé, qu’il méritait vraiment d’être baisé. Elle s’assit sur le coffre, elle se mit à vider la bourse, posant les poignées de monnaie à ses pieds. Un quart d’heure durant, elle tâcha d’atteindre le fond ; le tas lui montait aux genoux, et alors elle désespéra. Elle voyait bien qu’elle emplirait le grenier, sans avancer en rien la besogne. Fort embarrassée, elle ne trouva rien de mieux que de tourner lestement le petit sac à l’envers. Il y eut un éboulement de gros sous prodigieux ; la mansarde en fut, du coup, pleine au trois quarts. Le sac était vide.

    Cependant, à ce bruit, Guillaume s’éveilla. Le cher homme, bien qu’il n’eût pas ouï dans son sommeil l’écroulement du plancher, aurait ouvert les yeux pour un liard tombé sur les dalles. Il secoua Guillaumette.

    – Hé ! femme, dit-il, entends-tu ?

    Et comme la vieille balbutiait, de méchante humeur :

    – La petite est rentrée, reprit-il. Je crois qu’elle a volé quelque passant, car j’entends là-haut le tintement d’une grosse bourse.

    Guillaumette se souleva, sans plus gronder et fort éveillée. Elle alluma vite la lampe en disant :
    – Je savais bien que cette fille était vicieuse.

    Puis, elle ajouta :

    – Je m’achèterai une coiffe à rubans et des souliers de coutil. Dimanche, je serai fière.

    Alors tous deux, à peine vêtus, Guillaume allant le premier, Guillaumette élevant la lampe, montèrent à la mansarde. Leurs ombres, maigres et bizarres, s’allongeaient le long des murs.

    Au haut de l’échelle, ils s’arrêtèrent d’étonnement. Il y avait sur le sol une couche de pièces épaisse de trois pieds, cela dans tous les coins, sans qu’il fût possible d’apercevoir large comme la main de plancher. Par endroits, s’élevaient des tas de monnaie ; on eût dit les vagues de cette mer de gros sous. Au milieu, entre deux de ces tas, dormait Sœur-des-Pauvres, dans un rayon de lune. L’enfant, cédant au sommeil, n’avait pu gagner son lit ; elle s’était laissée glisser doucement ; elle rêvait du ciel, sur cette couche faite d’aumônes. Les bras ramenés contre la poitrine, elle tenait dans sa main droite le magique cadeau de la mendiante. Son souffle faible et régulier s’entendait au milieu du silence ; tandis que l’astre bien-aimé, se mirant autour d’elle dans la monnaie neuve, l’entourait comme d’un cercle d’or.

    Guillaume et Guillaumette n’étaient pas bonnes gens à longtemps s’étonner. Le miracle étant à leur profit, ils ne songèrent guère à l’expliquer, se souciant peu qu’il fût œuvre du bon Dieu ou du diable. Lorsqu’ils eurent un instant compté le trésor des yeux, ils voulurent s’assurer qu’il n’était pas seulement jeu de l’ombre et reflet de lune. Ils se baissèrent avidement, les mains grandes ouvertes.

    Or, ce qu’il advint alors est si peu croyable, que j’hésite à le dire. À peine Guillaume eut-il pris une poignée de pièces, que ces pièces se changèrent en énormes chauves-souris. Il ouvrit les doigts avec terreur, et les vilaines bêtes s’échappèrent, poussant des cris aigus, le frappant à la face de leurs longues ailes noires. Guillaumette, de son côté, saisit une nichée de jeunes rats, aux dents blanches et fines, qui la mordirent cruellement en s’enfuyant le long de ses jambes. La vieille femme, que la vue d’une souris faisait évanouir, se mourait de les sentir courir dans ses jupes.

    Ils s’étaient dressés, n’osant plus caresser cet argent si neuf d’apparence, mais si déplaisant au toucher. Ils se regardaient mal à l’aise, s’encourageaient avec ces regards, moitié riants, moitié fâchés, d’un enfant que vient de brûler une friandise trop chaude. Guillaumette céda la première à la tentation ; elle allongea ses bras maigres et prit deux nouvelles poignées de sous. Comme elle serrait les poings, pour ne rien laisser échapper, elle poussa un grand cri de douleur ; car, à la vérité, elle avait saisi deux poignées d’aiguilles si longues, si pointues, que ses doigts se trouvaient comme cousus aux paumes de ses mains. Guillaume, à la voir se baisser, voulut sa part du trésor. Il se hâta, mais ne ramassa pour tout butin que deux belles pelletées de charbons ardents qui brûlèrent comme poudre sur sa peau, tant ils étaient enflammés.

    Alors, rendus furieux par la souffrance, ils se précipitèrent sur les gros sous, fouillant en plein tas, cherchant à gagner le miracle de vitesse. Mais les gros sous n’étaient pas sous à se laisser surprendre. À peine touchés, ils s’envolaient on sauterelles, rampaient en serpents, fuyaient en eau bouillante, se dissipaient en fumée ; toute forme leur semblait bonne, et ils ne s’en allaient pas sans avoir quelque peu brûlé ou mordu les voleurs.

    Il y avait là une effrayante fécondité, si rapide, donnant naissance à tant de créatures différentes, qu’une inexprimable terreur régnait. Crapauds-volants, hiboux, vampires, phalènes, se pressaient à la lucarne, battant de l’aile, s’échappant par grandes volées. Les scorpions, les araignées, tous les hideux habitants des lieux humides, gagnaient les coins par longues files effarouchées ; le grenier, bien que fort lézardé, n’avait pas assez de trous pour eux, et ils étaient là, se poussant, s’écrasant dans les fentes.

    Guillaume et Guillaumette, fous d’épouvante, couraient, emportés dans le vertige de cette étrange création. À droite, à gauche, de toutes parts, ils hâtaient l’éclosion de nouveaux êtres. De leurs doigts ruisselait la vie. Le flot vivant montait. Ce trésor, où tantôt se mirait la lune, n’était plus qu’une masse noirâtre qui se mouvait lourdement, se soulevant, s’affaissant sur elle-même, comme fait le vin dans la cuve.

    Bientôt pas un gros sou ne resta. Le tas en entier s’était animé. Alors Guillaume et Guillaumette, ne prenant plus que reptiles, s’enfuirent en se jetant à la face deux poignées de couleuvres.

    Et, comme s’ils avaient emporté tous les monstres dans ces deux dernières poignées, le grenier se trouva vide. Sœur-des-Pauvres, n’ayant rien entendu, dormait, calme et souriante.

    VI

    À son réveil, Sœur-des-Pauvres eut un remords. Elle se dit qu’elle était allée bien loin chercher la misère du pays entier, sans songer à soulager celle de son oncle et de sa tante.

    La chère enfant avait compassion de toutes les souffrances. Un pauvre était pauvre pour elle, avant d’être bon ou méchant. Elle ne distinguait point entre les larmes, elle pensait volontiers qu’elle n’avait pas charge de distribuer des peines et des récompenses, mais mission d’essuyer des pleurs. Dans sa petite raison de dix ans, il n’y avait pas grande idée de justice ; elle était toute charité, toute aumône. Lorsqu’elle songeait aux damnés d’enfer, il lui venait au cœur des pitiés, qu’elle n’éprouvait jamais aussi fortes pour les âmes du purgatoire.

    Quelqu’un lui ayant dit un jour que tel pauvre ne méritait pas le pain qu’elle lui donnait, elle n’avait pas compris. Elle se refusait à croire que ce n’est pas assez d’avoir faim pour manger.

    Or, pour réparer son oubli, Sœur-des-Pauvres reprenant le petit sac, alla vite acheter, en bel argent neuf, une terre qui touchait à la cabane de ses parents. Elle acheta en outre une paire de bœufs, blancs et roux, aux poils luisants comme de la soie. Elle n’eut garde d’oublier la charrue. Puis, elle loua un garçon de ferme qui conduisit l’attelage au bord du champ, à la porte de la chaumière. Pendant ce temps, elle amassait à la ville des provisions de toutes sortes, souches de vigne qui brûlent avec un feu clair, fine fleur de farine, salaisons, légumes secs. Elle se faisait suivre de trois grosses charrettes, allant de boutique en boutique, les chargeant de ce qu’elle pensait nécessaire à un ménage. Et c’était merveille comme elle dépensait en grande fille l’argent du bon Dieu, n’achetant pas choses inutiles, ainsi qu’on aurait pu l’attendre d’une bambine de son âge, mais bien meubles solides, pièces de toile, chaudrons de cuivre, tout ce que souhaite dans ses rêves une ménagère de trente ans.

    Lorsque les trois charrettes furent pleines, elle vint les faire ranger auprès des bœufs et de la charrue. Alors elle comprit que la chaumière était bien misérable, bien petite, pour contenir ces richesses, et elle eut du chagrin de ne pouvoir acheter une ferme, non pas qu’elle manquât d’argent, mais parce qu’il n’y avait point de ferme dans cette partie du pays. Elle résolut d’appeler les maçons et de leur faire bâtir une grande habitation, sur l’emplacement même de la pauvre demeure. Mais en attendant, comme elle était pressée, elle se contenta de verser sur le sol, devant les charrettes, quelques tas de gros sous, pour payer les frais de bâtisse.

    Elle fit si bien, qu’elle ne mit pas une heure à tout disposer de la sorte. Guillaume et Guillaumette dormaient encore, n’ayant entendu ni le bruit des roues ni le fouet du garçon de ferme.

    Alors, Sœur-des-Pauvres s’approcha de la porte, ayant aux lèvres un fin sourire, car elle avait parfois l’espièglerie du bien. Elle s’était hâtée un peu par malice ; elle s’applaudissait d’avoir réussi à devancer le réveil de ses parents.

    Elle donna un dernier regard à ses achats, puis se mit à crier, en frappant dans ses mains de toutes ses forces :

    – Oncle Guillaume, tante Guillaumette !

    Et, comme les deux vieux ne bougeaient, elle heurta du poing les planches mal jointes du volet, en répétant plus haut, à plusieurs reprises :

    – Oncle Guillaume, tante Guillaumette, ouvrez vite, la fortune demande à entrer !

    Or, Guillaume et Guillaumette entendirent cela en dormant, ce qui les fit sauter du lit, avant d’avoir pris la peine de s’éveiller. Sœur-des-Pauvres criait encore, lorsqu’ils parurent sur le seuil, se poussant, se frottant les yeux, pour mieux voir ; et ils s’étaient tant pressés, que Guillaume avait les jupes et Guillaumette les culottes. Ils n’eurent garde de s’en douter, ayant bien d’autres sujets d’étonnement. Les tas de gros sous s’élevaient, hauts comme des meules de foin, devant les trois charrettes qui avaient fort grand air, les chaudrons et les meubles de chêne se détachant sur la neige. Les bœufs, au vent froid du matin, soufflaient avec bruit. Le soc de la charrue semblait d’argent, blanc des premiers rayons.

    Le garçon de ferme s’avança et dit à Guillaume :

    – Maître, où dois-je conduire l’attelage ? Ce n’est pas saison de labour. Soyez sans crainte : vos champs sont ensemencés, vous aurez ample récolte.

    Et, pendant ce temps, les charretiers s’étaient approchés de Guillaumette.

    – Brave dame, lui disaient-ils, voici votre ménage, avec vos provisions d’hiver. Hâtez-vous de nous dire où nous devons décharger nos charrettes.

    C’est peu d’un jour pour rentrer au logis toutes ces richesses.

    Les deux vieux, bouche béante, ne savaient que répondre. Ils regardaient timidement ces biens qu’ils ne se connaissaient pas, ils songeaient aux vilains sous qui s’étaient si cruellement moqués d’eux, la nuit dernière. Sœur-des-Pauvres, cachée dans un coin, riait de leur étrange figure ; elle ne désirait tirer autre vengeance de leur peu d’amitié pour elle, dans les jours d’infortune. La pauvre petite n’avait jamais tant ri de sa vie. Je t’assure, tu aurais ri comme elle, de voir Guillaume en jupes et Guillaumette en culottes, ne sachant s’ils devaient se réjouir ou pleurer, faisant la grimace la plus plaisante du monde.

    Enfin, comme elle les voyait près de rentrer et de fermer porte et fenêtre, elle se montra.

    – Mes amis, dit-elle au garçon de ferme et aux charretiers, entrez tout ceci dans la chaumière ; n’ayez point souci d’emplir les chambres jusqu’au plafond. Je n’avais pas songé à la petitesse du logis, j’ai tant acheté qu’il nous faut maintenant un château. Mais voici l’argent pour les maçons.

    Elle disait cela afin d’être entendue de ses parents, car elle pensait avec raison les rassurer en leur donnant à comprendre qu’elle était la bonne fée qui leur faisait ces cadeaux. Or, Guillaume et Guillaumette se promettaient depuis la veille de la battre, en punition de ce qu’elle les avait quittés tout un jour ; mais, lorsqu’ils l’entendirent parler ainsi, lorsqu’ils virent les hommes déposer les meubles et les provisions à leur porte, ils la regardèrent, ils éclatèrent en sanglots, sans savoir pourquoi. Il leur sembla qu’une main les serrait à la gorge. Ils restaient là, debout, près d’étouffer, ne sachant que faire, dans cette émotion qu’ils ne connaissaient pas. Et, tout d’un coup, ils comprirent qu’ils aimaient Sœur-des-Pauvres. Alors, riant dans les larmes, ils coururent l’embrasser, ce qui les soulagea.

    VII

    Un an plus tard, Guillaume et Guillaumette se trouvaient les plus riches fermiers du pays. Ils possédaient une grande ferme neuve ; leurs champs s’étendaient à tant de lieues à la ronde, qu’un même horizon ne pouvait les contenir. Qu’un pauvre devienne riche, cela n’est point rare ; personne, dans nos temps, ne songe à s’en étonner. Mais, lorsque Guillaume et Guillaumette de méchants devinrent bons, il y en eut qui se refusèrent à le croire. C’était la vérité cependant. Les parents de Sœur-des-Pauvres, ne souffrant plus le froid ni la faim, retrouvèrent leur bon cœur d’autrefois. Comme ils avaient beaucoup pleuré, ils se sentirent frères des misérables et les soulagèrent sans égoïsme.

    Les larmes, je le sais, sont bonnes conseillères. Pourtant, si Guillaumette n’aima plus trop la dentelle, si Guillaume cessa de boire et préféra le travail, m’est avis que les gros sous avaient en eux quelque vertu secrète qui aida au miracle ; car ils n’étaient pas comme les premiers sous venus, qui consentent à payer les mauvaises dépenses ; eux se refusaient aux méchants cœurs et rendaient charitable, en dirigeant la main des honnêtes gens qui les possédaient. Ah ! les braves gros sous n’ayant point la morne stupidité de nos laides pièces d’or et d’argent !

    Guillaume et Guillaumette baisaient Sœur-des-Pauvres du matin au soir. Les premiers jours, ils lui évitaient toute fatigue, ils se fâchaient dès qu’elle parlait de travail. Il était aisé de voir qu’ils souhaitaient en faire une belle demoiselle, avec de petites mains blanches, bonnes à nouer des rubans. « Fais-toi fière, lui disaient-ils chaque matin ; ne te chagrine du reste. » Mais la fillette ne l’entendait point ainsi ; elle serait morte de tristesse, à rester assise tout le long du jour, sans autre besogne que de regarder filer les nuages ; ses richesses lui étaient une moindre distraction que de frotter ses meubles de chêne et de tirer soigneusement ses draps de fine toile. Elle prenait donc du plaisir à sa guise, répondant à ses parents : « Laissez, je suis chaudement vêtue et n’ai que faire de dentelle ; j’aime mieux souci de ménage que souci de toilette. »

    Et elle disait cela si sagement, que Guillaume et Guillaumette comprirent qu’elle avait une grande raison. Ils ne la contrarièrent plus dans ses goûts. Ce fut fête pour elle. Elle se leva, ainsi qu’autrefois, à cinq heures, et se chargea des soins domestiques ; non pas qu’elle balaya et lava, comme aux jours du malheur, car ce n’était une besogne de sa force que d’entretenir en propreté un aussi vaste logis ; mais elle surveilla les servantes, elle n’eut aucune fausse honte à les aider dans leurs travaux de laiterie et de basse-cour. Elle était bien la jeune fille la plus riche et la plus active de la contrée. Chacun s’émerveillait de ce qu’elle n’eut point changé en devenant grosse fermière, sinon qu’elle avait les joues plus roses et le cœur plus gai au travail. « Bonne misère, disait-elle souvent, tu m’as appris à être riche. »

    Elle songeait beaucoup pour son âge, ce qui l’attristait parfois. Je ne sais comment elle s’aperçut que ses gros sous lui devenaient de peu d’utilité. Les champs lui donnaient le pain, le vin, l’huile, les légumes, les fruits ; les troupeaux lui fournissaient la laine pour les vêtements, la chair pour les repas ; tout s’offrait à ses entours, et les produits de la ferme suffisaient amplement à ses besoins, ainsi qu’à ceux de ses gens. Même la part des pauvres était large, car elle ne donnait plus aumônes d’argent, mais viande, farine, bois à brûler, pièces de toile et de drap, se montrant sage en cela, offrant ce qu’elle savait nécessaire aux indigents, leur évitant la tentation de mal employer les sous de la charité.

    Or, dans cette abondance de biens, plusieurs tas de gros sous dormaient au grenier, où Sœur-des-Pauvres se chagrinait de les voir occuper la place de vingt à trente bottes de paille. Elle préférait de beaucoup cette paille, récompense du travail, à cette monnaie qu’elle entassait sans grand mérite. Aussi, peu à peu, en vint-elle à se sentir un profond dédain pour cette sorte de richesse, bonne à dormir dans les coffres des avares, ou encore à s’user aux mains des trafiquants des villes.

    Elle était si lasse de cette fortune incommode, qu’un matin elle se décida à la faire disparaître. Elle avait conservé le petit sac qui dévorait les gros sous d’une façon si aisée ; il fit son devoir en conscience et nettoya proprement le grenier. Sœur-des-Pauvres agit de ruse, car elle se garda de mettre au fond le sou de la mendiante ; de sorte que l’argent s’en alla bel et bien, sans avoir la tentation de revenir.

    Ainsi, elle prit soin de ne pas devenir trop riche, sentant qu’il y avait là danger pour le cœur. Elle donna peu à peu une partie de ses terres, qui étaient trop vastes pour nourrir une seule famille. Elle mesura son revenu à ses besoins. Puis, comme les bons bras ne manquaient pas à la ferme, lorsque, malgré elle, les sous s’amassaient au grenier, elle y montait en cachette, elle s’appauvrissait à plaisir. Pour assurer son contentement, elle garda toute sa vie la bourse enchantée, qui donnait si largement aux heures de détresse, et qui, aux heures de fortune, ne savait plus que prendre.

    Sœur-des-Pauvres avait un autre souci. Le cadeau de la pauvresse l’embarrassait. Elle s’effrayait du pouvoir qu’il lui donnait, car, lors même qu’on ne doute pas de soi, il y a plus de gaieté de cœur à se sentir humble que puissant. Elle l’eût volontiers jeté à la rivière ; mais un méchant pouvait le trouver dans le sable et en user au dommage de chacun ; et, certes, s’il employait à faire le mal la moitié de l’argent qu’elle avait dépensé en bonnes œuvres, il n’est point douteux qu’il ne ruinât le pays. Aussi comprit-elle alors que la mendiante ait longtemps cherché avant de donner son aumône : c’était là un cadeau faisant la joie ou le désespoir d’un peuple, selon la main qui le recevait.

    Elle garda le sou. Comme il était percé, elle se le pendit au cou, à l’aide d’un ruban ; ainsi elle ne pouvait le perdre. Mais cela la chagrinait de le sentir sur sa poitrine ; elle eût tout fait au monde pour retrouver la pauvresse. Elle l’aurait priée de reprendre ce dépôt, trop lourd pour être longtemps gardé, et de la laisser vivre en bonne fille, ne faisant d’autres miracles que des miracles de travail et de joyeuse humeur.

    Or, l’ayant vainement cherchée, elle désespérait de jamais la rencontrer.

    Un soir, passant devant l’église, elle entra faire un bout de prière. Elle alla tout au fond, dans une petite chapelle qu’elle aimait pour son ombre et son silence ; les vitraux, d’un bleu sombre, éclairaient les dalles comme d’un reflet de lune ; la voûte, un peu basse, n’avait pas d’écho. Mais, ce soir-là, la petite chapelle était en fête. Un rayon égaré, après avoir traversé la nef, donnait en plein sur l’humble autel, allumant dans les ténèbres le cadre doré d’un vieux tableau.

    Sœur-des-Pauvres, qui s’était agenouillée sur la pierre nue, eut une courte distraction, à voir ce bel adieu du soleil à son coucher, sur ce cadre qu’elle ne savait point là. Puis, penchant la tête, elle commença son oraison ; elle suppliait le bon Dieu de lui envoyer un ange qui se chargeât du gros sou.

    Au fort de sa prière, elle leva le front. Le baiser du soleil montait lentement ; il avait laissé le cadre pour la toile peinte ; on eût pu croire qu’une lumière blonde sortait de l’image sainte. Elle rayonnait sur le mur noir ; et c’était comme si quelque chérubin eût écarté un coin du voile des cieux, car on y voyait, dans un éblouissement de gloire et de splendeur, la Vierge Marie endormant Jésus sur ses genoux.

    Sœur-des-Pauvres regardait, cherchant à se souvenir. Elle avait vu, en songe peut-être, cette belle sainte et cette enfant divin. Eux aussi la reconnaissaient sans doute : ils lui souriaient, et même elle les vit sortir de la toile, pour descendre vers elle.

    Elle entendit une voix douce qui disait :

    – « Je suis la sainte mendiante des cieux. Les pauvres de la terre me font l’offrande de leurs larmes, et je tends la main à chaque misérable, afin qu’il se soulage. J’emporte au ciel ces aumônes de souffrance. Ce sont elles qui, amassées une à une dans les siècles, formeront au dernier jour les trésors de félicité des élus.

    « C’est ainsi que je vais par le monde, pauvrement vêtue, comme il convient à une fille du peuple. Je console les indigents mes frères, je sauve les riches par la charité.

    « Je t’ai vue, un soir, et j’ai reconnu en toi celle que je cherchais. C’est un rude labeur que le mien. Lorsque je rencontre un ange sur la terre, je lui confie une partie de ma mission. J’ai pour cela des sous du ciel qui ont l’intelligence du bien, qui rendent fées les mains pures.

    « Vois, mon Jésus te sourit : il est content de toi. Tu as été mendiante des cieux, car chacun t’a fait l’aumône de son âme, et tu amèneras ton cortège de pauvres jusque dans le paradis. Maintenant, donne ce sou qui te pèse ; les chérubins ont seuls cette force de porter éternellement le bien sur leurs ailes. Sois humble, sois heureuse. »

    Sœur-des-Pauvres écoutait la parole divine ; elle était là, demi-penchée, muette, en extase ; et, dans ses yeux grands ouverts, se reflétait l’éblouissement de la vision. Elle demeura longtemps immobile. Puis, comme le rayon montait toujours, il lui sembla que la porte du ciel se refermait ; la Vierge, ayant pris le ruban à son cou, disparut lentement. L’enfant regardait encore, mais elle voyait seulement le haut du cadre doré, brillant faiblement aux dernières lueurs.

    Alors, ne sentant plus le poids du sou sur sa poitrine, elle crut en ce qu’elle venait de voir. Elle se signa, elle s’en alla, remerciant Dieu.

    C’est ainsi qu’elle n’eut plus de souci et qu’elle vécut longtemps, jusqu’au jour où l’ange qu’elle attendait depuis sa jeunesse, l’emmena auprès de sa mère et de son père, dont les regrets l’appelaient depuis si longtemps au paradis. Elle trouva près d’eux Guillaume et Guillaumette, qui l’avaient quittée, eux aussi, un jour qu’ils étaient las.

    Et plus de cent ans après sa mort, on n’aurait pu trouver un seul mendiant dans la contrée ; non pas qu’il y eût dans les armoires des familles de nos vilaines pièces d’or ou d’argent ; mais il s’y rencontrait toujours, on ne savait comment, quelques fils du sou de la Vierge, de ces gros sous de cuivre jaune, qui sont la monnaie des travailleurs et des simples d’esprit.




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