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    Gédéon Tallemant des Réaux

    Bois-Robert

    Pour subsister à la cour, Bois-Robert s’avisa d’une subtile invention : il demanda à tous les grands seigneurs de quoi faire une bibliothèque. Il menoit avec lui un libraire qui recevoit ce qu’on donnoit, et il le lui vendoit moyennant tant de paraguante. Il a confessé depuis qu’il avoit escroqué cinq ou six mille francs comme cela. On n’a osé mettre le conte ouvertement dans Francion, mais on l’a mis comme si c’eût été un musicien qui eût demande pour faire un cabinet de toutes sortes d’instruments de musique. Un jour que Bois- Robert étoit avec le cardinal, alors évêque de Luçon, on apporta des chapeaux de castor. L’évêque en choisit un : « Me sied-il bien, Bois-Robert ? — Oui, mais il vous siéroit encore mieux s’il étoit de la couleur du nez de votre aumônier. » C’étoit M. Mulot, alors présent, qui depuis ne le pardonna jamais à Bois- Robert. Une fois ce pauvre M. Mulot, qui aimoit le bon vin, en attendant l’heure d’un déjeuner, alla à la messe à l’Oratoire. Par malheur c’étoit M. de Bérulle, depuis cardinal, qui la disoit, et qui, avant que de consacrer, s’amusa à faire je ne sais combien de méditations. Mulot enrageoit, car il voyoit bien que tout seroit mangé. Enfin, après que tout fut dit il s’en va tout furieux trouver M. de Bérulle : « Vraiment, lui dit-il, vous êtes un plaisant homme de vous endormir comme cela sur le calice : allez, vous n’en valez pas mieux pour cela. »

    Pour divertir le cardinal et contenter en même temps l’envie qu’il avoit contre le Cid, il le fit jouer devant lui en ridicule par les laquais et les marmitons. Entre autres choses, en cet endroit où don Diègue dit à son fils :

    Rodrigue, as-tu du cœur ?

    Rodrigue, répondoit :

    Je n’ai que du carreau.

    On ne sauroit faire plus plaisamment un conte qu’il le fait ; il n’y a pas un meilleur comédien au monde. Il est bien fait de sa personne. Il dit qu’une fois, par plaisir, le cardinal en particulier leur ordonna à lui et à Mondory de pousser une passion, et que le cardinal trouva qu’il avoit mieux fait que le plus célèbre comédien qui ait peut-être été depuis Roscius.

    Il fut pourtant disgracié une fois pour longtemps, et il ne profita guère de son rétablissement. Voici comme j’en ouïs conter l’histoire : à une répétition dans la petite salle, de la grande comédie que le cardinal fit jouer, Bois-Robert à qui il avoit donné charge de ne convier que des comédiens, des comédiennes et des auteurs, pour en juger, fit entrer la petite Sainte-Amour Frerelot, une mignonne qui avoit été un temps de la troupe de Mondory. Comme on alloit commencer, voilà M. d’Orléans qui entre. On n’avoit osé lui refuser la porte ; le cardinal enrageoit. Cette petite gourgandine ne se put tenir : elle lève sa coiffe, et fait tant que M. d’Orléans la voit. Quelques jours après, on joue la grande comédie. Bois-Robert et le chevalier Desroches avoient ordre de convier les dames ; plusieurs femmes non conviées, et entre elles bien des je ne sais qui entrèrent sous le nom de madame la marquise celle-ci, et de madame la comtesse celle-là. Deux gentilshommes, qui les recevoient à la porte, voyant que leur nom étoit sur le mémoire et qu’elles étoient bien accompagnées, les livroient à deux autres qui les menoient au président Vignier et à M. de Chartres (Valençay, depuis archevêque de Reims, que Bois-Robert appeloit le maréchal de camp comique), et ils avoient le soin de les placer1.

    Le Roi, qui étoit ravi de pincer le cardinal, ayant eu vent de cela, lui dit, en présence de M. d’Orléans : « Il y avoit bien du gibier, l’autre jour à votre comédie. — Hé ! comment n’y en auroit-il point eu, dit M. d’Orléans, puisque, dans la petite salle, où j’eus tant de peine à entrer moi-même, la petite Saint-Amour, qui est une des plus grandes gourgandines de Paris, y étoit. » Voilà le cardinal interdit ; il enrageoit, et ne dit rien sinon : « Voilà comme je suis bien servi. » Au sortir de là : « Cavoie, dit-il à son capitaine des gardes, la petite Saint-Amour étoit l’autre jour à la répétition. — Monseigneur elle n’est point entrée par la porte que je gardois. » Palevoisin, gentilhomme de Touraine, parent de l’évêque de Bois-Robert, dit sur l’heure au cardinal : « Monseigneur, elle est entrée par la porte où j’étois ; mais ç’a été M. de Bois-Robert, qui l’a fait entrer. Bois-Robert ne savoit rien de cela, trouve M. Le chancelier qui lui dit : « M. le cardinal est fort en colère contre vous, ne vous présentez pas devant lui. » Au même temps, le cardinal le fait appeler. Il n’y avoit que madame d’Aiguillon, qui ne l’aimoit pas, et M. de Chavigny, qui l’aimoit assez. Le cardinal lui dit d’un air renfrogné : « Bois- Robert de quoi vous êtes-vous avisé de faire entrer une petite garce à la répétition l’autre jour ? — Monseigneur, je ne la connois que pour comédienne, je ne l’ai jamais vue que sur le théâtre, où Votre Eminence l’avoit fait monter. » (Cependant il avoue que le matin elle l’avoit été prier de la faire entrer.) « Je ne sais pas d’ailleurs ce qu’elle est : fait-on information de vie et de mœurs pour être comédienne ? Je les tiens toutes garces, et ne crois pas qu’il y en eût jamais eu d’autres. »

    « S’il n’y a que cela, dit le cardinal à sa nièce, je ne vois pas qu’il’ y ait de crime. »’ Bois- Robert pleura, fit toutes les protestations imaginables ; mais le cardinal, à qui ce que le Roi avoit dit tenoit furieusement au cœur, lui dit : « Vous avez scandalisé le Roi, retirez- vous. » Voilà Bois-Robert au lit ; toute la cour et tous les parents du cardinal le visitèrent. Le maréchal de Gramont y alla plusieurs fois, et à la dernière il lui dit : « Si vous pouviez vous taire, je vous dirois un secret ; mais n’en parlez point : dimanche vous serez rétabli. M. le cardinal doit voir le Roi samedi, il vous justifiera. » Le dimanche venu, voilà l’abbé de Beaumont qui le vient trouver. Bois-Robert dit dès qu’il le vit : « Me voilà rétabli. » Il ne fit pourtant semblant de rien. L’abbé s’approche en sanglotant, fait la grimace tout du long, car il ne l’aimoit pas : lui, Grave et Palevoisin étoient jaloux de Bois-Robert, peut- être aussi les avoit-il joués ; et enfin il lui dit que le Roi n’avoit pas voulu écouter Son Eminence, et lui avoit dit : « Bois-Robert déshonore votre maison. Bois-Robert eut donc ordre de se retirer à son abbaye (elle s appelle Châtillon) ou à Rouen, où il étoit chanoine ; il aima mieux aller à Rouen.

    Une fois que Bois-Robert alla au Petit-Luxembourg voir messieurs de Richelieu, madame Sauvay, femme de l’intendant de madame d’Aiguillon, lui dit dès qu’elle le vit : « Ah ! vraiment, monsieur de Bois-Robert, j’ai des réprimandes à vous faire. » Bois- Robert, pour se moquer d’elle, se mit incontinent à genoux. « Vous passez partout, lui dit-elle, pour un impie, pour un athée. — Ah ! Madame, il ne faut pas croire tout ce qu’on dit ; on m’a bien dit, à moi, que vous étiez la plus grande garce du monde. — Ah ! Monsieur, dit- elle en l’interrompant, que dites-vous là ? — Madame, ajouta-t- il, je vous proteste que je n’en ai rien cru. » Toute la maison fut ravie de voir cette insolente mortifiée.

    Une fois, mademoiselle Melson, fille d’esprit, le déferra. Il lui contoit qu’il avoit peur qu’un de ses laquais ne fût pendu. « Voire, lui dit-elle, les laquais de Bois-Robert ne sont pas faits pour la potence ; ils n’ont que le feu à craindre. »

    Le portier de Bautru donna une fois des coups de pied au cul au laquais de Bois-Robert. Voilà l’abbé dans une fureur épouvantable. « Il a raison, disoient les gens, cela est plus offensant pour lui que pour un autre. Aux laquais de Bois- Robert le c… tient lieu de visage : c’est la partie noble de ces messieurs-là. »

    Pour montrer combien il se cachoit peu de ces petites complexions, il disoit que Ninon lui écrivoit, parlant du bon traitement que lui faisoient les Madelonnettes, où les dévots la firent mettre : « Je pense qu’à votre imitation je commencerai à aimer mon sexe. »

    Il appeloit Ninon sa divine. Un jour il alla chez elle avec un fort joli petit garçon. « Mais, lui dit-elle, ce petit vilain vous vient toujours retrouver. — Oui, répondit-il, j’ai beau le mettre en métier, il revient toujours. — C’est, reprit- elle, qu’on ne lui fait nulle part ce que vous lui faites. »

    Une autre fois il vint la voir tout hors de lui. « Ma divine, lui dit-il, je vais me mettre au noviciat des Jésuites ; je ne sais plus que ce moyen-là de faire taire la calomnie. J’y veux demeurer trois semaines, au bout desquelles je sortirai sans qu’on le sache, et on m’y croira encore. Tout ce qui me fâche, c’est que ces b… là me donneront de la viande lardée de lard rance, et pour tous petits pieds quelques lapins de greniers. Je ne m’y saurois résoudre. » Il revint le lendemain. « J’y ai pensé ; c’est assez de trois jours, cela fera le même effet. » Le voilà encore le lendemain. « Ma divine, j’ai trouvé plus à propos d’aller aux Jésuites, je les ai assemblés, je leur ai fait mon apologie, nous sommes le mieux du monde ensemble ; je leur plais fort, et en sortant un petit frère m’a tiré par ma robe et m’a dit : « Monsieur, venez nous voir quelquefois, il n’y a personne qui réjouisse tant les Pères que vous. »

    À une représentation d’une de ses pièces de théâtre, les comédiens dirent un méchant mot qui n’y étoit pas : « Ah ! s’écria-t-il de la loge où il étoit, ces marauds me feront chasser de l’Académie. »

    Bois-Robert, toujours bon courtisan, s’avisa de faire des vers contre les Frondeurs ; il n’y eut jamais un homme plus lâche. Le coadjuteur le sut, et la première fois qu’il vint dîner chez lui : « Monsieur de Bois-Robert, lui dit-il, vous me les direz. — Bien, Monsieur, dit Bois-Robert. » Il crache, il se mouche, et sans faire semblant de rien il s’approche de la fenêtre, et ayant regardé en bas, il dit au coadjuteur : « Ma foi, Monsieur, je n’en ferai rien, votre fenêtre est trop haute. »

    L’abbé de La Victoire dit que la prêtrise en la personne de Bois-Robert est comme la farine aux bouffons, que cela sert à le faire trouver plus plaisant.

    Bois-Robert, en ce temps-là, s’abandonna de telle sorte à faire des contes comme celui des trois Racans qu’on disoit, comme des marionnettes : Je vous donnerai Bois- Robert. De quelqu’un de ces contes-là, il voulut faire une comédie qu’il appeloit le Père avaricieux. En quelques endroits, c’étoit le feu président de Bercy et son fils, qui a été autrefois débauché, et qui maintenant est plus avare que son père. Il feignoit qu’une femme, qui avoit une belle fille, sous prétexte de plaider, attrapoit la jeunesse ; là entroit la rencontre du président de Bercy chez un notaire, avec son fils qui cherchoit de l’argent à gros intérêt. Le père lui cria : « Ah ! débauché, c’est toi ? — Ah ! vieux usurier, c’est vous ? » dit le fils. Il avoit mis aussi la conversation de Ninon et de madame Paget à un sermon, où cette dame, qui ne la connoissoit pas, se plaignit à elle que Bois-Robert vouloit quitter son quartier pour aller au faubourg Saint-Germain, pour une je ne sais qui de Ninon, et Ninon lui répondit : « Il ne faut pas croire tout ce qu’on dit, Madame, on en pourroit dire autant de vous et de moi. »

    Une fois, le prince de Conti, comme on jouoit une pièce de Bois-Robert, lui dit de la loge où il étoit : « M. de Bois- Robert, la méchante pièce ! » Bois-Robert, qui étoit sur le théâtre, se mit à crier bien fort : « Monseigneur, vous me confondez de me louer comme cela en ma présence. »

    En ce temps-la, les dévôts de la cour rendirent de mauvais offices à Bois-Robert, et le firent exiler comme un homme qui mangeoit de la viande le carême, qui n’avoit point de religion, qui juroit horriblement quand il jouoit, et cela est vrai. Au retour, il ne put s’empêcher de dire que madame Mancini, qui avoit fait sa paix, ne l’avoit fait revenir que pour être payée de quarante pistoles qu’il lui devoit du jeu.

    On l’obligea depuis à dire la messe quelquefois. Madame Cornuel, à la messe de minuit, comme ce vint à Dominus vobiscum, vit que c’étoit Bois-Robert, et elle dit à quelqu’un : « Voilà toute ma dévotion évanouie. » Le lendemain, comme on la vouloit mener au sermon : « Je n’y veux pas aller, dit-elle ; après avoir trouve Bois-Robert disant la messe, je trouverai sans doute Trivelin en chaire. Je crois, ajouta-t-elle, que sa chasuble étoit faite d’une jupe de Ninon. »

    Bois-Robert faisoit un conte de M. de Beuvron et de son frère Croisy. Il disait qu’un jour, à la campagne, il vint une pluie qui dura cinq heures. C’étoit au mois d’avril. Ils se promenèrent durant tout ce temps dans une salle, sans dire autre chose l’un à l’autre : « Mon frère, que de foin ! mon frère, que d’avoine ! » Quoique les enfants de Beuvron aient plus d’esprit que leur père, on ne laisse pas quelquefois de leur dire : « Mon frère, que de foin ! mon frère, que d’avoine ! » Et ils en enragent un peu.

    En 1661, dans le temps de la mort du cardinal Mazarin, un homme de Nancy s’adressa, au Palais aux diseurs de nouvelles, et leur dit : « Je vous prie, Messieurs, dites-moi si ce qu’on nous a mandé à Nancy est véritable, que Bois- Robert s’étoit fait Turc, et que le Grand-Seigneur lui avoit donné de grands revenus avec de beaux petits garçons pour se réjouir, et que, de là, il avoit écrit aux libertins de la cour : —Vous autres, Messieurs, vous vous amusez à renier Dieu cent fois le jour ; je suis plus fin que vous : je ne l’ai renié qu’une, et je m’en trouve fort bien. »

    Il disoit : « Je me contenterois d’être aussi bien avec Notre Seigneur, que j’ai été avec le cardinal de Richelieu. »

    Comme il tenoit le crucifix, et qu’il demandoit pardon à Dieu : « Ah ! se dit-il, au diable soit ce vilain potage que j’ai mangé chez d’Olonne ; il y avoit de l’oignon c’est ce qui m’a fait mal. » Et puis il reprenoit : « Le cardinal de Richelieu m’a gâté ; il ne valoit rien, c’est lui qui m’a perverti, »

    Note

    1. Le cardinal employait des prêtres et des évêques à placer à la comédie. Depuis, le cardinal donna des billets.




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