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    Gédéon Tallemant des Réaux

    Le connétable de Lesdiguières

    François de Bonne, seigneur de Lesdiguières, étoit d’une maison noble et ancienne des montagnes du Dauphiné, mais pauvre. Après avoir fait ses études, il se fit recevoir avocat au parlement de Grenoble, et y plaida, dit-on, quelquefois ; mais se sentant appelé à de plus grandes choses, il se retira chez lui, en dessein d’aller à la guerre. Cependant, n’ayant pas autrement de quoi se mettre en équipage, il emprunta une jument à un hôtelier de son village, faisant semblant d’aller voir un de ses parents. Or cette jument, n’appartenant pas à cet hôtelier, lui fut redemandée, et cela donna sujet à un procès qui, quoique de petite conséquence, dura pourtant si longtemps, comme il n’arrive que trop souvent, qu’avant qu’il fût terminé M. de Lesdiguières étoit déjà gouverneur du Dauphiné. Un jour donc qu’il passoit à cheval, suivi de ses gardes, dans la place de Grenoble, ce pauvre hôtelier, qui y étoit à la poursuite de son procès, ne put s’empêcher de dire assez haut : « Le diable emporte François de Bonne, tant il m’a causé de mal et d’ennui ! » Un des assistants lui demanda pourquoi il parloit ainsi ; cet homme lui raconta toute l’histoire de la jument. Celui qui lui avoit fait cette demande étoit un des domestiques de M. de Lesdiguières, et le soir même il lui en fit le conte ; car le connétable avoit, dit-on, cette coutume, qu’il vouloit voir tous ses domestiques avant de se coucher, et quelquefois il s’entretenoit familièrement avec eux. Ayant su cette aventure, il commanda à cet homme de lui amener le lendemain le pauvre hôtelier, qui, bien étonné et intimidé exprès par son conducteur, se vint jeter aux pieds de M. de Lesdiguières, lui demandant pardon de ce qu’il avoit dit de lui ; mais lui, n’en faisant que rire, le releva, et pendant qu’il il l’entretenoit du temps passé, on fit venir la partie adverse, avec laquelle il s’accorda sur-le-champ, et donna même quelque récompense à ce bonhomme.

    M. le connétable aimoit à se souvenir de sa première fortune, et on en voit aujourd’hui une grande marque, en ce qu’ayant fait bâtir un superbe palais à Lesdiguières, il prit plaisir à laisser tout auprès, en son entier, la petite maison où il étoit né, et que son père avoit habitée.

    Pour venir à madame la connétable de Lesdiguières, sa femme, qui est morte il n’y a pas longtemps, elle s’appeloit Marie Vignon, et étoit fille d un fourreur de Grenoble. Elle fut mariée à un marchand drapier de la même ville, nommé sire Aymon Mathel, dont elle eut deux filles. C’étoit une assez belle personne, mais il n’y avoit rien d’extraordinaire. Son premier galant fut un nommé Roux, secrétaire de la cour de parlement de Grenoble, qui, depuis, la donna à M. de Lesdiguières. Or, ce Roux étoit grand ami d’un cordelier, appelé de Nobilibus, qui fut brûlé à Grenoble pour avoir dit la messe sans avoir reçu les ordres. On le soupçonnoit aussi de magie, et le peuple croit encore aujourd’hui que ce cordelier avoit donne à madame la connétable des charmes pour se rendre maîtresse de l’esprit de M. de Lesdiguières. Il est bien certain qu’elle eut d’abord un fort grand pouvoir sur lui. Cette amour ne dura pas longtemps, que la femme ne quittât la maison de son mari ; elle ne logeoit pourtant pas avec son galant, mais en un logis séparé, où il lui donna grand équipage, et bientôt après il la fit marquise Il en eut deux filles durant cette séparation d’avec son mari. On dit que les parents de M. de Lesdiguières gagnèrent son médecin, qui lui conseilla, pour sa santé, de changer de maîtresse, et qu’en même temps, pour essayer de la lui faire oublier, on lui présenta une fort belle personne, nommée Pachon, femme d’un de ses gardes. Mais la marquise, car on l’appelait ainsi alors, fit donner des coups de bâton à cette femme, dans la maison même de M. de Lesdiguières, et incontinent après s’alla jeter à ses pieds. Elle n’eut pas grande peine à faire sa paix, et fut plus aimée qu’auparavant.

    M. de Lesdiguières étoit obligé de faire plusieurs voyages ; elle le suivit partout, et même à la guerre ; on dit pourtant qu’il il voulut faire en sorte que le drapier la reprît, et qu’il lui fit offrir pour cela de le faire intendant de sa maison. Mais ce marchand, qui étoit homme d’honneur, n’y voulut jamais entendre.

    Elle étoit demeurée à Grenoble, tandis que M. de Lesdiguières étoit au siège de quelque place dans le Languedoc. En ce temps-là, un certain colonel Alard, Piémontais, vint faire des recrues en Dauphiné. Elle en fut cajolée, mais non pas aussi ouvertement qu’elle l’avoit été auparavant par M. de Nemours, qui lui fit mille galanteries, durant un voyage que M. de Lesdiguières avoit été obligé de faire en Picardie. Or, comme elle ne pensoit qu’à devenir femme de. de Lesdiguières, et que la vie de son mari étoit un obstacle insurmontable, elle persuada à ce colonel de l’assassiner ; ce qu’il fit en cette sorte.

    Le drapier, ayant abandonné son commerce, s’étoit retiré aux champs depuis quelques années, en un lieu appelé le Port-de-Gien, dans la paroisse de Mellan, à une petite lieue de Grenoble. Le colonel monte à cheval, accompagné d’un grand valet italien à pied ; il arrive de bonne heure en ce lieu, et, ayant rencontré un berger, il lui demanda la maison du capitaine Clavel. Le berger lui dit qu’il ne connoissoit personne de ce nom-la, mais que, s’il il demandoit la maison de sire Mathel, c’étoit l’une de ces deux qu’il voyoit seules assez près de là. Le colonel le pria de l’y conduire, afin que le berger lui montrât l’homme qu’il cherchoit, car il ne le connoissoit pas. Ils n’eurent pas fait beaucoup de chemin que le berger lui montra le drapier qui se promenoit seul, le long d’une pièce de terre, le colonel le remercie, lui donne pourboire et le renvoie. Après il va au marchand, et le porte par terre d’un coup de pistolet, qu’il accompagne de quelques coups d’épée, de peur de manquer à le tuer.

    La justice fit prendre le valet du mort et une servante, qui étoit sa concubine, avec le berger, qui raconta toute l’histoire, sans pouvoir nommer le meurtrier. On lui demanda s’il le reconnoîtroit bien. Il répondit qu’oui. C’est pourquoi on le mit à Grenoble à une grille de la prison qui répond sur la grande place, appelée Saint-André. Il n’y fut pas longtemps sans voir passer le colonel, qu’il reconnut aussitôt, et qui fut tout aussitôt emprisonné, car il avoit cru sottement que ce berger n’avoit rien vu.

    M. de Lesdiguières, en ayant reçu avis en diligence, craignait que, si cette affaire s’approfondissoit, sa maîtresse n’y fût terriblement embarrassée, il partit promptement du lieu où il étoit, et, entrant dans la ville sans qu’on l’y attendît, alla d’autorité délivrer le Piémontais, et le fit sauver en même temps. Le parlement fit du bruit, et voulut s’en venger sur la maîtresse de M. de Lesdiguières, ne pouvant s’en venger sur lui-même. Mais comme le connétable étoit adroit, il sut si bien négocier avec chaque conseiller en particulier qu’il ne se parla plus de cette affaire.

    Depuis ce temps-là, il fut encore cinq ou six ans sans épouser la marquise, et à la fin il s’y résolut, pour légitimer les deux filles qu’il en avoit eues. Elles étoient adultérines pourtant.1

    Voici ce que Bezançon a rapporté de sa mort. Il travailloit avec lui, le propre jour qu’il mourut, à des départs de gens de guerre. « Il faudroit, lui dit Bezançon, que M. de Créqui fût ici. — Voire, répondit le connétable, nous aurions beau l’attendre, s’il a trouvé un chambrillon en son chemin, il ne viendra d’aujourd’hui. » Il travailla de fort bon sens, après il fit venir son curé. « Monsieur le curé, lui dit-il, faites- moi faire tout ce qu’il faut. Quand tout fut fait : « Est-ce là tout, dit-il, monsieur le curé ? — Oui, monsieur. — Adieu, monsieur le curé, en vous remerciant. » Le médecin lui dit : « Monsieur, j’en ai vu de plus malades échapper. — Cela peut être, répondit-il, mais ils n’avoient pas quatre- vingt- cinq ans comme moi. » Il vint des moines à qui il avoit donné quatre mille écus, qui eussent bien voulu en avoir encore autant. Ils lui promettoient paradis en récompense. « Voyez-vous, » leur dit-il, « mes pères ? si je ne suis sauvé pour quatremille écus, je ne le serai pas pour huit mille. Adieu. » Il mourut sur cela le plus tranquillement du monde.

    Notes

    1. En partant pour s’aller marier, il dit à sa maîtresse : « Allons donc faire cette sottise, puisque vous le voulez. »




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