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François Tujague
Le Pirate Laffite
I
Une figure de Français, devenue légendaire en Louisiane, c’est celle de Jean Lafitte, que la tradition qualifie, tour à tour, de corsaire et de pirate, qui fut, peut-être, l’un et l’autre, mais qui est resté, dans tous les cas, un des types les plus curieux que l’on découvre dans les vieilles chroniques louisianaises.
De cette individualité bizarre, la légende a fait un héros fantastique, doué d’une sorte d’ubiquité, presque d’une omnipotence surnaturelle. L’histoire locale, moins poétique et plus vraie, le dépeint comme un marin habile, ayant un tempérament ardent, un caractère aventureux, une bravoure à toute épreuve, mais trop peu scrupuleux, peut-être, sur le choix de ses ennemis et les moyens de les combattre.
Ses débuts dans la vie ne laissaient point entrevoir ses futurs exploits et sa grande notoriété. Bordelais de naissance et forgeron de son état, Jean Lafitte, venu en simple émigrant dans ce pays, exerçait, au commencement de ce siècle, son rude métier à l’angle des rues Bourbon et Saint-Philippe, au beau milieu de notre quartier français. Sa maison, qui est restée debout à travers les années et malgré les changements opérés dans le voisinage, fut longtemps, pour les touristes ; un objet de curiosité.
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Par quelle combinaison d’événements notre forgeron devint-il corsaire, selon les uns, ou pirate, selon les autres ? Ici se place une réminiscence historique.
La guerre entre la France et l’Espagne, qui suivit de près la cession de la Louisiane aux États-Unis, peupla le golfe du Mexique de corsaires français (avec ou sans brevet) qui se donnèrent pour tâche patriotique de ruiner, à leur profit, le commerce maritime espagnol dans ces parages. Ces hardis aventuriers établirent leur port de relâche et construisirent leurs demeures dans la petite baie de Barataria, sur la côte louisianaise, non loin de la Nouvelle-Orléans, où ils faisaient vendre clandestinement leur butin. Pour ce trafic lucratif, ils mettaient adroitement à profit le système, encore très défectueux, de surveillance douanière dans cette région nouvellement acquise aux États-Unis.
Jean Lafitte fut d’abord un des agents secrets des forbans. Trouva-t-il sa part de curée insuffisante ? N’obéit-il pas plutôt à ses fougueux instincts? Toujours est-il que, bientôt las de son rôle passif, il voulut, lui aussi, se mêler à la lutte.
Nous le retrouvons au milieu de ceux que j’appellerai désormais des pirates, pour leur donner le qualificatif qui a prévalu. Le Bordelais ne tarde pas à faire sentir à ces grossiers matelots son influence et sa supériorité. L’ancien forgeron avait, selon l’expression d’un chroniqueur, « une âme d’acier dans un corps de fer ». Émerveillés de son audace, les forbans l’acclament capitaine. Quelques-uns, cependant, murmurent. Les vieux, qui ont déjà de longs états de service, n’acceptent pas sans protestation la domination du nouveau-venu, qu’ils menacent sourdement. Il se produit même dans les équipages un commencement de résistance ouverte. Lafitte étouffe dans l’œuf la révolte en tuant d’une balle au cœur un des insurgés, en présence de ses camarades stupéfaits. Cet acte d’énergie sauvage asseoit définitivement son autorité. Désormais, ces rudes marins le reconnaissent pour leur chef suprême et exécutent ses ordres aveuglément.
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Sous leur intrépide commandant, les pirates, dont les rangs se sont grossis de nombreuses recrues, continuent d’écumer le golfe, avec plusieurs navires de grande vitesse et puissamment armés. Le commerce de l’Espagne avec ses possessions du Nouveau-Monde est littéralement livré au pillage. De ses riches dépouilles, Lafitte forme, à Barataria, un vaste entrepôt où viennent s’approvisionner les négociants de la métropole louisianaise et du reste du pays.
Ce dernier détail, que je note avec plaisir, semble indiquer qu’aux yeux des hommes d’affaires, nos pirates n’étaient que des corsaires, c’est-à-dire que leurs prises étaient justifiables, sinon absolument légitimes. Les honnêtes commerçants auraient-ils voulu charger leur conscience de l’achat d’objets qu’ils auraient considérés comme ayant été volés ?
On cite, de Lafitte et de ses compagnons, des traits de courage remarquables, mais qui ne peuvent, à mon grand regret, trouver place dans le cadre restreint d’un article de journal.
Lafitte, dont la tête fut mise à prix, resta toujours insaisissable. Tantôt on le voyait affronter audacieusement ses ennemis, tantôt se dérober, avec une adresse merveilleuse, devant des forces supérieures. Sa renommée, en s’étendant sur toutes les mers, lui créa des imitateurs qui prirent son nom. De là, cette croyance populaire que Lafitte avait le don d’ubiquité et apparaissait, à la fois, sous des latitudes différentes.
Les Américains, qui étaient en paix avec l’Espagne, ne pouvaient tolérer plus longtemps la présence des pirates sur leur sol, sans s’exposer à des complications internationales. Ils se préparaient à les expulser, lorsqu’une flotte anglaise, expédiée avec des troupes contre la Nouvelle-Orléans, fit son apparition dans le golfe du Mexique.
L’amiral anglais, connaissant les sentiments de terreur inspirés par Lafitte, et ne craignant pas de compromettre avec un pirate sa dignité nationale, lui envoya un navire de son escadre à Barataria. Il lui fit offrir, outre une somme considérable d’argent, un brevet de capitaine dans sa flotte, s’il consentait à coopérer, avec ses hommes, à la prise de la Nouvelle-Orléans.
Lafitte laisse d’abord entendre que l’offre lui sourit, mais demande pourtant à réfléchir ; et pendant qu’il retient, par ses semblants d’hésitation, les Anglais dans le golfe, un de ses officiers, expédié en toute hâte à la Nouvelle-Orléans, donnait l’alarme, signalait l’arrivée de la flotte anglaise au gouverneur Claiborne, qui l’ignorait complètement et s’endormait dans une trompeuse sécurité.
Grâce à ce précieux renseignement, les Louisianais purent préparer leurs moyens de défense, appeler la milice sous les armes, élever leurs remparts de balles de coton qui les préservèrent si bien des boulets, et prévenir à temps le général Jackson, qui accourut avec une armée et battit les Anglais.
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Lafitte avait sauvé la Nouvelle-Orléans. La reconnaissance publique lui décerna le titre de « pirate patriote ». Sa popularité fut immense dans toute la vallée du Mississipi. En Louisiane, bien que l’histoire ait négligé de nous renseigner sur ce point, on est fondé à croire que notre compatriote fut quelque peu la coqueluche du beau sexe, car il ne manquait pas de charmes personnels.
« Jean Lafitte, dit en effet la chronique, était un bel homme, aux formes athlétiques et de haute taille ; il avait de grands yeux très expressifs, une magnifique chevelure noire et des moustaches élégantes ; ses manières étaient polies et de bon ton ; réservé dans son maintien et ses paroles, il montrait, à l’occasion, du savoir-vivre et beaucoup de générosité de cœur... »
II
On ne s’attendait pas, sans doute, à trouver, dans un ancien forgeron devenu pirate, tous ces raffinements de société, unis à une indomptable énergie.
On a vu qu’à l’ordre d’évacuer le territoire américain, Lafitte répondit par un acte qui sauva la Nouvelle-Orléans de la défaite et de la ruine. Il avait mis ainsi les populations louisianaises à l’abri d’une soldatesque effrénée dont le cri de guerre, qui est resté comme une tache indélébile au blason de l’armée anglaise, se composait de deux mots, pleins de convoitises barbares : Beauty and booty, viol et pillage. Les Louisianais étaient donc redevables de leurs biens au célèbre pirate, et les belles Louisianaises, de leur honneur.
Cet éminent service n’empêcha pas les autorités Américaines de s’emparer, un peu plus tard, des compagnons de Lafitte, de les jeter, les fers aux poignets, dans les prisons de la Nouvelle-Orléans, et de confisquer, au profit du gouvernement, leurs riches et nombreuses prises. Dura lex, sed lex !
On allait instruire leur procès, lorsque le général Jackson, manquant de cavaliers habiles pour la bataille de la Nouvelle-Orléans, leur proposa d’éviter le châtiment qui les attendait en s’enrôlant dans son armée. Les prisonniers acceptèrent avec enthousiasme et se battirent comme des lions contre les Anglais.
Deux d’entre eux surtout, Bluche et You, se distinguèrent de façon surprenante, au dire de la chronique. Rempli d’admiration pour ces hommes, le général Jackson fit publiquement l’éloge de leur bravoure et donna au premier une recommandation chaleureuse qui lui fit obtenir, dans l’Amérique du Sud, le commandement d’une flotte.
Dominique You, un des lieutenants de Lafitte, vécut à la Nouvelle-Orléans jusqu’à un âge avancé, honoré de l’amitié du général américain et entouré de la considération publique. À sa mort, on lui éleva, au cimetière Saint-Louis, un tombeau où se lit encore, gravée sur la pierre, cette pompeuse épitaphe : « Ci-git le vainqueur en cent combats sur terre et sur mer. »
Plusieurs autres marins s’identifièrent avec les Louisianais, firent fortune, dit la tradition, devinrent d’excellents citoyens, et même, quelques-uns, des personnages importants... Singuliers pirates, que ceux qui sauvent un pays et commandent le respect des populations au milieu desquelles ils finissent leur existence !
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Et notre héros légendaire ? Avec son tempérament fougueux et son irrésistible goût pour les aventures, Lafitte ne pouvait s’accommoder de la vie bourgeoise et terre à terre d’un simple citadin. Il fallait à cette nature ardente les vastes horizons, la mer houleuse et démontée, les épouvantes de la tempête, les clameurs de l’ouragan ; enfin, la domination. Habitué au commandement et à une sorte de royauté absolue parmi ses équipages turbulents, mais domptés par sa main de fer, cet homme altier ne pouvait désormais se plaire au sein d’une population ou il n’eût retrouvé que l’égalité sociale et le frein des lois.
Après la bataille de la Nouvelle-Orléans, Lafitte, avec de nouveaux équipages recrutés un peu partout, reprit ses courses dans le golfe du Mexique. Les navires espagnols virent, avec effroi, reparaître à l’horizon le pavillon sinistre et redouté de leur implacable ennemi.
Ici, la vieille chronique laisse dans l’ombre bien des détails qui ajouteraient, sans doute, des traits intéressants à la physionomie que je cherche à reconstituer. Je ne puis suppléer à cet oubli, car je ne fais que de l’histoire.
En 1817, notre héros, obéissant aux injonctions du gouvernement américain, dit un adieu touchant à son cher Barataria, témoin de ses premiers succès.
Barataria, dont le nom semble dériver de baraterie (délit maritime) est devenu célèbre, dans la littérature américaine du Sud, sous le titre de « Pirate Home », refuge du pirate. Ce modeste îlot, qu’on appelait aussi Grande Terre, et sur lequel on retrouve encore des débris de forts, doit son illustration à notre compatriote, dont la personnalité, revêtue, par des plumes habiles, d’un vague merveilleux et d’un prestige satanique, a eu longtemps le don de hanter les imaginations romanesques des jeunes gens, mais surtout des jeunes filles vaporeuses. « Le Corsaire du Golfe » a eu même la gloire d’être immortalisé par le grand Byron. Mais revenons à la réalité.
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Lafitte transporta son quartier général à Galveston (dans le Texas), site désert alors et connu sous le nom de l’île de Campêche. Sur cette île, qui forme aujourd’hui une ville importante, il bâtit un village au milieu duquel s’élevait sa résidence, qu’on distinguait de loin à son architecture originale, mais plus encore à sa couleur, d’un rouge vif. Singulier goût, mais conforme aux bizarreries du propriétaire.
Lafitte avait devant Galveston six vaisseaux formidablement armés pour l’époque, et une légion de marins déterminés. Il était devenu une puissance. En 1819, le colonel Hall, de l’armée américaine, vint, au nom du général Long, solliciter son concours pour une expédition contre le Mexique. Lafitte, qui n’en voulait qu’aux Espagnols, refusa. Nous le verrons, plus tard, soutenir à sa manière les colonies espagnoles dans leurs révoltes contre la métropole et leurs luttes pour l’indépendance.
Inquiets du voisinage de cet homme redoutable, et n’ayant pu l’associer à leurs projets de conquête, les Américains résolurent de l’expulser définitivement de leur territoire. Ils alléguèrent, pour motiver leur décret, des déprédations commises par ses ordres sur des navires de leur marine marchande. Cela s’accordait assez mal avec les faits connus, mais tout particulièrement avec le trait suivant :
Un aventurier de la pire espèce et du nom de Brown, ayant, à l’aide de plusieurs complices, pillé un vaisseau américain, alla se réfugier à Galveston. Lafitte fit saisir le drôle et le pendit haut et court sur le rivage, en présence de sa flotte, comme pour donner à ses équipages un avis salutaire. Ajoutons qu’il fit subir le même supplice à un de ses matelots compromis dans une tentative de vol et d’assassinat sur un Américain du nom de Kuykendall.
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Justice expéditive et discipline draconienne, tel semblait être le suprême idéal de l’inflexible capitaine. Jamais, en dehors de ses expéditions dans le golfe, personne ne fut molesté impunément par ses marins. Cet homme étrange était fait de contrastes et présentait une double incarnation : pour les uns, c’était un détrousseur de haute mer, semant la terreur dans les sillages de ses navires ; pour les autres, le protecteur du faible, montrant sur terre, pour la vie et les biens des honnêtes gens, un respect absolu. Ces deux aspects, qui étaient vrais, sans doute, ont, comme étude psychologique, des côtés séduisants pour ceux qui aiment à disséquer les arcanes de la nature humaine.
Pour expulser Lafitte, le gouverneur des États-Unis mit sur pied des forces imposantes, car il s’attendait à de rudes combats. Le pirate reçut avec courtoisie l’officier chargé de lui signifier l’ordre d’évacuation, lui offrit, dans sa résidence, une somptueuse hospitalité, et donna l’ordre à tout son monde de hâter les préparatifs du départ. Lorsque toutes ses valeurs furent embarquées, il fit mettre le feu à ses établissements, et, à la lueur de l’immense incendie, le 12 mai 1820, il s’éloigna avec sa flotte, pour ne plus reparaître sur le sol des États-Unis.
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L’ombre et le doute planent sur le reste de l’histoire de Lafitte. Une relation, qui paraît digne de foi, le fait continuer, dans la mer des Antilles, ses croisières et le cours de ses exploits, au profit des États de la Colombie qui venaient de déclarer leur indépendance. La même version le fait mourir, en 1826, sur l’île de Mugères, près des côtes du Yucatan.
Jean Lafitte laissa, dit un conteur naïf ou grotesque, « une veuve et une pyramide d’écailles de tortue pour honorer sa mémoire » ( ! )
Il dut laisser aussi une grande fortune ; mais comme l’histoire se tait sur la façon dont il en disposa, la légende prétend qu’il enterra ses trésors dans le sol louisianais, qu’il aimait comme une seconde patrie ; et j’ai connu des vieilles gens qui, après avoir consacré à les chercher la moitié de leur existence et le plus clair de leurs économies, ont quitté ce monde avec le désespoir de n’avoir pu les découvrir.