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Gédéon Tallemant des Réaux
M. des Yvetaux
M. des Yvetaux se nommoit Vauquelin, et étoit d’une bonne famille de Caen. Il y a exercé la charge de lieutenant- général, dont il fut interdit après par arrêt du parlement de Rouen. Il vint à la cour et fut porté par Desportes, et après par le cardinal du Perron. Ses vers étoient médiocres, mais il avoit assez de feu ; sa prose, à tout prendre, valoit mieux. Il savoit et avoit de l’esprit ; il a eu en un temps toute la vogue qu’on sauroit avoir.
Henri IV le fit précepteur de M. le Dauphin, après qu’il eut été précepteur de M. de Vendôme. Il s’est plaint qu’on ne vouloit pas qu’il fît du feu Roi un grand personnage. Durant la régence on lui ôta cette place par intrigue ; peut-être la plainte que le clergé fit contre lui, et qui est imprimée dans les Mémoires ensuite de ceux de M. de Villeroi, y servit-elle.
On l’a accusé de ne croire que médiocrement en Dieu. Je ne lui ai pourtant jamais ouï dire d’impiétés. Il est vrai que je ne l’ai connu que deux ans avant qu’il mourût. On l’accusoit aussi d’aimer les garçons. Pour les femmes, il les a aimées jusqu’à la fin, et a toujours mené une vie peu exemplaire. Il passoit pour médisant et pour aimer le vin. Quelquefois il étoit longtemps sans parler. On dit que Pluvinel et lui firent un voyage de Paris à Nantes et en revinrent, jouant toujours aux échecs, sans se dire mot pour cela. Ils avoient une machine dans le carrosse.
Il disoit que les courtisans appeloient bon temps le temps où les pensions étoient bien payées.
Etant disgracié, il acheta une maison dans la rue des Marais, au faubourg, Saint- Germain, vers les Petits- Augustins. En ce temps-là il n’y avoit rien de bâti au-delà dans le faubourg ; on l’appeloit, à cause de cela, le dernier des hommes. Cette maison a l’honneur d’être aussi extravagamment disposée que maison de France. Le grand jardin qu’il y joignit, et auquel on va par une voûte sous terre, est à peu près fait de même. Il se mit à faire là-dedans une vie voluptueuse. mais cachée : c’étoit comme une espèce de grand seigneur dans son sérail. En pensions, en bénéfices et en argent, il avoit beaucoup de bien, et pouvoit vivre fort à son aise.
À son ordinaire, il s’habilloit fort bizarrement. Madame de Rambouillet dit que, la première fois qu’elle le vit, il avoit des chausses à bandes, comme celles des Suisses du Roi, rattachées avec des brides ; des manches de satin de la Chine, un pourpoint et un chapeau de peaux de senteurs, une chaîne de paille à son cou, et il sortoit en cet habit-là. Il est vrai qu’il ne sortoit pas souvent ; mais quelquefois, selon les visions qui lui prenoient, tantôt il étoit vêtu en satyre, tantôt en berger, tantôt en dieu, et obligeoit sa nymphe à s’habiller comme lui. Il représentoit quelquefois Apollon, qui court après Daphné, et quelquefois Pan et Syrinx. À cause qu’il devint amoureux de madame du Pin. mère de madame d’Estrades, au lieu de culs- de-lampe, il fit mettre des pommes de pin dorées à son plancher. Il y a des festons et des lacs d’amour de paille en je ne sais combien d’endroits, avec des chiffres de la même étoffe. Je ne sais quelle amitié il avoit pour la paille, mais il n’aimoit pas moins le vieux cuir, et n’avoit point d’autre tapisserie en été ni hiver.
Il fut un peu épris d’une de mes parentes, madame d’Harambure, qui étoit allée voir son jardin. Un jour, il lui écrivit une lettre fort longue, où en un endroit il se fondoit furieusement en raison, car il lui disoit : « Encore que vous n’aimiez point les figues (elle n’en mangeoit point), elles ne laissent pas d’être friandes ; de même mon amour, quoique vous n’en fassiez point de cas, n’est pas pourtant méprisable » ; et au bas il y avoit : « Renvoyez-moi cette lettre, s’il vous plaît, car je n’ai point de double. » N’étoit-ce pas là une bonne lettre à garder ?
Madame de Saint-Germain-Prévost, dont le fils se vantoit d’être fils de M. le maréchal de Biron, est celle de qui on a le plus parlé avec le bonhomme. Elle sut un jour qu’il devoit donner la collation chez lui à des dames. Elle trouve moyen d’y entrer justement comme on venoit de servir, et que les gens étoient tous allés avertir la compagnie, et, prenant la nappe par un bout, elle jeta tout à terre. Quand il vit cela, il se mit à rire et dit : « Il faut que madame de Saint-Germain soit venue ici. »
Mais l’amourette qui a fait le plus de bruit est celle qu’il a eue jusqu’à la fin de sa vie. Voici comme cela arriva. Vers la prise de la Rochelle (1628) un jour que la porte de son grand jardin, qui répond dans la rue du Colombier, étoit entr’ouverte, une jeune femme, grosse enfant, assez bien faite, mais fort triste, mit le nez dedans ; il s’y rencontra pas hasard, et, comme il étoit civil, principalement aux dames, il la pria d’y entrer. Il apprit d’elle-même qu’elle étoit fille d’un homme qui jouoit, et a joué jusqu’à sa mort de la harpe dans les hôtelleries d’Etampes (présentement son fils fait le même métier) ; elle lui dit qu’elle en jouoit aussi (effectivement elle en joue aussi bien que personne) ; qu’un jeune homme de Meaux, nommé Dupuis, qui est de la meilleure maison de la ville, l’avoit épousée par amour, et qu’il étoit malade dans la rue des Marais. Cette femme avoit l’air fort doux ; il en fut touché ; il lui offre tout ce qu’il avoit, les assiste, car Dupuis étoit fort pauvre, et quand elle accoucha il en eut tout le soin imaginable. Relevée, elle va le remercier ; lui, la cajole : elle prend le soin de le blanchir, elle le visite souvent, et peu à peu se mêle de son ménage. Il se plaint à elle de ses valets, la prie d’avoir l’œil sur eux. Dès qu’elle étoit habillée, elle venoit passer la journée avec lui : enfin il lui proposa de prendre avec son mari un appartement dans sa maison. Elle accepta ce parti. Quand elle y fut une fois établie, il prit une entière confiance en elle. Elle percevoit tout son revenu, faisoit la dépense telle qu’il l’avoit ordonnée, et le reste étoit pour elle. J’oubliois de dire que ce qui l’avoit achevé de charmer, c’est qu’étant tombé malade, avant qu’elle logeât avec lui, cette femme fut quarante jours sans se déshabiller. Croyez pourtant qu’elle achetoit bien son bonheur. Il falloit savoir du bon homme tous les matins comment elle se coifferoit, à la grecque, à l’espagnole, à la romaine, à la françoise, etc. ; quel habit elle prendroit ; si elle seroit reine, déesse, nymphe ou bergère.
À quatre-vingts ans il se portoit encore fort bien. Il m’a quelquefois lassé à force de me promener dans son jardin. C’étoit un petit homme sec, à yeux de cochon. Il a toujours eu l’esprit présent, et, à sa mode, il disoit de jolies choses.
Un jour que madame d’Hautefort vint dans son jardin, il lui dit d’un ton assez sérieux : « Madame, voulez-vous bien faire parler de vous ? après avoir maltraité des rois, aimez un petit bonhomme comme moi »
Des Yvetaux avoit de la générosité et de la bonté. J’ai ouï dire au comte de Brionne, grand seigneur de Lorraine que, s’étant retiré à Paris, après la prise de Nancy, M. des Yvetaux le vouloit loger chez lui, et lui disoit pour raison : « Monsieur, vous avez si bien reçu autrefois les François en Lorraine, qu’il faut bien vous rendre la pareille aujourd’hui. » Ce M. de Brionne n’avoit qu’un cheval de carrosse, l’autre étoit mort ; il en emprunta un au bonhomme, qui ne vouloit pas le reprendre, et disoit : « Vous m’en rendrez un quand vos affaires seront en meilleur état. »
Un an devant que de mourir, Ninon, qui alloit quelquefois jouer du luth chez lui, car il aimoit fort la musique et faisoit souvent des concerts, lui demanda un jour de fête s’il avoit été à la messe. « Il y auroit, répondit-il, plus de honte à mon âge de mentir que de n’avoir point été à la messe. Je n’y ai point été aujourd’hui. » Elle lui donna un ruban jaune qu’il porta je ne sais combien de jours à son chapeau.
Il fut se promener à Rambouillet, au faubourg Saint- Antoine, et de si loin qu’il put être ouï du maître du logis, il lui cria : « Monsieur, je vous révère, je vous adore ; mais il ne fait point chaud aujourd’hui, je vous prie, n’ôtons point notre chapeau. »
Sa plus grande, ou plutôt sa seule incommodité, étoit une rétention d’urine. Ce fut ce qui le tua ; car voyant, en 1649, le Roi sorti de Paris et le blocus se former, par une complaisance hors de propos pour la cour, il en sortit aussi. Peut-être cette étourdie de madame de Sacy le lui fit-elle faire. Comme il n’avoit point son chirurgien ordinaire, sa rétention l’incommodant, il fallut se faire sonder par le premier chirurgien de village, qui le blessa, et la gangrène s’y mit. Ce fut auprès de Meaux, dans une petite maison de ce M. Dupuis. il se résolut fort constamment à la mort, et fit tout ce qu’on a accoutumé de faire.
Une heure avant que de mourir, il se promena par la chambre, et pria la Dupuis de lui fermer les yeux et la bouche, et de lui mettre un mouchoir sur le visage, dès qu’il commenceroit à agoniser, afin qu’on ne vît point les grimaces qu’il feroit.