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François Tujague
Lafrénière
I
Parmi les Français qui ont joué en Louisiane un rôle marquant, il en est peu qui soient plus dignes de vivre dans l’histoire de ce pays, mais surtout dans la mémoire de leurs compatriotes, que Nicolas-Chauvin de Lafrénière, l’un des six martyrs qui payèrent de leur vie leur amour pour la France.
Lafrénière exerçait, en Louisiane, les fonctions de procureur-général du roi, sous la domination française, lorsque Louis XV, par le traité, d’abord tenu secret, de 1762, fit gracieusement abandon de cette vaste colonie à « son bon cousin » le roi d’Espagne. Un cadeau dont ne soupçonnèrent la réelle valeur ni le triste monarque qui le fit, ni les singuliers ministres qui le conseillèrent.
Les hommes à courte-vue, qui présidaient alors aux destinées de la France, ne virent, sur les bords du Mississipi, qu’une certaine étendue de marais improductifs et malsains, comme ils n’avaient découvert que « quelques arpents de neige » sur les rives du Saint-Laurent. Et voilà pourquoi deux moitiés d’un immense empire colonial échappèrent, en même temps, de nos mains. Les sacrifices que nécessitait leur défense parurent excessifs et disproportionnés à l’importance des deux régions.
La nouvelle de l’abandon de la Louisiane produisit, sur nos braves colons, l’effet d’un coup de foudre. Ils furent, à la fois, consternés et stupéfaits. Leur douleur fut d’autant plus intense, que la catastrophe était absolument imprévue. « Qu’avons-nous donc fait, disaient-ils, pour nous supprimer de la famille française ? »
L’émotion fut, d’ailleurs, aussi générale que profonde. Le sentiment public s’affirma avec un ensemble touchant et une remarquable énergie. « Nous voulons rester Français ! » déclarèrent, dans un document célèbre, nos dignes compatriotes de la Nouvelle-Orléans. Et ce cri du cœur fut répété par tous les habitants des campagnes louisianaises, mais tout particulièrement, par les malheureux exilés de l’Acadie menacés, une seconde fois, de perdre leur nationalité pour laquelle ils avaient déjà fait les plus douloureux sacrifices.
Bien que fonctionnaire du roi, en sa qualité de procureur-général, Lafrénière embrassa, sans hésitation, la cause de la colonie. Sa grande autorité, son talent oratoire, son patriotisme ardent, le désignaient, comme chef du mouvement, au choix de ses concitoyens. Il ne tarda pas, en effet, à devenir l’âme de la révolution, car c’est bien une révolution qui allait naître de l’indignation populaire.
Sous l’inspiration de cet esprit aussi modéré que ferme, les colons firent parvenir aux pieds du trône une protestation respectueuse, qui était, en même temps, une émouvante déclaration de dévouement et de fidélité à la patrie française.
Louis XV, conseillé par Choiseul, son ministre, resta froid. La cession était irrévocable. Le roi ne pouvait revenir sur le fait accomplie, sans se brouiller avec son excellent cousin d’Espagne, dont l’amitié lui paraissait plus précieuse que les témoignages d’amour de quelques milliers de sujets perdus par delà les brumes de l’Océan. Rappelons d’ailleurs que Louis XV, qui n’avait su tirer aucun parti de cette riche colonie, la considérait comme une possession onéreuse, sans avenir, et qu’il voulait s’en défaire à tout prix.
Il ne restait donc aux Louisianais, que la résistance ouverte, armée, contre l’Espagne, folie héroïque, ou la soumission, qu’ils considéraient comme un déshonneur et une calamité. Dilemme douloureux !
Un joug politique, quelque léger qu’il soit, prend le caractère d’une lourde et insupportable tyrannie, lorsqu’il est détesté du peuple. Les Louisianais de cette époque se figuraient ne pouvoir être heureux que sous la domination française ; et cette conviction, ajoutée à leurs regrets patriotiques, les exaspérait.
C’est au milieu de cette fermentation populaire que Don Antonio de Ulloa, gouverneur envoyé par le roi d’Espagne, se présenta sur les eaux du Mississipi, pour prendre possession de la Louisiane.
Mal renseigné sur la disposition des esprits, le représentant de Charles III n’avait demandé, comme escorte, que deux compagnies de soldats ; il comptait sur les sympathies des populations, et au besoin, sur le concours de la garnison française qui, disons-le bien vite, se refusa unanimement, et malgré le désir du roi, à servir sous un autre drapeau que celui de la France.
L’accueil fait à Don Ulloa fut courtois, mais silencieux et sombre, dit Gayarré. Si les colons ne laissèrent point éclater, au début, leur sentiment d’irritation, c’est que, malgré un premier échec de leurs délégués en France, ils s’obstinaient à espérer encore, à espérer contre toute logique et toute probabilité, que Louis XV, ému de leur profonde affection pour la métropole, reviendrait enfin sur son abandon.
Jean Milhet, le mandataire de la colonie, ne cessait, d’ailleurs, de multiplier, sous toutes les formes, ses touchantes supplications, mais hélas ! toujours avec le même insuccès. Le ministre continuait à refuser au nom du roi, qui restait muet et inaccessible.
Bienville, le fondateur de la Nouvelle-Orléans, qui, déjà octogénaire et rentré en France, attendait, dans une glorieuse, mais obscure retraite, la mort, et peut-être l’immortalité, Bienville joignit ses ardentes prières aux supplications de Milhet. Mais le père de la colonie n’eut pas plus de succès que son mandataire.
Le noble vieillard gémissait sur ses travaux annihilés, sur son œuvre détruite. De quarante années d’efforts pour donner à la France un des plus beaux fleurons de sa couronne, il n’allait donc rien rester pour son pays ! « Sire, disait-il au roi, conservez à vos successeurs, conservez à la nation cette future source de richesses et de puissance !... » Il fut pressant, il fut pathétique ; il versa des larmes amères, des larmes de vieux patriote ; mais tout cela en pure perte. Alea jacta est, le sort en était jeté!
II
Lorsqu’à son retour de Paris, le délégué Jean Milhet apprit aux Louisianais que Louis XV restait sourd à leurs protestations, et que la colonie était définitivement passée sous la domination espagnole, leur douleur ne connut plus de bornes et se donna libre cours.
Ajoutons qu’au lieu d’adoucir, par une sollicitude généreuse, ou tout au moins par d’habiles ménagements, leur désespoir si légitime, le gouverneur espagnol l’aggrava par des mesures arbitraires et un dédain à peine dissimulé qui froissèrent les sentiments de dignité et d’indépendance très développés chez nos colons. C’était mal s’y prendre pour faire oublier l’autorité tutélaire de la France.
Don Antonio de Ulloa était d’autant moins justifié à se donner des allures de despote, qu’il n’avait pas régulièrement, formellement pris possession de la colonie. Venu, comme nous l’avons déjà dit, avec des forces insuffisantes, il s’était dérobé devant l’hostilité populaire, en attendant de renforts que Charles III, distrait par ses affaires d’Europe, négligeait, de lui expédier.
L’investiture solennelle, au grand soleil, n’avait point eu lieu. Aubry, le gouverneur français, était resté à son poste. Nos soldats continuaient à tenir garnison et à protéger le territoire. La justice, une justice tracassière, calquée sur les lois d’Espagne et bouleversant les usages judiciaires de la colonie, était administrée au nom du roi de France, sous le bon plaisir d’Ulloa, prudemment retranché derrière nos baïonnettes. Nos militaires murmuraient de ce rôle de gendarmes pour le compte d’un souverain étranger, que leur imposait la faiblesse peu digne de Louis XV. Quant aux habitants, ils ne savaient plus au juste s’ils vivaient sur une terre espagnole ou française, et ce doute les agaçait furieusement.
Cet interrègne, ou plutôt cette situation équivoque, qui durait depuis deux ans, avait détruit la confiance publique, paralysé l’activité des colons et plongé la Louisiane dans une profonde misère. Les incertitudes de l’avenir avaient fait naître, dans les sphères commerciales, la peur du lendemain qui tue l’esprit d’entreprise. Tout le monde vivait au jour le jour, aux prises avec le découragement. Les valeurs immobilières avaient subi une énorme dépréciation. C’était la ruine absolue, à courte échéance.
Au lieu de chercher un remède à ce douloureux état des choses, Ulloa crut devoir ajouter à ses autres vexations un trait de caractère qui frisait la barbarie. Un certain nombre d’Acadiens, expulsés comme on sait, de leur pays par les Anglais, étaient venus s’établir sur les terres louisianaises, où ces martyrs du patriotisme étaient arrivés, la mort dans l’âme, après des souffrances inouïes. « À peine étaient-ils parvenus à défricher l’emplacement nécessaire à une pauvre chaumière, dit un document de l’époque, que, sur quelques représentations qu’ils avaient voulu faire à M. de Ulloa, il les menaça de les chasser de la colonie et de les faire vendre comme des esclaves pour payer les rations que le roi leur avait données. » (Charles Gayarré, Histoire de la Louisiane.)
Ulloa, dit un autre document, exila trois familles d’Acadiens parce que ces malheureux, dépourvus de tout, lui réclamaient avec trop d’insistance des secours pour des petits enfants et une femme en couche.
Le représentant du roi d’Espagne avait une singulière façon d’inspirer aux Louisianais l’amour de son souverain ! La mesure était comble. Ces deux derniers traits d’inhumanité firent déborder l’indignation publique. Déjà, tous les signes précurseurs de la tempête, c’est-à-dire, de la révolte apparaissaient sur les divers points habités du territoire. Sous l’empire d’une exaltation générale, les campagnards tenaient des réunions dans leurs villages, ou sous les grands arbres des forêts vierges. Les orateurs ruraux, de même que ceux de la ville, dressaient bruyamment l’inventaire des torts d’Ulloa, dont le plus grave, à leurs yeux, et le seul impardonnable, peut-être, était celui de représenter une autre nation que la France, car la même conclusion marquait la fin de tous les débats : S’affranchir de la domination espagnole. La révolution était déchaînée.
Le procureur général Lafrénière, qui dirigeait, en réalité, tous les détails du soulèvement, voulut lui donner une sorte de sanction légale. À sa suggestion, une grande assemblée eut lieu sur une place publique de la Nouvelle-Orléans. La colonie entière, par la voix de ses délégués, y affirma solennellement sa détermination de ne vivre que sous les douces lois de la mère-patrie.
L’appel aux armes était dans tous les esprits. Lafrénière, dominant l’ébullition des masses, l’empêcha de s’élancer de toutes les bouches. Il voulait, avant tout, éviter l’effusion de sang. Séance tenante, à la suite d’un discours applaudi, il fit voter par acclamation l’envoi d’une pétition demandant l’expulsion d’Ulloa, au conseil supérieur qui représentait, en Louisiane, l’autorité civile sous la présidence du commissaire royal.
En présentant au conseil la requête de ses concitoyens, Lafrénière, en sa qualité de procureur général, la fit suivre d’un réquisitoire éloquent. Il rappela, en termes vigoureux, le despotisme d’Ulloa ; il dépeignit la misère et le désespoir des habitants, leur inébranlable volonté de conserver la nationalité française, et les malheurs qui suivraient le refus du conseil de se rendre aux vœux de la population.
Visiblement ébranlés par le plaidoyer du procureur général, les magistrats ne tardèrent pas à adopter ses conclusions. Avouons, d’ailleurs, que la plupart d’entre eux étaient d’avance gagnés à la cause de la colonie. Le lendemain, 29 octobre 1768, après des débats animés, le conseil supérieur rendit, contre le gouverneur espagnol, ce fameux décret d’expulsion qui eut des conséquences si déplorables.
Don Antonio de Ulloa, qui avait pressenti l’arrêt qu’on méditait contre lui, s’était discrètement retiré, la veille, avec toute sa suite, à bord d’une frégate espagnole ancrée dans le voisinage de sa demeure, sur les eaux du Mississipi. Seul, avec quelques fidèles, contre toute une population irritée, le représentant de Charles III n’avait osé braver les haines qu’avait soulevées son caractère hautain, son humeur irascible, et le mépris qu’il avait affecté, dans les derniers temps, pour les meilleurs éléments de la colonie.
Le gouverneur français, dont la situation était passablement délicate, n’intervint que pour essayer de calmer les esprits et prévenir, au besoin, des excès regrettables : précaution inutile, car ni Ulloa, ni les quelques Espagnols qui restèrent après lui, ne furent, de la part des insurgés, l’objet d’aucune tentative de violence.
Aubry s’excusa de n’avoir pas combattu la révolution sur le peu de troupes dont il disposait. C’eut été un spectacle odieux, que des Français s’entre-tuant pour le compte du roi d’Espagne ! Mais plus odieux encore, que le représentant de Louis XV imposant à à coups de fusil la domination étrangère à ses compatriotes !
Dès que le décret du conseil supérieur fut connu du public, on vit accourir sur la place d’armes toute la population de la Nouvelle-Orléans et des environs. On arbora le drapeau français ; les femmes et les enfants se précipitèrent pour le couvrir de leurs baisers.
Lorsque Ulloa donna l’ordre de lever l’ancre, la foule, entassée sur la rive, salua son départ par un cri formidable sorti, comme une explosion, de mille poitrines, par un cri dont on devait plus tard faire un crime à cette courageuse et fidèle colonie, par le cri trop longtemps comprimé de : VIVE LA FRANCE !
Ainsi se termina le premier acte du drame ; le second devait noyer dans le sang des promoteurs de la révolution la joie de cette heure de triomphe éphémère !
III
On a, tour à tour, qualifié d’acte de folie et d’erreur lamentable, la révolte d’une colonie de moins de six mille âmes, pouvant mettre en ligne à peine dix-huit cents hommes, contre la fière et puissante Espagne. Les Français de la Louisiane étaient, peut-être, de pauvres logiciens, de pitoyables raisonneurs ; mais avouons qu’ils étaient de grands patriotes !
L’expulsion d’Ulloa fut suivie d’une avalanche de mémoires explicatifs. Le gouverneur français, Aubry ; Foucault, le commissaire royal ; le conseil supérieur, les habitants, eux-mêmes, en firent pleuvoir sur Louis XV, ou plutôt sur son ministre des affaires étrangères, le duc de Choiseul. Ces documents, dont quelques-uns jurent ensemble, jettent une lumière indécise sur cette audacieuse révolte ; elle a néanmoins gardé pour nous, malgré les doutes qui planent sur quelques détails, un caractère indélébile, impérissable, celui d’une affirmation éclatante de l’amour des Louisianais de l’époque coloniale, pour le pays de leurs pères.
En même temps que des mémoires, la colonie envoya à Louis XV des députés chargés de justifier la révolution et d’apporter aux pieds du trône l’assurance renouvelée de son inébranlable fidélité à la France. Choiseul, au nom du roi, leur fit, en substance, cette réponse décourageante : « Vous n’êtes plus Français ; adressez-vous à la clémence du souverain d’Espagne, votre nouveau maître. »
Les Louisianais étaient donc absolument, irrévocablement abandonnés par la mère-patrie. Le prince auquel, à l’exemple de ses courtisans, ils donnaient le doux nom de Louis le Bien-aimé, les repoussait rudement. Avouons, d’ailleurs, que, lié par le traité de cession, il ne pouvait plus intervenir. Mais si, comme roi de France, il avait à respecter ses engagements, ne devait-il pas, comme prince français, un témoignage de sympathie, je dirai même un tribut d’admiration, à ces compatriotes qu’il avait livrés à l’étranger sans leur consentement, et qui offraient leur sang pour conserver, selon leurs propres expressions, « le doux et inviolable titre de citoyens français » ?
Au lendemain de la révolution, Aubry écrivait au duc de Choiseul que les chefs des insurgés, redoutant la punition qu’ils avaient encourue, ne tarderaient pas, sans doute, à se réfugier chez les Anglais du voisinage. Il les avait mal jugés : pas un ne bougea !
Non, aucun ne déserta son poste de combat et de péril. Mais, repoussés par Louis XV sous le joug abhorré de l’Espagne, il ne restait aux Louisianais qu’un parti : proclamer leur indépendance ! Autre « acte de folie », peut-être, mais qui devait faire germer sur un autre terrain une immense moisson de liberté, de progrès et de bonheur humain !
Lafrénière, qui continuait à diriger le mouvement, fit proposer aux colonies anglaises une sorte de confédération. La Louisiane, alliée aux Anglais, devait s’ériger en république, sous le gouvernement de quarante citoyens élus par le peuple et présidés par un fonctionnaire qui devait prendre le titre de protecteur.
Le nom de Lafrénière, pour cette dignité, était déjà dans toutes les bouches. Les autorités anglaises refusèrent cette combinaison, qui leur parut suspecte et dangereuse. L’idée était prématurée ; mais elle fit si bien son chemin que, moins de dix ans après, les colonies anglo-saxonnes s’en emparaient, la retournaient contre leur métropole, et y trouvaient le berceau de cette puissante République que nous admirons tous à l’heure qu’il est.
Ainsi, dans le Nouveau-Monde, comme dans l’Ancien, les Français firent, les premiers, entendre ce cri de révolte des opprimés qui, au siècle dernier, ouvrit une ère nouvelle et transforma la face du monde. C’est des rives du Mississipi que prit son essor, en 1768, la revendication des droits du peuple qui, après avoir, huit ans plus tard, secoué le joug de l’Angleterre en Amérique, fit trembler tous les potentats de l’Europe et entraîna, en France, la chute de la monarchie. J’ignore si le lecteur découvrira la liaison qui existe entre ces divers événements. Il ne peut, dans tous les cas, nier un fait : C’est qu’en mettant en question les prérogatives, jusque-là sacro-saintes, du trône, la révolution louisianaise, qui eut en Europe un certain retentissement, donna l’éveil aux peuples, leur révéla leur force, en même temps que leurs droits, et leur montra le chemin de leur délivrance. Une faible et obscure colonie française, perdue dans un coin reculé du Nouveau-Monde, avait pris cette audacieuse et féconde initiative ; et ce fut Nicolas Chauvin de Lafrénière, le héros de ces récits historiques, qui en fut l’inspirateur.
Étincelle qui devait allumer de vastes incendies, donner lieu à des chants de triomphe enthousiastes, et faire couler bien du sang et des larmes dans le monde !
Après l’échec de leur essai de république, nos compatriotes de la Louisiane, ne pouvant plus rien espérer du côté de la France, attendirent, non sans inquiétude, le sort que leur réservait l’orgueil froissé du roi d’Espagne. Les timorés, effrayés des conséquences de la révolution, commençaient à donner des signes d’alarmes ; mais les chefs, Lafrénière en tête, restaient inébranlables, et leur courageuse attitude faisait passer, dans l’âme de leurs concitoyens, leur foi dans la justice et le succès définitif de leur cause. Illusion fatale, qu’ils devaient chèrement payer !
Cependant, la cour d’Espagne délibérait. Ulloa, parvenu au port de la Havane, s’était hâté d’adresser au marquis de Grimaldi, ministre de Charles III, un rapport sur la révolte des Louisianais, et son expulsion de la colonie. Dans ce document, il incriminait tout particulièrement Lafrénière, et le désignait aux foudres de son souverain. Il lui attribuait la responsabilité, non seulement de ce qui s’était fait, mais aussi de ce qui s’était écrit contre l’Espagne, avant, pendant et après l’insurrection. « On reconnaît, disait-il, aisément son style. On y retrouve ces expressions arrogantes, cette hauteur et cette liberté insolente avec lesquelles il a coutume de déclamer contre notre nation et cherche à persuader aux habitants de rester toujours Français. »
Charles III, après avoir consulté ses ministres, décida que l’on reprendrait la Louisiane par la force. C’est don Alexandre O’Reilly qui fut chargé de l’expédition. Inspecteur général des armées d’Espagne. O’Reilly passait pour un officier de haut mérite. Le choix de ce personnage indiquait l’importance qu’or attachait à la révolte des Louisianais et la conviction où l’on était qu’on ne triompherait pas sans efforts de leur résistance. Peut-être aussi sa réputation d’inflexible sévérité lui avait-elle fait donner la préférence.
Le 24 juillet 1769, le général espagnol se présentait aux embouchures du Mississipi, avec vingt-quatre vaisseaux de guerre et plus de trois mille soldats d’élite comme troupe de débarquement.
La justice, ou plutôt, la vindicte espagnole, toujours implacable, apparaissait aux Louisianais, armée du glaive et entourée d’un déploiement de forces imposantes, irrésistibles. La lutte n’était plus possible qu’allaient faire nos malheureux compatriotes?
IV
L’apparition soudaine, inattendue, du général O’Reilly, à la tête d’une flotte de guerre formidable produisit, au sein de la colonie, une émotion facile à comprendre. La résistance était hors de question, il ne restait aux Louisianais qu’à se soumettre ou s’expatrier.
Situation pleine d’angoisses! Les femmes, les mères, surtout, redoutant pour leurs enfants les misères de l’exil, suppliaient leurs maris de capituler. L’intérêt suprême de la famille ne pouvait laisser froid les révoltés. L’amour paternel eut raison des farouches patriotes.
Mais, la soumission elle-même devait-elle suffire à désarmer la colère du roi d’Espagne ? Les chefs des insurgés, Lafrénière, Villeré et leurs collaborateurs, signalés par Ulloa à la vengeance de Charles III, avaient particulièrement tout à craindre du nouveau gouverneur espagnol.
Rien ne leur était plus facile, il est vrai, que de chercher dans la fuite un abri contre les supplices dont ils étaient menacés. Le Mississipi, libre jusqu’à sa source, leur tenait en réserve une retraite facile ; les inextricables forêts vierges de la Louisiane, les tribus indiennes amies des Français, les possessions anglaises, elles-mêmes, leur offraient, en outre, un refuge assuré.
Mais, la fuite, c’était la trahison ! S’il fallait à l’Espagne irritée des victimes, les chefs ne devaient-ils pas se dévouer pour le salut de leurs concitoyens, qu’ils avaient entraînés à la révolte ? Rester, c’était risquer l’échafaud ; mais le devoir l’exigeait.
Placés entre le déshonneur et la perspective d’une mort violente, nos courageux Louisianais n’hésitèrent pas un instant. Au lieu de demander à l’expatriation une sécurité honteuse, Lafrénière, Marquis, Milhet, tous trois au premier rang des plus compromis dans la révolution, allèrent, comme députés des habitants, au-devant du général espagnol. Ils avaient accepté la mission, aussi difficile que périlleuse, d’excuser l’expulsion d’Ulloa. Ils devaient aussi, en apportant à O’Reilly l’assurance de la soumission des Louisianais, essayer de conjurer le malheur d’une proscription générale, dont la croyance, un moment répandue par l’affolement, avait semé la terreur dans la colonie.
Le gouverneur espagnol, entouré de toute sa flotte, était encore aux embouchures du Mississipi. Il reçut les députés au milieu d’un brillant état-major et d’un appareil guerrier, bien faits pour leur inspirer la crainte et leur faire toucher du doigt l’absurdité de toute lutte.
Lafrénière maîtrisant son émotion, prit la parole au nom de ses concitoyens. Sa harangue, qui voulut être respectueuse, respirait néanmoins une fierté d’esprit et des velléités d’indépendance qui s’accordaient mal avec le caractère désespéré de la situation personnelle de l’orateur.
Malgré leur crânerie d’allures, les députés admettaient, dans leur for intérieur, la possibilité d’être jetés, les fers aux poignets, à fond de cale. Ils furent très agréablement surpris de la réponse d’O’Reilly. Après les avoir rassurés pas quelques bonnes paroles, « le général les retint à dîner avec lui, les traita avec toute la politesse possible et les renvoya pleins d’admiration pour ses talents, et avec de bonnes espérances pour l’oubli de leurs fautes passées. » (Charles Gayarré.)
Était-ce mansuétude, grandeur d’âme... ou dissimulation machiavélique ? Dans l’antiquité, parfois, on couronnait de fleurs les victimes, avant de les envoyer à la mort. Le général espagnol s’inspirait-il de l’histoire ancienne ? Il possédait, dans ses bagages, le dossier des promoteurs de la révolution ; il ne pouvait ignorer qu’il en tenait trois des plus compromis, et il les comblait de prévenances ! Son procédé parut chevaleresque, et les échos du Mississipi retentirent du bruit de ses louanges.
Notre nature gauloise est pétrie de candeur et d’impulsions généreuses. Un beau trait nous séduit et nous exalte. Nos engouements irréfléchis nous infligent souvent d’amères déceptions, mais sans nous corriger de notre aveugle confiance. Nos derniers malheurs nous ont un peu changés, cependant.
Nos compatriotes de la Louisiane, qui avaient craint pour leurs délégués une punition sommaire, se sentirent renaître à l’espoir, au récit de l’accueil inespéré qui leur avait été fait. O’Reilly prit, à leurs yeux, la physionomie débonnaire d’un homme doux et pacifique, pratiquant, l’oubli des injures et formant un contraste heureux avec son prédécesseur, l’irascible et hautain Ulloa.
La colonie fit au nouveau gouverneur une réception chaleureuse. L’investiture, qui eut lieu sur la place d’armes, le 18 août 1769, revêtit un caractère exceptionnel de grandeur et de solennité. Le peuple, refoulant ses regrets patriotiques, mêla ses acclamations aux vivats de la nombreuse troupe alignée sur la place, et aux détonations assourdissantes des vingt-quatre vaisseaux ancrés sur le Mississipi.
Les cérémonies se terminèrent par le traditionnel Te Deum. On put croire, on crut un instant (bien court hélas !) que le général espagnol, satisfait de la soumission de la colonie, proclamerait une amnistie générale. Le sentiment de la sécurité rasséréna tous les esprits, et la joie des habitants se traduisit par des réjouissances publiques.
O’Reilly, comme pour affirmer ses dispositions bienveillantes, fit suivre son arrivée d’une grande fête où furent invités les autorités civiles et militaires, les notables de la colonie, mais tout particulièrement les chefs des conjurés, qu’il semblait tenir en haute estime.
Le gouverneur espagnol reçut ses hôtes en grand seigneur qu’il était. Était-ce donc là l’homme qu’on avait dépeint comme un sombre inquisiteur, comme un être implacable, féroce, sans entrailles ? Charmée de sa cordialité de bon ton, la foule d’élite, qui se pressait dans son entourage, lui prodiguait à l’envi des témoignages de respect ; chacun, en présence de l’ère de paix et de calme qui semblait s’ouvrir pour la colonie, se félicitait d’en avoir été quitte pour la peur, lorsque, sur un signe du général, des soldats espagnols, en armes, envahirent toutes les issues. La stupéfaction fut profonde. La foule, saisie d’étonnement, regardait sans comprendre.
L’habile comédien avait bien ménagé ses effets. Ce coup de théâtre, qui rappelait la manière de certains auteurs dramatiques, avait, peut-être, le défaut de manquer de dignité, de la part d’un aussi grand personnage ; cela sentait, sans doute, les roueries de basse police ; mais, comme dénouement, la conception était réussie.
Le justicier du roi d’Espagne venait de jeter son masque de bonhomie. Il n’avait plus à dissimuler. Ne tenait-il pas maintenant prisonniers tous les chefs de la révolte ? Tous, non ! il en manquait un : Joseph de Villeré, tué, le même soir, dans un guet-apens, par les soldats d’O’Reilly, à coups de baïonnette. Voyons quel sort attendait ses amis.
V
Au premier moment de stupeur succéda, dans la foule, un sentiment d’indignation mêlé d’épouvante. O’Reilly désigna du doigt à ses officiers les chefs de la révolution ; puis, les yeux flamboyants, la lèvre frémissante, le général dit aux prisonniers : « Messieurs, la nation espagnole est respectée de toute la terre. La Louisiane est donc le seul pays où on l’ignore et où l’on manque aux égards qui lui sont dus ! Vous êtes accusés d’être les chefs de cette révolte. Je vous arrête, au nom du roi ! »
« Lorsque la nouvelle de cette arrestation se répandit, la terreur fut au comble, dit M. Gayarré. Les accusés étaient trop estimés et trop identifiés avec la population, pour que la désolation ne fût pas générale. »
L’événement qui suivit a servi de thème à plusieurs écrivains. À côté des versions impartiales, mais un peu froides, de l’histoire, on lit des scènes émouvantes dues aux plumes indignées de quelques auteurs louisianais. Signalons, entre autres ouvrages, un drame, France et Espagne, de M. L. Placide Canonge, dont les écrits, si élégants et si chaleureusement français, devraient être plus connus au dehors.
M. Charles Gayarré, que j’ai souvent mis à contribution, fournit sur le sujet de précieux documents ; mais cet historien, aussi véridique que judicieux, semble vouloir laisser au lecteur le soin de juger les hommes par leurs actes. On peut donc, après lui, formuler des appréciations et préciser les responsabilités qui incombent, devant l’histoire, aux acteurs de cette tragédie.
Si le roi d’Espagne avait incontestablement le droit de réprimer la révolte des Louisianais, ce souverain, tout absolu qu’il était, ne pouvait se dispenser de proportionner les châtiments aux délits. Or, nos compatriotes de la Louisiane ne s’étaient livrés à aucune voie de fait ; pas une goutte de sang n’avait coulé ; aucun Espagnol, comme nous l’avons déjà vu, n’avait été victime d’aucun acte de violence ; la révolte s’était bornée à une démonstration publique, demandant aux autorités civiles l’expulsion de don Ulloa, et celui-ci s’était retiré, paisiblement, sans molestations, devant la réprobation générale. Charles III l’avait remplacé par un nouveau gouverneur, et la colonie, sans hésitation, avait reconnu son autorité. Tels étaient les faits matériels. Quant aux tendances des habitants, il semble qu’elles devaient échapper à la juridiction du souverain. L’âme de nos compatriotes ne pouvait lui appartenir.
Le procès des chefs des insurgés suivit de près leur arrestation. Le procureur fiscal espagnol, don Félix del Rey, remplit à merveille son rôle d’accusateur. Il émailla son réquisitoire de définitions à grand effet, « de crimes énormes », « d’outrages monstrueux », « d’attentats atroces », et conclut à la peine de mort pour les plus éminents des prévenus, en même temps que les plus compromis. Les autres devaient aller se convaincre, dans l’enceinte d’une forteresse, qu’ils avaient eu tort de braver la puissance espagnole, puisqu’ils n’étaient pas en mesure de lui résister.
C’était prévu. Les procès, institué pour la forme, ne pouvait avoir d’autre dénouement. Les lois d’Espagne de cette époque, toutes hérissées de crochets et de pinces, fournissaient, d’ailleurs, au procureur, un arsenal redoutable. Il n’avait qu’à prendre dans le tas pour y trouver des cas pendables. Il en secoua, aux yeux effarés des prévenus, toute une brassée ; et c’est par pure bonté d’âme qu’il n’envoyait pas au gibet tous les coupables.
Don Félix del Rey se borna donc à décerner un emprisonnement, variant de quelques années de travaux forcés à la réclusion perpétuelle, à Joseph Petit, Balthazar Mazan, Julien Jérôme Doucet, Pierre Hardy de Boisblanc, Jean Milhet et Pierre Poupet.
En revanche, il sollicita pour Nicolas-Chauvin de Lafrénière, Jean-Baptiste de Noyan, Pierre Caresse, Pierre Marquis et Joseph Milhet, « pour avoir été les principaux moteurs de la conspiration », le supplice infamant de la potence, avec cette aggravation particulière qu’ils fussent conduits au gibet « sur des ânes et la corde au cou ».
Le tribunal, qui se composait en réalité d’O’Reilly seul, adopta sans discussion les conclusions du procureur fiscal. C’était encore prévu. Seulement, cette décision draconienne, s’il faut en croire une déclaration du marquis de Grimaldi, premier ministre de Charles III, s’accordait mal avec les instructions qu’aurait reçues le général espagnol.
« Comme le roi, dont le caractère est bien connu, est toujours porté à la douceur et à la clémence, écrivait le ministre, il ordonna de prévenir M. O’Reilly qu’il serait conforme à la volonté de Sa Majesté d’agir avec la plus grande douceur, et de se contenter d’expulser de la colonie ceux qui mériteraient un plus grand châtiment ».
O’Reilly avait-il eu connaissance de ces instructions ? Si tel était le cas, il mériterait richement lui-même les stigmates de cruauté et de barbarie qui lui sont restés dans les traditions populaires de la. Louisiane ; mais le doute, sur ce point, ne fut jamais éclairci, bien que l’assertion du marquis de Grimaldi n’ait jamais été historiquement contestée.
En vain Lafrénière mit au service de ses coaccusés, comme au sien, l’appui de son éloquence ; leur sort était scellé. Que pouvaient les arguments de cet homme désarmé contre vingt-quatre vaisseaux de guerre et plus de trois mille baïonnettes ?
Les condamnés à mort écoutèrent leur sentence avec ce calme stoïque que donnent les fortes convictions. N’avaient-ils pas déjà fait le sacrifice de leur vie pour rester Français ou être libres ? Dans leur pensée, ils allaient mourir pour deux idées également grandes, également susceptibles de transformer l’âme humaine et de lui inspirer le plus sublime courage ; ils allaient mourir pour la patrie et la liberté ! Deux mots magiques qui enfantent les héros.
Ce supplice, qu’on avait voulu faire infamant, ils le considéraient comme un honneur et l’acceptaient comme un martyre ; convaincus d’avoir rempli un devoir et donné un grand exemple, ils allaient, le front haut, l’œil rayonnant, à l’échafaud, qui leur apparaissait sous l’aspect glorieux d’une apothéose !
Ce n’est pas sur l’échafaud, cependant, qu’ils devaient expier leur fidélité à la France. Dans toute la colonie, le gouvernement espagnol chercha vainement un bourreau. Blancs et nègres se refusèrent unanimement, avec horreur, à toucher aux patriotes. O’Reilly, le dépit au cœur, se vit obligé de les faire passer par les armes, et de les honorer ainsi de la mort des braves. Il prit sa revanche en faisant publier que l’ignominie de la potence resterait attachée à la mémoire des condamnés.
Ce fut le 25 octobre 1769, sur la place d’armes de la Nouvelle-Orléans, qu’eut lieu l’exécution des cinq promoteurs de la révolution. Le sixième, Joseph de Villeré, auquel était destiné le même supplice, était mort, comme on sait, percé de coups par les soldats d’O’Reilly.
Toute la population, atterrée, assistait à ce lugubre spectacle. La foule, maintenue par la troupe, rongeait son frein, déplorait son impuissance, versait des larmes silencieuses.
L’huissier, s’avançant vers de Noyan, jeune homme encore imberbe, lui dit :
« En raison de votre extrême jeunesse, Son Excellence le général O’Reilly vous fait grâce de la vie.
— Je refuse ! répondit notre courageux compatriote ; j’ai combattu avec mes amis, je veux mourir avec eux ! »
Le général espagnol, les bras croisés, dit une version, contemplait ces héroïques Louisianais. Le vieux militaire, qui se connaissait en bravoure, les admirait, peut-être.
Selon l’usage, on voulut bander les yeux aux condamnés. Tous s’y opposèrent.
Lafrénière, qu’on distinguait à sa haute taille, à sa physionomie énergique et imposante, à sa tête de tribun, répondit au nom de tous, avec un sourire dédaigneux :
« Son Excellence se figure-t-elle que nous craignons de regarder la mort en face ? » Puis, se retournant vers la foule :
« Adieu, concitoyens, s’écria-t-il ; notre cri de liberté a été entendu ; il portera ses fruits dans le monde ! »
L’officier commanda le feu. Les cinq victimes tombèrent. Au milieu de la fumée, on entendit s’exhaler de la bouche des mourants cet adieu suprême, ce dernier témoignage d’amour à leur double patrie :
Vive la France ! Vive la Louisiane !
Et leurs voix s’éteignirent dans une dernière convulsion.