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François Coppée
Fille de Tristesse
Avant de devenir célèbre en un jour,—le jour du vernissage d'il y a trois ans, où tout Paris devint amoureux de sa délicieuse Musicienne des rues,—le peintre Michel Guérard a connu la dure misère.
Sa mère, son admirable mère, qui n'a pas douté une minute de la vocation de son fils et qui est morte avec la fierté de le voir classé parmi les jeunes maîtres de l'école moderne, a vécu tout près de lui les terribles années d'épreuve, le consolant de sa tendresse, le fortifiant de son courage. Aussi, Michel, qui s'est évanoui de douleur, le jour de l'enterrement, au bord de la fosse ouverte, dans le cimetière Montmartre, ne prononce jamais ce mot: «ma mère», sans que sa voix tremble d'émotion, et le souvenir de la bonne et vaillante femme veille toujours, auguste et sacré, dans sa mémoire, comme une lampe de sanctuaire.
Michel avait vingt ans à peine et travaillait depuis dix-huit mois seulement dans l'atelier de Gérôme, à l'École des Beaux-Arts, lorsque mourut subitement son père, l'honnête caissier de la Salamandre, compagnie d'assurances contre l'incendie, d'une médiocre importance. La place était modeste, et le bonhomme ne laissait à sa veuve qu'une insignifiante épargne. La Salamandre, en souvenir de l'intègre et ancien serviteur, offrit à Mme Guérard, pour son fils, une place convenable dans les bureaux de la Compagnie. Le jeune homme l'eût acceptée par dévouement pour sa mère; mais celle-ci refusa le sacrifice.
—«Non!—dit-elle, en serrant longuement le grand garçon contre son coeur et en le baisant sur sa belle chevelure noire, toujours si sauvagement emmêlée,—non! mon garçon, fais de la peinture, puisque c'est ton idée... Nous vivrons comme nous pourrons.».
Et l'on vécut comme on put, c'est-à-dire fort mal, tout en haut de Montmartre, non loin du moulin ruiné,—dégénéré depuis en guinguette,—au cinquième étage d'une maison neuve, construite en boue et en crachats, mais d'où l'on voyait l'immense Paris comme dans un panorama, avec ses tours, ses flèches et ses dômes, et là-bas, là-bas, son enceinte de collines, grises dans la brume.
Michel n'avait là qu'un vaste atelier et une sorte de cellule sans feu, où logeait Mme Guérard. Dès le matin,—oh! la pauvre maman en bonnet de servante!—elle venait tout ranger dans l'atelier, allumait le poêle, nettoyait les brosses, cachait le lit de sangle de son fils derrière un paravent, puis elle disparaissait, le laissant travailler tranquillement toute la journée. A peine l'entendait-il, de temps à autre, invisible et présente comme un génie familier, remuer les cendres de sa chaufferette dans sa petite chambre, ou souffler le feu pour faire cuire le dîner, dans l'étroite cuisine. C'est là que le fils et la mère faisaient des repas de poupée sur une petite table de bois blanc, et l'on y était bien, en Décembre, près de la chaleur du fourneau.
Michel «buchait» comme un manoeuvre pour gagner le pain du jour, de la semaine, du mois. Il bâclait—de grand matin, en été, le soir à la lampe, l'hiver—des dessins sur bois pour les publications illustrées, et la maman Guérard faisait des prodiges d'économie pour que son fils eût de quoi payer les modèles et peindre d'après nature, toute l'après-midi.
Il y eut de mauvais jours, de très mauvais jours. Depuis longtemps, les six couverts, la pince à sucre et la boîte à couteaux à manches d'argent avaient été vendus afin d'acquitter une note du marchand de couleurs. Quelquefois, pour acheter le dîner,—c'est étonnant, ce qu'un morceau de veau rôti représente de déjeuners froids, et l'on ne s'imagine pas tout l'avenir qu'à le reste d'un pot-au-feu transformé en rata et en vinaigrette!—quelquefois, il fallait engager les autres débris du luxe bourgeois de jadis, tels que la montre d'or en forme de bassinoire, qui avait dû être à la mode sous le Consulat, ou même la broche encadrée de petits grenats dans laquelle miroitait, au cou de la veuve, le daguerréotype de feu M. Guérard. La brave maman connaissait, hélas! le chemin du Mont-de-Piété, et il y avait souvent une ou deux reconnaissances sous le «sujet» en bronze de la pendule, qui représentait une jeune personne embrassant avec désespoir le mât d'une barque en détresse.
Les Guérard étaient donc très pauvres; mais, comme beaucoup de pauvres, ils trouvaient encore moyen de faire la charité.
Sur le même palier qu'eux, dans une affreuse mansarde carrelée, logeait une pauvre ouvrière avec sa petite fille.
La femme, que les gens de la maison appelaient tous: «c'te pauv' Sidonie», n'avait jamais été mariée. Elle avait eu sa petite fille à dix-huit ans, âge où elle avait été presque jolie,—oh! une saison seulement, juste le temps d'être trompée et abandonnée par un vaurien, et de perdre sa fraîcheur et sa santé dans une couche laborieuse;—et depuis, elle avait toujours trimé pour gagner sa vie et pour élever son enfant. A trente ans, «c'te pauv' Sidonie» avait le dos voûté, les tempes grises, et il lui manquait trois dents par devant. Elle était très courageuse, très honnête, et faisait des journées à n'importe quel prix.
La petite fille, nommée Fernande, avait l'air d'une bohémienne: un teint de citron mûr, de longues mèches de cheveux noirs et crêpés, et des yeux qui lui faisaient le tour de la tête, comme on dit dans les faubourgs.
Michel, l'ayant vue jouer dans l'escalier, la trouva gentille, la fit poser pour un bout d'étude, et la maman Guérard la prit en amitié.
Cela faisait de la peine à l'excellente femme de voir cette jolie enfant polissonner dans la cour,—car sa mère revenait tard de son travail et l'école primaire fermait à quatre heures,—ou même quelquefois jouer à la main chaude sur le trottoir avec les deux gamins du savetier d'en bas, celui qui fredonnait, tout en martelant son cuir:
On les guillotinera,
Ces cochons d'propriétaires.
On les guillotinera,
Et le peuple sourira.
Mme Guérard séduisit donc la petite Fernande au moyen de quelques tartines de confitures. L'enfant venait chez les Guérard à la sortie de l'école; la veuve lui faisait apprendre et réciter sa leçon du lendemain, puis la laissait jouer dans l'atelier de Michel, qu'elle amusait, et qui crayonna d'après elle vingt croquis.
Fernande trouvait là bien des douceurs. On la retenait souvent à dîner, et, si maigre que fût la cuisine des Guérard, elle l'était moins que celle de «c'te pauv' Sidonie.» La vieille maman avait découvert, un jour, dans sa modeste garde-robe, une jupe encore très présentable, et y avait taillé pour la petite un costume qui, ma foi! avait l'air presque neuf. Une fois même que Fernande était revenue avec la croix et avait été première en géographie,—à quoi diable ça pouvait-il lui servir de si bien dessiner sur le tableau noir la ligne du partage des eaux?—maman Guérard, enchantée, avait fait cadeau à l'enfant d'une méchante paire de boucles d'oreilles, que la bonne femme conservait en souvenir de sa première communion.
Bref, les Guérard étaient en train d'adopter tout doucement la petite fille, quand «c'te pauv' Sidonie», en retard de deux termes, fut assez brutalement congédiée de la maison et s'en alla demeurer très loin, aux Amandiers. Elle emmena naturellement Fernande, qui fit ses adieux aux bons voisins, le coeur gros et les yeux rouges, mais qui ne revint jamais les voir, malgré ses promesses, et qu'on finit par oublier.
Le temps passa. Michel Guérard obtint ses premiers succès au Salon et commença à gagner quelque argent. Oh! pas beaucoup. Les toiles où ce peintre aime à fixer les types populaires sont empreintes d'une poésie sévère et mélancolique qui inquiètera toujours le bourgeois, et bien que tous les vrais artistes considèrent Guérard comme un maître, les amateurs opulents n'auront jamais un goût bien vif pour ces âpres tableaux, où la vie des pauvres est peinte par un pauvre.
Cependant, Michel exposa sa Musicienne des rues, à laquelle le jury, peu sympathique jusque-là, ne put s'empêcher de décerner une première médaille. La gravure popularisa en peu de temps cette dolente et maigre figure de jeune fille, ouvrant, pour chanter, une bouche si pure, et jouant du violon avec un geste si gracieux et si naturel. Maman Guérard, déjà bien malade, eut la joie de lire, ses lunettes sur le nez, dans le lit d'où elle ne devait pas se relever, les articles des journaux qui saluèrent en termes enthousiastes la gloire naissante de son fils. Enfin, Michel Guérard eut, dans l'art contemporain, sa place légitime, mais sans devenir pour cela beaucoup plus riche.
Or, deux ans après la mort de sa mère,—nous avons dit quel pieux et ardent souvenir il lui gardait,—Michel fut invité à un dîner qu'un de ses amis, un prix de Rome partant pour la Villa Médicis, offrait chez Foyot à quelques camarades d'atelier.
Michel—il allait avoir trente ans, et son deuil récent avait encore augmenté sa gravité naturelle—tomba au milieu d'une bande de tapageurs, tous plus jeunes que lui, aux allures de rapins, qui, après le chablis et les huîtres, étaient grisés déjà par leurs blagues et leurs éclats de rire. Au dessert, ces artistes, qui avaient tous dans l'esprit un idéal élevé ou tout au moins un goût délicat, rivalisèrent de cyniques propos; et un grand diable de sculpteur ayant crié qu'il y avait, depuis quelques jours, de jolies «débutantes» dans un mauvais lieu du quartier Latin, à deux pas de là, la bête sensuelle qui dort au fond de chaque homme se réveilla tout à coup chez ces jeunes gens, et l'on se mit à hurler: «Allons chez Dolorès!... Allons voir ces dames!»
Michel aurait bien voulu s'esquiver. Tant de brutalité lui répugnait, et il avait bu modérément. Pourtant, par faiblesse, pour faire comme tout le monde, craignant les railleries peut-être, il suivit les camarades.
—«Bah!—se dit-il,—j'en serai quitte pour payer quelques bouteilles de bière.»
Un quart d'heure après, toute la bande, après avoir gravi un étroit et sordide escalier, pénétrait dans le «salon» de Mme Dolorès, où sept ou huit malheureuses, en parures obscènes et ridicules, casquées d'énormes chevelures, étaient vautrées sur un divan circulaire. Elles saluèrent les nouveaux venus d'un «bonsoir, messieurs,» chanté par un choeur de voix traînardes et indifférentes, et Michel, entré derrière les autres, fut tout d'abord écoeuré par une bouffée chaude où se combinaient les odeurs du tabac, du gaz, de la parfumerie grossière et de la chair de femme au rabais.
Tout de suite, on déboucha les cruchons, et l'un des jeunes gens se mit au piano. L'orgie à prix fixe commençait avec sa bêtise accoutumée.
Michel, absolument dégoûté, s'était assis dans un coin du salon, encombré par tant de monde. Il était content d'être oublié là et fumait cigarette sur cigarette.
Soudain, il sentit une main se poser sur son épaule.
—«Eh bien, monsieur Michel, vous ne me reconnaissez pas?» lui demanda tout bas une voix rauque, une voix de vieille femme.
Michel se retourna et regarda la fille qui venait de s'asseoir, à côté de lui, sur le canapé. Elle devait avoir vingt ans tout au plus. Très brune, son souple corps serré dans un étroit peignoir de satin jaune, quatre grosses épingles de cuivre piquées dans sa chevelure terne et presque laineuse comme celle d'une femme de couleur, cette fille avait de grands yeux charbonnés, et n'aurait pas manqué de beauté, sans son ignoble maquillage et l'expression de dégoût et de fatigue qui fixait sur sa bouche la grimace de quelqu'un qui va vomir.
—«J'ai vu cette figure-là quelque part,» fut la première sensation de Michel en considérant cette malheureuse. Mais où?... quand l'avait-il vue?
—«Comment,—reprit-elle de sa voix cassée,—vous ne vous rappelez pas?... Il y a dix ans... là-haut... à Montmartre... la petite Fernande?...»
Michel faillit jeter un cri.
Il la reconnaissait maintenant. Oui! la jolie petite fille que sa pauvre sainte femme de vieille maman avait fait sauter sur ses genoux et cette créature perdue, qui sentait le vice et la pommade, c'était bien la même personne. Elle le regardait d'un air ému et craintif; l'eau d'une larme retenue faisait briller ses yeux cernés au crayon noir, et sa bouche, sa navrante bouche tordue comme par une nausée, essayait piteusement de sourire.
—«Vous!... vous ici!...—balbutia l'artiste, suffoqué par l'épouvantable surprise.
—Depuis deux mois,—répondit la fille publique, que le cri de douleur de Michel avait fait rougir sous son fard.—Mais je ne dois rien vous cacher, à vous, monsieur Michel... Je fais la vie depuis cinq ans déjà... C'est bien vilain, n'est-ce pas? Pourtant, si vous saviez, vous m'excuseriez peut-être un peu. Là-bas, aux Amandiers, où nous sommes allées loger, ma mère et moi, en quittant Montmartre, personne ne s'est plus occupé de moi. Maman était toujours dehors pour ses journées; moi, je faisais comme avant, je courais dans la rue avec les gamins, à la sortie de la classe, et voilà, je suis devenue une «voyoute.» A quinze ans,—maman venait de mourir à Lariboisière et j'étais apprentie brunisseuse,—un mauvais garnement m'a débauchée tout à fait... Mais c'est toujours la même chose. A quoi bon vous raconter mon histoire? J'en suis arrivée où vous voyez. C'est fini, n'en parlons plus... Mais je tiens à vous dire une chose, puisque je vous retrouve, c'est que les seuls bons moments de ma vie,—vous entendez bien, monsieur Michel!—de toute ma vie, sont ceux que j'ai passés dans votre atelier, quand vous me promettiez deux sous pour me faire bien tenir la pose, ou quand votre mère...»
Mais elle s'interrompit brusquement et cacha son visage entre ses mains.
—«Oh! j'ai honte... Je n'ose pas parler d'elle ici!»
Michel eut le coeur remué de pitié. Il prit Fernande par ses deux poignets chargés de grossiers porte-bonheur en plaqué, lui écarta les mains de la figure et la regarda tristement.
—«Tant pis,—reprit-elle avec hésitation...—tant pis! Faut que vous me donniez de ses nouvelles.
—Elle est morte,—dit le peintre.—Je l'ai conduite au cimetière Montmartre, il y a deux ans.
—Morte!... C'est vrai, pourtant, voilà dix ans de passés depuis ce temps-là, et elle était déjà bien malade, bien affaiblie... Quel chagrin vous avez dû avoir!... Morte!... Je sais bien que je n'aurais jamais pu la revoir... Une femme comme moi!... Mais, à mon premier jour de sortie, j'irai lui porter une couronne... Vous voulez bien, dites?... Les morts, ça sait tout, ça doit comprendre les choses et être indulgent... Vous me croirez si vous voulez, monsieur Michel. Je suis la dernière des dernières; mais je n'ai jamais oublié comme on a été bon pour moi, là-haut, à Montmartre... Et, vous savez, les boucles d'oreilles de petite fille qu'elle m'avait données?...
—Eh bien?—s'écria le jeune homme, saisi d'horreur à la pensée que ce souvenir de sa mère pouvait être dans ce lieu d'infamie, entre les mains d'une prostituée.
—Eh bien, du moment où je n'ai plus été sage, ça m'a gênée de les conserver... Et, un jour que je passais devant une église, je suis entrée et je les ai jetées dans le tronc des pauvres... J'ai bien fait, pas vrai?»
En prononçant ces mots, l'horrible voix de Fernande était devenue presque douce. Michel sentit deux larmes lui brûler les paupières.
—«Voyons,—dit-il tout tremblant, voyons, ma pauvre fille, quand on est encore capable d'un sentiment aussi délicat, tout n'est pas perdu... Pourquoi n'essayeriez-vous pas de sortir d'ici, de vivre autrement?...»
Mais Fernande eut encore une fois son lugubre sourire.
—«La chemise que j'ai sur le corps n'est pas à moi,—répondit-elle,—et je dois trois cents francs à la patronne... Allez! monsieur Michel, quand le vice vous prend une bonne fois, il vous tient ferme... Merci du bon conseil, tout de même, mais c'est impossible... Et puis, vivre tranquille, travailler? Est-ce que je pourrais?...»
En ce moment, une forte voix de femme cria derrière une portière à demi relevée:
«Réséda! on a besoin de toi au petit salon.»
Fernande s'était levée, d'un coup, mécaniquement.
—«Tenez! voilà qu'on me demande,—dit-elle au peintre, en reprenant sa voix de vieille et avec un regard dur, presque méchant.—Ici, je m'appelle Réséda... Adieu, monsieur Michel, ça m'a fait de la peine de vous revoir, et j'en ai pourtant assez comme ça, de la peine! Adieu, ne pensez plus à moi, ou si vous y pensez, souhaitez-moi une bonne fluxion de poitrine, qui me retrousse en deux jours.»
Elle disparut, et Michel, profitant du désordre,—ses compagnons valsaient en ce moment avec les femmes,—gagna vivement l'escalier, puis la porte de la rue, et respira avec un grand soupir l'air froid et pur de la nuit.
Mais cette rencontre lui laissa, pendant les jours qui suivirent, un souvenir continuel, importun. Il ne pouvait chasser de son esprit la lamentable apparition de Fernande.
Elle se dressa devant lui, plus obsédante encore, quand il alla visiter la tombe de sa mère; car il trouva, posée sur la pierre funéraire, une couronne d'immortelles toute fraîche, sans inscription. La misérable Fernande avait tenu parole et avait apporté cet hommage à la seule femme qui eût été douce pour son enfance abandonnée, à celle qui l'eût sauvée peut-être, sans les circonstances, et eût fait d'elle une honnête fille tout comme une autre.
—«Qu'est-ce que ferait ma vieille bonne femme de mère, si elle vivait encore?—se disait Michel, en sortant du cimetière.—Cette malheureuse a beau dire, sa vie est un enfer et lui fait horreur. Voyons! pour payer sa dette, pour lui mettre dans la main de quoi louer et meubler une chambre, chercher du travail, se retourner enfin, un billet de mille francs suffirait. Justement, Goldsmith, l'américain, me donne trois mille francs, lundi prochain, pour les deux petits tableaux qu'il vient de m'acheter. Eh bien, il y aura un billet de mille pour tirer Fernande de l'égout... Tant pis! j'en verrai la farce... et je suis sûr que maman approuve.»
Le lundi suivant, dès que le peintre eut touché son argent, il sauta dans un fiacre et se fit conduire au mauvais lieu, où il entra, la tête haute, en plein jour, devant les passants. Ah! les passants, les autres!... Il s'en moquait un peu. Il avait sa conscience pour lui, le brave garçon.
—«Qui demandez-vous?—lui dit une horrible vieille, qui vint à sa rencontre sur l'escalier.
—Fernande...
—Fernande?... Ah! oui, Réséda... Elle n'est plus ici... Mais je vais appeler ces dames.
—Non... Savez-vous où elle est à présent? C'est à elle que j'ai affaire.
—Dans ce cas, joli brun, faut en faire votre deuil. Vous ne la trouverez plus, ici ni ailleurs. Elle s'est jetée à l'eau mercredi dernier.
—Elle s'est tuée!» dit Michel, qui eut froid dans le coeur.
Et il se rappela soudain que c'était précisément le mercredi d'auparavant, qu'il avait trouvé sur la tombe de sa mère une couronne d'immortelles, toute fraîche.
—«Oui, mercredi,—reprit la vieille.—C'était son jour de sortie. Elle n'est pas rentrée le lendemain matin, et nous avons cru d'abord qu'elle tirait une bordée. Mais la Picarde, qui sort le vendredi et qui a le goût d'aller à la Morgue, a tout de suite reconnu Réséda sous le robinet.»
Michel s'enfuit, effaré, et se fit conduire chez lui. Son atelier, où tombait, par le grand châssis, la lumière grise d'une après-midi de Décembre, ne lui avait jamais paru si triste. Il s'assit devant un tableau commencé, prit machinalement sa palette, son appui-main, son paquet de brosses, puis resta là, immobile. Il ne pensait à rien, se répétait tout bas, à chaque instant: «Elle s'est tuée, tout de même!» Il avait l'estomac brouillé et le cerveau vide.
Enfin, voyant qu'il ne pourrait pas travailler, il saisit au hasard—comme il le faisait souvent—quatre ou cinq de ses vieux albums, se jeta sur son canapé et les feuilleta d'un doigt distrait. Mais il se trouva que c'étaient précisément ses albums du temps qu'il demeurait à Montmartre, et voilà qu'il reconnaissait ses anciens croquis d'après la petite Fernande... Il y en avait d'informes, presque des caricatures, où elle ressemblait déjà—chose cruelle!—à une femme, à la femme qu'il avait retrouvée. Mais, dans la plupart de ces rapides dessins, comme elle était gentille, cette enfant du peuple, avec ses gros souliers, sa jupe trop courte et ses cheveux crépus débordant de son petit béguin! Un croquis surtout, le plus poussé, le meilleur à coup sûr, arrêta longtemps les regards de l'artiste. Il représentait Mme Guérard assise dans un fauteuil, et en train de dévider un écheveau de laine tendu sur les mains de la petite Fernande, debout auprès d'elle. C'était charmant. La vieille maman attentive à sa besogne, l'enfant toute droite, très sage, levant ses poignets et ayant soin de bien tenir ses deux mains en face l'une de l'autre. Une scène simple et intime, d'une grâce naïve à la Chardin.
Devant cette page d'album, Michel s'abandonna à la rêverie. Dire qu'il s'en était fallu de si peu que sa mère adoptât tout à fait la pauvre petite! Quelques mois de plus, et maman Guérard n'aurait pas pu s'en séparer. «C'te pauv' Sidonie» aurait volontiers cédé sa fille à la vieille dame, elle qui, avec ses journées et les secours du bureau de bienfaisance, pouvait à peine joindre les deux bouts. L'enfant aurait grandi dans ce milieu honnête, serait devenue une belle jeune fille. Belle! Elle l'était encore, dans son infamie! Un jour, Michel—il n'avait que dix ans de plus qu'elle, après tout!—se serait aperçu qu'il l'aimait, et maman Guérard aurait peut-être eu des petits-enfants à son lit de mort... Au lieu de cela, la petite Fernande avait vécu dans l'ordure, était morte par le suicide, et, à cette heure, elle était peut-être encore là-bas, dans la sinistre halle aux cadavres, sous le robinet, comme avait dit l'affreuse vieille!
Et, rêvant à tout cela, Michel se sentit si triste, si solitaire, il trouva le monde si mal fait, la vie si impitoyable, que, n'y tenant plus, il jeta l'album à travers l'atelier, se laissa tomber sur le canapé, la face dans ses mains, et se mit à sangloter comme une bête.
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