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Guy de Maupassant
Qui sait ?
I
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais donc écrire enfin ce qui m’est arrivé ! Mais le pourrai-je ? l’oserai-je ? cela est si bizarre, si inexplicable, si incompréhensible, si fou !
Si je n’étais sûr de ce que j’ai vu, sûr qu’il n’y a eu dans mes raisonnements aucune défaillance, aucune erreur dans mes constatations, pas de lacune dans la suite inflexible de mes observations, je me croirais un simple halluciné, le jouet d’une étrange vision. Après tout, qui sait ?
Je suis aujourd’hui dans une maison de santé ; mais j’y suis entré volontairement, par prudence, par peur !
Un seul être connaît mon histoire. Le médecin d’ici.
Je vais l’écrire. Je ne sais trop pourquoi. Pour m’en débarrasser, car je la sens en moi comme un intolérable cauchemar.
La voici :
J’ai toujours été un solitaire, un rêveur, une sorte de philosophe isolé, bienveillant, content de peu, sans aigreur contre les hommes et sans rancune contre le ciel. J’ai vécu seul, sans cesse, par suite d’une sorte de gêne qu’insinue en moi la présence des autres. Comment expliquer cela ? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le monde, de causer, de dîner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis longtemps près de moi, même les plus familiers, ils me lassent, me fatiguent, m’énervent, et j’éprouve une envie grandissante, harcelante, de les voir partir ou de m’en aller, d’être seul. Cette envie est plus qu’un besoin, c’est une nécessité irrésistible. Et si la présence des gens avec qui je me trouve continuait, si je devais, non pas écouter, mais entendre longtemps encore leurs conversations, il m’arriverait, sans aucun doute, un accident.
Lequel ? Ah ! qui sait ? Peut-être une simple syncope ? oui ! probablement !
J’aime tant être seul que je ne puis même supporter le voisinage d’autres êtres dormant sous mon toit ; je ne puis habiter Paris parce que j’y agonise indéfiniment. Je meurs moralement, et suis aussi supplicié dans mon corps et dans mes nerfs par cette immense foule qui grouille, qui vit autour de moi, même quand elle dort. Ah ! le sommeil des autres m’est plus pénible encore que leur parole. Et je ne peux jamais me reposer, quand je sais, quand je sens, derrière un mur, des existences interrompues par ces régulières éclipses de la raison.
Pourquoi suis-je ainsi ? Qui sait ? La cause en est peut-être fort simple : je me fatigue très vite de tout ce qui ne se passe pas en moi. Et il y a beaucoup de gens dans mon cas.
Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres, que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude harasse, épuise, anéantit, comme l’ascension d’un terrible glacier ou la traversée du désert, et ceux que les autres, au contraire, lassent, ennuient, gênent, courbaturent, tandis que l’isolement les calme, les baigne de repos dans l’indépendance et la fantaisie de leur pensée.
En somme, il y a là un normal phénomène psychique. Les uns sont doués pour vivre en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j’ai l’attention extérieure courte et vite épuisée, et, dès qu’elle arrive à ses limites, j’en éprouve, dans tout mon corps et dans toute mon intelligence, un intolérable malaise.
Il en est résulté que je m’attache, que je m’étais attaché beaucoup aux objets inanimés qui prennent, pour moi, une importance d’êtres, et que ma maison est devenue, était devenue, un monde où je vivais d’une vie solitaire et active, au milieu de choses, de meubles, de bibelots familiers, sympathiques à mes yeux comme des visages. Je l’en avais emplie peu à peu, je l’en avais parée, et je me sentais dedans, content, satisfait, bienheureux comme entre les bras d’une femme aimable dont la caresse accoutumée est devenue un calme et doux besoin.
J’avais fait construire cette maison dans un beau jardin qui l’isolait des routes, et à la porte d’une ville où je pouvais trouver, à l’occasion, les ressources de société dont je sentais, par moments, le désir. Tous mes domestiques couchaient dans un bâtiment éloigné, au fond du potager, qu’entourait un grand mur.
L’enveloppement obscur des nuits, dans le silence de ma demeure perdue, cachée, noyée sous les feuilles des grands arbres, m’était si reposant et si bon, que j’hésitais chaque soir, pendant plusieurs heures, à me mettre au lit pour le savourer plus longtemps.
Ce jour-là, on avait joué Sigurd au théâtre de la ville. C’était la première fois que j’entendais ce beau drame musical et féerique, et j’y avais pris un vif plaisir.
Je revenais à pied, d’un pas allègre, la tête pleine de phrases sonores, et le regard hanté par de jolies visions. Il faisait noir, noir, mais noir au point que je distinguais à peine la grande route, et que je faillis, plusieurs fois, culbuter dans le fossé. De l’octroi chez moi, il y a un kilomètre environ, peut-être un peu plus, soit vingt minutes de marche lente. Il était une heure du matin, une heure ou une heure et demie ; le ciel s’éclaircit un peu devant moi et le croissant parut, le triste croissant du dernier quartier de la lune. Le croissant du premier quartier, celui qui se lève à quatre ou cinq heures du soir, est clair, gai, frotté d’argent, mais celui qui se lève après minuit est rougeâtre, morne, inquiétant ; c’est le vrai croissant du Sabbat. Tous les noctambules ont dû faire cette remarque. Le premier, fût-il mince comme un fil, jette une petite lumière joyeuse qui réjouit le cœur, et dessine sur la terre des ombres nettes ; le dernier répand à peine une lueur mourante, si terne qu’elle ne fait presque pas d’ombres.
J’aperçus au loin la masse sombre de mon jardin, et je ne sais d’où me vint une sorte de malaise à l’idée d’entrer là-dedans. Je ralentis le pas. Il faisait très doux. Le gros tas d’arbres avait l’air d’un tombeau où ma maison était ensevelie.
J’ouvris ma barrière et je pénétrai dans la longue allée de sycomores, qui s’en allait vers le logis, arquée en voûte comme un haut tunnel, traversant des massifs opaques et contournant des gazons où les corbeilles de fleurs plaquaient, sous les ténèbres pâlies, des taches ovales aux nuances indistinctes.
En approchant de la maison, un trouble bizarre me saisit. Je m’arrêtai. On n’entendait rien. Il n’y avait pas dans les feuilles un souffle d’air.
« Qu’est-ce que j’ai donc ? » pensai-je. Depuis dix ans je rentrais ainsi sans que jamais la moindre inquiétude m’eût effleuré.
Je n’avais pas peur. Je n’ai jamais eu peur, la nuit. La vue d’un homme, d’un maraudeur, d’un voleur m’aurait jeté une rage dans le corps, et j’aurais sauté dessus sans hésiter. J’étais armé, d’ailleurs. J’avais mon revolver. Mais je n’y touchai point, car je voulais résister à cette influence de crainte qui germait en moi.
Qu’était-ce ? Un pressentiment ? Le pressentiment mystérieux qui s’empare des sens des hommes quand ils vont voir de l’inexplicable ? Peut-être ? Qui sait ?
À mesure que j’avançais, j’avais dans la peau des tressaillements, et quand je fus devant le mur, aux auvents clos, de ma vaste demeure, je sentis qu’il me faudrait attendre quelques minutes avant d’ouvrir la porte et d’entrer dedans. Alors, je m’assis sur un banc, sous les fenêtres de mon salon. Je restai là, un peu vibrant, la tête appuyée contre la muraille, les yeux ouverts sur l’ombre des feuillages. Pendant ces premiers instants, je ne remarquai rien d’insolite autour de moi. J’avais dans les oreilles quelques ronflements ; mais cela m’arrive souvent. Il me semble parfois que j’entends passer des trains, que j’entends sonner des cloches, que j’entends marcher une foule.
Puis bientôt ces ronflements devinrent plus distincts, plus précis, plus reconnaissables. Je m’étais trompé. Ce n’était pas le bourdonnement ordinaire de mes artères qui mettait dans mes oreilles ces rumeurs, mais un bruit très particulier, très confus cependant, qui venait, à n’en point douter, de l’intérieur de ma maison.
Je le distinguais à travers le mur, ce bruit continu, plutôt une agitation qu’un bruit, un remuement vague d’un tas de choses, comme si on eût secoué, déplacé, traîné doucement tous mes meubles.
Oh ! je doutai, pendant un temps assez long encore, de la sûreté de mon oreille. Mais l’ayant collée contre un auvent pour mieux percevoir ce trouble étrange de mon logis, je demeurai convaincu, certain, qu’il se passait chez moi quelque chose d’anormal et d’incompréhensible. Je n’avais pas peur, mais j’étais… comment exprimer cela… effaré d’étonnement. Je n’armai pas mon revolver — devinant fort bien que je n’en avais nul besoin. J’attendis.
J’attendis longtemps, ne pouvant me décider à rien, l’esprit lucide, mais follement anxieux. J’attendis, debout, écoutant toujours le bruit qui grandissait, qui prenait, par moments, une intensité violente, qui semblait devenir un grondement d’impatience, de colère, d’émeute mystérieuse.
Puis soudain, honteux de ma lâcheté, je saisis mon trousseau de clefs, je choisis celle qu’il me fallait, je l’enfonçai dans la serrure, je la fis tourner deux fois, et poussant la porte de toute ma force, j’envoyai le battant heurter la cloison.
Le coup sonna comme une détonation de fusil, et voilà qu’à ce bruit d’explosion répondit, du haut en bas de ma demeure, un formidable tumulte. Ce fut si subit, si terrible, si assourdissant que je reculai de quelques pas, et que, bien que le sentant toujours inutile, je tirai de sa gaine mon revolver.
J’attendis encore, oh ! peu de temps. Je distinguais à présent, un extraordinaire piétinement sur les marches de mon escalier, sur les parquets, sur les tapis, un piétinement, non pas de chaussures, de souliers humains, mais de béquilles, de béquilles de bois et de béquilles de fer qui vibraient comme des cymbales. Et voilà que j’aperçus tout à coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon grand fauteuil de lecture, qui sortait en se dandinant. Il s’en alla par le jardin. D’autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les canapés bas et se traînant comme des crocodiles sur leurs courtes pattes, puis toutes mes chaises, avec des bonds de chèvres, et les petits tabourets qui trottaient comme des lapins.
Oh ! quelle émotion ! Je me glissai dans un massif où je demeurai accroupi, contemplant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s’en allaient tous, l’un derrière l’autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano à queue, passa avec un galop de cheval emporté et un murmure de musique dans le flanc, les moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis, les brosses, les cristaux, les coupes, où le clair de lune accrochait des phosphorescences de vers luisants. Les étoffes rampaient, s’étalaient en flaques à la façon des pieuvres de la mer. Je vis paraître mon bureau, un rare bibelot du dernier siècle, et qui contenait toutes les lettres que j’ai reçues, toute l’histoire de mon cœur, une vieille histoire dont j’ai tant souffert ! Et dedans étaient aussi des photographies.
Soudain, je n’eus plus peur, je m’élançai sur lui et je le saisis comme on saisit un voleur, comme on saisit une femme qui fuit ; mais il allait d’une course irrésistible, et malgré mes efforts, et malgré ma colère, je ne pus même ralentir sa marche. Comme je résistais en désespéré à cette force épouvantable, je m’abattis par terre en luttant contre lui. Alors, il me roula, me traîna sur le sable, et déjà les meubles, qui le suivaient, commençaient à marcher sur moi, piétinant mes jambes et les meurtrissant ; puis, quand je l’eus lâché, les autres passèrent sur mon corps ainsi qu’une charge de cavalerie sur un soldat démonté.
Fou d’épouvante enfin, je pus me traîner hors de la grande allée et me cacher de nouveau dans les arbres, pour regarder disparaître les plus infimes objets, les plus petits, les plus modestes, les plus ignorés de moi, qui m’avaient appartenu.
Puis j’entendis, au loin, dans mon logis sonore à présent comme les maisons vides, un formidable bruit de portes refermées. Elles claquèrent du haut en bas de la demeure, jusqu’à ce que celle du vestibule que j’avais ouverte moi-même, insensé, pour ce départ, se fût close, enfin, la dernière.
Je m’enfuis aussi, courant vers la ville, et je ne repris mon sang-froid que dans les rues, en rencontrant des gens attardés. J’allai sonner à la porte d’un hôtel où j’étais connu. J’avais battu, avec mes mains, mes vêtements, pour en détacher la poussière, et je racontai que j’avais perdu mon trousseau de clefs, qui contenait aussi celle du potager, où couchaient mes domestiques en une maison isolée, derrière le mur de clôture qui préservait mes fruits et mes légumes de la visite des maraudeurs.
Je m’enfonçai jusqu’aux yeux dans le lit qu’on me donna. Mais je ne pus dormir, et j’attendis le jour en écoutant bondir mon cœur. J’avais ordonné qu’on prévînt mes gens dès l’aurore, et mon valet de chambre heurta ma porte à sept heures du matin.
Son visage semblait bouleversé.
« Il est arrivé cette nuit un grand malheur, Monsieur, dit-il.
— Quoi donc ?
— On a volé tout le mobilier de Monsieur, tout, tout, jusqu’aux plus petits objets. » Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi ? qui sait ?
J’étais fort maître de moi, sûr de dissimuler, de ne rien dire à personne de ce que j’avais vu, de le cacher, de l’enterrer dans ma conscience comme un effroyable secret. Je répondis :
« Alors, ce sont les mêmes personnes qui m’ont volé mes clefs. Il faut prévenir tout de suite la police. Je me lève et je vous y rejoindrai dans quelques instants. » L’enquête dura cinq mois. on ne découvrit rien, on ne trouva ni le plus petit de mes bibelots, ni la plus légère trace des voleurs. Parbleu ! Si j’avais dit ce que je savais… Si je l’avais dit… on m’aurait enfermé, moi, pas les voleurs, mais l’homme qui avait pu voir une pareille chose.
Oh ! je sus me taire. Mais je ne remeublai pas ma maison. C’était bien inutile. Cela aurait recommencé toujours. Je n’y voulais plus rentrer. Je n’y rentrai pas.
Je ne la revis point.
Je vins à Paris, à l’hôtel, et je consultai des médecins sur mon état nerveux qui m’inquiétait beaucoup depuis cette nuit déplorable.
Ils m’engagèrent à voyager. Je suivis leur conseil.
II
Je commençai par une excursion en Italie. Le soleil me fit du bien. Pendant six mois, j’errai de Gênes à Venise, de Venise à Florence, de Florence à Rome, de Rome à Naples. Puis je parcourus la Sicile, terre admirable par sa nature et ses monuments, reliques laissées par les Grecs et les Normands. Je passai en Afrique, je traversai pacifiquement ce grand désert jaune et calme, où errent des chameaux, des gazelles et des Arabes vagabonds, où, dans l’air léger et transparent, ne flotte aucune hantise, pas plus la nuit que le jour. Je rentrai en France par Marseille, et malgré la gaîté provençale, la lumière diminuée du ciel m’attrista. Je ressentis, en revenant sur le continent, l’étrange impression d’un malade qui se croit guéri et qu’une douleur sourde prévient que le foyer du mal n’est pas éteint.
Puis je revins à Paris. Au bout d’un mois, je m’y ennuyai. C’était à l’automne, et je voulus faire, avant l’hiver, une excursion à travers la Normandie, que je ne connaissais pas.
Je commençai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours j’errai, distrait, ravi, enthousiasmé dans cette ville du Moyen-Âge, dans ce surprenant musée d’extraordinaires monuments gothiques.
Or, un soir, vers quatre heures, comme je m’engageais dans une rue invraisemblable où coule une rivière noire comme de l’encre nommée « Eau de Robec » , mon attention, toute fixée sur la physionomie bizarre et antique des maisons, fut détournée tout à coup par la vue d’une série de boutiques de brocanteurs qui se suivaient de porte en porte.
Ah ! ils avaient bien choisi leur endroit, ces sordides trafiquants de vieilleries, dans cette fantastique ruelle, au-dessus de ce cours d’eau sinistre, sous ces toits pointus de tuiles et d’ardoises où grinçaient encore les girouettes du passé !
Au fond des noirs magasins, on voyait s’entasser les bahuts sculptés, les faïences de Rouen, de Nevers, de Moustiers, des statues peintes, d’autres en chêne, des Christ, des vierges, des saints, des ornements d’église, des chasubles, des chapes, même des vases sacrés et un vieux tabernacle en bois doré d’où Dieu avait déménagé. Oh ! les singulières cavernes en ces hautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des caves aux greniers, d’objets de toute nature, dont l’existence semblait finie, qui survivaient à leurs naturels possesseurs, à leur siècle, à leur temps, à leurs modes, pour être achetés, comme curiosités, par les nouvelles générations.
Ma tendresse pour les bibelots se réveillait dans cette cité d’antiquaires. J’allais de boutique en boutique, traversant, en deux enjambées, les ponts de quatre planches pourries jetées sur le courant nauséabond de l’Eau de Robec. Miséricorde ! Quelle secousse ! Une de mes plus belles armoires m’apparut au bord d’une voûte encombrée d’objets et qui semblait l’entrée des catacombes d’un cimetière de meubles anciens. Je m’approchai tremblant de tous mes membres, tremblant tellement que je n’osais pas la toucher. J’avançais la main, j’hésitais. C’était bien elle, pourtant : une armoire Louis XIII unique, reconnaissable par quiconque avait pu la voir une seule fois. Jetant soudain les yeux un peu plus loin, vers les profondeurs plus sombres de cette galerie, j’aperçus trois de mes fauteuils couverts de tapisserie au petit point, puis, plus loin encore, mes deux tables Henri II, si rares qu’on venait les voir de Paris.
Songez ! songez à l’état de mon âme !
Et j’avançai, perclus, agonisant d’émotion, mais j’avançai, car je suis brave, j’avançai comme un chevalier des époques ténébreuses pénétrait en un séjour de sortilèges. Je retrouvais, de pas en pas, tout ce qui m’avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes tableaux, mes étoffes, mes armes, tout, sauf le bureau plein de mes lettres, et que je n’aperçus point.
J’allais, descendant à des galeries obscures pour remonter ensuite aux étages supérieurs. J’étais seul.
J’appelais, on ne répondait point. J’étais seul ; il n’y avait personne en cette maison vaste et tortueuse comme un labyrinthe.
La nuit vint, et je dus m’asseoir, dans les ténèbres, sur une de mes chaises, car je ne voulais point m’en aller. De temps en temps je criais : « Holà ! holà ! quelqu’un ! » J’étais là, certes, depuis plus d’une heure quand j’entendis des pas, des pas légers, lents, je ne sais où.
Je faillis me sauver ; mais me raidissant, j’appelai de nouveau, et j’aperçus une lueur dans la chambre voisine.
« Qui est là ? » dit une voix.
Je répondis :
« Un acheteur. » on répliqua :
« Il est bien tard pour entrer ainsi dans les boutiques. » . Je repris :
« Je vous attends depuis plus d’une heure.
— Vous pouviez revenir demain.
— Demain, j’aurai quitté Rouen. » Je n’osais point avancer, et il ne venait pas. Je voyais toujours la lueur de sa lumière éclairant une tapisserie où deux anges volaient au-dessus des morts d’un champ de bataille. Elle m’appartenait aussi. Je dis :
« Eh bien ! Venez-vous ? » Il répondit :
« Je vous attends. » Je me levai et j’allai vers lui.
Au milieu d’une grande pièce était un tout petit homme, tout petit et très gros, gros comme un phénomène, un hideux phénomène.
Il avait une barbe rare, aux poils inégaux, clairsemés et jaunâtres, et pas un cheveu sur la tête ! Pas un cheveu ? Comme il tenait sa bougie élevée à bout de bras pour m’apercevoir, son crâne m’apparut comme une petite lune dans cette vaste chambre encombrée de vieux meubles. La figure était ridée et bouffie, les yeux imperceptibles.
Je marchandai trois chaises qui étaient à moi, et les payai sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplement le numéro de mon appartement à l’hôtel.
Elles devaient être livrées le lendemain avant neuf heures.
Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu’à sa porte avec beaucoup de politesse.
Je me rendis ensuite chez le commissaire central de la police à qui je racontai le vol de mon mobilier et la découverte que je venais de faire.
Il demanda séance tenante des renseignements par télégraphe au parquet qui avait instruit l’affaire de ce vol, en me priant d’attendre la réponse. Une heure plus tard, elle lui parvint, tout à fait satisfaisante pour moi.
« Je vais faire arrêter cet homme et l’interroger tout de suite, me dit-il, car il pourrait avoir conçu quelque soupçon et faire disparaître ce qui vous appartient. Voulez-vous aller dîner et revenir dans deux heures, je l’aurai ici et je lui ferai subir un nouvel interrogatoire devant vous.
— Très volontiers, Monsieur. Je vous remercie de tout mon cœur. » J’allai dîner à mon hôtel, et je mangeai mieux que je n’aurais cru. J’étais assez content tout de même. on le tenait.
Deux heures plus tard, je retournai chez le fonctionnaire de la police qui m’attendait.
« Eh bien ! Monsieur, me dit-il en m’apercevant. on n’a pas trouvé votre homme. Mes agents n’ont pu mettre la main dessus.
— Ah ! » Je me sentis défaillir.
« Mais… Vous avez bien trouvé sa maison ? demandai-je.
— Parfaitement. Elle va même être surveillée et gardée jusqu’à son retour. Quant à lui, disparu.
— Disparu ?
— Disparu. Il passe ordinairement ses soirées chez sa voisine, une brocanteuse aussi, une drôle de sorcière, la veuve Bidoin. Elle ne l’a pas vu ce soir et ne peut donner sur lui aucun renseignement. Il faut attendre demain. » Je m’en allai. Ah ! que les rues de Rouen me semblèrent sinistres, troublantes, hantées.
Je dormis si mal, avec des cauchemars à chaque bout de sommeil.
Comme je ne voulais pas paraître trop inquiet ou pressé, j’attendis dix heures, le lendemain, pour me rendre à la police.
Le marchand n’avait pas reparu. Son magasin demeurait fermé.
Le commissaire me dit :
« J’ai fait toutes les démarches nécessaires. Le parquet est au courant de la chose ; nous allons aller ensemble à cette boutique et la faire ouvrir, vous m’indiquerez tout ce qui est à vous. » Un coupé nous emporta. Des agents stationnaient, avec un serrurier, devant la porte de la boutique, qui fut ouverte.
Je n’aperçus, en entrant, ni mon armoire, ni mes fauteuils, ni mes tables, ni rien, rien, de ce qui avait meublé ma maison, mais rien, alors que la veille au soir je ne pouvais faire un pas sans rencontrer un de mes objets.
Le commissaire central, surpris, me regarda d’abord avec méfiance.
« Mon Dieu, Monsieur, lui dis-je, la disparition de ces meubles coïncide étrangement avec celle du marchand. » Il sourit :
« C’est vrai ! Vous avez eu tort d’acheter et de payer des bibelots à vous, hier. Cela lui a donné l’éveil. » Je repris :
« Ce qui me paraît incompréhensible, c’est que toutes les places occupées par mes meubles sont maintenant remplies par d’autres.
— Oh ! répondit le commissaire, il a eu toute la nuit, et des complices sans doute. Cette maison doit communiquer avec les voisines. Ne craignez rien, Monsieur, je vais m’occuper très activement de cette affaire. Le brigand ne nous échappera pas longtemps puisque nous gardons la tanière. »
Ah ! mon cœur, mon cœur, mon pauvre cœur, comme il battait !
Je demeurai quinze jours à Rouen. L’homme ne revint pas. Parbleu ! parbleu ! Cet homme-là, qui est-ce qui aurait pu l’embarrasser ou le surprendre ?
Or, le seizième jour, au matin, je reçus de mon jardinier, gardien de ma maison pillée et demeurée vide, l’étrange lettre que voici :
« Monsieur,
« J’ai l’honneur d’informer Monsieur qu’il s’est passé, la nuit dernière, quelque chose que personne ne comprend, et la police pas plus que nous. Tous les meubles sont revenus, tous sans exception, tous, jusqu’aux plus petits objets. La maison est maintenant toute pareille à ce qu’elle était la veille du vol.
« C’est à en perdre la tête. Cela s’est fait dans la nuit de vendredi à samedi. Les chemins sont défoncés comme si on avait traîné tout de la barrière à la porte.
« Il en était ainsi le jour de la disparition.
« Nous attendons Monsieur, dont je suis le très humble serviteur
« RAUDIN, Philippe. »
Ah ! mais non, ah ! mais non, ah ! mais non. Je n’y retournerai pas !
Je portai la lettre au commissaire de Rouen.
« C’est une restitution très adroite, dit-il. Faisons les morts. Nous pincerons l’homme un de ces jours. »
Mais on ne l’a pas pincé. Non. Ils ne l’ont pas pincé, et j’ai peur de lui, maintenant, comme si c’était une bête féroce lâchée derrière moi.
Introuvable ! il est introuvable, ce monstre à crâne de lune ! on ne le prendra jamais. Il ne reviendra point chez lui. Que lui importe à lui. Il n’y a que moi qui peux le rencontrer, et je ne veux pas.
Je ne veux pas ! je ne veux pas ! je ne veux pas !
Et s’il revient, s’il rentre dans sa boutique, qui pourra prouver que mes meubles étaient chez lui ? Il n’y a contre lui que mon témoignage ; et je sens bien qu’il devient suspect.
Ah ! mais non ! cette existence n’était plus possible.
Et je ne pouvais pas garder le secret de ce que j’ai vu.
Je ne pouvais pas continuer à vivre comme tout le monde avec la crainte que des choses pareilles recommençassent.
Je suis venu trouver le médecin qui dirige cette maison de santé, et je lui ai tout raconté.
Après m’avoir interrogé longtemps, il m’a dit :
« Consentiriez-vous, Monsieur, à rester quelque temps ici ?
— Très volontiers, Monsieur.
— Vous avez de la fortune ?
— Oui, Monsieur.
— Voulez-vous un pavillon isolé ?
— Oui, Monsieur.
— Voudrez-vous recevoir des amis ?
— Non, Monsieur, non, personne. L’homme de Rouen pourrait oser, par vengeance, me poursuivre ici. »
Et je suis seul, tout seul, depuis trois mois. Je suis tranquille à peu près. Je n’ai qu’une peur… Si l’antiquaire devenait fou… et si on l’amenait en cet asile…
Les prisons elles-mêmes ne sont pas sûres.
L'Écho de Paris, 6 avril 1890