Un monde de connaissances
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    Hector Savinien Cyrano de Bergerac

    Voyage dans la Lune et Histoire comique des états et empires du Soleil

    La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées lorsque, revenant de Clamart, près de Paris (où M. de Cuigny le fils, qui en est seigneur, nous avait régalés, plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin. De sorte que les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire des bienheureux ; tantôt un autre, persuadé des fables anciennes, s’imaginait que possible Bacchus tenait taverne là-haut au ciel, et qu’il y avait pendu pour enseigne la pleine lune ; tantôt un autre assurait que c’était la platine de Diane qui dresse les rabats d’Apollon ; un autre, que ce pouvait bien être le soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était pas. « et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d’un grand éclat de rire. « Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Epicure, Démocrite et, de nôtre âge, Copernic et Kepler, avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à rire de plus belle. Cette pensée cependant, dont la hardiesse biaisait à mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de lune, dont je ne pouvais accoucher ; de sorte qu’à force d’appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque sérieux, il s’en fallait peu que je n’y déférasse déjà, quand le miracle ou l’accident, la Providence, la fortune, ou peut-être ce qu’on nommera vision, fiction, chimère, ou folie si on veut, me fournit l’occasion qui m’engagea à ce discours : Étant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur la table un livre ouvert que je n’y avais point mis. C’était celui de Cardan ; et quoique je n’eusse pas dessin d’y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement sur une histoire de ce philosophe, qui dit qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, au travers des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels après beaucoup d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étaient habitants de la lune, et, en même temps, disparurent.

    Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s’était apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s’était rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d’incidents pour une inspiration de faire connaître aux hommes que la lune est un monde.

    « Quoi ! disais-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une chose, un livre qui peut-être est le seul au monde où cette matière se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une aventure si merveilleuse ; entraîner mes yeux dessus, comme par force, et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les desseins que je fais !… Sans doute, continuai-je, les deux vieillards qui apparurent à ce grand homme, sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre, et qui l’ont ouvert sur cette page, pour s’épargner la peine de me faire la harangue qu’ils ont faite à Cardan.

    — Mais, ajoutais-je, je ne saurais m’éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là ?

    — Et pourquoi non ? me répondais-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au ciel dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui ? Et ai-je lieu de n’en pas espérer un succès aussi favorable ?

    A ces boutades, qu’on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, succéda l’espérance de faire réussir un si beau voyage : de sorte que je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez écartée, où après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens proportionnés à mon sujet, voici comme je me donnai au ciel. J’avais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, sur lesquelles le soleil dardait ses rayons si violemment, que la chaleur qui les attirait, comme elle fait les plus grosses nuées, m’éleva si haut, qu’enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Mais comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, et qu’au lieu de m’approcher de la lune, comme je prétendais, elle me paraissait plus éloignée qu’à mon partement, je cassai plusieurs de mes fioles, jusqu’à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait l’attraction, et que je redescendais vers la terre.

    Mon opinion ne fut point fausse, car j’y tombai quelque temps après, et à compter de l’heure que j’en étais parti, il devait être minuit. Cependant, je reconnus que le soleil était alors au plus haut de l’horizon, et qu’il était là midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné : certes je le fus de si bonne sorte, que ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur de ma hardiesse, Dieu avait encore une fois recloué le soleil aux cieux, afin d’éclairer une si généreuse entreprise.

    Ce qui accrut mon étonnement, ce fut de ne point connaître le pays où j’étais, vu qu’il me semblait qu’étant monté droit, je devais être descendu au même lieu d’où j’étais parti. Équipé pourtant comme j’étais, je m’acheminai vers une espèce de chaumière, où j’aperçus de la fumée ; et j’en étais à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d’un grand nombre d’hommes tout nus.

    Ils parurent fort surpris de ma rencontre ; car j’étais le premier, à ce que je pense, qu’ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et pour renverser encore toutes les interprétations qu’ils auraient pu donner à cet équipage, ils voyaient qu’en marchant je ne touchais presque point à la terre : aussi ne savaient-ils pas qu’au moindre branle que je donnais à mon corps, l’ardeur des rayons de midi me soulevait avec ma rosée, et que sans que mes fioles n’étaient plus en assez grand nombre, j’eusse été possible à leur vue enlevé dans les airs.

    Je les voulus aborder ; mais comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J’en attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avaient trahi le cœur. Je lui demandai avec bien de la peine (car j’étais tout essoufflé) combien l’on comptait de là à Paris, et depuis quand en France le monde allait tout nu, et pourquoi ils me fuyaient avec tant d’épouvante.

    Cet homme à qui je parlais était un vieillard olivâtre, qui d’abord se jeta à mes genoux ; et joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu’il articulât rien ; de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d’un muet.

    A quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats, tambour battant, et j’en remarquai deux se séparer du gros pour me reconnaître. Quand ils furent assez proches pour être entendus, je leur demandai où j’étais.

    — Vous êtes en France, me répondirent-ils ; mais quel diable vous a mis en cet état ? et d’où vient que nous ne vous connaissons point ? Est-ce que les vaisseaux sont arrivés ? En allez-vous donner avis à M. le Gouverneur ? Et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de bouteilles ?

    A tout cela je leur répartis que le diable ne m’avait point mis en cet état ; qu’ils ne me connaissaient pas, à cause qu’ils ne pouvaient pas connaître tous les hommes ; que je ne savais point que la Seine portât des navires à Paris ; que je n’avais point d’avis à donner à M. le Maréchal de l’Hôpital ; et que je n’étais point chargé d’eau de vie.

    — Ho, ho, me dirent-ils, me prenant le bras, vous faîtes le gaillard ? M. le Gouverneur vous connaîtra bien, lui !

    Ils me menèrent vers leur gros, où j’appris que l’étais véritablement en France, mais en la Nouvelle, de sorte qu’à quelque temps de là je fus présenté au Vice-Roi, qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité ; et après que je l’eus satisfait lui contant l’agréable succès de mon voyage, soit qu’il le crut, soit qu’il feignit de le croire, il eut la bonté de me faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s’étonna point quand je lui dis qu’il fallait que la terre eût tourné pendant mon élévation ; puisque ayant commencé de monter à deux lieues de Paris, j’étais tombé par une ligne quasi-perpendiculaire en Canada.

    Nous eûmes, le lendemain et les jours suivants, des entretiens de pareille nature. Mais comme quelque temps après l’embarras des affaires accrocha notre philosophie, je retombai de plus belle au dessein de monter à la lune.

    Je m’en allais dès qu’elle était levée, rêvant parmi les bois, à la conduite et au réussi de mou entreprise, et enfin, une veille de Saint-Jean, qu’on tenait conseil dans le fort pour déterminer si l’on donnerait secours aux sauvages du pays contre les Iroquois, je m’en allai tout seul derrière notre habitation au coupeau d’une petite montagne, où voici ce que j’exécutai :

    J’avais fait une machine que je m’imaginais capable de m’élever autant que je voudrais en sorte que rien de tout ce que j’y croyais nécessaire n’y manquant, je m’assis dedans et me précipitai en l’air du haut d’une roche. Mais parce que je n’avais pas bien pris mes mesures, je culbutai rudement dans la vallée.

    Tout froissé néanmoins que j’étais, je m’en retournai dans ma chambre sans perdre courage, et je pris de la moelle de bœuf, dont je m’oignis tout le corps, car j’étais meurtri depuis la tête jusqu’aux pieds et après m’être fortifié le cœur d’une bouteille d’essence cordiale, je m’en retournai chercher ma machine. Mais je ne la trouvai point, car certains soldats, qu’on avait envoyés dans la forêt couper du bois pour faire le feu de la Saint-Jean, l’ayant rencontrée par hasard, l’avaient apportée au fort, où après plusieurs explications de ce que ce pouvait être, quand on eut découvert l’invention du ressort, quelques-uns dirent qu’il fallait attacher quantités de fusées volantes, pour ce que, leur rapidité les ayant enlevées bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes, il n’y aurait personne qui ne prît cette machine pour dragon de feu.

    Je la cherchai longtemps cependant, mais enfin je la trouvai au milieu de la place de Québec, comme on y mettait le feu. La douleur de rencontrer l’œuvre de mes mains en un si grand péril me transporta tellement, que je courus saisir le bras du soldat qui y allumait le feu. Je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux dans ma machine pour briser l’artifice dont elle était environnée ; mais j’arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds que me voilà enlevé dans la nue.

    L’horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m’ arriva en cet instant. Car dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées, qu’on avait disposées six à six, par le moyen d’une amorce qui bordait chaque demi-douzaine, un autre étage s’embrasait, puis un autre ; en sorte que le salpêtre prenant feu, éloignait le péril en le croissant. La matière toutefois étant usée fit que l’artifice manqua ; et lorsque je ne songeais plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelques montagnes, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuer, et ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre.

    Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d’une joie si peu commune, que ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus l’imprudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchais des yeux et de la pensée ce qui en pouvait être la cause, j’aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étais enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement ; je connus qu’étant alors en décours, et la lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux, elle buvait celle dont je m’étais enduit avec d’autant plus de force que son globe était plus proche de moi, et que l’interposition des nuées n’en affaiblissait point la vigueur.

    Quand j’eus percé, selon le calcul que j’ai fait depuis, beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la terre d’avec la lune, je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon. Encore ne m’en fussé-je pas aperçu, si je n’eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombais pas vers notre monde ; car encore que je me trouvasse entre deux lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignais de l’une à mesure que je m’approchais de l’autre, j’étais assuré que la plus grande était notre globe ; pour ce qu’au bout d’un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m’avait plus paru que comme une grande plaque d’or ; cela me fit imaginer que je baissais vers la lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n’avais commencé de choir qu’après les trois quarts du chemin. « Car, disais-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et que par conséquent, j’aie senti plus tard la force de son centre. »

    Enfin, après avoir été fort longtemps à tomber, à ce que je préjugeai (car la violence du précipice m’empêchait de le remarquer), le plus loin dont je me souviens c’est que je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j ’avais éclatées par ma chute, et le visage mouillé d’une pomme qui s’était écachée contre.

    Par bonheur, ce lieu-là était comme vous le saurez bientôt, Le Paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’Arbre de vie. Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce hasard, je serais mille fois mort. J’ai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire assure qu’en se précipitant d’un lieu fort haut, on est étouffé auparavant de toucher la terre ; et j’ai conclu de mon aventure qu’il en avait menti ; ou bien qu’il fallait que le jus énergique de ce fruit, qui m’avait coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui n’était pas loin de mon cadavre, encore tout tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie.

    En effet, sitôt que je fus à terre ma douleur s’en alla avant même de se peindre en ma mémoire ; et la faim, dont pendant mon voyage j’avais été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en sa place qu’un léger souvenir de l’avoir perdue.

    A peine quand je fus relevé, eus-je observé la plus large de quatre grandes rivières qui forment un lac en la bouchant, que l’esprit ou l’âme invisible des simples qui s’exhalent sur cette contrée me vînt réjouir l’odorat ; et je connus que les cailloux n’y étaient ni durs ni raboteux ; et qu’ils avaient soin de s’amollir quand on marchait dessus. Je rencontrai d’abord une étoile de cinq avenues, dont les arbres par leur excessive hauteur semblaient porter au ciel un parterre de haute futaie. En promenant mes yeux de la racine au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu’au pied, je doutais si la terre les portait, ou si eux-mêmes ne portaient point la terre pendue à leurs racines ; leur front superbement élevé semblait aussi plier comme par force sous la pesanteur des globes célestes dont on dirait qu’ils ne soutiennent la charge qu’en gémissant ; leurs bras tendus vers le ciel témoignaient en l’embrassant demander aux astres la bénignité toute pure de leurs influences, et les recevoir auparavant qu’elles aient rien perdu de leur innocence, au lit des éléments.

    Là, de tous côtés, les fleurs, sans avoir eu d’autre jardinier que la nature, respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu’elle réveille et satisfait l’odorat ; là l’incarnat d’une rose sur l’églantier, et l’azur éclatant d’une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger qu’elles sont toutes deux plus belles l’une que l’autre ; là le printemps compose toutes les saisons ; là ne germe point de plante vénéneuse que sa naissance ne trahisse sa conservation ; là les ruisseaux par un agréable murmure racontent leurs voyages aux cailloux ; là mille petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs mélodieuses chansons ; et la trémoussante assemblée de ces divins musiciens est si générale, qu’il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d’un rossignol ; et même l’écho prend tant de plaisir à leurs airs, qu’on dirait à les lui entendre répéter qu’elle ait envie de les apprendre. A côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures que le printemps attache à cent petites fleurs en égare les nuances l’une dans l’autre avec une si agréable confusion qu’on ne sait si ces fleurs, agitées par un doux zéphyr, courent plutôt après elles-mêmes qu’elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre.

    On prendrait même cette prairie pour un océan, à cause qu’elle est comme une mer qui n’offre point de rivage, en sorte que mon œil, épouvanté d’avoir couru si loin sans découvrir le bord, lui envoyait vivement ma pensée ; et ma pensée, doutant que ce fût l’extrémité du monde, se voulait persuader que des lieux si charmants avaient peut-être forcé le ciel de se joindre à la terre. Au milieu d’un tapis si vaste et si plaisant, court à bouillons d’argent une fontaine rustique qui couronne ses bords, d’un gazon émaillé de bassinets, de violettes, et de cent autres petites fleurs, qui semblent se presser à qui s’y mirera la première : elle est encore au berceau, car elle ne vient que de naître et sa face jeune et polie ne montre pas seulement une ride. Les grands cercles, qu’elle promène, en revenant mille fois sur soi-même montrent que c’est bien à regret qu’elle sort de son pays natal ; et comme si elle eût été honteuse de se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa en murmurant ma main qui la voulait toucher. Les animaux qui s’y venaient désaltérer, plus raisonnables que ceux de notre monde, témoignaient être surpris de voir qu’il faisait grand jour vers l’horizon, pendant qu’ils regardaient le soleil aux antipodes, et n’osaient se pencher sur le bord de crainte qu’ils avaient de tomber au firmament.

    Il faut que je vous avoue qu’à la vue de tant de belles choses je me sentis chatouillé de ces agréables douleurs, qu’on dit que sent l’embryon à l’infusion de son âme. Le vieux poil me tomba pour faire place à d’autres cheveux plus épais et plus déliés. Je sentis ma jeunesse se rallumer, mon visage devenir vermeil, ma chaleur naturelle se remêler doucement à mon humide radical ; enfin le reculai sur mon âge environ quatorze ans.

    J’avais cheminé une demi-lieue à travers la forêt de jasmins et de myrtes, quand j’aperçus couché à l’ombre je ne sais quoi qui remuait ; c’était un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força presque à l’adoration. Il se leva pour m’en empêcher :

    — Et ce n’est pas à moi, s’écria-t-il, c’est à Dieu que tu dois ces humilités !

    — Vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée de tant de miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations, car venant d’un monde que vous prenez sans doute ici pour une lune, je pensais être abordé dans un autre que ceux de mon pays appellent la lune aussi ; et voilà que je me trouve en paradis, aux pieds d’un dieu qui ne veut pas être adoré, et d’un étranger qui parle ma langue.

    — Hormis la qualité de Dieu, me répliqua-t-il, dont je ne suis que la créature, ce que vous dites est véritable ; cette terre-ci est la lune que vous voyez de votre globe ; et ce lieu-ci où vous marchez est le paradis, mais c’est le paradis terrestre où n’ont jamais entré que six personnes : Adam, Eve, Enoch, moi qui suis le vieil Hélie, saint Jean l’Évangéliste et vous. Vous Savez bien comment les deux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comment ils arrivèrent en votre monde. Sachez donc qu’après avoir tâté tous deux de la pomme défendue, Adam, qui craignait que Dieu, irrité par sa présence, ne rengrégeât sa punition, considéra la lune, votre terre, comme le seul refuge où il se pouvait mettre à l’abri des poursuites de son créateur.

    « Or, en ce temps-là, l’imagination chez l’homme était si forte, pour n’avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la crudité des aliments, ni par l’altération des maladies, qu’étant alors excité au violent désir d’aborder cet asile, et que sa masse étant devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé de la même sorte qu’il s’est vu des philosophes, leur imagination fortement tendue à quelque chose, être emportés en l’air par des ravissements que vous appelez extatiques. Eve, que l’infirmité de son sexe rendait plus faible et moins chaude, n’aurait pas eu sans doute l’imaginative assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids de la matière, mais parce qu’il y avait très peu qu’elle avait été tirée du corps de son mari, la sympathie dont cette moitié était encore liée à son tout, la porta vers lui à mesure qu’il montait comme l’ambre se fait suivre de la paille, comme l’aimant se tourne au septentrion d’où il a été arraché, et attira cette partie de lui-même comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d’elle. Arrivés qu’ils furent en votre terre, ils s’habituèrent entre la Mésopotamie et l’Arabie ; les Hébreux l’ont connu sous le nom d’Adam, les idolâtres sous celui de Prométhée, que les poètes feignirent avoir dérobé le feu du ciel, à cause de ses descendants qu’il engendra pourvus d’une âme aussi parfaite que celle dont Dieu l’avait rempli.

    « Ainsi pour habiter votre monde, le premier homme laissa celui-ci désert ; mais le Tout-Sage ne voulut pas qu’une demeure si heureuse restât sans habitants, il permit, peu de siècles après, qu’Enoch, ennuyé de la compagnie des hommes, dont l’innocence se corrompait, eut envie de les abandonner. Ce saint personnage, toutefois, ne jugea point de retraite assurée contre l’ambition de ses parents qui s’égorgeaient déjà pour le partage de votre monde, sinon la terre bien-heureuse, dont jadis, Adam, son aïeul, lui avait tant parlé. Toutefois, comment y aller ? L’échelle de Jacob n’était pas encore inventée ! La grâce du Très-Haut y suppléa, car elle fit qu’Enoch s’avisa que le feu du ciel descendait sur les holocaustes des justes et de ceux qui étaient agréables devant la face du Seigneur, selon la parole de sa bouche : « L’odeur des sacrifices du juste est montée jusqu’à moi. »

    « Un jour que cette flamme divine était acharnée à consumer une victime qu’il offrait à l’Éternel, de la vapeur qui s’exhalait il remplit deux grands vases qu’il luta hermétiquement, et se les attacha sous les aisselles. La fumée aussitôt qui tendait à s’élever droit à Dieu, et qui ne pouvait que par miracle pénétrer le métal, poussa les vases en haut, et de la sorte enlevèrent avec eux ce saint homme. Quand il fut monté jusqu’à la lune, et qu’il eut jeté les yeux sur ce beau jardin, un épanouissement de joie presque surnaturelle lui fit connaître que c’était le paradis terrestre où son grand-père avait autrefois demeuré. Il délia promptement les vaisseaux qu’il avait ceints comme des ailes autour de ses épaules, et le fit avec tant de bonheur, qu’à peine était-il en l’air quatre toises au-dessus de la lune, qu’il prit congé de ses nageoires. L’élévation cependant était assez grande pour le beaucoup blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent s’engouffra, et l’ardeur du feu de la charité qui le soutint aussi jusqu’à ce qu’il eût mis pied à terre. Pour les deux vases ils montèrent jusqu’à ce que Dieu les enchâssât dans le ciel où ils sont demeurés ; et c’est ce qu’aujourd’hui vous appelez les Balances, qui nous montrent bien tous les jours qu’elles sont encore pleines des odeurs du sacrifice d’un juste par les influences favorables qu’elles inspirent sur l’horoscope de Louis le Juste, qui eut les Balances pour ascendant.

    « Enoch n’était pas encore toutefois en ce jardin ; il n’y arriva que quelque temps après. Ce fut alors que déborda le déluge, car les eaux, où votre monde s’engloutit, montèrent à une hauteur si prodigieuse que l’arche voguait dans les cieux à côté de la lune. Les humains aperçurent ce globe par la fenêtre, mais la réflexion de ce grand corps opaque s’affaiblissant à cause de leur proximité qui partageait sa lumière, chacun d’eux crut que c’était un canton de la terre qui n’avait pas été noyé. Il n’y eut qu’une fille de Noé, nommée Achab qui, à cause peut-être qu’elle avait pris garde qu’à mesure que le navire haussait, ils approchaient de cet astre, soutint à cor et à cri qu’assurément c’était la lune. On eut beau lui représenter que, la sonde jetée, on n’avait trouvé que quinze coudées d’eau, elle répondit que le fer avait donc rencontré le dos d’une baleine qu’ils avaient pris pour la terre, que, quant à elle, qu’elle était bien assurée que c’était la lune en propre personne qu’ils allaient aborder. Enfin, comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes se le persuadèrent ensuite. Les voilà donc, malgré la défense des hommes, qui jettent l’esquif en mer. Achab était la plus hasardeuse ; aussi voulut-elle la première essayer le péril. Elle se lance allégrement dedans, et tout son sexe l’allait joindre, sans une vague qui sépara le bateau du navire. On eut beau crier après elle, l’appeler cent fois lunatique, protester qu’elle serait cause qu’un jour on reprocherait à toutes les femmes d’avoir dans la tête un quartier de la lune, elle se moqua d’eux.

    « La voilà qui vogue hors du monde. Les animaux suivirent son exemple, car la plupart des oiseaux qui se sentirent l’aile assez forte pour risquer le voyage, impatients de la première prison dont on eût encore arrêté leur liberté, donnèrent jusque-là. Des quadrupèdes mêmes, les plus courageux, se mirent à la nage. Il en était sorti près de mille, avant que les fils de Noé pussent fermer les étables que la foule des animaux qui s’échappaient tenait ouvertes. La plupart abordèrent ce nouveau monde. Pour l’esquif, il alla donner contre un coteau fort agréable où la généreuse Achab descendit, et, joyeuse d’avoir connu qu’en effet cette terre-là était la lune, ne voulut point se rembarquer pour rejoindre ses frères.

    « Elle s’habitua quelque temps dans une grotte, et comme un jour elle me promenait, balançant si elle serait fâchée d’avoir perdu la compagnie des siens ou si elle en serait bien aise, elle aperçut un homme qui abattait du gland. La joie d’une telle rencontre le fit voler aux embrassements ; elle en reçut de réciproques, car il y avait encore plus longtemps que le vieillard n’avait vu le visage humain. C’était Enoch le Juste. Ils vécurent ensemble, et sans que le naturel impie de ses enfants, et l’orgueil de sa femme, l’obligeât de se retirer dans les bois, ils auraient achevé ensemble de filer leurs jours avec toute la douceur dont Dieu bénit le mariage des justes.

    « Là, tous les jours, dans les retraites les plus sauvages de ces affreuses solitudes, ce bon vieillard offrit à Dieu, d’un esprit épuré, son cœur en holocauste, quand de l’Arbre de Science, que vous savez qui est en ce jardin, un jour étant tombée une pomme dans la rivière au bord de laquelle il est planté, elle fut portée à la merci des vagues hors le paradis, en un lieu où le pauvre Enoch, pour sustenter sa vie, prenait du poisson à la pêche. Ce beau fruit fut arrêté dans le filet, il le mangea. Aussitôt il connut où était le paradis terrestre, et, par des secrets que vous ne sauriez concevoir si vous n’avez mangé comme lui de la pomme de science, il y vint demeurer.

    « Il faut maintenant que je vous raconte la façon dont j’y suis venu : Vous n’avez pas oublié, je pense, que je me nomme Elie, car je vous l’ai dit naguère. Vous saurez donc que j’étais en votre monde et que j’habitais avec Elisée, un Hébreu comme moi, sur les bords du Jourdain, où je vivais, parmi les livres, d’une vie assez douce pour ne la regretter, encore qu’elle s’écoulât. Cependant, plus les lumières de mon esprit croissaient, plus croissait aussi la connaissance de celles que je n’avais point. Jamais nos prêtres ne me rementevaient l’illustre Adam que le souvenir de sa philosophie parfaite ne me fit soupirer. Je désespérais de la pouvoir acquérir, quand un jour, après avoir sacrifié pour l’expiation des faiblesses de mon être mortel, je m’endormis et l’ange du Seigneur m’apparut en songe. Aussitôt que je fus éveillé, je ne manquai pas de travailler aux choses qu’il m’avait prescrites ; je pris de l’aimant environ deux pieds en carré, que je mis dans un fourneau, puis lorsqu’il fut bien purgé, précipité, et dissous, j’en tirai l’attractif calciné, et le réduisis à la grosseur d’environ une balle médiocre.

    « Ensuite de ces préparations, je fis construire un chariot de fer fort léger et, de là à quelques mois, tous mes engins étant achevés, j’entrai dans mon industrieuse charrette. Vous me demandez possible à quoi bon tout cet attirail ? Sachez que l’ange m’avait dit en songe que si je voulais acquérir une science parfaite comme je la désirais, je montasse au monde de la lune, où je trouverais dedans le paradis d’Adam, l’arbre de science, parce que aussitôt que j’aurais tâté de son fruit mon âme serait éclairée de toutes les vérités dont une créature est capable. Voilà donc le voyage pour lequel j’avais bâti mon chariot. Enfin je montai dedans et lorsque je fus bien ferme et bien appuyé sur le siège, je ruai fort haut en l’air cette boule d’aimant. Or la machine de fer, que j’avais forgée tout exprès plus massive au milieu qu’aux extrémités, fut enlevée aussitôt, et dans un parfait équilibre, à cause qu’elle se poussait toujours plus vite par cet endroit. Ainsi donc à mesure que j’arrivais où l’aimant m’avait attiré, je rejetais aussitôt ma boule en l’air au-dessus de moi.

    — Mais, l’interrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit au-dessus de votre chariot, qu’il ne se trouvât jamais à côté ?

    — Je ne vois point de merveille en cette aventure, me dit-il ; car l’aimant poussé, qu’il était en l’air, attirait le fer droit à soi ; et par conséquent il était impossible que je montasse jamais à côté. Je vous dirai même que, tenant ma boule en main, je ne laissais pas de monter, parce que le chariot courait toujours à l’aimant que je tenais au-dessus de lui, mais la saillie de ce fer pour s’unir a ma boule était si violente qu’elle me faisait plier le corps en double, de sorte que je n’osai tenter qu’une fois cette nouvelle expérience. A la vérité, c’était un spectacle à voir bien étonnant, car l’acier de cette maison volante, que j’avais poli avec beaucoup de soin, réfléchissait de tous côtés la lumière du soleil si vive et si brillante, que je croyais moi-même être tout en feu. Enfin, après avoir beaucoup rué et volé après mon coup, j’arrivai comme vous avez fait en un terme où je tombais vers ce monde-ci ; et pour ce qu’en cet instant je tenais ma boule bien serrée entre mes mains, ma machine dont le siège me pressait pour approcher de son attractif ne me quitta point ; tout ce qui me restait à craindre, c’était de me rompre le col ; mais pour m’en garantir, je rejetais ma boule de temps en temps, afin que la violence de la machine retenue par son attractif se ralentit, et qu’ainsi ma chute fût moins rude, comme en effet il arriva. Car, quand je me vis à deux ou trois cents toises près de terre, je lançai ma balle de tous côtés à fleur du chariot, tantôt deçà, tantôt delà, jusqu’à ce que mes yeux découvrissent le paradis terrestre. Aussitôt je la jetai au-dessus de moi, et ma machine l’ayant suivie, je la quittai, et me laissai tomber d’un autre côté le plus doucement que je pus sur le sable, de sorte que ma chute ne fut pas plus violente que si je fusse tombé de ma hauteur.

    « Je ne vous représenterai pas l’étonnement qui me saisit à la vue des merveilles qui sont céans, parce qu’il fut à peu près semblable à celui dont je viens de vous voir consterné. Vous saurez seulement que je rencontrai, dès le lendemain, l’arbre de vie par le moyen duquel je m’empêchai de vieillir. Il consuma bientôt et fit exhaler le serpent en fumée.

    A ces mots :

    — Vénérable et sacré patriarche, lui dis-je, je serais bien aise de savoir ce que vous entendez par ce serpent qui fut consumé.

    Lui, d’un visage riant, me répondit ainsi :

    J’oubliais, o mon fils, à vous découvrir un secret dont on ne peut pas vous avoir instruit. Vous saurez donc qu’après qu’Eve et son mari eurent mangé de la pomme défendue, Dieu, pour punir le serpent qui les avait tentés, le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né depuis de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père, ne nourrisse un serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous le nommez les boyaux et vous les croyez nécessaires aux fonctions de la vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que des serpents pliés sur eux-mêmes en plusieurs doubles. Quand vous entendez vos entrailles crier, c’est le serpent qui siffle, et qui, suivant ce naturel glouton dont jadis il incita le premier homme à trop manger, demande à manger aussi, car Dieu qui, pour vous châtier, voulait vous rendre mortel comme les autres animaux, vous fit obséder par cet insatiable, afin que si vous lui donniez trop à manger, vous vous étouffassiez ; ou si, lorsque avec les dents invisibles dont cet affamé mord votre estomac, vous lui refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, il dégorgeât ce venin que vos docteurs appellent la bile, et vous échauffât tellement, par le poison qu’il inspire à vos artères, que vous en fussiez bientôt consumé. Enfin pour vous montrer que vos boyaux sont un serpent que vous avez dans le corps, souvenez-vous qu’on en trouva dans les tombeaux d’Esculape, de Scipion, d’Alexandre, de Charles-Martel et d’Edouard d’Angleterre qui se nourrissaient encore des cadavres de leurs hôtes.

    — En effet, lui dis-je en l’interrompant, j’ai remarqué que comme ce serpent essaie toujours de s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col sortir au bas de nos ventres. Mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin, et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée. Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au serpent pour le maudire qu’il aurait beau faire trébucher la femme en se raidissant contre elle, qu’elle lui ferait baisser la tête. »

    Je voulais continuer ces fariboles, mais Elie m’en empêcha : -Songez, dit-il, que ce lieu est saint.

    Nous arrivâmes, en finissant ceci, sous une espèce d’ermitage fait de branches de palmier ingénieusement entrelacées avec des myrtes et des orangers. Là j’aperçus dans un petit réduit des monceaux d’une certaine filoselle si blanche et si déliée qu’elle pouvait passer pour l’âme de la neige. Je vis aussi des quenouilles répandues ça et là. Je demandai à mon conducteur à quoi elles servaient

    A filer, me répondit-il. Quand le bon Enoch veut se débander de la méditation, tantôt il habille cette filasse, tantôt il en tourne du fil, tantôt il tisse de la toile qui sert à tailler des chemises aux onze mille vierges. Il n’est pas que vous n’ayez quelquefois rencontré en votre monde je ne sais quoi de blanc qui voltige en automne, environ la saison des semailles ; les paysans appellent cela « coton de Notre-Dame », c’est la bourre dont Enoch purge son lin quand il le carde.

    Nous n’arrêtâmes guère, sans prendre congé d’Enoch, dont cette cabane était la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sitôt, ce fut que, de six heures en six heures, il fait oraison et qu’il y avait bien cela qu’il avait achevé la dernière.

    Je suppliai en chemin Elie de nous achever l’histoire des assomptions qu’il m’avait entamée, et lui dis qu’il en était demeuré, ce me semblait, à celle de saint Jean l’Évangéliste.

    — Alors puisque vous n’avez pas, me dit-il, la patience d’attendre que la pomme de savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, je veux bien les apprendre.

    — Sachez donc que Dieu…

    A ce mot, je ne sais comme le Diable s’en mêla, tant y a que je ne pus pas m’empêcher de l’interrompre pour railler :

    — Je m’en souviens, lui dis-je. Dieu fut un jour averti que l’âme de cet évangéliste était si détachée qu’il ne la retenait plus qu’à force de serrer les dents, et cependant l’heure où il avait prévu qu’il serait enlevé céans était presque expirée de façon que, n’ayant pas le temps de lui préparer une machine, il fut contraint de l’y faire être vitement sans avoir le loisir de l’y faire aller.

    Elie, pendant tout ce discours, me regardait avec des yeux capables de me tuer, si j’eusse été en état de mourir d’autre chose que de faim :

    — Abominable, dit-il, en se reculant, tu as l’imprudence de railler sur les choses saintes, au moins ne serait-ce pas impunément si le Tout-Sage ne voulait te laisser aux nations en exemple fameux de sa miséricorde. Va, impie, hors d’ici, va publier dans ce petit monde et dans l’autre, car tu es prédestiné à y retourner, la haine irréconciliable que Dieu porte aux athées.

    A peine eut-il achevé cette imprécation qu’il m’empoigna et me conduisit rudement vers la porte. Quand nous fûmes arrivés proche d’un grand arbre dont les branches chargées de fruits se courbaient presque à terre :

    — Voici l’arbre de savoir, me dit-il, où tu aurais épuisé des lumières inconcevables sans ton irréligion.

    Il n’eut pas achevé ce mot, que feignant de languir de faiblesse, je me laissai tomber contre une branche où je dérobai adroitement une pomme. Il s’en fallait encore plusieurs enjambées que je n’eusse le pied hors de ce parc délicieux ; cependant la faim me pressait avec tant de violence qu’elle me fit oublier que j’étais entre les mains d’un prophète courroucé. Cela fit que je tirai une de ces pommes dont j’avais grossi ma poche, ou je cochai mes dents ; mais au lieu de prendre une de celles dont Enoch m’avait fait présent, ma main tomba sur la pomme que j’avais cueillie à l’arbre de science et dont par malheur je n’avais pas dépouillé l’écorce.

    J’en avais à peine goûté qu’une épaisse nuée tomba sur mon âme ; je ne vis plus personne auprès de moi, et mes yeux ne reconnurent en tout l’hémisphère une seule trace du chemin que j’avais fait, et avec tout cela je ne laissais pas de souvenir de tout ce qui m’était arrivé. Quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré que l’écorce du fruit où j’avais mordu ne m’avait pas tout à fait abruti, à cause que mes dents la traversant se sentirent un peu du jus qu’elle couvrait, dont l’énergie avait dissipé la malignité de l’écorce.

    Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je ne connaissais point. J’avais beau promener mes yeux, et les jeter par la campagne, aucune créature ne s’offrait pour les consoler. Enfin je résolus de marcher, jusqu’à ce que la Fortune me fit rencontrer la compagnie de quelques bêtes, ou de la mort.

    Elle m’exauça car, au bout d’un demi-quart de lieue, je rencontrai deux forts grands animaux dont l’un s’arrêta devant moi, l’autre s’enfuit légèrement au gîte (au moins je le pensai ainsi) à cause qu’à quelques temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cents de même espèce qui m’environnèrent. Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avaient la taille et la figure comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avais ouï conter à ma nourrice, des sirènes, des faunes, et des satyres. De temps en temps ils élevaient des huées si furieuses, causées sans doute par l’admiration de me voir, que je croyais quasi être devenu un monstre. Enfin une de ces bêtes-hommes m’ayant pris par le col, de même que font les loups quand ils enlèvent des brebis, me jeta sur son dos, et me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant, quand je reconnus en effet que c’étaient des hommes de n’en rencontrer pas un qui ne marchât à quatre pattes.

    Lorsque ce peuple me vit si petit (car la plupart d’entre eux ont douze coudées de longueur), et mon corps soutenu de deux pieds seulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient que, la nature ayant donné aux hommes comme aux bêtes deux jambes et deux bras, ils s’en devaient servir comme eux. Et, en effet, rêvant depuis là-dessus, j’ai songé que cette situation de corps n’était point trop extravagante, quand je me suis souvenu que les enfants, lorsqu’ils ne sont encore instruits que de nature, marchent à quatre pieds, et qu’ils ne se lèvent sur deux que par le soin de leurs nourrices qui les dressent dans de petits chariots, et leur attachent des lanières pour les empêcher de choir sur les quatre, comme la seule assiette où la figure de notre masse incline de se reposer.

    Ils disaient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu’infailliblement j’étais la femelle du petit animal de la reine. Ainsi je fus, en qualité de tel ou d’autre chose, mené droit à l’hôtel de ville, où je remarquai, selon le bourdonnement et les postures que faisaient et le peuple et les magistrats, qu’ils consultaient ensemble ce que je pouvais être. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain bourgeois qui gardait les bêtes rares, supplia les échevins de me commettre à sa garde, en attendant que la reine m’envoyât quérir pour vivre avec mon mâle.

    On n’en fit aucune difficulté, et ce bateleur me porta à son logis, où il m’introduisit à faire le godenot, à passer des culbutes, à figurer des grimaces ; et les après-dinées il faisait prendre à la porte un certain prix de ceux qui me voulaient voir. Mais le ciel, fléchi de mes douleurs, et fâché de voir profaner le temple de son maître, voulut qu’un jour, comme j’étais attaché au bout d’une corde, avec laquelle le charlatan me faisait sauter pour divertir le badaud, un de ceux qui me regardaient, après m’avoir considéré fort attentivement, me demanda en grec qui j’étais. Je fus bien étonné d’entendre parler en ce pays-là comme en notre monde. Il m’interrogea quelque temps, je lui répondis, et lui contai ensuite généralement toute l’entreprise et le succès de mon voyage. Il me consola, et je me souviens qu’il me dit

    — Hé bien ! mon fils, vous portez enfin la peine des faiblesses de votre monde. Il y a du vulgaire ici comme là qui ne peut souffrir la pensée des choses où il n’est point accoutumé. Mais sachez qu’on ne vous traite qu’à la pareille, et que si quelqu’un de cette terre avait monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire un homme, vos docteurs le feraient étouffer comme un monstre ou comme un singe possédé du diable.

    Il me promit ensuite qu’il avertirait la cour de mon désastre ; et il ajouta qu’aussitôt qu’il en avait sur la nouvelle qui courait de moi, il était venu pour me voir ; et m’avait reconnu pour un homme du monde dont je me disais, que mon pays était la lune et que j ’étais Gaulois ; parce qu’il avait autrefois voyagé, et qu’il avait demeuré en Grèce, où on l’appelait le démon de Socrate ; qu’il avait, depuis la mort de ce philosophe, gouverné et instruit à Thèbes, Epaminondas ; qu’ensuite, qu’étant passé chez les Romains, la justice l’avait attaché au parti du jeune Caton ; qu’après sa mort, il s’était donné à Brutus. Que tous ces grands personnages n’ayant laissé en ce monde à leurs places que le fantôme de leurs vertus, il s’était retiré avec ses compagnons dans les temples et dans les solitudes.

    Enfin, ajouta-t-il, le peuple de votre terre devint si stupide et si grossier, que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que nous avions autrefois pris à l’instruire. Il n’est pas que vous n’ayez entendu parler de nous, car on nous appelait oracles, nymphes, génies, fées, dieux, foyers, lémures, larves, lamies, farfadets, naïades, incubes, ombres, mânes, spectres et fantômes ; et nous abandonnâmes votre monde sous le règne d’Auguste, un peu après que je ne me fus apparu à Drusus, fils de Livia, qui portait la guerre en Allemagne, et que je lui eus défendu de passer outre. Il n’y a pas longtemps que j’en suis arrivé pour la seconde fois ; depuis cent ans en ça, j’ai en commission d’y faire un voyage, j’ai rôdé beaucoup en Europe, et conversé avec des personnes que possible vous aurez connues. Un jour, entre autres, j’apparus à Cardan comme il étudiait ; je l’instruisis de quantités de choses, et en récompense il me promit qu’il témoignerait à la postérité de qui il tenait les miracles qu’il s’attendait d’écrire. J’y vis Agrippa, l’abbé Tritème, le docteur Faust, La Brosse, César et une certaine cabale de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nom de « Chevaliers de la Rose-Croix », à qui j’ai enseigné quantité de souplesses et de secrets naturels, qui sans doute les auront fait passer chez le peuple pour de grands magiciens. Je connus aussi Campanella ; ce fut moi qui lui conseillai, pendant qu’il était à l’inquisition dans Rome, de styler son visage et son corps aux postures ordinaires de ceux dont il avait besoin de connaître l’intérieur, afin d’exciter, chez soi par une même assiette les pensées que cette même situation avait appelées dans ses adversaires, parce qu’ainsi il ménagerait mieux leur âme quand il la connaîtrait, et il commença à ma prière un livre que nous intitulâmes De Sensu rerum. J’ai fréquenté pareillement en France La Mothe Le Vayer et Gassendi. Ce second est un homme qui écrit autant en philosophe que ce premier y vit. J’y ai connu quantité d’autres gens, que votre siècle traite de divins, mais je n’ai trouvé en eux que beaucoup de babil et beaucoup d’orgueil.

    « Enfin comme je traversais de votre pays en Angleterre pour étudier les mœurs de ses habitants, je rencontrai un homme, la honte de son pays ; car certes c’est une honte aux grands de votre État de reconnaître en lui, sans l’adorer, la vertu dont il est le trône. Pour abréger son panégyrique, il est tout esprit, il est tout cœur, et il a toutes ces qualités dont une jadis suffisait à marquer un héros : c’était Tristan l’Hermite ; je me serais bien gardé de le nommer, car je suis assuré qu’il ne me pardonnera point cette méprise ; mais comme je n’attends pas de retourner jamais en votre monde, je veux rendre à la vérité ce témoignage de ma conscience. Véritablement, il faut que je vous avoue que, quand je vis une vertu si haute, j ’appréhendai qu’elle ne fût pas reconnue ; c’est pourquoi je tâchai de lui faire accepter trois fioles : la première était pleine d’huile de talc, l’autre de poudre de projection, et la dernière d’or potable, c’est-à-dire de ce sel végétatif dont vos chimistes promettent l’éternité. Mais il les refusa avec un dédain plus généreux que Diogène ne reçut les compliments d’Alexandre quand il le vint visiter à son tonneau. Enfin, je ne puis rien ajouter à l’éloge de ce grand homme, sinon que c’est le seul poète, le seul philosophe, et le seul homme libre que vous ayez. Voilà les personnes considérables que j’ai conversées ; toutes les autres, au moins de celles que j’ai connues, sont si fort au-dessous de l’homme, que j’ai vu des bêtes un peu au-dessus.

    « Au reste je ne suis point originaire de votre terre ni de celle-ci, je suis né dans le soleil. Mais parce que quelquefois notre monde se trouve trop peuplé, à cause de la longue vie de ses habitants, et qu’il est presque exempt de guerres et de maladies, de temps en temps nos magistrats envoient des colonies dans les mondes des environs. Quant à moi, je fus commandé pour aller au vôtre, et déclaré chef de la peuplade qu’on envoyait avec moi. J’ai passé depuis en celui-ci, pour les raisons que je vous ai dites ; et ce qui fait que j’y demeure actuellement, c’est que les hommes y sont amateurs de la vérité, qu’on n’y croit point de pédants, que les philosophes ne se laissent persuader qu’à la raison, et que l’autorité d’un savant, ni le plus grand nombre, ne l’emportent point sur l’opinion d’un batteur en grange quand il raisonne aussi fortement. Bref, en ce pays, on ne compte pour insensés que les sophistes et les orateurs. »

    Je lui demandai combien de temps ils vivaient, il me répondit :

    — Trois ou quatre mille ans.

    Et continua de cette sorte :

    « Pour me rendre visible comme je suis à présent, quand je sens le cadavre, que j’informe presque usé ou que les organes n’exercent plus leurs fonctions assez parfaitement, je me souffle dans un jeune corps nouvellement mort.

    « Encore que les habitants du soleil ne soient pas en aussi grand nombre que ceux de ce monde, le soleil en regorge bien souvent, à cause que le peuple, pour être d’un tempérament fort chaud, est remuant et ambitieux, et digère beaucoup.

    « Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car, quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous ne mourrions qu’après quatre mille ans et vous après un demi-siècle, apprenez que tout de même qu’il n’y a pas tant de cailloux que de terre, ni tant de plantes que de cailloux, ni tant d’animaux ; ainsi il n’y doit pas avoir tant de démons que d’hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent à la génération d’un composé si parfait. »

    Je lui demandai s’ils étaient des corps comme nous ; il me répondit que oui, qu’ils étaient des corps, mais non pas comme nous, ni comme autre chose que nous estimions telle ; parce que nous n’appelons vulgairement « corps » que ce que nous pouvons toucher ; qu’au reste il n’y avait rien en la nature qui ne fût matériel, et que quoiqu’ils le fussent eux-mêmes, ils étaient contraints, quand ils voulaient se faire voir à nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos sens sont capables de connaître, et que c’était sans doute ce qui avait fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contaient d’eux n’étaient qu’un effet de la rêverie des faibles, à cause qu’ils n’apparaissent que de nuit. Et il ajouta, que comme ils étaient contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte le corps dont il fallait qu’ils se servissent, ils n’avaient pas le temps bien souvent de les rendre propres qu’à choir seulement dessous un sens, tantôt l’ouïe comme les voix des oracles, tantôt la vue comme les ardents et les spectres ; tantôt le toucher comme les incubes et les cauchemars, et que cette masse n’étant qu’un air épaissi de telle ou telle façon, la lumière par sa chaleur les détruisait, ainsi qu’on voit qu’elle dissipe un brouillard en le dilatant.

    Tant de belles choses qu’il m’expliquait me donnèrent la curiosité de l’interroger sur sa naissance et sur sa mort, si au pays du soleil l’individu venait au jour par les voies de générations, et s’il mourait par le désordre de son tempérament, ou la rupture de ses organes.

    — Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication de ces mystères. Vous vous imaginez, vous autres, que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel, ou qu’il n’est point ; mais cette conséquence est très fausse, et c’est un témoignage qu’il y a dans l’univers un million peut-être de choses qui, pour être connues, demanderaient en vous un million d’organes tous différents. Moi, par exemple, je connais par mes sens la cause de la sympathie de l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, et ce que l’animal devient après sa mort ; vous autres ne sauriez donner jusqu’à ces hautes conceptions que par la foi, à cause que les proportions à ces miracles vous manquent, non plus qu’un aveugle ne saurait s’imaginer ce que c’est que la beauté d’un paysage, le coloris d’un tableau, et les nuances de l’iris ; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque chose de palpable comme le manger, comme un son, ou comme une odeur. Tout de même, si le voulais vous expliquer ce que j ’aperçois par les sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui peut être ouï, vu, touché, fleuré, ou savouré, et ce n’est rien cependant de tout cela. »

    Il en était là de son discours quand mon bateleur s’aperçut que la chambrée commençait à s’ennuyer de mon jargon qu’ils n’entendaient point, et qu’ils prenaient pour un grognement non articulé. Il se remit de plus belle à tirer ma corde pour me faire sauter, jusqu’à ce que les spectateurs étant saouls de rire et d’assurer que j’avais presque autant d’esprit que les bêtes de leur pays, ils se retirèrent chacun chez soi.

    J’adoucissais ainsi la dureté des mauvais traitements de mon maître par les visites que me rendait cet officieux témoin, car de m’entretenir avec ceux qui me venaient voir, outre qu’ils me prenaient pour un animal des mieux enracinés dans la catégorie des brutes, ni je ne savais leur langue, ni eux n’entendaient pas la mienne, et jugez ainsi quelle proportion, car vous saurez que deux idiomes seulement sont usités en ce pays, l’un qui sert aux grands, et l’autre qui est particulier pour le peuple.

    Celui des grands n’est autre chose qu’une différence de tons non articulés, à peu près semblables à notre musique, quand on n’a pas ajouté les paroles à l’air, et certes c’est une invention tout ensemble et bien utile et bien agréable ; car, quand ils sont las de parier ou quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent ou un luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix à se communiquer leurs pensées ; de sorte que quelquefois ils se rencontreront jusqu’à quinze ou vingt de compagnie, qui agiteront un point de théologie, ou les difficultés d’un procès, par un concert le plus harmonieux dont on puisse chatouiller l’oreille.

    Le second, qui est en usage chez le peuple, s’exécute par le trémoussement des membres, mais non pas peut-être comme on se le figure, car certaines parties du corps signifient un discours tout entier. L’agitation par exemple d’un doigt, d’une main, d’une oreille, d’une lèvre, d’un bras, d’un œil, d’une joue, feront chacun en particulier une oraison ou une période avec tous ses membres. D’autres ne servent qu’à désigner des mots, comme un pli sur le front, les divers frissonnements des muscles, les renversements des mains, les battements de pieds, les contorsions de bras ; de sorte que, quand ils parient, avec la coutume qu’ils ont pris d’aller tout nus, leurs membres, accoutumés à gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, qu’il ne semble pas d’un homme qui parle, mais d’un corps qui tremble.

    Presque tous les jours, le démon me venait visiter, et ses merveilleux entretiens me faisaient passer sans ennui les violences de ma captivité. Enfin, un matin, je vis entrer dans ma logette un homme que je ne connaissais point, et qui, m’ayant fort longtemps léché, me gueula doucement par l’aisselle, et de l’une des pattes dont il me soutenait de peur que je ne me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai si mollement et si à mon aise, qu’avec l’affliction que me faisait sentir un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver, et puis ces hommes qui marchent à quatre pieds vont bien d’une autre vitesse que nous, puisque les plus pesants attrapent les cerfs à la course.

    Je m’affligeais cependant outre mesure de n’avoir point de nouvelles de mon courtois démon, et le soir de la première traite, arrivé que je fus au gîte, je me promenais dans la cour de l’hôtellerie, attendant que le manger fût prêt, lorsqu’un homme fort jeune et assez beau me vint rire au nez, et jeter à mon cou ses deux pieds de devant. Après que je l’eus quelque temps considéré :

    — Quoi ? me dit-il en français, vous ne connaissiez plus votre ami ?

    Je vous laisse à penser ce que je devins alors. Certes ma surprise fut si grande, que dès lors je m’imaginai que tout le globe de la lune, tout ce qui m’y était arrivé, et tout ce que j’y voyais, n’était qu’enchantement, et cet homme-bête étant le même qui m’avait servi de monture, continua de me parler ainsi :

    — Vous m’ aviez promis que les bons offices que je vous rendrais ne vous sortiraient jamais de la mémoire, et cependant il semble que vous ne m’ayez jamais vu !

    Mais voyant que je demeurais dans mon étonnement

    — Enfin, ajouta-t-il, je suis le démon de Socrate. Ce discours augmenta mon étonnement, mais pour m’en tirer il me dit :

    — Je suis le démon de Socrate qui vous ai diverti pendant votre prison, et qui pour vous continuer mes services me suis revêtu du corps avec lequel je vous portai hier.

    Mais, l’interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu qu’hier vous étiez d’une taille extrêmement longue, et qu’aujourd’hui vous êtes très court ; qu’hier vous aviez une voix faible et cassée, et qu’aujourd’hui vous en avez une claire et vigoureuse, qu’hier enfin vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n’êtes aujourd’hui qu’un jeune homme ? Quoi donc ! au lieu qu’en mon pays on chemine de la naissance à la mort, les animaux de celui ci vont de la mort à la naissance, et rajeunissent à force de vieillir.

    — Sitôt que j’eus parlé au prince, me dit-il, après avoir reçu l’ordre de vous conduire à la cour, je vous allai trouver où vous étiez, et vous ayant apporté ici, j’ai senti le corps que j’informais si fort atténué de lassitude que tous les organes me refusaient leurs fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de l’hôpital, où entrant j’ai trouvé le corps d’un jeune homme qui venait d’expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun en ce pays. Je m’en suis approché, feignant d’y connaître encore du mouvement, et protestant à ceux qui étaient présents qu’il n’était point mort, et ce que qu’on croyait lui avoir fait perdre la vie n’était qu’une simple léthargie, de sorte que, sans être aperçu, j’ai approché ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle. Lors mon vieux cadavre est tombé, et comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé, et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle.

    On nous vint quérir là-dessus pour nous mettre à table, et je suivis mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande lorsque je périssais de faim m’obligea de lui demander où l’on avait mis le couvert. Je n’écoutai point ce qu’il me répondit, car trois ou quatre jeunes garçons, enfants de l’hôte, s’approchèrent de moi dans cet instant, et avec beaucoup de civilité me dépouillèrent jusqu’à la chemise. Cette nouvelle cérémonie m’étonna si fort que je n’en osai pas seulement demander la cause à mes beaux valets de chambre, et je ne sais comment mon guide, qui me demanda par où je voulais commencer, put tirer de moi ces deux mots « Un potage », mais je les eus à peine proférés, que je sentis l’odeur du plus succulent mitonné qui frappa jamais le nez du mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour chercher à la piste la source de cette agréable fumée, mais mon porteur m’en empêcha.

    Où voulez-vous aller ? me dit-il, nous irons tantôt à la promenade, mais maintenant il est saison de manger, achevez votre potage, et puis nous ferons venir autre chose.

    — Et où diable, est ce potage ? lui répondis-je (presque en colère) ; avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd’hui ?

    — Je pensais, me répliqua-t-il, que vous eussiez vu, à la ville d’où nous venons, votre maître, ou quelque autre prendre ses repas ; c’est pourquoi je ne vous avais point dit de quelle façon on se nourrit ici. Puis donc que vous l’ignorez encore, sachez que l’on n’y vit que de fumée. L’art de cuisinerie est de renfermer dans de grands vaisseaux moulés exprès, l’exhalaison qui sort des viandes en les cuisant ; et quand on en a ramassé de plusieurs sortes et de différents goûts, selon l’appétit de ceux que l’on traite, on débouche le vaisseau où cette odeur est assemblée, on en découvre après cela un autre, et ainsi jusqu’à ce que la compagnie soit repue. A moins que vous n’ayez déjà vécu de cette sorte, vous ne croirez jamais que le nez, sans dents et sans gosier, fasse, pour nourrir l’homme, l’office de la bouche, mais je vous le veux faire voir par expérience.

    Il n’eut pas plutôt achevé, que je sentis entrer successivement dans la salle tant d’agréables vapeurs, et si nourrissantes, qu’en moins de demi-quart d’heure je me sentis tout à fait rassasié. Quand nous fûmes levés :

    — Ceci n’est pas, dit-il, une chose qui vous doive causer beaucoup d’admiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vécu sans avoir observé qu’en votre monde les cuisiniers, les pâtissiers et les rôtisseurs, qui mangent moins que les personnes d’une autre vacation, sont pourtant beaucoup plus gras. D’où procède leur embonpoint, à votre avis, si ce n’est de la fumée dont ils sont sans cesse environnés, et laquelle pénètre leurs corps et les nourrit ? Aussi les personnes de ce monde jouissent d’une santé bien moins interrompue et plus vigoureuse, à cause que la nourriture n’engendre presque point d’excréments, qui sont l’origine de presque toutes les maladies. Vous avez possible été surpris lorsque avant le repas on vous a déshabillé, parce que cette coutume n’est pas usitée en votre pays ; mais c’est la mode de celui-ci et l’on en use ainsi, afin que l’animal soit plus transpirable à la fumée.

    — Monsieur, lui repartis-je, il y a très grande apparence à ce que vous dites, et je viens moi-même d’en expérimenter quelque chose ; mais je vous avouerai que, ne pouvant pas me débrutaliser si promptement, je serais bien aise de sentir un morceau palpable sous mes dents.

    Il me le promit, et toutefois ce fut pour le lendemain, à cause, dit-il, que de manger sitôt après le repas, cela me produirait une indigestion. Nous discourûmes encore quelque temps, puis nous montâmes à la chambre pour nous coucher.

    Un homme au haut de l’escalier se présenta à nous, et nous ayant envisagé attentivement, me mena dans un cabinet, dont le plancher était couvert de fleurs d’orange à la hauteur de trois pieds, et mon démon dans un autre rempli d’œillets et de jasmins ; il me dit, voyant que je paraissais étonné de cette magnificence, que s’étaient les lits du pays. Enfin nous nous couchâmes chacun dans notre cellule ; et dès que je fus étendu sur mes fleurs, j’aperçus, à la lueur d’une trentaine de gros vers luisants enfermés dans un cristal (car on ne sert point d’autres chandelles) ces trois ou quatre jeunes garçons qui m’avaient déshabillé au souper, dont l’un se mit à me chatouiller les pieds, l’autre les cuisses, l’autre les flancs, l’autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de délicatesse, qu’en moins d’un moment je me sentis assoupir.

    Je vis entrer le lendemain mon démon avec le soleil : « Et je vous veux tenir parole, me dit-il ; vous déjeunerez plus solidement que vous ne soupâtes hier. »

    A ces mots, je me levai, et il me conduisit par la main, derrière le jardin du logis, où l’un des enfants de l’hôte nous attendait avec une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon guide si je voulais une douzaine d’alouettes, parce que les magots (il croyait que j’en fusse un) se nourrissaient de cette viande. A peine eus-je répondu que oui, que le chasseur déchargea un coup de feu, et vingt ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties. Voilà, m’imaginai-je aussitôt, ce qu’on dit par proverbe en notre monde d’un pays où les alouettes tombent toutes rôties ! Sans doute que quelqu’un était revenu d’ici.

    — Vous n’avez qu’à manger, me dit mon démon ; ils ont l’industrie de mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, plume, rôtit et assaisonne le gibier.

    J’en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole et en vérité je n’ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux.

    Après ce déjeuner nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte reçut un papier de mon démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me répartit que non ; qu’il ne lui devait plus rien, et que c’étaient des vers.

    — Comment, des vers ? lui répliquai-je, les taverniers sont donc ici curieux de rîmes ?

    — C’est, me dit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain que je lui viens de donner. Je ne craignais pas demeurer court ; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec deux épigrammes, deux odes et une églogue.

    — Ha ! vraiment, dis-je en moi-même, voilà justement la monnaie dont Sorel fait servir Hortensius dans Francion, je m’en souviens. C’est là, sans doute, qu’il l’a dérobé ; mais de qui diable peut-il l’avoir appris ? Il faut que ce soit de sa mère, car j’ai ouï-dire qu’elle était lunatique.

    Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde ! J’y connais beaucoup d’honnêtes poètes qui meurent de faim, et qui feraient bonne chère, si on payait les traiteurs en cette monnaie.

    Je lui demandai si ces vers servaient toujours, pourvu qu’on les transcrivit, il me répondit que non, et continua ainsi :

    « Quand on en a composé, l’auteur les porte à la Cour des monnaies, où les poètes-jurés du royaume tiennent leur séance. Là ces versificateurs officiers mettent les pièces à l’épreuve, et si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, c’est-à-dire qu’un sonnet ne vaut pas toujours un sonnet, mais selon le mérite de la pièce ; et ainsi, quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est jamais qu’un buffle ; et les personnes d’esprit font toujours grand-chère.

    J’admirais, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là et il poursuivit de cette façon

    — Il y a encore d’autres personnes qui tiennent cabaret d’une manière bien différente. Lorsqu’on sort de chez eux, ils demandent à proportion des frais un acquit pour l’autre monde ; et dès qu’on leur a donné, ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes de Dieu, à peu près en ces termes : Item, la valeur de tant de vers délivrés un tel jour, à un tel, que Dieu doit rembourser aussitôt l’acquit reçu du premier fonds qui s’y trouvera », et lorsqu’ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces registres en morceaux, et les avalent parce qu’ils croient que s’ils n’étaient ainsi digérés, Dieu ne pourrait pas lire, et cela ne leur profiterait de rien.

    Cet entretien n’empêchait pas que nous continuassions de marcher, c’est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu’enfin nous terminâmes à la ville où le roi fait sa résidence. Je n’y fus pas plutôt arrivé, qu’on me conduisit au palais, où les grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n’avait fait le peuple quand j’étais passé dans les rues. Mais la conclusion que j’étais sans doute la femelle du petit animal de la reine fut celle de grandes comme celle du peuple. Mon guide me l’interprétait ainsi ; et cependant lui-même n’entendait point cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal de la reine ; mais nous en fûmes bientôt éclaircis, car le roi, quelque temps après en avoir considéré, commanda qu’on l’amenât et à une demi-heure de là je vis entrer, au milieu d’une troupe de singes qui portaient la fraise et le haut-de-chausse, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il marchait à deux pieds. Sitôt qu’il m’aperçut, il m’aborda par un « criado de nuestra merced ». Je lui ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais hélas ils ne nous eurent pas plutôt vu parler ensemble, qu’ils eurent tous le préjugé véritable ; et cette conjecture n’avait garde de produire un autre succès, car celui des assistants qui opinait pour nous avec plus de faveur protestait que notre entretien était un grognement que la joie d’être rejointe par un instinct naturel nous faisait bourdonner.

    Ce petit homme me conta qu’il était Européen, natif de la Vieille Castille ; il avait trouvé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusqu’au monde de la lune où nous étions lors ; qu’étant tombé entre les mains de la reine, elle l’avait pris pour un singe, à cause qu’ils habillent, par hasard, en ce pays-là, les singes à l’espagnole, et que l’ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n’avait point douté qu’il ne fût de l’espèce.

    — Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils n’en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n est qu’à cause de cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant ces animaux que pour s’en donner plaisir.

    Ce n’est pas connaître, reprit-il, la dignité de notre nation en faveur de qui l’univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la nature ne saurait engendrer que des matières de rire.

    Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m’étais osé hasarder de gravir à la lune avec la machine dont je lui avais parlé, je lui répondis que c’était à cause qu’il avait emmené les oiseaux sur lesquels j’y pensais aller. Il sourit de cette raillerie, et environ un quart d’heure après le roi commanda aux gardeurs de singes de nous ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble, l’Espagnol et moi, pour faire en son royaume multiplier notre espèce.

    On exécuta de point en point la volonté du prince, de quoi je fus très aise pour le plaisir que je recevais d’avoir quelqu’un qui m’entretint pendant la solitude de ma brutification. Un jour, mon mâle (car on me prenait pour sa femelle) me conta que ce qui l’avait véritablement obligé de courir toute la terre, et enfin de l’abandonner pour la lune, était qu’il n’avait pu trouver un seul pays où l’imagination même fût en liberté.

    — Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes des docteurs de drap, vous êtes un idiot, un fou (et quelque chose de pis). On m’a voulu mettre en mon pays à l’inquisition pour ce qu’à la barbe des pédants j’avais soutenu qu’il y avait du vide dans la nature et que je ne connaissais point de matière au monde plus pesante l’une que l’autre.

    Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps ; car ce petit Espagnol avait l’esprit joli. Notre entretien toutefois n’était que la nuit, à cause que depuis six heures du matin jusque au soir la grande foule du monde qui nous venait contempler à notre logis nous eût détournés ; car quelques-uns nous jetaient des pierres, d’autres des noix, d’autres de l’herbe. il n’était bruit que des bêtes du Roi.

    On nous servait tous les jours à manger à nos heures, et la reine et le roi prenaient eux-mêmes assez souvent la peine de me tâter le ventre pour connaître si je n’emplissais point, car ils brûlaient d’une vie extraordinaire d’avoir de la race de ces petits animaux. Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons ; mais j’appris plus tôt que lui à entendre leur langue, et à l’accrocher un peu ce qui fit qu’on nous considéra d’une autre façon qu’on n’avait fait, et les nouvelles coururent aussitôt par tout le royaume qu’on avait trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avait fournies, et qui, par un défaut de la semence de leurs pères, n’avaient pas eu les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus.

    Cette créance allait prendre racine à force de cheminer, sans les prêtres du pays qui s’y opposèrent, disant que c’était une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres fussent de leur espèce.

    « Il y aurait bien plus d’apparence, ajoutaient les moins passionnés, que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité de l’immortalité, par conséquent à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la lune ; et puis considérez la différence qui se remarque entre nous et eux. Nous autres marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette, et il eut peur qu’allant autrement, il n’arrivât fortune de l’homme ; c’est pourquoi il prit la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber ; mais dédaignant de se mêler à la construction de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la nature, laquelle, ne craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes.

    « Les oiseaux mêmes, disaient-ils, n’ont pas été si maltraités qu’elles, car au moins ils ont reçu les plumes pour subvenir à la faiblesse de leurs pieds, et se jeter en l’air quand nous les éconduirons de chez nous ; au lieu que la nature en ôtant les deux pieds à ces monstres les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre justice.

    « Voyez un peu, outre cela, comment ils ont la tête tournée vers le ciel ! C’est la disette où Dieu les a mis de toutes choses qui les a situés de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils se plaignent au ciel de Celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent permission de s’accommoder de nos restes. Mais, nous autres, nous avons la tête penchée en bas pour contempler les biens dont nous sommes seigneurs, et comme n’y ayant rien au ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie. »

    J’entendais tous les jours, à ma loge, les prêtres faire ces contes, ou d’autres semblables ; et enfin ils en bridèrent si bien l’esprit des peuples sur cet article, qu’il fût arrêté que je ne passerais tout au plus que pour un perroquet sans plumes, car ils confirmaient les persuadés sur ce que non plus qu’un oiseau je n’avais que deux pieds. Cela fit qu’on me mit en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.

    Là, tous les jours, l’oiseleur de la reine prenait le soin de me venir siffler la langue comme on fait ici aux sansonnets, j’étais heureux à la vérité en ce que je ne manquais point de mangeaille. Cependant, parmi les sornettes dont les regardants me rompaient les oreilles, j’appris à parler comme eux, en sorte que, quand je fus assez rompu dans l’idiome pour exprimer la plupart de mes conceptions, j’en contai des plus belles. Déjà les compagnies ne s’entretenaient plus que de la gentillesse de mes bons mots, et de l’estime que l’on faisait de mon esprit. On vint jusque là que le Conseil fut contraint de faire publier un arrêt, par lequel on défendait de croire que j’eusse de la raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes de quelque qualité ou condition qu’elles fussent, de s’imaginer, quoi que je pusse faire de spirituel, que c’était l’instinct qui me le faisait faire.

    Cependant la définition de ce que l’étais partagea la ville en deux factions. Le parti qui soutenait en ma faveur grossissait de jour en jour, et enfin en dépit de l’anathème et de l’excommunication des prophètes qui tâchaient par là d’épouvanter le peuple, ceux qui tenaient pour moi demandèrent une assemblée des États, pour résoudre cet accroc de religion. On fut longtemps à s’accorder sur le choix de ceux qui opineraient ; mais les arbitres pacifièrent l’animosité par le nombre des intéressés qu’ils égalèrent, et qui ordonnèrent qu’on me porterait dans l’assemblée comme on fit ; mais j’y fus traité autant sévèrement qu’on se le peut imaginer. Les examinateurs m’interrogèrent entre autres choses de philosophie ; je leur exposai tout à la bonne foi ce que jadis mon régent m’en avait appris, mais ils ne mirent guère à me le réfuter par beaucoup de raisons convaincantes à la vérité. Quand je me vis tout à fait convaincu, j’alléguai pour dernier refuge les principes d’Aristote qui ne me servirent pas davantage que les sophismes ; car en deux mots, ils m’en découvrirent la fausseté. « Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, accommodait sans doute les principes à sa philosophie au lieu d’accommoder sa philosophie aux principes, et encore devait-il les prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres sectes, ce qu’il n’a pu faire. C’est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais si nous lui baisons les mains. »

    Enfin comme ils virent que je ne clabaudais autre chose, sinon qu’ils n’étaient pas plus savants qu’Aristote, et qu’on m’avait défendu de discuter contre ceux qui niaient les principes, ils conclurent tous d’une commune voix, que je n’étais pas un homme, mais possible quelque espèce d’autruche, vu que je portais comme elle la tête droite, que je marchais sur deux pieds, et qu’enfin, hormis un peu de duvet, je lui étais tout semblable, si bien qu’on ordonna à l’oiseleur de me reporter en cage. J’y passais mon temps avec assez de plaisir, car à cause de leur langue que je possédais correctement, toute la cour se divertissait à me faire jaser. Les filles de la Reine, entre autres, fourraient toujours quelque bribe dans mon panier ; et la plus gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle était si transportée de joie, lorsqu’étant en secret, je lui découvrais les mystères de notre religion et principalement quand je lui parlais de nos cloches et de nos reliques, qu’elle me protestait, les larmes aux yeux, que si jamais je me trouvais en état de revoler en notre monde, elle me suivrait de bon cœur.

    Un jour de grand matin, m’étant éveillé en sursaut, je la vis qui tambourinait contre les bâtons de ma cage :

    — Réjouissez-vous, me dit elle, hier, dans le Conseil, on conclut la guerre contre le roi X. J’espère parmi l’embarras des préparatifs, cependant que notre monarque et ses sujets seront éloignés, faire naître l’occasion de vous sauver.

    — Comment, la guerre ? l’interrompis-je. Arrive-t-il des querelles entre les princes de ce monde ici comme entre ceux du nôtre ? Hé ! je vous prie, parlez-moi de leur façon de combattre !

    — Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré des deux parties, ont désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre des combattants, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec tant d’égalité, qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que dans l’autre. Les soldats estropiés d’un côté sont tous enrôlés dans une compagnie, et lorsqu’on en vient aux mains, les maréchaux de camp ont soin de les exposer aux estropiés ; de l’autre côté, les géants ont en tête les colosses ; les escrimeurs, les adroits ; les vaillants, les courageux ; les débiles, les faibles ; les indisposés, les malades ; les robustes, les forts, et si quelqu’un entreprenait de frapper un autre que son ennemi désigné, à moins qu’il pût justifier que c’était par méprise, il est condamné de couard. Après la bataille donnée on compte les blessés, les morts, les prisonniers ; car pour les fuyards, il ne s’en trouve point ; si les pertes se trouvent égales de part et d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux.

    « Mais encore qu’un royaume eût défait son ennemi de bonne guerre, ce n’est presque rien avancé, car il y a d’autres armées peu nombreuses de savants et d’hommes d’esprit, des disputes desquelles dépend entièrement le triomphe ou la servitude des États.

    « Un savant est opposé à un autre savant, un esprité à un autre esprité, et un judicieux à un autre judicieux. Au reste le triomphe que remporte un État en cette façon est compté pour trois victoires à force ouverte. Après la proclamation de la victoire on rompt l’assemblée, et le peuple vainqueur choisit pour être son roi, ou celui des ennemis, ou le sien. »

    Je ne pus m’empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner des batailles ; et j’alléguais pour exemple d’une bien plus forte politique les coutumes de notre Europe, où le monarque n’avait garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre et voici comme elle me parla :

    — Apprenez-moi me dit-elle, Si vos princes ne prétextent pas leurs armements du droit de force ?

    — Si fait, répliquai-je, et de la justice de leur cause.

    — Pourquoi lors, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non suspects pour être accordés ? Et s’il se trouve qu’ils aient autant de droit l’un que l’autre, qu’ils demeurent comme ils étaient, ou qu’ils jouent en un coup de piquet la ville ou la province dont ils sont en dispute ? Et cependant qu’ils font casser la tête à plus de quatre millions d’hommes qui valent mieux qu’eux, ils sont dans leur cabinet à goguenarder sur les circonstances du massacre de ces badauds. Mais je me trompe de blâmer ainsi la vaillance de vos braves sujets ; ils font bien de mourir pour leur patrie ; l’affaire est importante, car il s’agit d’être le vassal d’un roi qui porte une fraise ou de celui qui porte un rabat !

    — Mais vous, lui repartis-je, pourquoi toutes ces circonstances en votre façon de combattre ? Ne suffit-il pas que les armées soient en pareil nombre d’hommes ?

    — Vous n’avez guère de jugement, me répondit-elle. Croiriez-vous, par votre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l’avoir vaincu de bonne guerre, si vous étiez maillé, et lui non ; s’il n’avait qu’un poignard, et vous une estocade ; enfin s’il était manchot, et que vous eussiez deux bras ? Cependant avec toute l’égalité que vous recommandez tant à vos gladiateurs, ils ne se battent jamais pareils ; car l’un sera de grande, l’autre de petite taille ; l’un sera adroit, l’autre n’aura jamais manié d’épée ; l’un sera robuste, l’autre faible ; et quand même ces disproportions seraient égales, qu’ils seraient aussi adroits et aussi forts l’un que l’autre, encore ne seraient-ils pas pareils, car l’un des deux aura peut-être plus de courage que l’autre ; et sous l’ombre que cet emporté ne considérera pas le péril, qu’il sera bilieux, qu’il aura plus de sang, qu’il avait le cœur plus serré, avec toutes ces qualités qui font le courage, comme si ce n’était pas aussi bien qu’une épée, une arme que son ennemi n’a point, il s’ingère de se ruer éperdument sur lui, de l’effrayer et d’ôter la vie à ce pauvre homme qui prévoit le danger, dont la chaleur est étouffée dans la pituite, et duquel le cœur est trop vaste pour unir les esprits nécessaires à dissiper cette glace qu’on appelle « poltronnerie ». Ainsi vous louez cet homme d’avoir tué son ennemi avec avantage, et le louant de hardiesse, vous le louez d’un péché contre nature, puisque sa hardiesse tend à sa destruction. Et à propos de cela, je vous dirai qu’il y a quelques années qu’on fit une remontrance au Conseil de guerre, pour apporter un règlement plus circonspect et plus consciencieux dans les combats. Et le philosophe qui donnait l’avis parla ainsi :

    « Vous imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages de deux ennemis, quand vous les avez choisis tous deux grands, tous deux adroits, tous deux pleins de courage ; mais ce n’est pas encore assez, puisqu’il faut qu’enfin le vainqueur surmonte par adresse, par force, et par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans doute son adversaire par un endroit où il ne l’attendait pas, ou plus vite qu’il n’était vraisemblable ; ou, feignant de l’attraper d’un côté, il l’a assailli de l’autre. Cependant tout cela c’est affiner, c’est tromper, c’est trahir, et la tromperie et la trahison ne doivent pas faire l’estime d’un véritable généreux. S’il a triomphé par force, estimerez vous son ennemi vaincu, puisqu’il a été violenté ? Non, sans doute, non plus que vous ne direz pas qu’un homme ait perdu la victoire, encore qu’il a soit accablé de la chute d’une montagne, parce qu’il n’a pas été en puissance de la gagner. Tout de même celui-là, n’a point été surmonté, à cause qu’il ne s’est point trouvé dans ce moment disposé à pouvoir résister aux violences de son adversaire. Si ça été par hasard qu’il a terrassé son ennemi, c’est la Fortune et non pas lui qu’on doit couronner il n’y a rien contribué ; et enfin le vaincu n’est non plus blâmable que le joueur de dés, qui sur dix-sept points en voit faire dix huit. »

    On lui confessa qu’il avait raison : mais qu’il était impossible, selon les apparences humaines, d’y mettre ordre, et qu’il valait mieux subir un petit inconvénient, que de s’abandonner à cent autres de plus grande importance.

    Elle ne m’entretint pas cette fois davantage, parce qu’elle craignait d’être trouvée toute seule avec moi si matin. Ce n’est pas qu’en ce pays l’impudicité soit un crime ; au contraire, hors les coupables convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme, et une femme tout de même pourrait appeler un homme en justice qui l’aurait refusée. Mais elle ne m’osait pas fréquenter publiquement à ce qu’elle me dit, à cause que les prêtres avaient prêché au dernier sacrifice que c’étaient les femmes principalement qui publiaient que j’étais homme, afin de couvrir sous ce prétexte le désir exécrable qui les brûlait de se mêler aux bêtes, et de commettre avec moi sans vergogne des péchés contre nature. Cela fut cause que je demeurai longtemps sans la voir, ni pas une du sexe.

    Cependant il fallait bien que quelqu’un eût réchauffé les querelles de la définition de mon être, car comme je ne songeais plus qu’à mourir en ma cage, on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. je fus donc interrogé, en présence d’un grand nombre de courtisans sur quelques points de physique, et mes réponses, à ce que je crois, ne satisfirent aucunement, car celui qui présidait m’exposa fort au long ses opinions sur la structure du monde. Elles me semblèrent ingénieuses ; et sans qu’il passât jusqu’à son origine qu’il soutenait éternelle, j’eusse trouvé sa philosophie beaucoup plus raisonnable que la nôtre. Mais sitôt que je l’entendis soutenir une rêverie si contraire à ce que la foi nous apprend, je lui demandai ce qu’il pourrait répondre à l’autorité de Moïse et que ce grand patriarche avait dit expressément que Dieu l’avait créé en six jours. Cet ignorant ne fit que rire au lieu de me répondre ; ce qui m’obligea de lui dire que puisqu’ils en venaient là, je commençais à croire que leur monde n’était qu’une lune. « Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des mers, que serait-ce donc tout cela ?

    — N’importe, repartis-je, Aristote assure que ce n’est que la lune ; et si vous aviez dit le contraire dans les classes où j’ai fait mes études, on vous aurait sifflés.

    Il se fit sur cela en grand éclat de rire. Il ne faut pas demander si ce fut de leur ignorance ; mais cependant on me conduisit dans ma cage.

    Les prêtres, cependant, plus emportés que les premiers, avertis que j’avais osé dire que la lune d’où je venais était un monde, et que leur monde n’était qu’une lune, crurent que cela leur fournissait un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau ; c’est la façon d’exterminer les athées. Pour cet effet, ils furent en corps faire leur plainte au roi qui leur promit justice, et ordonna que je serais remis sur la sellette.

    Me voilà donc dégagé pour la troisième fois, et lors le plus ancien prit la parole et plaida contre moi. Je ne me souviens pas de sa harangue, à cause que j’étais trop épouvanté pour recevoir les espèces de sa voix sans désordre, et parce qu’aussi il s’était servi pour déclamer d’un instrument dont le bruit m’étourdissait : c’était une trompette qu’il avait tout exprès choisie, afin que la violence de ce son martial échauffât leurs esprits à ma mort, et afin d’empêcher par cette émotion que le raisonnement ne pût faire son office, comme il arrive dans nos armées, où le tintamarre des trompettes et des tambours empêche le soldat de réfléchir sur l’importance de sa vie.

    Quand il eut dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j’en fus délivré par une aventure qui vous va surprendre. Comme j’avais la bouche ouverte, un homme qui avait eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir aux pieds du Roi, et se traîna longtemps sur le dos en sa présence. Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savais que c’était la posture où ils se mettaient quand ils voulaient discourir en public. Je rengainai seulement ma harangue, et voici celle que nous eûmes de lui :

    « Justes, écoutez-moi ! vous ne sauriez condamner cet homme, ce singe, ou ce perroquet, pour avoir dit que la lune est un monde d’où il venait ; car s’il est homme, quand même il ne serait pas venu de la lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre aussi de s’imaginer ce qu’il voudra ?

    Quoi ? pouvez-vous le contraindre à n’avoir pas vos visions ? Vous le forcerez bien à dire que la lune n’est pas un monde, mais il ne le croira pas pourtant ; car pour croire quelque chose, il faut qu’il se présente à son imagination certaines possibilités plus grandes au oui qu’au non ; à moins que vous ne lui fournissiez ce vraisemblable, ou qu’il ne vienne de soi-même s’offrir à son esprit il vous dira bien qu’il croit, mais il ne le croira pas pour cela.

    J’ai maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas être condamné, si vous le posez dans les catégories des bêtes.

    Car, supposé qu’il soit animal sans raison, en n’auriez-vous vous-mêmes de l’accuser d’avoir péché contre elle ? Il a dit que la lune était un monde ; or, les bêtes n’agissent que par instinct de nature ; donc c’est la nature qui le dit, et non pas lui. De croire que cette savante nature qui a fait le monde et la lune ne sache ce que c’est elle-même, et que vous autres qui n’avez de connaissance que ce que vous en tenez d’elle, le sachiez plus certainement, cela serait bien ridicule. Mais quand même la passion vous ferait renoncer à vos principes, et que vous supposeriez que la nature ne guidât pas les bêtes, rougissez à tout le moins des inquiétudes que vous causent les caprices d’une bête. En vérité, Messieurs, si vous rencontriez un homme d’âge mûr qui veillât à la police d’une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la fourmi qui aurait fait choir sa compagne, tantôt à en emprisonner une qui aurait dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice une autre qui aurait abandonné ses œufs, ne l’estimeriez-vous insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage ?

    Comment donc, vénérables pontifes, appellerez vous l’intérêt que vous prenez aux caprices de ce petit animal ? Justes, j’ai dit. »

    Dès qu’il eut achevé, une sorte de musique d’applaudissements fit retentir toute la salle, et après que toutes les opinions eurent été débattues un gros quart d’heure, le roi prononça :

    « Que dorénavant je serais censé homme, comme tel mis en liberté, et que la punition d’être noyé serait modifiée, en une amende honteuse (car il n’en est point, en ce pays-là, d’honorable), dans laquelle amende je me dédirais publiquement d’avoir soutenu que la lune était un monde, à cause du scandale que la nouveauté de cette opinion aurait pu apporter dans l’âme des faibles. »

    Cet arrêt prononcé, on m’enlève hors du palais, on m’habille par ignominie fort magnifiquement ; on me porte sur la tribune d’un magnifique chariot ; et traîné que je fus par quatre princes qu’on avait attachés au joug, voici ce qu’ils m’obligèrent de prononcer aux carrefours de la ville :

    « Peuple, je vous déclare que cette lune-ci n’est pas une lune, « mais un monde ; et que ce monde là-bas n’est pas un monde, mais une « lune. Tel est ce que les Prêtres trouvent bon que vous croyiez. »

    Après que j’eus crié la même chose aux cinq grandes places de la cité, j’aperçus mon avocat qui me tendait la main pour m’aider à descendre. Je fus bien étonné de reconnaître, quand je l’eus envisagé, que c’était mon démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser.

    Le lendemain, sur les neuf heures, je vis entrer mon démon, qui me dit qu’il venait du palais où Z, l’une des demoiselles de la reine, l’avait prié de l’aller trouver, et qu’elle s’était enquise de moi, témoignant qu’elle persistait toujours dans le dessein de me tenir parole, c’est-à-dire que de bon cœur elle me suivrait, si je la voulais mener avec moi dans l’autre monde.

    — Ce qui m’a fort édifié, continua-t-il, c’est quand j’ai reconnu que le motif principal de son voyage était de se faire chrétienne. Ainsi je lui ai promis d’aider son dessein de toutes mes forces, et d’inventer pour cet effet une machine capable de tenir trois ou quatre personnes, dans laquelle vous y pourrez monter ensemble dès aujourd’hui. Je vais m’appliquer sérieusement à l’exécution de cette entreprise : c’est pourquoi, afin de vous divertir cependant que je ne serai point avec vous, voici un livre que je vous laisse. Je l’apportai jadis de mon pays natal ; il est intitulé : Les États et Empires du Soleil, avec une addition de l’Histoire de l’Étincelle. Je vous donne encore celui-ci que j’estime beaucoup davantage ; c’est le grand Oeuvre des Philosophes, qu’un des plus forts esprits du soleil a composé. Il prouve là-dedans que toutes choses sont vraies, et déclare la façon d’unir physiquement les vérités de chaque contradictoire, comme par exemple que le blanc est noir et que le noir est blanc ; qu’on peut être et n’être pas en même temps ; qu’il peut y avoir une montagne sans vallées, que le néant est quelque chose, et que toutes les choses qui sont ne sont point. Mais remarquez qu’il prouve tous ces inouïs paradoxes, sans aucune raison captieuse ou sophistique. Quand vous serez ennuyé de lire, vous pourrez vous promener, ou vous entretenir avec le fils de notre hôte ; son esprit a beaucoup de charmes ; ce qui me déplaît en lui, c’est qu’il est impie. S’il lui arrive de vous scandaliser, ou de faire par quelque raisonnement chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt de me le venir proposer, je vous en résoudrai les difficultés. Un autre vous ordonnerait de rompre compagnie lorsqu’il voudrait philosopher sur ces matières : mais, comme il est extrêmement vain, je suis assuré qu’il prendrait cette fuite pour une défaite, et il se figurerait que notre croyance serait sans raison, si vous refusiez d’entendre les siennes. Songez à librement vivre.

    Il me quitta en achevant ce mot car c’est l’adieu, dont en ce pays-là, on prend congé de quelqu’un, comme le « bonjour » ou le « Monsieur votre serviteur » exprime par ce compliment : « Aimez-moi, sage, puisque je t’aime. »

    Mais il fut à peine sorti, que je mis à considérer attentivement mes livres, et leurs boîtes, c’est-à-dire leurs couvertures, qui me semblaient admirables pour leurs richesses ; l’une était taillée d’un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres ; la seconde ne paraissait qu’une monstrueuse perle fendue de ce monde-là ; mais parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m’en vais expliquer la façon de ces deux volumes.

    A l’ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, pleins de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un livre à la vérité, mais c’est un livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères ; enfin c’est un livre où pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il en sort comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les dons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage.

    Lorsque j’ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire des livres, je ne m’étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédaient plus de connaissance, à seize et dix-huit ans, que les barbes grises du nôtre ; car, sachant lire aussitôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture ; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture, une trentaine de ces livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur d’écouter tout un livre : ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands hommes, et morts et vivants, qui vous entretiennent de vive voix. Ce présent m’occupe plus d’une heure ; enfin, me les étant attachés en forme de pendants d’oreilles, je sortis pour me promener ; mais je ne fus plus plutôt au bout de la rue que je rencontrai une troupe assez nombreuse de personnes tristes.

    Quatre d’entre eux portaient sur leurs épaules une espèce de cercueil enveloppé de noir. Je m’informai d’un, regardant ce que voulait dire ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon pays ; il me répondit que ce méchant W… et nommé du peuple par une chiquenaude sur le genou droit, qui avait été convaincu d’envie et d’ingratitude, était décédé le jour précédent, et que le Parlement l’avait condamné il y avait plus de vingt ans à mourir de mort naturelle et dans son lit, et puis d’être enterré après sa mort. Je me pris à rire de cette réponse ; et lui m’interrogeant pourquoi :

    — Vous m’étonnez, dis-je, de dire que ce qui est une marque de bénédiction dans notre monde, comme la longue vie, une mort paisible, une sépulture honorable, serve en celui-ci d’une punition exemplaire.

    — Quoi ! vous prenez la sépulture pour une marque de bénédiction ! me répartit cet homme. Et par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque chose de plus épouvantable qu’un cadavre marchant sous les vers dont il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues ; enfin la peste revêtue du corps d’un homme ? Bon Dieu ! la seule imagination d’avoir, quoique mort, le visage embarrassé d’un drap, et sur la bouche une pique de terre me donne de la peine à respirer ! Ce misérable que vous voyez porter, outre l’infamie d’être jeté dans une fosse, a été condamné d’être assisté dans son convoi de cent cinquante de ses amis, et commandement à eux, en punition d’avoir aimé un envieux et un ingrat, de paraître à ses funérailles avec un visage triste ; et sans que les Juges en ont en pitié, imputant en partie ses crimes à son peu d’esprit, ils auraient ordonné d’y pleurer. Hormis les criminels, on brûle ici tout le monde : aussi est-ce une coutume très décente et très raisonnable, car nous croyons que, le feu ayant séparé le pur avec l’impur, la chaleur rassemble par sympathie cette chaleur naturelle qui faisait l’âme ; et lui donne la force de s’élever toujours, et montant jusqu’à quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que nous et plus intellectuels, parce que leur tempérament doit répondre et participer à la pureté du globe qu’ils habitent, et que cette flamme radicale, s’étant encore rectifiée par la subtilité des éléments de ce monde-là, elle vient à composer un des bourgeois de ce pays enflammé.

    « Ce n’est pas encore notre façon d’inhumer la plus belle. Quand un de nos philosophes vient à un âge où il sent ramollir son esprit, et la glace de ses ans engourdir les mouvements de son âme, il assemble ses amis par un banquet somptueux ; puis, ayant exposé les motifs qui le font résoudre à prendre congé de la nature, et le peu d’espérance qu’il y a d’ajouter quelque chose à ses belles actions, on lui fait ou grâce, c’est-à-dire on lui ordonne la mort, ou on lui fait un sévère commandement de vivre. Quand donc, à pluralité de voix, on lui a mis son souffle entre les mains, il avertit ses plus chers et du jour et du lieu : ceux-ci se purgent et s’abstiennent de manger pendant vingt-quatre heures ; puis arrivés qu’ils sont au logis du sage, et sacrifié qu’ils ont au soleil, ils entrent dans la chambre où le généreux les attend sur un lit de parade. Chacun le veut embrasser ; et quand c’est au rang de celui qu’il aime le mieux, après l’avoir baisé tendrement, il l’appuie sur son estomac, et joignant sa bouche sur sa bouche, de la main droite il se baigne un poignard dans le cœur. L’amant ne détache point ses lèvres de celles de son amant qu’il ne le sente expirer ; et lors il retire le fer de son sein, et fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang, qu’il suce jusqu’à ce qu’un second lui succède, puis un troisième, un quatrième, et enfin toute la compagnie ; et quatre ou cinq heures après on introduit à chacun une fille de seize ou dix-sept ans et, pendant trois ou quatre jours qu’ils sont à goûter les plaisirs de l’amour, ils ne sont nourris que de la chair du mort qu’on leur fait manger toute crue, afin que, si de cent embrassements il peut naître quelque chose, ils soient assurés que c’est leur ami qui revit. »

    J’interrompis ce discours, en disant à celui qui me le faisait que ces façons de faire avaient beaucoup de ressemblance avec celles de quelque peuple de notre monde ; et continuai ma promenade, qui fut si longue que, quand je revins, il y avait deux heures que le dîner était prêt. On me demande pourquoi j’étais arrivé si tard.

    — Ce n’a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier qui s’en plaignait ; j’ai demandé plusieurs fois parmi les rues quelle heure il était, mais on ne m’a répondu qu’en ouvrant la bouche, serrant les dents, et tournant le visage de travers.

    — Quoi ! s’écria toute la compagnie, vous ne savez pas que par là ils vous montraient l’heure ?

    — Par ma foi, repartis-je, ils avaient beau exposer leur grand nez au soleil, avant que je l’apprisse.

    — C’est une commodité, me dirent-ils qui leur sert à se passer d’horloge ; car de leurs dents ils font un cadran si juste, qu’alors qu’ils veulent instruire quelqu’un de l’heure, ils ouvrent les lèvres, et l’ombre de ce nez qui vient tomber dessus leurs dents, marque comme un cadran celle dont le curieux est en peine. Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi tout le monde en ce pays a le nez grand, apprenez qu’aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte l’enfant au prieur du séminaire ; et, justement au bout de l’an les experts étant assemblés, Si son nez est trouvé plus court qu’à une certaine mesure que tient le syndic, il est censé camus, et mis entre les mains des gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette barbarie, et comme il se peut faire que nous chez qui la virginité est un crime, établissions des continences par force ? Mais sachez que nous le faisons après avoir observé depuis trente siècles qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral, et que le petit est un signe du contraire. C’est pourquoi des camus on bâtit les eunuques, parce que la république aime mieux ne point avoir d’enfants, que d’en avoir de semblables à eux. »

    Il parlait encore lorsque je vis entrer un homme tout nu. Je m’assis aussitôt, et me couvris pour lui faire honneur, car ce sont les marques du plus grand respect qu’on puisse en ce pays-là témoigner à quelqu’un. « Le royaume, dit-il, souhaite qu’avant de retourner en votre monde, vous en avertissiez les magistrats, à cause qu’un mathématicien vient tout à l’heure de promettre au conseil, que pourvu qu’étant de retour chez vous, vous vouliez construire une certaine machine qu’il vous enseignera, il attirera votre globe et le joindra à celui-ci. » A quoi je promis de ne pas manquer. « Hé ! je vous prie, dis-je à mon hôte, quand l’autre fut parti, de me dire pourquoi cet envoyé portait à la ceinture des parties honteuses de bronze ? » Ce que j’avais vu plusieurs fois pendant que j’étais en cage, sans l’avoir osé demander, parce que j’étais toujours environné de filles de la reine, que je craignais d’offenser si j’eusse en leur présence attiré l’entretien d’une matière si grasse. De sorte qu’il me répondit : « Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la vue de celui qui les a forgées ; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous en mémoire de leur mère nature, la seule chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont cet homme est honoré, et où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le symbole du gentilhomme, et la marque qui distingue le noble d’avec le roturier. » Ce paradoxe me sembla si extravagant, que je ne pus m’empêcher d’en rire.

    « Cette coutume me semble bien extraordinaire, repartis-je, car en notre monde la marque de noblesse est de porter l’épée. » Mais l’hôte sans s’émouvoir : « O mon petit homme ! s’écria-t-il, quoi ! les grands de votre monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau et qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la nature ! Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables ! Cependant vous appelez ce membre-là des parties honteuses comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! Pendant tout ce discours nous ne laissions pas de dîner ; et sitôt que nous fûmes levés, nous allâmes au jardin prendre l’air.

    Les occurrences et la beauté du lieu nous entretinrent quelque temps ; mais comme la plus noble envie dont je fusse alors chatouillé, c’était de convertir à notre religion une âme si fort élevée au-dessus du vulgaire, je l’exhortai mille fois de ne pas embourber de matière ce beau génie dont le Ciel l’avait pourvu, qu’il tirât de la presse des animaux cet esprit capable de la vision de Dieu ; enfin qu’il avisât sérieusement à voir unir quelque jour son immortalité au plaisir plutôt qu’à la peine.

    « Quoi ! me répliqua-t-il en s’éclatant de rire, vous estimez votre âme immortelle privativement à celle des bêtes ? Sans mentir, mon grand ami, votre orgueil est bien insolent ! Et d’où argumentez-vous, je vous prie, cette immortalité au préjudice de celle des bêtes ? Serait-ce à cause que nous sommes doués de raisonnement et non pas elles ? En premier lieu, je vous le nie, et je vous prouverai quand il vous plaira, qu’elles raisonnent comme nous. Mais encore qu’il fût vrai que la raison nous eût été distribuée en apanage et qu’elle fût un privilège réservé seulement à notre espèce, est-ce à dire pour cela qu’il faille que Dieu enrichisse l’homme de l’immortalité, parce qu’il lui a déjà prodigué la raison ? Je dois donc, à ce compte-là, donner aujourd’hui à ce pauvre une pistole parce que je lui donnai hier un écu ? Vous voyez bien vous-même la fausseté de cette conséquence, et qu’au contraire, si je suis juste, plutôt que de donner une pistole à celui-ci je dois donner un écu à l’autre, puisqu’il n’a rien touché de moi. Il faut conclure de là, ô mon cher compagnon, que Dieu, plus juste encore mille fois que nous, n’aura pas tout versé aux uns pour ne rien laisser aux autres. D’alléguer l’exemple des aînés de votre monde, qui emportent dans leur partage quasi tous les biens de la maison, c’est une faiblesse des pères qui, voulant perpétuer leur nom, ont appréhendé qu’il ne se perdît ou ne s’égarât dans la pauvreté. Mais Dieu, qui n’est pas capable d’erreur, n’a eu garde d’en commettre une si grande, et puis, n’y ayant dans l’éternité de Dieu ni avant, ni après, les cadets chez lui ne sont pas plus jeunes que les aînés. »

    Je ne le cèle point que ce raisonnement m’ébranla.

    « Vous me permettrez, lui dis-je, de briser sur cette matière, parce que je ne me sens pas assez fort pour vous répondre ; je m’en vais quérir la solution de cette difficulté chez notre commun précepteur. »

    Je montai aussitôt, sans attendre qu’il me répliquât, en la chambre de cet habile démon, et, tous préambules à part, je lui proposai ce qu’on venait de m’objecter touchant l’immortalité de nos âmes, et voici ce qu’il me répondit :

    « Mon fils, ce jeune étourdi passionné de vous persuader qu’il n’est pas vraisemblable que l’âme de l’homme soit immortelle parce que Dieu serait injuste, Lui qui se dit Père commun de tous les êtres, d’en avoir avantagé une espèce et d’avoir abandonné généralement toutes les autres au néant ou à l’infortune ; ces raisons, à la vérité, brillent un peu de loin. Et quoi que je pusse lui demander comme il sait que ce qui est juste à nous, soit aussi juste à Dieu ? comme il sait que Dieu se mesure à notre aune ? comme il sait que nos lois et nos coutumes, qui n’ont été instituées que pour remédier à nos désordres, servent aussi pour tailler les morceaux de la toute-puissance de Dieu ? Je passerai toutes ces choses, avec tout ce qu’ont si divinement répondu sur cette matière les Pères de votre Église, et je vous découvrirai un mystère qui n’a point encore été révélé.

    « Vous savez, ô mon fils, que de la terre quand il se fait un arbre, d’un arbre un pourceau, d’un pourceau un homme, ne pouvons-nous donc pas croire, puisque tous les êtres en la nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes, cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte, et le mieux imaginé qui soit au monde, parce que c’est le seul qui fasse le lien de la vie brutale avec l’angélique. Que ces métamorphoses arrivent, il faut être pédant pour le nier. Ne voyons-nous pas qu’un prunier par la chaleur de son germe, comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne ; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même ; et qu’un homme mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait revivre cet animal sous une plus noble espèce. Ainsi ce grand pontife que vous voyez la mitre sur la tête était peut-être il y a soixante-ans, une touffe d’herbe dans mon jardin. Dieu donc, étant le Père commun de toutes ses créatures, quand il les aimerait toutes également, n’est-il pas bien croyable qu’après que, par cette métempsycose plus raisonnée que la pythagorique, tout ce qui sent, tout ce qui végète enfin, après que toute la matière aura passé par l’homme, alors ce grand jour du Jugement arrivera où font aboutir les prophètes, les secrets de leur philosophie. » Je redescendis très satisfait au jardin et je commençais à réciter à mon compagnon ce que notre maître m’avait appris, quand le physionome arriva pour nous conduire à la réfection et au dortoir.

    Le lendemain dès que je fus éveillé je m’en allai faire lever mon antagoniste. « C’est un aussi grand miracle, lui dis-je en l’abordant, de trouver un fort esprit comme le vôtre enseveli dans le sommeil, que de voir du feu sans action. » Il souffrit de ce mauvais compliment. « Mais, s’écria-t-il avec une colère passionnée d’amour, ne déferez-vous jamais votre bouche aussi bien que votre raison de ces termes fabuleux de miracles ? Sachez que ces noms-là diffament le nom de philosophe, et que comme le sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de miracles, de prodiges et d’événements contre nature qu’ont inventés les stupides pour excuser les faiblesses de leur entendement. »

    Je crus alors être obligé en conscience de prendre la parole pour le détromper. « Encore, lui répliquai-je, que vous ne croyiez pas aux miracles, il ne laisse pas de s’en faire, et beaucoup. J’en ai vu de mes yeux. J’ai connu plus de vingt malades guéris miraculeusement. — Vous le dites, interrompit-il, que ces gens-là ont été guéris par miracle, mais vous ne savez pas que la force de l’imagination est capable de guérir toutes les maladies que vous attribuez au surnaturel, à cause d’un certain baume naturel répandu dans nos corps contenant toutes les qualités contraires à toutes celles de chaque mal qui nous attaque : ce qui se fait quand notre imagination avertie par la douleur, va chercher en ce lieu le remède spécifique qu’elle apporte au venin. C’est là d’où vient qu’un habile médecin de notre monde conseille au malade de prendre plutôt un médecin ignorant qu’on estimera pourtant fort habile, qu’un fort habile qu’on estimera ignorant, parce qu’il se figure que notre imagination travaillant à notre santé, pourvu qu’elle soit aidée de remèdes, était capable de nous guérir ; mais que les plus puissants étaient trop faibles, quand l’imagination ne les appliquait pas.

    « Vous étonnez-vous que les premiers hommes de votre monde vivaient tant de siècles sans savoir aucune connaissance de la médecine ? non, et qu’est-ce à votre avis qui en pouvait être la cause, sinon leur nature encore dans sa force et ce baume universel qui n’est pas encore dissipé par les drogues dont vos médecins vous consument ? Ils n’avaient pour rentrer en convalescence qu’à souhaiter fortement, et s’imaginer d’être guéris. Aussi leur fantaisie vigoureuse, se plongeant dans cette huile vitale, en attirant l’élixir, et appliquant l’actif au passif, ils se trouvaient presque dans un clin d’œil aussi sains qu’auparavant : ce qui malgré la dépravation de la nature ne laisse pas de se faire encore aujourd’hui, quoiqu’un peu rarement à la vérité ; mais le populaire l’attribue à miracle. Pour moi je n’en crois rien du tout, et je me fonde sur ce qu’il est plus facile que tous ces docteurs se trompent, que cela n’est facile à faire ; car je leur demande : ce fiévreux, qui vient d’être guéri, a souhaité bien fort, comme il est vraisemblable, pendant sa maladie de se revoir en santé, il a fait des vœux, et il fallait nécessairement qu’il mourût, ou qu’il demeurât en son mal, ou qu’il guérit ; s’il fût mort, on eût dit que Dieu l’a voulu récompenser de ses peines ; ou le fera peut-être malicieusement équivoquer en disant que, selon les prières du malade, il l’a guéri de tous ces maux ; s’il fût demeuré dans son infirmité, on aurait dit qu’il n’avait pas la foi ; mais parce qu’il est guéri, c’est un miracle tout visible. N’est-il pas bien plus vraisemblable que sa fantaisie excitée par les violents désirs de la santé, a fait son opération ? Car je veux qu’il soit réchappé. Pourquoi crier miracle, puisque nous voyons beaucoup de personnes qui s’étaient vouées périr misérablement avec leurs vœux ?

    — Mais à tout le moins, lui repartis-je, si ce que vous dites de ce baume est véritable, c’est une marque de la raisonnabilité de notre âme, puisque sans se servir des instruments de notre raison, ni s’appuyer du concours de notre volonté, elle fait elle-même comme si elle était hors de nous, appliquer l’actif au passif. Or si étant séparée de nous elle est raisonnable, il faut nécessairement qu’elle soit spirituelle ; et si vous la confessez spirituelle, je conclus qu’elle est immortelle, puisque la mort n’arrive dans l’animal que par le changement des formes dont la matière seule est capable. »

    Ce jeune homme alors s’étant mis en son séant sur son lit, et m’ayant fait asseoir, discourut à peu près de cette sorte : « Pour l’âme des bêtes qui est corporelle, je ne m’étonne pas qu’elle meure, vu qu’elle n’est possible qu’une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une proportion d’organes bien concertés ; mais je m’étonne bien fort que la nôtre, intellectuelle, incorporelle et immortelle, soit contrainte de sortir de chez nous par la même cause qui fait périr celle d’un bœuf. A-t-elle fait pacte avec notre corps que, quand il aurait un coup d’épée dans le cœur, une balle de plomb dans la cervelle, une mousquetade à travers le corps, d’abandonner aussitôt sa maison trouée ? Encore manquerait-elle souvent à son contrat, car quelques-uns meurent d’une blessure dont les autres réchappent ; il faudrait que chaque âme eût fait un marché particulier avec son corps. Sans mentir, elle qui a tant d’esprit, à ce qu’on nous fait accroire, est bien enragée de sortir d’un logis quand elle voit qu’au partir de là on lui va marquer son appartement en enfer. Et si cette âme était spirituelle, et par soi-même raisonnable, comme ils disent qu’elle fût aussi capable d’intelligence quand elle est séparée de notre masse, que quand elle en est revêtue, pourquoi les aveugles-nés, avec tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauraient-ils s’imaginer ce que c’est que de voir ? Pourquoi les sourds n’entendent-ils point ? Est-ce à cause qu’ils ne sont pas encore privés par le trépas de tous leurs sens ? Quoi ! Je ne pourrai donc me servir de ma main droite, à cause que j’en ai une gauche ? Ils allèguent, pour prouver qu’elle ne saurait agir sans les sens, encore qu’elle soit spirituelle, l’exemple d’un peintre qui ne saurait faire un tableau s’il n’a des pinceaux. Oui, mais ce n’est pas à dire que le peintre qui ne peut travailler sans pinceau, quand, avec ses pinceaux, il aura encore perdu ses couleurs, ses crayons, ses toiles, et ses coquilles, qu’alors il le pourra mieux faire. Bien au contraire ! Plus d’obstacles s’opposeront à son labeur, plus il lui sera impossible de peindre. Cependant ils veulent que cette âme qui ne peut agir qu’imparfaitement, à cause de la perte d’un de ses outils dans le cours de la vie, puisse alors travailler avec perfection, quand après notre mort elle les aura tous perdus. S’ils me viennent rechanter qu’elle n’a pas besoin de ces instruments pour faire ses fonctions, je leur rechanterai qu’il faut fouetter les Quinze-Vingts, qui font semblant de ne voir goutte. — Mais, lui dis-je, si notre âme mourait, comme je vois bien que vous voulez conclure, la résurrection que nous attendons ne serait donc qu’une chimère, car il faudrait que Dieu la recréât, et cela ne serait pas résurrection. » Il m’interrompit par un hochement de tête : « Hé ! par votre foi ! s’écria-t-il, qui vous a bercé de ce Peau-d’Ane ? Quoi ! vous ? Quoi ! moi ? Quoi ! ma servante ressusciter ? — Ce n’est point, lui répondis-je, un conte fait à plaisir ; c’est une vérité indubitable que je vous prouverai. — Et moi, dit-il, je vous prouverai le contraire :

    « Pour commencer donc, je suppose que vous mangiez un mahométan ; vous le convertissez, par conséquent, en votre substance ! N’est-il pas vrai, ce mahométan, digéré, se change partie en chair, partie en sang, partie en sperme ? Vous embrasserez votre femme et de la semence, tirée tout entière du cadavre mahométan, vous jetez en moule un beau petit chrétien. Je demande : le mahométan aura-t-il son corps ? Si la terre lui rend, le petit chrétien n’aura pas le sien, puisqu’il n’est tout entier qu’une partie de celui du mahométan. Si vous me dites que le petit chrétien aura le sien, Dieu dérobera donc au mahométan ce que le petit chrétien n’a reçu que de celui du mahométan. Ainsi il faut absolument que l’un ou l’autre manque de corps !

    « Vous me répondrez peut-être que Dieu reproduira de la matière pour suppléer à celui qui n’en aura pas assez ? Oui, mais une autre difficulté nous arrête, c’est que le mahométan damné ressuscitant, et Dieu lui fournissant un corps tout neuf à cause du sien que le chrétien lui a volé, comme le corps tout seul, comme l’âme toute seule, ne fait pas l’homme, mais l’un et l’autre joints en un seul sujet, et comme le corps et l’âme sont parties aussi intégrantes de l’homme l’une que l’autre, si Dieu pétrit à ce mahométan un autre corps que le sien, ce n’est plus le même individu. Ainsi Dieu damne un autre homme que celui qui a mérité l’enfer ; ainsi ce corps a paillardé, ce corps a criminellement abusé de tous ses sens, et Dieu, pour châtier ce corps, en jette un autre feu, lequel est vierge, lequel est pur, et qui n’a jamais prêté ses organes à l’opération du moindre crime. Et ce qui serait encore bien ridicule, c’est que ce corps aurait mérité l’enfer et le paradis tout ensemble, car, en tant que mahométan, il doit être damné ; en tant que chrétien, il doit être sauvé ; de sorte que Dieu ne le saurait mettre en paradis qu’il ne soit injuste, récompensant de la gloire la damnation qu’il avait méritée comme mahométan, et ne le peut jeter en enfer qu’il ne soit injuste aussi, récompensant de la mort éternelle la béatitude qu’il avait méritée comme chrétien. Il faut donc, s’il veut être équitable, qu’il damne et sauve éternellement cet homme-là. »

    Alors, je pris la parole : « Je n’ai rien à répondre, lui repartis-je, à vos arguments sophistiques contre la résurrection, tant y a que Dieu l’a dit, Dieu qui ne peut mentir. — N’allez pas si vite, me répliqua-t-il, vous en êtes déjà à « Dieu l’a dit » ; il faut prouver auparavant qu’il y ait un Dieu, car pour moi je vous le nie tout à plat.

    Je ne m’amuserai point, lui dis-je, à vous réciter les démonstrations évidentes dont les philosophes se sont servis pour l’établir : il faudrait redire tout ce qu’ont jamais écrit les hommes raisonnables. Je vous demande seulement quel inconvénient vous encourez de le croire ; je suis bien assuré que vous ne m’en sauriez prétexter aucun. Puisque donc il est impossible d’en tirer que de l’utilité, que ne vous le persuadez-vous ? Car s’il y a un Dieu, outre qu’en ne le croyant pas, vous vous serez mécompté, vous aurez désobéi au précepte qui commande d’en croire ; et s’il n’y en a point, vous n’en serez pas mieux que nous !

    — Si fait, me répondit-il, j’en serai mieux que vous, car s’il n’y en a point, vous et moi serons à deux de jeu ; mais, au contraire, s’il y en a, je n’aurai pas pu avoir offensé une chose que je croyais n’être point, puisque, pour pécher, il faut ou le savoir ou le vouloir. Ne voyez-vous pas qu’un homme, même tant soit peu sage, ne se piquerait pas qu’un crocheteur l’eût injurié, si le crocheteur aurait pensé ne le pas faire, s’il l’avait pris pour un autre ou si c’était le vin qui l’eût fait parler ? A plus forte raison Dieu, tout inébranlable, s’emportera-t-il contre nous pour ne l’avoir pas connu, puisque c’est Lui-même qui nous a refusé les moyens de le connaître. Mais, par votre foi, mon petit animal, si la créance de Dieu nous était si nécessaire, enfin si elle nous importait de l’éternité, Dieu lui-même ne nous en aurait-il pas infus à tous des lumières aussi claires que le soleil qui ne se cache à personne ? Car de feindre qu’il ait voulu jouer entre les hommes à cligne-musette, faire comme les enfants « Toutou, le voilà », c’est-à-dire : tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser à quelques-uns pour se manifester aux autres, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux, vu que si ç’a été par la force de mon génie que je l’ai connu, c’est lui qui mérite et non pas moi, d’autant qu’il pouvait me donner une âme ou les organes imbéciles qui me l’auraient fait méconnaître. Et si, au contraire, il m’eût donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’aurait pas été ma faute, mais la sienne, puisqu’il pouvait m’en donner un si vif que je l’eusse compris. »Ces opinions diaboliques et ridicules me firent naître un frémissement par tout le corps ; je commençai alors de contempler cet homme avec un peu plus d’attention et je fus bien ébahi de remarquer sur son visage je ne sais quoi d’effroyable que je n’avais pas encore aperçu : ses yeux étaient petits et enfoncés, le teint basané, la bouche grande, le menton velu, les ongles noirs. « O Dieu ! me songeais-je aussitôt, ce misérable est réprouvé dès cette vie et possible même que c’est l’Antéchrist dont il se parle tant dans notre monde. »

    Je ne voulus pas pourtant lui découvrir ma pensée à cause de l’estime que je faisais de son esprit, et véritablement les favorables aspects dont nature avait regardé son berceau m’avaient fait concevoir quelque amitié pour lui. Je ne pus toutefois si bien me contenir que je n’éclatasse avec des imprécations qui le menaçaient d’une mauvaise fin. Mais lui, renviant sur ma colère : « Oui, s’écria-t-il, par la mort… » Je ne sais pas ce qu’il me préméditait de dire, car, sur cette entrefaite, on frappa à la porte de notre chambre et je vois entrer un grand homme noir tout velu. Il s’approcha de nous et saisissant le blasphémateur à force de corps, il l’enleva par la cheminée.

    La pitié que l’eus du sort de ce malheureux m’obligea de l’embrasser pour l’arracher des griffes de l’Éthiopien, mais il fut si robuste qu’il nous enleva tous deux, de sorte qu’en un moment nous voilà dans la nue. Ce n’était plus l’amour du prochain qui m’obligeait à le serrer étroitement, mais l’appréhension de tomber. Après avoir été je ne sais combien de jours à percer le ciel, sans savoir ce que je deviendrais, je reconnus que j’approchais de notre monde. Déjà je distinguais l’Asie de l’Europe et l’Europe de l’Afrique, déjà même mes yeux, par mon abaissement, ne pouvaient se courber au delà de l’Italie, quand le cœur me dit que ce diable sans doute emportait mon hôte aux enfers, en corps et en âme, et que c’était pour cela qu’il le passait par notre terre, à cause que l’enfer est dans son centre. J’oubliai toutefois cette réflexion et tout ce qui m’était arrivé depuis que le diable était notre voiture, à la frayeur que me donna la vue d’une montagne tout en feu que je touchai quasi. L’objet de ce brûlant spectacle me fit crier « Jésus Maria ». J’avais à peine achevé la dernière lettre que je me trouvais étendu sur des bruyères au coupeau d’une petite colline, et deux ou trois pasteurs autour de moi qui récitaient des litanies et me parlaient italien. « Oh ! m’écriais-je alors, Dieu soit loué ! J’ai donc enfin trouvé des chrétiens au monde de la lune. Hé ! dites-moi, mes amis, en quelle province de votre monde suis-je maintenant ? — En Italie, me répondirent-ils.

    — Comment, interrompis-je, y a-t-il une Italie aussi au monde de la lune ? » J’avais encore si peu réfléchi sur cet accident que je ne m’étais pas encore aperçu qu’ils me parlaient italien et que je leur répondais de même.

    Quand donc je fus tout à fait désabusé et que rien ne m’empêcha plus de connaître que j’étais de retour en ce monde, je me laissai conduire où ces paysans voulurent me mener. Mais je n’étais pas encore arrivé aux portes de… que tous les chiens de la ville se vinrent précipiter sur moi, et sans que la peur me jetât dans une maison où je mis barre entre nous, j’étais infailliblement englouti.

    Un quart d’heure après, comme je me reposais dans ce logis, voici qu’on entend à l’entour un sabbat de tous les chiens, je crois, du royaume ; on y voyait depuis le dogue jusqu’au bichon, hurlant de plus épouvantable furie que s’ils eussent fait l’anniversaire de leur premier Adam.

    Cette aventure ne causa pas peu d’admiration à toutes les personnes qui la virent ; mais aussitôt que j’eus éveillé mes rêveries sur cette circonstance, je m’imaginai tout à l’heure que ces animaux étaient acharnés contre moi à cause du monde d’où je venais ; « car, disais-je en moi-même, comme ils ont accoutumé d’aboyer à la lune pour la douleur qu’elle leur fait de si loin, sans doute ils se sont voulu jeter dessus moi parce que je sens la lune, dont l’odeur les fâche. »

    Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai tout nu au soleil dessus une terrasse. Je m’y hâlai quatre ou cinq heures durant au bout desquelles je descendis, et les chiens, ne sentant plus l’influence qui m’avait fait leur ennemi, s’en retournèrent chacun chez soi.

    Je m’enquis au port quand un vaisseau partirait pour la France, et lorsque je fus embarqué, je n’eus l’esprit tendu qu’à ruminer aux merveilles de mon voyage. J’admirai mille fois la Providence de Dieu qui avait reculé ces hommes, naturellement impies, en un lieu où ils ne pussent corrompre ses bien-aimés, et les avait punis de leur orgueil en les abandonnant à leur propre suffisance. Aussi je ne doute point qu’il n’ait différé jusqu’ici d’envoyer leur prêcher l’Évangile, parce qu’il savait qu’ils en abuseraient et que cette résistance ne servirait qu’à leur faire mériter une plus rude punition dans l’autre monde.


    Enfin notre vaisseau surgit au havre de Toulon ; et d’abord après avoir rendu grâce aux vents et aux étoiles, pour la félicité du voyage, chacun s’embrassa sur le port, et se dit adieu. Pour moi, parce qu’au monde de la lune d’où j’arrivais, l’argent se met au nombre des contes faits à plaisir, et que j’en avais comme perdu la mémoire, le pilote se contenta, pour le nolage, de l’honneur d’avoir porté dans son navire un homme tombé du ciel. Rien ne nous empêcha donc d’aller jusqu’auprès de Toulouse, chez un de mes amis. Je brûlais de le voir, pour la joie que j’espérais lui causer, au récit de mes aventures. Je ne serai point ennuyeux à vous réciter tout ce qui m’arriva sur le chemin ; je me lassai, je me reposai, j’eus soif, j’eus faim, je bus, je mangeai au milieu de vingt ou trente chiens qui composaient sa meute. Quoique je fusse en fort mauvais ordre, maigre, et rôti du hâle, il ne laissa pas de me reconnaître ;

    Transporté de ravissement, il me sauta au cou, et, après m’avoir baisé plus de cent fois, tout tremblant d’aise, il m’entraîna dans son château, où sitôt que les larmes eurent fait place à la voix : « Enfin, s’écria-t-il, nous vivons et nous vivrons, malgré tous les accidents dont la Fortune a ballotté notre vie. Mais, bons dieux ! il n’est donc pas vrai le bruit qui courut que vous aviez été brûlé en Canada, dans ce grand feu d’artifice duquel vous fûtes l’inventeur ? Et cependant deux ou trois personnes de créance, parmi ceux qui m’en apportèrent les tristes nouvelles, m’ont juré avoir vu et touché cet oiseau de bois dans lequel vous fûtes ravi. Ils me contèrent, que par malheur vous étiez entré dedans au moment qu’on y mit le feu, et que la rapidité des fusées qui brûlaient tout alentour, vous enleva si haut que l’assistance vous perdit de vue. Et vous fûtes, à ce qu’ils protestent, consumé de telle sorte, que la machine étant retombée, on n’y trouva que fort peu de vos cendres. — Ces cendres, lui répondis-je, monsieur, étaient donc celles de l’artifice même, car le feu ne m’endommagea en façon quelconque. L’artifice était attaché en dehors, et sa chaleur par conséquent ne pouvait pas m’incommoder.

    « Or vous saurez qu’aussitôt que le salpêtre fut à bout, l’impétueuse ascension des fusées ne soutenant plus la machine, elle tomba en terre. Je la vis choir ; et lorsque je pensais culbuter avec elle, je fus bien étonné de sentir que je montais vers la lune. Mais il faut vous expliquer la cause d’un effet que vous prendriez pour un miracle.

    « Je m’étais le jour de cet accident, à cause de certaines meurtrissures, frotté de moelle tout le corps ; mais parce que nous étions en décours, et que la lune pour lors attire la moelle, elle absorba si goulûment celle dont ma chair était imbue, principalement quand ma boîte fut arrivée au-dessus de la moyenne région, où il n’y avait point de nuages interposés pour en affaiblir l’influence, que mon corps suivit cette attraction. Et je vous proteste qu’elle continua de me sucer si longtemps, qu’à la fin j’abordai ce monde qu’on appelle ici la lune. »

    Je lui racontai ensuite fort au long, toutes les particularités de mon voyage ; et M. de Colignac ravi d’entendre des choses si extraordinaires, me conjura de les rédiger par écrit. Moi qui aime le repos je résistai longtemps, à cause des visites qu’il était vraisemblable que cette publication m’attirerait. Toutefois, honteux du reproche dont il me rabattait, de ne pas faire assez de compte de ses prières, je me résolus enfin de le satisfaire.

    Je mis donc la plume à la main, et à mesure que j’achevais un cahier, impatient de ma gloire qui lui démangeait plus que la sienne, il allait à Toulouse le prôner dans les plus belles assemblées. Comme on l’avait en réputation d’un des plus forts génies de son siècle, mes louanges dont il semblait l’infatigable écho, me firent connaître de tout le monde. Déjà les graveurs, sans m’avoir vu, avaient buriné mon image ; et la ville retentissait, dans chaque carrefour, du gosier enroué des colporteurs qui criaient à tue-tête : Voilà le portrait de l’auteur des États et Empires de la Lune. Parmi les gens qui lurent mon livre, il se rencontra beaucoup d’ignorants qui le feuilletèrent. Pour contrefaire les esprits de la grande volée, ils applaudirent comme les autres, jusqu’à battre des mains à chaque mot, de peur de se méprendre, et tout joyeux s’écrièrent : « Qu’il est bon ! » aux endroits qu’ils n’entendaient point. Mais la superstition travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës, sous la chemise d’un sot, leur rongea tant le cœur, qu’ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de philosophe (laquelle aussi bien leur était un habit mal fait), que d’en répondre au jour du jugement.

    Voilà donc la médaille renversée, c’est à qui chantera la palinodie. L’ouvrage dont ils avaient fait tant de cas, n’est plus qu’un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de Peau-d’Ane à bercer les enfants ; et tel n’en connaît pas seulement la syntaxe qui condamne l’auteur à porter une bougie à Saint Mathurin.

    Ce contraste d’opinions entre les habiles et les idiots, augmenta son crédit. Peu après, les copies en manuscrit se vendirent sous le manteau ; tout le monde, et ce qui est hors du monde, c’est-à-dire depuis le gentilhomme jusqu’au moine, acheta cette pièce : les femmes mêmes prirent parti. Chaque famille se divisa, et les intérêts de cette querelle allèrent si loin, que la ville fut partagée en deux factions, la lunaire et l’antilunaire.

    On était aux escarmouches de la bataille, quand un matin je vis entrer dans la chambre de Colignac, neuf ou dix barbes à longue robe, qui d’abord lui parlèrent ainsi : « Monsieur, vous savez qu’il n’y a pas un de nous en cette compagnie qui ne soit votre allié, votre parent ou votre ami, et que par conséquent, il ne vous peut rien arriver de honteux qui ne nous rejaillisse sur le front. Cependant nous sommes informés de bonne part que vous retirez un sorcier dans votre château. — Un sorcier ! s’écria Colignac ; ô dieux ! nommez-le-moi ! Je vous le mets entre les mains. Mais il faut prendre garde que ce ne soit une calomnie. — Hé quoi ! monsieur, interrompit l’un des plus vénérables, y a-t-il aucun parlement qui se connaisse en sorciers comme le nôtre ? Enfin, mon cher neveu, pour ne vous pas davantage tenir en suspens, le sorcier que nous accusons est l’auteur des États et Empires de la Lune ; il ne saurait pas nier qu’il ne soit le plus grand magicien de l’Europe, après ce qu’il avoue lui-même. Comment ! avoir monté à la lune, cela se peut-il, sans l’entremise de… Je n’oserais nommer la bête ; car enfin, dites-moi, qu’allait-il faire chez la lune ? — Belle demande ! interrompit un autre ; il allait assister au sabbat qui s’y tenait possible ce jour-là : et, en effet vous voyez qu’il eut accointance avec le démon de Socrate. Après cela, vous étonnez-vous que le diable l’ait, comme il dit, rapporté en ce monde ?

    Mais quoi qu’il en soit, voyez-vous, tant de lunes, tant de cheminées, tant de voyages par l’air, ne valent rien, je dis rien du tout ; et entre vous et moi (à ces mots, il approcha sa bouche de son oreille) je n’ai jamais vu de sorcier qui n’eût commerce avec la lune. »

    Ils se turent après ces bons avis ; et Colignac demeura tellement ébahi de leur commune extravagance, qu’il ne put jamais dire un mot. Ce que voyant un vénérable butor, qui n’avait point encore parlé : « Voyez-vous, dit-il, notre parent, nous connaissons où vous tient l’enclouure ; le magicien est une personne que vous aimez ; mais n’appréhendez rien ; à votre considération, les choses iront à la douceur vous n’avez seulement qu’à nous le mettre entre les mains ; et pour l’amour de vous, nous engageons notre honneur de le faire brûler sans scandale. »

    A ces mots, Colignac, quoique ses poings dans ses côtés, ne put se contenir ; un éclat de rire le prit, qui n’offensa pas peu messieurs ses parents ; de sorte qu’il ne fut pas en son pouvoir de répondre à aucun point de leur harangue, que par des ha a a a, ou des ho o o o ; Si bien que nos messieurs très scandalisés s’en allèrent, je dirais avec leur courte honte, si elle n’avait duré jusqu’à Toulouse. Quand ils furent partis, je tirai Colignac dans son cabinet, où sitôt que j’eus fermé la porte dessus nous : « Comte, lui dis-je, ces ambassadeurs à long poil me semblent des comètes chevelues ; j’appréhende que le bruit dont ils ont éclaté ne soit le tonnerre de la foudre qui s’ébranle pour choir. Quoique leur accusation soit ridicule, et possible un effet de leur stupidité, je ne serais pas moins mort, quand une douzaine d’habiles gens qui m’auraient vu griller, diraient que mes juges sont des sots. Tous les arguments dont ils prouveraient mon innocence ne me ressusciteraient pas ; et mes cendres demeureraient tout aussi froides dans un tombeau, qu’à la voirie. C’est pourquoi sauf votre meilleur avis, je serais fort joyeux de consentir à la tentation qui me suggère de ne leur laisser en cette province que mon portrait ; car j’enragerais au double de mourir pour une chose à laquelle je ne crois guère. » Colignac n’eut quasi pas la patience d’attendre que l’eusse achevé pour répondre. D’abord, toutefois, il me railla ; mais quand il vit que je le prenais sérieusement : « Ha ! par la mort ! s’écria-t-il d’un visage alarmé, on ne vous touchera point au bord du manteau, que moi, mes amis, mes vassaux, et tous ceux qui me considèrent, ne périssent auparavant. Ma maison est telle, qu’on ne la peut forcer sans canon ; elle est très avantageuse d’assiette, et bien flanquée. Mais je suis fou de me précautionner contre des tonnerres de parchemin. Ils sont, lui répliquai-je, quelquefois plus à craindre que ceux de la moyenne région. »

    De là en avant nous ne parlâmes que de nous réjouir. Un jour nous chassions, un autre nous allions à la promenade, quelquefois nous recevions visite, et quelquefois nous en rendions ; enfin nous quittions toujours chaque divertissement, avant que ce divertissement eût pu nous ennuyer.

    Le marquis de Cussan, voisin de Colignac, homme qui se connaît aux bonnes choses, était ordinairement avec nous, et nous avec lui ; et pour rendre les lieux de notre séjour encore plus agréables par ce changement, nous allions de Colignac à Cussan, et revenions de Cussan à Colignac. Les plaisirs innocents dont le corps est capable, ne faisaient que la moindre partie. De tous ceux que l’esprit peut trouver dans l’étude et la conversation, aucun ne nous manquait ; et nos bibliothèques unies comme nos esprits, appelaient tous les doctes dans notre société. Nous mêlions la lecture à l’entretien ; l’entretien à la bonne chère, celle-là à la pêche ou à la chasse, aux promenades ; et en un mot, nous jouissions pour ainsi dire et de nous-mêmes, et de tout ce que la nature a produit de plus doux pour notre usage, et ne mettions que la raison pour borne à nos désirs.

    Cependant ma réputation contraire à mon repos, courait les villages circonvoisins, et les villes mêmes de la province. Tout le monde, attiré par ce bruit prenait prétexte de venir voir le seigneur pour voir le sorcier. Quand je sortais du Château, non seulement les enfants et les femmes, mais aussi les hommes, me regardaient comme la Bête, surtout le pasteur de Colignac, qui par malice ou par ignorance, était en secret le plus grand de mes ennemis. Cet homme simple en apparence et dont l’esprit bas et naïf était infiniment plaisant en ses naïvetés, était en effet très méchant ; il était vindicatif jusqu’à la rage ; calomniateur, comme quelque chose de plus qu’un Normand ; et si chicaneur, que l’amour de la chicane était sa passion dominante. Ayant longtemps plaidé contre son seigneur, qu’il haïssait d’autant plus qu’il l’avait trouvé ferme contre ses attaques, il en craignait le ressentiment, et, pour l’éviter, avait voulu permuter son bénéfice. Mais soit qu’il eût changé de dessein, ou seulement qu’il eût différé pour se venger de Colignac, en ma personne, pendant le séjour qu’il ferait en ses terres, il s’efforçait de persuader le contraire, bien que des voyages qu’il faisait bien souvent à Toulouse en donnassent quelque soupçon. Il y faisait mille contes ridicules de mes enchantements ; et la voix de cet homme malin, se joignant à celle des simples et des ignorants, y mettait mon nom en exécration.

    On n’y parlait plus de moi que comme d’un nouvel Agrippa, et nous sûmes qu’on y avait même informé contre moi à la poursuite du curé, lequel avait été précepteur de ses enfants. Nous en eûmes avis par plusieurs personnes qui étaient dans les intérêts de Colignac et du marquis ; et bien que l’humeur grossière de tout un pays nous fût un sujet d’étonnement et de risée, je ne laissai pas de m’en effrayer en secret, lorsque je considérais de plus près les suites fâcheuses que pourrait avoir cette erreur. Mon bon génie sans doute m’inspirait cette frayeur, il éclairait ma raison de toutes ces lumières pour me faire voir le précipice où j ’allais tomber ; et non content de me conseiller ainsi tacitement, se voulut déclarer plus expressément en ma faveur.

    Une nuit des plus fâcheuses qui fût jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levai aussitôt que l’aurore ; et pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit était encore offusqué, j’entrai dans le jardin, où la verdure, les fleurs et les fruits, l’artifice et la nature, enchantaient l’âme et les yeux, lorsqu’en même instant j’aperçus le marquis qui s’y promenait seul dans une grande allée, laquelle coupait le parterre en deux. Il avait le marcher lent et le visage pensif. Je restai fort surpris de le voir contre sa coutume si matineux ; cela me fit hâter mon abord pour lui en demander la cause. Il me répondit que quelques fâcheux songes dont il avait été travaillé, l’avaient contraint de venir plus matin qu’à son ordinaire, guérir un mal au jour que lui avait causé l’ombre. Je lui confessai qu’une semblable peine m’avait empêché de dormir, et je lui en allais conter le détail ; mais comme j’ouvrais la bouche, nous aperçûmes, au coin d’une palissade qui croisait dans la nôtre, Colignac qui marchait à grands pas. De si loin qu’il nous aperçut :

    « Vous voyez, s’écria-t-il, un homme qui vient d’échapper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit capable de faire tourner le cerveau. A peine ai-je eu le loisir de mettre mon pourpoint, que je suis descendu pour vous le conter ; mais vous n’étiez plus ni l’un, ni l’autre, dans vos chambres. C’est pourquoi je suis accouru au jardin, me doutant que vous y seriez. » En effet le pauvre gentilhomme était presque hors d’haleine. Sitôt qu’il l’eut reprise, nous l’exhortâmes de se décharger d’une chose, qui pour être souvent fort légère, ne laisse pas de peser beaucoup. « C’est mon dessein, nous répliqua-t-il ; mais auparavant asseyons-nous. »

    Un cabinet de jasmin nous présenta tout à propos de la fraîcheur et des sièges ; nous nous y retirâmes, et, chacun s’étant mis à son aise, Colignac poursuivit ainsi : « Vous saurez qu’après deux ou trois sommes durant lesquels je me suis trouvé parmi beaucoup d’embarras, dans celui que j’ai fait environ le crépuscule de l’aurore, il m’a semblé que mon cher hôte que voilà, était entre le marquis et moi, et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un grand monstre noir qui n’était que de têtes, nous l’est venu tout d’un coup arracher. Je pense même qu’il l’allait précipiter dans un bûcher allumé proche de là, car il le balançait déjà sur les flammes ; mais une fille semblable à celle des Muses, qu’on nomme Euterpe, s’est jetée aux genoux d’une dame qu’elle a conjurée de le sauver (cette dame avait le port et les marques dont se servent nos peintres pour représenter la nature). A peine a-t-elle eu le loisir d’écouter les prières de sa suivante, que, tout étonnée : « Hélas ! a-t-elle crié, c’est un de mes amis ! » Aussitôt elle a porté à sa bouche une espèce de sarbacane, et a tant soufflé par le canal, sous les pieds de mon cher hôte, qu’elle l’a fait monter dans le ciel, et l’a garanti des cruautés du monstre à cent têtes. J’ai crié après lui fort longtemps ce me semble, et l’ai conjuré de ne pas s’en aller sans moi, quand une infinité de petits anges tout ronds qui se disaient enfants de l’aurore, m’ont enlevé au même pays, vers lequel il paraissait voler, et m’ont fait voir des choses que je ne vous raconterai point, parce que je les tiens trop ridicules. » Nous le suppliâmes de ne pas laisser de nous les dire. « Je me suis imaginé, continua-t-il, être dans le soleil, et que le soleil était un monde. Je n’en serais pas même encore désabusé, sans le hennissement de mon barbe, qui me réveillant, m’a fait voir que j’étais dans mon lit. »

    Quand le marquis connut que Colignac avait achevé : « Et vous, dit-il, monsieur Dyrcona, quel a été le vôtre ? — Pour le mien, répondis-je, encore qu’il ne soit pas des vulgaires, je le mets en compte de rien. Je suis bilieux, mélancolique ; c’est la cause pourquoi depuis que je suis au monde, mes songes m’ont sans cesse représenté des cavernes et du feu.

    « Dans mon plus bel âge il me semblait en dormant que, devenu léger, je m’enlevais jusqu’aux nues, pour éviter la rage d’une troupe d’assassins qui me poursuivaient ; mais qu’au bout d’un effort fort long et fort vigoureux, il se rencontrait toujours quelque muraille, après avoir volé par-dessus beaucoup d’autres, au pied de laquelle, accablé de travail, je ne manquais point d’être arrêté. Ou bien si je m’imaginais prendre ma volée droit en haut, encore que j’eusse avec les bras nagé fort longtemps dans le ciel, je ne laissais pas de me rencontrer toujours proche de terre ; et contre toute raison sans qu’il me semblât être devenu ni las ni lourd, mes ennemis ne faisaient qu’étendre la main, pour me saisir par le pied, et m’attirer à eux. Je n’ai guère eu que des songes semblables à celui-là, depuis que je me connais, hormis que cette nuit après avoir longtemps volé comme de coutume, et m’être plusieurs fois échappé de mes persécuteurs, il m’a semblé qu’à la fin je les ai perdus de vue, et que, dans un ciel libre et fort éclairé, mon corps soulagé de toute pesanteur, j’ai poursuivi mon voyage jusque dans un palais, où se composent la chaleur et la lumière. J’y aurais sans doute remarqué bien d’autres choses ; mais mon agitation pour voler m’avait tellement approché du bord du lit, que je suis tombé dans la ruelle, le ventre tout nu sur le plâtre, et les yeux fort ouverts. Voilà, messieurs, mon songe tout au long, que je n’estime qu’un pur effet de ces deux qualités qui prédominent à mon tempérament ; car encore que celui-ci diffère un peu de ceux qui m’arrivent toujours, en ce que j’ai volé jusqu’au ciel sans rechoir, j’attribue ce changement au sang, qui s’est répandu par la joie de nos plaisirs d’hier, plus au large qu’à son ordinaire, a pénétré la mélancolie, et lui a ôté en la soulevant cette pesanteur qui me faisait retomber. Mais après tout c’est une Science où il y a fort à deviner.

    — Ma foi, continua Cussan, vous avez raison, c’est un pot-pourri de toutes les choses à quoi nous avons pensé en veillant, une monstrueuse chimère, un assemblage d’espèces confuses que la fantaisie, qui dans le sommeil n’est plus guidée par la raison, nous présente sans ordre, et dont toutefois en les tordant nous croyons étreindre le vrai sens, et tirer des songes comme des oracles une science de l’avenir ; mais par ma foi je n’y trouvais aucune autre conformité, sinon que les songes comme les oracles ne peuvent être entendus. Toutefois jugez par le mien qui n’est point extraordinaire, de la valeur de tous les autres. J’ai songé que j’étais fort triste, je rencontrais partout Dyrcona qui nous réclamait. Mais, sans davantage m’alambiquer le cerveau à l’explication de ces noires énigmes, je vous développerai en deux mots leur sens mystique. C’est par ma foi qu’à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que si j’en suis cru, nous irons essayer d’en faire de meilleurs à Cussan. — Allons-y donc, me dit le comte, puisque ce trouble-fête en a tant envie. » Nous délibérâmes de partir le jour même. Je les suppliai de se mettre donc en chemin devant, parce que j’étais bien aise (ayant, comme ils venaient de conclure, à y séjourner un mois) d’y faire porter quelques livres. Ils en tombèrent d’accord, et aussitôt après déjeuner, mirent le cul sur la selle. Ma foi ! cependant je fis un ballot des volumes que je m’imaginai n’être pas à la bibliothèque de Cussan, dont je chargeai un mulet ; et je sortis environ sur les trois heures, monté sur un très bon coureur. Je n’allais pourtant qu’au pas, afin d’accompagner ma petite bibliothèque, et pour enrichir mon âme avec plus de loisir des libéralités de ma vue. Mais écoutez une aventure qui vous surprendra.

    J’avais avancé plus de quatre lieues, quand je me trouvai dans une contrée que je pensais indubitablement avoir vue autre part. En effet, je sollicitai tant ma mémoire de me dire d’où je connaissais ce paysage, que la présence des objets excitant les images, je me souvins que c’était justement le lieu que j ’avais vu en songe la nuit passée. Cette rencontre bizarre eût occupé mon attention plus de temps qu’il ne l’occupa, sans une étrange apparition par qui j’en fus réveillé. Un spectre (au moins je le pris pour tel), se présentant à moi au milieu du chemin, saisit mon cheval par la bride. La taille de ce fantôme était énorme, et par le peu qui paraissait de ses yeux, il avait le regard triste et rude. Je ne saurais pourtant dire s’il était beau ou laid, car une longue robe tissue des feuillets d’un livre de plainchant, le couvrait jusqu’aux ongles, et son visage était caché d’une carte où l’on avait écrit l’In Principio. Les premières paroles que le fantôme proféra : « Satanus Diabolas ! cria-t-il tout épouvanté, je te conjure par le grand Dieu vivant… » A ces mots il hésita ; mais répétant toujours le grand Dieu vivant, et cherchant d’un visage effaré son pasteur pour lui souffler le reste, quand il vit que, de quelque côté qu’il allongeât la vue, son pasteur ne paraissait point, un si effroyable tremblement le saisit, qu’à force de claquer, la moitié de ses dents en tombèrent, et les deux tiers de la gamme sous lesquels il était gisant, s’écartèrent en papillotes. Il se retourna pourtant vers moi, et d’un regard ni doux ni rude, où je voyais son esprit flotter pour résoudre lequel serait plus à propos de s’irriter ou de s’adoucir : « Ho bien, dit-il, Satanus Diabolas, par le sangué ! Je te conjure, au nom de Dieu, et de Monsieur Saint Jean, de me laisser faire ; car si tu grouilles ni pied ni patte, diable emporte je t’étriperai. »

    Je tiraillais contre lui la bride de mon cheval ; mais les éclats de rire qui me suffoquaient m’ôtèrent toute force. Ajoutez à cela qu’une cinquantaine de villageois sortirent de derrière une haie, marchant sur leurs genoux, et s’égosillant à chanter Kyrie eleison. Quand ils furent assez proche, quatre des plus robustes, après avoir trempé leurs mains dans un bénitier que tenait tout exprès le serviteur du presbytère, me prirent au collet. J’étais à peine arrêté, que je vis paraître messire Jean, lequel tira dévotement son étole dont il me garrotta ; et ensuite une cohue de femmes et d’enfants, qui malgré toute ma résistance me cousirent dans une grande nappe ; au reste j’en fus si bien entortillé, qu’on ne me voyait que la tête. En cet équipage, ils me portèrent à Toulouse comme s’ils m’eussent porté au monument. Tantôt l’un s’écriait que sans cela il y aurait eu famine, parce que lorsqu’ils m’avaient rencontré, j’allais assurément jeter le sort sur les blés ; et puis j’en entendais un autre qui se plaignait que le claveau n’avait commencé dans sa bergerie, que d’un dimanche, qu’au sortir de vêpres je lui avais frappé sur l’épaule. Mais ce qui malgré tous mes désastres, me chatouilla de quelque émotion pour rire, fut le cri plein d’effroi d’une jeune paysanne après son fiancé, autrement le fantôme, qui m’avait pris mon cheval (car vous saurez que le rustre s’était acalifourchonné dessus, et déjà comme sien le talonnait de bonne guerre) : « Misérable, glapissait son amoureuse, es-tu donc borgne ? Ne vois-tu pas que le cheval du magicien est plus noir que charbon, et que c’est le diable en personne qui t’emporte au sabbat ? » Notre pitaut, d’épouvante, en culbuta par-dessus la croupe ; ainsi mon cheval eut la clef des champs.

    Ils consultèrent s’ils se saisiraient du mulet, et délibérément que oui ; mais ayant décousu le paquet, et au premier volume qu’ils ouvrirent s’étant rencontré la Physique de M. Descartes, quand ils aperçurent tous les cercles par lesquels ce philosophe a distingué le mouvement de chaque planète, tous d’une voix hurlèrent que c’était les cernes que je traçais pour appeler Belzébuth. Celui qui le tenait le laissa choir d’appréhension, et par malheur en tombant il s’ouvrit dans une page où sont expliquées les vertus de l’aimant ; je dis par malheur, pour ce qu’à l’endroit dont je parle il y a une figure de cette pierre métallique, où les petits corps qui se déprennent de sa masse pour accrocher le fer sont représentés comme des bras. A peine un de ces marauds l’aperçut, que je l’entendis s’égosiller que c’était là le crapaud qu’on avait trouvé dans l’auge de l’écurie de son cousin Fiacre, quand ses chevaux moururent. A ce mot, ceux qui avaient paru les plus échauffés, rengainèrent leurs mains dans leur sein, ou se regantèrent de leurs pochettes. Messire Jean de son côté criait, à gorge déployée, qu’on se gardât de toucher à rien, que tous ces livres-là étaient de francs grimoires, et le mulet un Satan. La canaille ainsi épouvantée, laissa partir le mulet en paix. Je vis pourtant Mathurine, la servante de M. le curé, qui le chassait vers l’étable du presbytère de peur qu’il n’allât dans le cimetière polluer l’herbe des trépassés.

    Il était bien sept heures du soir, quand nous arrivâmes à un bourg, où pour me rafraîchir on me traîna dans la geôle ; car le lecteur ne me croirait pas, si je disais qu’on m’enterra dans un trou, et cependant il est si vrai qu’avec une pirouette j’en visitai toute l’étendue. Enfin il n’y a personne qui, me voyant en ce lieu, ne m’eût pris pour une bougie allumée sous une ventouse. D’abord que mon geôlier me précipita dans cette caverne : « Si vous me donnez, lui dis-je, ce vêtement de pierre pour un habit, il est trop large ; mais si c’est pour un tombeau, il est trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuits ; des cinq sens il ne me reste l’usage que de deux, l’odorat et le toucher : l’un, pour me faire sentir les puanteurs de ma prison ; l’autre, pour me la rendre palpable. En vérité je vous l’avoue, je crois être damné, si je ne savais qu’il n’entre point d’innocents en enfer. »

    A ce mot d’innocent, mon geôlier s’éclata de rire :

    « Et par ma foi, dit-il, vous êtes donc de nos gens ? Car je n’en ai jamais tenu sous ma clef que de ceux-là. » Après d’autres compliments de cette nature, le bonhomme prit la peine de me fouiller, je ne sais pas à quelle intention ; mais par la diligence qu’il employa, je conjecture que c’était pour mon bien. Ses recherches étant demeurées inutiles, à cause que durant la bataille de Diabolas, j’avais glissé mon or dans mes chausses ; quand, au bout d’une très exacte anatomie, il se trouva les mains aussi vides qu’auparavant, peu s’en fallut que je ne mourusse de crainte, comme il pensa mourir de douleur.

    « Ho ! vertubleu ! s’écria-t-il, l’écume dans la bouche, je l’ai bien vu d’abord que c’était un sorcier ! il est gueux comme le diable. Va, va, continua-t-il, mon camarade, songe de bonne heure à ta conscience. » Il avait à peine achevé ces paroles, que j’entendis le carillon d’un trousseau de clefs, où il choisissait celle de mon cachot. Il avait le dos tourné ; c’est pourquoi de peur qu’il ne se vengeât du malheur de sa visite, je tirai dextrement de leur cachet trois pistoles, et je lui dis

    « Monsieur le concierge, voilà une pistole ; je vous supplie de me faire apporter un morceau, je n’ai pas mangé depuis onze heures. » Il la reçut fort gracieusement, et me protesta que mon désastre le touchait. Quand je connus son cœur adouci :

    « En voilà encore une, continuai-je, pour reconnaître la peine que je suis honteux de vous donner. »

    Il ouvrit l’oreille, le cœur et la main ; et j’ajoutai, lui en comptant trois, au lieu de deux, que par cette troisième je le suppliais de mettre auprès de moi l’un de ses garçons pour me tenir compagnie, parce que les malheureux doivent craindre la solitude.

    Ravi de ma prodigalité, il me promit toutes choses, m’embrassa les genoux, déclama contre la justice, me dit qu’il voyait bien que j’avais des ennemis, mais que j’en viendrais à mon honneur, que j’eusse bon courage, et qu’au reste il s’engageait, auparavant qu’il fût trois jours de faire blanchir mes manchettes. Je le remerciai très sérieusement de sa courtoisie, et après mille accolades dont il pensa m’étrangler, ce cher ami verrouilla et reverrouilla la porte.

    Je demeurai tout seul, et fort mélancolique, le corps arrondi sur un botteau de paille en poudre : elle n’était pas pourtant si menue, que plus de cinquante rats ne la broyassent encore. La voûte, les murailles et le plancher étaient composés de six pierres de tombe, afin qu’ayant la mort dessus, dessous, et à l’entour de moi, je ne pusse douter de mon enterrement. La froide bave des limas, et le gluant venin des crapauds me coulaient sur le visage ; les poux y avaient les dents plus longues que le corps. Je me voyais travaillé de la pierre, qui ne me faisait pas moins de mal pour être externe ; enfin je pense que pour être Job, il ne me manquait plus qu’une femme et un pot cassé.

    Je vainquis là pourtant toute la dureté de deux heures très difficiles, quand le bruit d’une grosse de clefs, jointe à celui des verrous de ma porte, me réveilla de l’attention que je prêtais à mes douleurs. En suite du tintamarre, j’aperçus, à la clarté d’une lampe, un puissant rustaud. Il se déchargea d’une terrine entre mes jambes : « Eh ! là là, dit-il, ne vous affligez point ; voilà du potage aux choux, que quand ce serait… Tant y a c’est de la propre soupe de maîtresse ; et si par ma foi, comme dit l’autre, on n’en a pas ôté une goutte de graisse. » Disant cela il trempa ses cinq doigts jusqu’au fond, pour m’inviter d’en faire autant. Je travaillai après l’original, de peur de le décourager ; et lui d’un œil de jubilation : « Morguienne, s’écria-t-il, vous êtes bon frère ! On dit qu’ou z’avez des envieux, jerniguay sont des traîtres, oui, testiguay sont des traîtres : hé ! qu’ils y viennent donc pour voir ! Oh ! bien, bien, tant y a, toujours va qui danse. » Cette naïveté m’enfla par deux ou trois fois la gorge pour en rire. Je fus pourtant si heureux que de m’en empêcher. Je voyais que la fortune semblait m’offrir en ce maraud une occasion pour ma liberté ; c’est pourquoi il m’était très important de choyer ses bonnes grâces ; car d’échapper par d’autres voies, l’architecte qui bâtit ma prison, y ayant fait plusieurs entrées, ne s’était pas souvenu d’y faire une sortie. Toutes ces considérations furent cause que pour le sonder, je lui parlai ainsi : « Tu es pauvre, mon grand ami, n’est-il pas vrai ? -Hélas ! monsieur, répondit le rustre, quand vous arriveriez de chez le devin, vous n’auriez pas mieux frappé au but. — Tiens donc, continuai-je, prends cette pistole. »

    Je trouvai sa main si tremblante, lorsque je la mis dedans, qu’à peine la put-il fermer. Ce commencement me sembla de mauvais augure ; toutefois je reconnus bientôt par la ferveur de ses remerciements, qu’il n’avait tremblé que de joie ; cela fut cause que je poursuivis : « Mais si tu étais homme à vouloir participer à l’accomplissement d’un vœu que j’ai fait, vingt pistoles (outre le salut de ton âme) seraient à toi comme ton chapeau ; car tu sauras qu’il n’y a pas un bon quart d’heure, enfin un moment auparavant ton arrivée, qu’un ange m’est apparu et m’a promis de faire connaître la justice de ma cause, pourvu que j’aille demain faire dire une messe à Notre-Dame de ce bourg au grand autel. J’ai voulu m’excuser sur ce que j’étais enfermé trop étroitement ; mais il m’a répondu qu’il viendrait un homme envoyé du geôlier pour me tenir compagnie, auquel je n’aurais qu’à commander de sa part de me conduire à l’église, et me reconduire en prison ; que je lui recommandasse le secret, et d’obéir sans réplique, sur peine de mourir dans l’an ; et s’il doutait de ma parole, je lui dirais, aux enseignes qu’il est confrère du Scapulaire. » Or le lecteur saura qu’auparavant j’avais entrevu par la fente de sa chemise un scapulaire qui me suggéra toute la tissure de cette apparition : « Et oui-da, dit-il, mon bon seigneur, je ferons ce que l’ange nous a commandé. Mais il faut donc que ce soit à neuf heures, parce que notre maître sera pour lors à Toulouse aux accordailles de son fils avec la fille du maître des hautes œuvres. Dame, écoutez, le bourriau a un nom aussi bien qu’un ciron. On dit qu’elle aura de son père en mariage, autant d’écus comme il en faut pour la rançon d’un roi. Enfin elle est belle et riche ; mais ces morceaux-là n’ont garde d’arriver, à un pauvre garçon. Hélas ! mon bon monsieur, faut que vous sachiez… » Je ne manquai pas à cet endroit de l’interrompre ; car je pressentais par ce commencement de digression, une longue enchaînure de coq-à-l’âne. Or après que nous eûmes bien digéré notre complot, le rustaud prit congé de moi.

    Il ne manqua pas le lendemain de me venir déterrer à l’heure promise. Je laissai mes habits dans la prison, et je m’équipai de guenilles, car afin de n’être pas reconnu, nous l’avions ainsi concerté la veille. Sitôt que nous fûmes à l’air, je n’oubliai pas de lui compter ses vingt pistoles. Il les regarda fort, et même avec de grands yeux. « Elles sont d’or et de poids, lui dis-je, sur ma parole. Hé ! monsieur, me répliqua-t-il, ce n’est pas à cela que je songe, mais je songe que la maison du grand Macé est à vendre, avec son clos et sa vigne. Je l’aurai bien pour deux cents francs ; il faut huit jours à bâtir le marché, et je voudrais vous prier, mon bon monsieur, si c’était votre plaisir, de faire que jusqu’à tant que le grand Macé tienne bien comptées vos pistoles dans son coffre, elles ne deviennent point feuilles de chêne. » La naïveté de ce coquin me fit rire. Cependant nous continuâmes de marcher vers l’église, où nous arrivâmes. Quelque temps après on y commença la grand-messe ; mais sitôt que je vis mon garde qui se levait à son rang pour aller à l’offrande, j’arpentai la nef de trois sauts, et en autant d’autres je m’égarai prestement dans une ruelle détournée. De toutes les diverses pensées qui m’agitèrent à cet instant, celle que je suivis fut de gagner Toulouse, dont ce bourg-là n’était distant que d’une demi-lieue, à dessein d’y prendre la poste. J’arrivai aux faubourgs d’assez bonne heure ; mais je restais si honteux de voir tout le monde qui me regardait, que j’en perdis contenance. La cause de leur étonnement procédait de mon équipage, car comme en matière de gueuserie j’étais assez nouveau, j’avais arrangé sur moi mes haillons si bizarrement, qu’avec une démarche qui ne convenait point à l’habit, je paraissais moins un pauvre qu’un mascarade, outre que je passais vite, la vue basse et sans demander.

    A la fin considérant qu’une attention si universelle me menaçait d’une suite dangereuse, je surmontai ma honte. Aussitôt que j’apercevais quelqu’un me regarder, je lui tendais la main. Je conjurais même la charité de ceux qui ne me regardaient point. Mais admirez comme bien souvent pour vouloir accompagner de trop de circonspection les desseins où la Fortune veut avoir quelque part, nous les ruinons en irritant cette orgueilleuse ! Je fais cette réflexion au sujet de mon aventure ; car ayant aperçu un homme vêtu en bourgeois médiocre, de qui le dos était tourné vers moi : « Monsieur, lui dis-je, le tirant par son manteau, si la compassion peut toucher… » Je n’avais pas entamé le mot qui devait suivre, que cet homme tourna la tête. O dieux ! que devint-il ? Mais, ô dieux ! que devins-je moi-même ? Cet homme était mon geôlier. Nous restâmes tous deux consternés d’admiration de nous voir où nous nous voyions. J’étais tout dans ses yeux ; il employait toute ma vue. Enfin le commun intérêt, quoique bien différent, nous tira, l’un et l’autre, de l’extase où nous étions plongés. « Ha ! misérable que je suis, s’écria le geôlier, faut-il donc que je sois attrapé ? » Cette parole à double sens m’inspira aussitôt le stratagème que vous allez entendre. « Hé ! main-forte, messieurs, main-forte à la justice ! criai-je tant que je pus glapir. Ce voleur a dérobé les pierreries de la comtesse des Mousseaux ; je le cherche depuis un an. Messieurs, continuai-je tout échauffé, cent pistoles pour qui l’arrêtera ! »

    J’avais à peine lâché ces mots, qu’une tourbe de canaille éboula sur le pauvre ébahi. L’étonnement où mon extraordinaire impudence l’avais jeté, joint à l’imagination qu’il avait, que sans avoir comme un corps glorieux pénétré sans fraction les murailles de mon cachot, je ne pouvais m’être sauvé, le transit tellement, qu’il fut longtemps hors de lui-même. A la fin toutefois il se reconnut, et les premières paroles qu’il employa pour détromper le petit peuple, furent qu’on se gardât de se méprendre, qu’il était fort homme d’honneur. indubitablement il allait découvrir tout le mystère ; mais une douzaine de fruitières, de laquais et de porte-chaises, désireux de me servir pour mon argent, lui fermèrent la bouche à coups de poing ; et d’autant qu’ils se figuraient que leur récompense serait mesurée aux outrages dont ils insulteraient à la faiblesse de ce pauvre dupé, chacun accourait y toucher du pied ou de la main. « Voyez l’homme d’honneur ! clabaudait cette racaille. il n’a pourtant pas su s’empêcher de dire, dès qu’il a reconnu monsieur, qu’il était attrapé ! » Le bon de la comédie, c’est que mon geôlier étant en ses habits de fête, il avait honte de s’avouer marguillier du bourreau, et craignait même se découvrant d’être encore mieux battu.

    Moi, de mon côté, je pris l’essor durant le plus chaud de la bagarre. J’abandonnai mon salut à mes jambes : elles m’eurent bientôt mis en franchise. Mais pour mon malheur, la vue que tout le monde recommençait à jeter sur moi, me rejeta tout de nouveau dans mes premières alarmes. Si le spectacle de cent guenilles, qui comme un branle de petits gueux dansaient à l’entour de moi, excitait un bayeur à me regarder, je craignais qu’il ne lût sur mon front que j’étais un prisonnier échappé. Si un passant sortait la main de dessous mon manteau, je me le figurais un sergent qui allongeait le bras pour m’arrêter. Si j’en remarquais un autre, arpentant le pavé sans me rencontrer des yeux, je me persuadais qu’il feignait de ne m’avoir pas vu, afin de me saisir par-derrière. Si j’apercevais un marchand entrer dans sa boutique, je disais : « Il va décrocher sa hallebarde ! » Si je rencontrais un quartier plus chargé de peuple qu’à l’ordinaire : « Tant de monde, pensais-je, ne s’est point assemblé là sans dessein ! » Si un autre était vide : « On est ici prêt à me guetter. » Un embarras s’opposait-il à ma fuite : « On a barricadé les rues, pour m’enclore ! » Enfin ma peur subornant ma raison, chaque homme me semblait un archer ; chaque parole, arrêtez, et chaque bruit, l’insupportable croassement des verrous de ma prison passée.

    Ainsi travaillé de cette terreur panique, je résolus de gueuser encore, afin de traverser sans soupçon le reste de la ville jusqu’à la poste ; mais de peur qu’on ne me reconnût à la voix, j’ajoutai à l’exercice de quémand l’adresse de contrefaire le muet. Je m’avance donc vers ceux que j’aperçois qui me regardent ; je pointe un doigt dessous le menton, puis dessus la bouche, et je l’ouvre an bâillant, avec un cri non articulé, pour faire entendre par ma grimace, qu’un pauvre muet demande l’aumône. Tantôt par charité on me donnait un compatissement d’épaule ; tantôt je me sentais fourrer une bribe au poing ; et tantôt j’entendais des femmes murmurer, que je pourrais bien en Turquie avoir été de cette façon martyrisé pour la foi. Enfin j’appris que la gueuserie est un grand livre qui nous enseigne les mœurs des peuples à meilleur marché que tous ces grands voyages de Colomb et de Magellan.

    Ce stratagème pourtant ne put encore lasser l’opiniâtreté de ma destinée, ni gagner son mauvais naturel. Mais à quelle autre invention pouvais-je recourir ? Car de traverser une grande ville comme Toulouse, où mon estampe m’avait fait connaître même aux harengères, bariolé de guenilles aussi bourrues que celles d’un arlequin, n’était-il pas vraisemblable que je serais observé et reconnu incontinent, et que le contre-charme de ce danger était le personnage de gueux, dont le rôle se joue sous toutes sortes de visages ? Et puis quand cette ruse n’aurait pas été projetée, avec toutes les circonspections qui la devaient accompagner, je pense que parmi tant de funestes conjonctures, c’était avoir le jugement bien fort de ne pas devenir insensé.

    J’avançais donc chemin, quand tout à coup je me sentis obligé de rebrousser arrière ; car mon vénérable geôlier, et quelques douzaine d’archers de sa connaissance, qui l’avaient tiré des mains de la racaille, s’étant ameutés, et patrouillant toute la ville pour me trouver, se rencontrèrent malheureusement sur mes voies. D’abord qu’ils m’aperçurent avec leurs yeux de lynx, voler de toute leur force, et moi voler de toute la mienne, fut une même chose. J’étais si légèrement poursuivi, que quelquefois ma liberté sentait dessus mon cou l’haleine des tyrans qui la voulaient opprimer ; mais il semblait que l’air qu’ils poussaient en courant derrière moi, me poussât devant eux. Enfin le Ciel ou la peur me donnèrent quatre ou cinq ruelles d’avance. Ce fut pour lors que mes chasseurs perdirent le vent et les traces ; moi la vue et le charivari de cette importune vénerie. Certes qui n’a franchi, je dis en original, des agonies semblables, peut difficilement mesurer la joie dont je tressaillis, quand je me vis échappé. Toutefois parce que mon salut me demandait tout entier, je résolus de ménager bien avaricieusement le temps qu’ils consommaient pour m’atteindre. Je me barbouillai le visage, frottai mes cheveux de poussière, dépouillai mon pourpoint, dévalai mon haut-de-chausses, jetai mon chapeau dans un soupirail ; puis ayant étendu mon mouchoir dessus le pavé, et disposé aux coins quatre petits cailloux, comme les malades de la contagion, je me couchai vis-à-vis, le ventre contre terre, et d’une voix piteuse me mis à geindre fort langoureusement. A peine étais-je là, que j’entendis les cris de cette enrouée populace longtemps avant le bruit de leurs pieds ; mais j’eus encore assez de jugement pour me tenir en la même posture, dans l’espérance de n’en être point connu, et je ne fus point trompé ; car me prenant tous pour un pestiféré, ils passèrent fort vite, en se bouchant le nez, et jetèrent la plupart un double sur mon mouchoir.

    L’orage ainsi dissipé, j’entre sous une allée, je reprends mes habits, et m’abandonne encore à la Fortune ; mais j’avais tant couru qu’elle s’était lassée de me suivre. Il le faut bien croire ainsi : car à force de traverser des places et des carrefours, d’enfiler et couper des rues, cette glorieuse déesse n’étant pas accoutumée de marcher si vite, pour mieux dérober ma route, me laissa choir aveuglément aux mains des archers qui me poursuivaient. A ma rencontre ils foudroyèrent une huée si furieuse, que j’en demeurai sourd. Ils crurent n’avoir point assez de bras pour m’arrêter, ils y employèrent les dents, et ne s’assuraient pas encore de me tenir ; l’un me traînait par les cheveux, un autre par le collet, pendant que les moins passionnés me fouillaient. La quête fut plus heureuse que celle de la prison, ils trouvèrent le reste de mon or.

    Comme ces charitables médecins s’occupaient à guérir l’hydropisie de ma bourse, un grand bruit s’éleva, toute la place retentit de ces mots : Tue ! tue ! et en même temps je vis briller des épées. Ces messieurs qui me traînaient, crièrent que c’étaient les archers du grand prévôt qui leur voulaient dérober cette capture. « Mais prenez garde, me dirent-ils, me tirant plus fort qu’à l’ordinaire, de choir entre leurs mains, car vous seriez condamné en vingt-quatre heures, et le roi ne vous sauverait pas. » A la fin pourtant, effrayés eux-mêmes du chamaillis qui commençait à les atteindre, ils m’abandonnèrent si universellement que je demeurai tout seul au milieu de la rue, cependant que les agresseurs faisaient boucherie de tout ce qu’ils rencontraient.

    Je vous laisse à penser si je pris la fuite, moi qui avais également à craindre l’un et l’autre partis. En peu de temps je m’éloignai de la bagarre ; mais comme déjà je demandais le chemin de la poste, un torrent de peuple qui fuyait la mêlée, dégorgea dans ma rue. Ne pouvant résister à la foule, je la suivis ; et me fâchant de courir si longtemps, je gagnai à la fin une petite porte fort sombre, où je me jetai pêle-mêle avec d’autres fuyards. Nous la bâclâmes dessus nous, puis, quand tout le monde eut repris haleine : « Camarades, dit un de la troupe, si vous m’en croyez passons les deux guichets, et tenons fort dans le préau. » Ces épouvantables paroles frappèrent mes oreilles d’une douleur si surprenante, que je pensai tomber mort sur la place. Hélas ! tout aussitôt, mais trop tard, je m’aperçus qu’au lieu de me sauver dans un asile comme je croyais, j’étais venu me jeter moi-même en prison, tant il est impossible d’échapper à la vigilance de son étoile. Je considérai cet homme plus attentivement, et je le reconnus pour un des archers qui m’avaient si longtemps couru. La sueur froide m’en monta au front, et je devins pâle prêt à m’évanouir. Ceux qui me virent si faible, émus de compassion, demandèrent de l’eau ; chacun s’approcha pour me secourir, et par malheur ce maudit archer fut des plus hâtés ; il n’eut pas jeté les yeux sur moi, qu’aussitôt il me reconnut. Il fit signe à ses compagnons, et en même temps on me salua d’un : Je vous fais prisonnier de par le roi. Il ne fallut pas aller loin pour m’écrouer.

    Je demeurai dans la morgue jusqu’au soir, où chaque guichetier l’un après l’autre, par une exacte dissection des parties de mon visage, venait tirer mon tableau sur la toile de sa mémoire.

    A sept heures sonnantes, le bruit d’un trousseau de clefs donna le signal de la retraite. On me demanda si je voulais être conduit à la chambre d’une pistole ; je répondis d’un baissement de tête ; « De l’argent donc ! » me répliqua ce guide. Je connus bien que j’étais en lieu où il m’en faudrait avaler bien d’autres ; c’est pourquoi je le priai, en cas que sa courtoisie ne pût se résoudre à me faire crédit jusqu’au lendemain, qu’il dit de ma part au geôlier de me rendre la monnaie qu’on m’avait prise. « Ho ! par ma foi, répondit ce maraud, notre maître a bon cœur, il ne rend rien. Est-ce donc que pour votre beau nez ?… Hé ! allons, allons aux cachots noirs. »

    En achevant ces paroles, il me montra le chemin par un grand coup de son trousseau de clefs, la pesanteur duquel me fit culbuter et griller du haut en bas d’une montée obscure, jusqu’au pied d’une porte qui m’arrêta ; encore n’aurais-je pas reconnu que c’en était une, sans l’éclat du choc dont je la heurtai, car je n’avais plus mes yeux : ils étaient demeurés en haut de l’escalier sous la figure d’une chandelle que tenait à quatre-vingts marches au-dessus de moi mon bourreau de conducteur. Enfin cet homme tigre, pian piano descendu, démêla trente grosses serrures, décrocha autant de barres, et le guichet seulement entrebâillé, d’une secousse de genoux il m’engouffra dans cette fosse dont je n’eus pas le temps de remarquer toute l’horreur, tant il retira vite après lui la porte. Je demeurai dans la bourbe jusqu’aux genoux. Si je pensais gagner le bord, j’enfonçais jusqu’à la ceinture. Le gloussement terrible des crapauds qui pataugeaient dans la vase, me faisait souhaiter d’être sourd ; je sentais des lézards monter le long de mes cuisses ; des couleuvres m’entortiller le cou ; et j’en entrevis une à la sombre clarté de ses prunelles étincelantes, qui de sa gueule toute noire de venin dardait une langue à trois pointes, dont la brusque agitation paraissait une foudre, où ses regards mettaient le feu. D’exprimer le reste, je ne puis : il surpasse toute créance ; et puis je n’ose tâcher à m’en ressouvenir, tant je crains que la certitude où je pense être d’avoir franchi ma prison, ne soit un songe duquel je me vais éveiller. L’aiguille avait marqué dix heures au cadran de la grosse tour, avant que personne eût frappé à mon tombeau. Mais, environ ce temps-là, comme déjà la douleur d’une amère tristesse commençait à me serrer le cœur, et désordonner ce juste accord qui fait la vie, j’entendis une voix laquelle m’avertissait de saisir la perche qu’on me présentait. Après avoir parmi l’obscurité, tâtonné l’air assez longtemps pour la trouver, j’en rencontrai un bout, je le pris tout ému, et mon geôlier tirant l’autre à soi, me pêcha au milieu de ce marécage. Je me doutai que mes affaires avaient pris une autre face, car il me fit de profondes civilités, ne me parla que la tête nue, et me dit que cinq ou six personnes de condition attendaient dans la cour pour me voir. Il n’est pas jusqu’à cette bête sauvage, qui m’avait enfermé dans la cave que je vous ai décrite, lequel eut l’impudence de m’aborder : avec un genou en terre, m’ayant baisé les mains, de l’une de ses pattes, il m’ôta quantité de limas qui s’étaient collés à mes cheveux, et, de l’autre, il fit choir un gros tas de sangsues dont j’avais le visage masqué.

    Après cette admirable courtoisie : « Au moins, me dit-il, mon bon seigneur, vous vous souviendrez de la peine et du soin qu’a pris auprès de vous le gros Nicolas. Pardi écoutez, quand c’eût été pour le roi ! Ce n’est pas pour vous le reprocher, da. » Outré de l’effronterie du maraud, je lui fis signe que je m’en souviendrais. Par mille détours effroyables, j’arrivai enfin à la lumière, et puis dans la cour, où sitôt que je fus entré, deux hommes me saisirent, que d’abord je ne pus connaître, à cause qu’ils s’étaient jetés sur moi en même temps, et me tenaient l’un et l’autre la face attachée contre la mienne. Je fus longtemps sans les deviner ; mais les transports de leur amitié prenant un peu de trêve, je reconnus mon cher Colignac, et le brave marquis. Colignac avait le bras en écharpe, et Cussan fut le premier qui sortit de son extase.

    « Hélas ! dit-il, nous n’aurions jamais soupçonné un tel désastre, sans votre coureur et le mulet qui sont arrivés cette nuit aux portes de mon château : leur poitrail, leurs sangles, leur croupière, tout était rompu, et cela nous a fait présager quelque chose de votre malheur. Nous sommes montés aussitôt à cheval, et n’avons pas cheminé deux ou trois lieues vers Colignac, que tout le pays, ému de cet accident, nous en a particularisé les circonstances. Au galop en même temps nous avons donné jusqu’au bourg où vous étiez en prison ; mais y ayant appris votre évasion, sur le bruit qui courait que vous aviez tourné du côté de Toulouse, avec ce que nous avions de nos gens, nous y sommes venus à toute bride. Le premier à qui nous avons demandé de vos nouvelles, nous a dit qu’on vous avait repris. En même temps nous avons poussé nos chevaux vers cette prison ; mais d’autres gens nous ont assuré que vous vous étiez évanoui de la main de sergents. Et comme nous avancions toujours chemin, des bourgeois se contaient l’un à l’autre que vous étiez devenu invisible. Enfin à force de prendre langue, nous avons su qu’après vous avoir pris, perdu, et repris je ne sais combien de fois, on vous menait à la prison de la grosse Tour. Nous avons coupé chemin à vos archers, et d’un bonheur plus apparent que véritable, nous les avons rencontrés en tête, attaqués, combattus et mis en fuite ; mais nous n’avons pu apprendre des blessés mêmes que nous avons pris, ce que vous étiez devenu, jusqu’à ce matin qu’on nous est venu dire que vous étiez aveuglément venu vous-même vous sauver en prison. Colignac est blessé en plusieurs endroits, mais fort légèrement. Au reste, nous venons de mettre ordre que vous fussiez logé dans la plus belle chambre d’ici. Comme vous aimez le grand air, nous avons fait meubler un petit appartement pour vous seul tout au haut de la grosse Tour, dont la terrasse vous servira de balcon ; vos yeux du moins seront en liberté, malgré le corps qui les attache.

    « Ha ! mon cher Dyrcona, s’écria le comte prenant alors la parole, nous fûmes bien malheureux de ne pas t’emmener quand nous partîmes de Colignac ! Mon cœur par une tristesse aveugle dont j’ignorais la cause, me prédisait je ne sais quoi d’épouvantable. Mais n’importe ; j’ai des amis, tu es innocent, et en tout cas je sais fort bien comme on meurt glorieusement. Une seule chose me désespère. Le maraud sur lequel je voulais essayer les premiers coups de ma vengeance (tu conçois bien que je parle de mon curé) n’est plus en état de la ressentir : ce misérable a rendu l’âme. Voici le détail de sa mort. Il courait avec son serviteur pour chasser ton coureur dans son écurie, quand ce cheval, d’une fidélité par qui peut-être les secrètes lumières de son instinct ont redoublé, tout fougueux, se mit à ruer, mais avec tant de furie et de succès, qu’en trois coups de pied, contre qui la tête de ce buffle échoua, il fit vaquer son bénéfice. Tu ne comprends pas sans doute les causes de la haine de cet insensé, mais je te les veux découvrir. Sache donc, pour prendre l’affaire du plus haut, que ce saint homme, Normand de nation et chicaneur de son métier, qui desservait selon l’argent des pèlerins, une chapelle abandonnée, jeta un dévolu sur la cure de Colignac, et que malgré tous mes efforts pour maintenir le possesseur dans son bon droit, le drôle patelina si bien ses juges, qu’à la fin malgré nous il fut notre pasteur.

    « Au bout d’un an il me plaida aussi sur ce qu’il entendait que je payasse la dîme. On eut beau lui représenter que, de temps immémorial, ma terre était franche, il ne laissa pas d’intenter son procès qu’il perdit ; mais dans les procédures, il fit naître tant d’incidents, qu’à force de pulluler, plus de vingt autres procès ont germé de celui-là qui demeureront au croc, grâce au cheval dont le pied s’est trouvé plus dur que la cervelle de M. Jean. Voilà tout ce que je puis conjecturer du vertigo de notre pasteur. Mais admirez avec quelle prévoyance il conduisait sa rage ! On me vient d’assurer que, s’étant mis en tête le malheureux dessein de ta prison, il avait secrètement permuté la cure de Colignac contre une autre cure en son pays, où il s’attendait de se retirer aussitôt que tu serais pris. Son serviteur même a dit que, voyant ton cheval près de son écurie, il lui avait entendu murmurer que c’était de quoi le mener en lieu où on ne l’atteindrait pas. »

    En suite de ce discours, Colignac m’avertit de me défier des offres et des visites que me rendrait peut-être une personne très puissante qu’il me nomma ; que c’était par son crédit que messire Jean avait gagné le procès du dévolu, et que cette personne de qualité avait sollicité l’affaire pour lui en payement des services que ce bon prêtre, du temps qu’il était cuistre, avait rendus au collège à son fils. « Or, continua Colignac, comme il est bien malaisé de plaider sans aigreur et sans qu’il reste à l’âme un caractère d’inimitié qui ne s’efface plus, encore qu’on nous ait rapatriés, il a toujours depuis cherché secrètement les occasions de me traverser. Mais il n’importe ; j’ai plus de parents que lui dans la robe, et ai beaucoup d’amis, ou tout au pis nous saurons y interposer l’autorité royale. »

    Après que Colignac eut dit, ils tâchèrent l’un et l’autre de me consoler ; mais ce fut par les témoignages d’une douleur si tendre, que la mienne s’en augmenta.

    Sur ces entrefaites, mon geôlier nous vint retrouver pour nous avertir que la chambre était prête. « Allons la voir » répondit Cussan. Il marcha, et nous le suivîmes. Je la trouvai fort ajustée. « Il ne me manque rien, leur dis-je, sinon des livres. » Colignac me promit de m’envoyer dès le lendemain tous ceux dont je lui donnerais la liste. Quand nous eûmes bien considéré et bien reconnu par la hauteur de ma tour, par les fossés à fond de cuve qui l’environnaient, et par toutes les dispositions de mon appartement, que de me sauver était une entreprise hors du pouvoir humain, mes amis, se regardant l’un et l’autre, et puis jetant les yeux sur moi, se mirent à pleurer ; mais comme si tout à coup notre douleur eût fléchi la colère du Ciel, une soudaine joie s’empara de mon âme, la joie attira l’espérance et l’espérance de secrètes lumières, dont ma raison se trouva tellement éblouie, que d’un emportement contre ma volonté qui me semblait ridicule à moi-même : « Allez ! leur dis-je, allez m’attendre à Colignac j ’y serai dans trois jours, et envoyez-moi tous les instruments de mathématique dont je travaille ordinairement. Au reste vous trouverez dans une grande boîte force cristaux taillés de diverses façons ; ne les oubliez pas, toutefois j’aurai plus tôt fait de spécifier dans un mémoire les choses dont j’ai besoin. »

    Ils se chargèrent du billet que je leur donnai, sans pouvoir pénétrer mon intention. Après quoi, je les congédiai.

    Depuis leur départ je ne fis que ruminer à l’exécution des choses que j’avais préméditées, et j’y ruminais encore le lendemain, quand on m’apporta de leur part tout ce que j’avais marqué au catalogue. Un valet de chambre de Colignac me dit, qu’on n’avait point vu son maître depuis le jour précédent, et qu’on ne savait ce qu’il était devenu. Cet accident ne me troubla point, parce qu’aussitôt il me vint à la pensée qu’il serait possible allé en Cour solliciter ma sortie. C’est pourquoi sans m’ étonner, je mis la main à l’œuvre. Huit jours durant je charpentai, je rabotai, je collai, enfin je construisis la machine que je vous vais décrire.

    Ce fut une grande boîte fort légère et qui fermait fort juste ; elle était haute de six pieds ou environ, et large de trois en carré. Cette boîte était trouée par en bas ; et par-dessus la voûte qui l’était aussi, je posai un vaisseau de cristal troué de même, fait en globe, mais fort ample, dont le goulot aboutissait justement, et s’enchâssait dans le pertuis que j’avais pratiqué au chapiteau.

    Le vase était construit exprès à plusieurs angles, et en forme d’icosaèdre, afin que chaque facette étant convexe et concave, ma boule produisît l’effet d’un miroir ardent.

    Le geôlier, ni ses guichetiers, ne montaient jamais à ma chambre, qu’ils ne me rencontrassent occupé à ce travail ; mais ils ne s’en étonnaient point, à cause de toutes gentillesses de mécanique qu’ils voyaient dans ma chambre, dont je me disais l’inventeur. Il y avait entre autres une horloge à vent, un œil artificiel avec lequel on voit la nuit, une sphère où les astres suivent le mouvement qu’ils ont dans le ciel. Tout cela leur persuadait que la machine où je travaillais était une curiosité semblable ; et puis l’argent dont Colignac leur graissait les mains, les faisait marcher doux en beaucoup de pas difficiles. Or il était neuf heures du matin, mon geôlier était descendu, et le ciel était obscurci, quand j’exposai cette machine au sommet de ma tour, c’est-à-dire au lieu le plus découvert de ma terrasse. Elle fermait si close, qu’un seul grain d’air, hormis par les deux ouvertures, ne s’y pouvait glisser, et l’avais emboîté par-dedans un petit ais fort léger qui servait à m’asseoir.

    Tout cela disposé de la sorte, je m’enfermai dedans, et j’y demeurai près d’une heure, attendant ce qu’il plairait à la Fortune d’ordonner de moi.

    Quand le soleil débarrassé de nuages commença d’éclairer ma machine, cet icosaèdre transparent qui recevait à travers ses facettes les trésors du soleil, en répandait par le bocal la lumière dans ma cellule ; et comme cette splendeur s’affaiblissait à cause des rayons qui ne pouvaient se replier jusqu’à moi sans se rompre beaucoup de fois, cette vigueur de clarté tempérée convertissait ma châsse en un petit ciel de pourpre émaillé d’or.

    J’admirais avec extase la beauté d’un coloris si mélangé, et voici que tout à coup je sens mes entrailles émues de la même façon que les sentirait tressaillir quelqu’un enlevé par une poulie.

    J’allais ouvrir mon guichet pour connaître la cause de cette émotion ; mais comme j’avançais la main, j’aperçus par le trou du plancher de ma boite, ma tour déjà fort basse au-dessous de moi, et mon petit château en l’air, poussant mes pieds contremont, me fit voir en un tournemain Toulouse qui s’enfonçait en terre. Ce prodige m’étonna, non point à cause d’un essor si subit, mais à cause de cet épouvantable emportement de la raison humaine au succès d’un dessein qui m’avait même effrayé en l’imaginant. Le reste ne me surprit pas, car j’avais bien prévu que le vide qui surviendrait dans l’icosaèdre à cause des rayons unis du soleil par les verres concaves, attirerait pour le remplir une furieuse abondance d’air, dont ma boîte serait enlevée, et qu’à mesure que je monterais, l’horrible vent qui s’engouffrerait par le trou ne pourrait s’élever jusqu’à la voûte, qu’en pénétrant cette machine avec furie, il ne la poussât qu’en haut. Quoique mon dessein fût dirigé avec beaucoup de précaution, une circonstance toutefois me trompa, pour n’avoir pas assez espéré de la vertu de mes miroirs. J’avais disposé autour de ma boite une petite voile facile à contourner, avec une ficelle dont je tenais le bout, qui passait par le bocal du vase ; car je m’étais imaginé qu’ainsi quand je serais en l’air, je pourrais prendre autant de vent qu’il m’en faudrait pour arriver à Colignac ; mais en un clin d’œil le soleil qui battait à plomb et obliquement sur les miroirs ardents de l’icosaèdre, me guinda si haut, que je perdis Toulouse de vue. Cela me fît abandonner ma ficelle, et fort peu de temps après j’aperçus par une des vitres que j’avais pratiquées aux quatre côtés de la machine, ma petite voile arrachée qui s’envolait au gré d’un tourbillon entonné dedans.

    Il me souvient qu’en moins d’une heure je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Je m’en aperçus bientôt, parce que je voyais grêler et pleuvoir plus bas que moi. On me demandera peut-être d’où venait alors ce vent, sans lequel ma boîte ne pouvait monter dans un étage du ciel exempt de météores. Mais pourvu qu’on m’écoute, je satisferai à cette objection. Je vous ai dit que le soleil qui battait vigoureusement sur mes miroirs concaves, unissant les rais dans le milieu du vase, chassait avec son ardeur par le tuyau d’en haut l’air dont il était plein, et qu’ainsi le vase demeurant vide, la nature qui l’abhorre lui faisait rehumer par l’ouverture basse d’autre air pour se remplir : s’il en perdait beaucoup, il en recourait autant ; et de cette sorte on ne doit pas s’ébahir que dans une région au-dessus de la moyenne où sont les vents, je continuasse de monter, parce que l’éther devenait vent, par la furieuse vitesse avec laquelle il s’engouffrait pour empêcher le vide, et devait par conséquent pousser sans cesse ma machine.

    Je ne fus quasi pas travaillé de la faim, hormis lorsque je traversai cette moyenne région ; car véritablement la froideur du climat me la fit voir de loin ; je dis de loin, à cause qu’une bouteille d’essence que je portais toujours dont j’avalai quelques gorgées lui défendit d’approcher.

    Pendant tout le reste de mon voyage, je n’en sentis aucune atteinte ; au contraire, plus j’avançais vers ce monde enflammé, plus je me trouvais robuste. Je sentais mon visage un peu chaud, et plus gai qu’à l’ordinaire ; mes mains paraissaient colorées d’un vermeil agréable, et je ne sais quelle joie coulait parmi mon sang qui me faisait être au delà de moi.

    Il me souvient que réfléchissant sur cette aventure, je raisonnai une fois ainsi : « La faim sans doute ne me saurait atteindre, à cause que cette douleur n’étant qu’un instinct de nature, avec lequel elle oblige les animaux à réparer par l’aliment ce qui se perd de leur substance, aujourd’hui qu’elle sent que le soleil par sa pure, continuelle, et voisine irradiation, me fait plus réparer de chaleur radicale, que je n’en perds, elle ne me donne plus cette envie qui me serait inutile. » J’objectais pourtant à ces raisons, que puisque le tempérament qui fait la vie, consistait non seulement en chaleur naturelle, mais en humide radical, où ce feu se doit attacher comme la flamme à l’huile d’une lampe, les rayons seuls de ce brasier vital ne pouvaient faire l’âme, à moins de rencontrer quelque matière onctueuse qui les fixât. Mais tout aussitôt je vainquis cette difficulté, après avoir pris garde que dans nos corps l’humide radical et la chaleur naturelle ne sont rien qu’une même chose ; car ce que l’on appelle humide, soit dans les animaux, soit dans le soleil, cette grande âme du monde, n’est qu’une fluxion d’étincelles plus continues, à cause de leur mobilité ; et ce que l’on nomme chaleur est une bruine d’atomes de feu qui paraissent moins déliés, à cause de leur interruption. Mais quand l’humide et la chaleur radicale seraient deux choses distinctes, il est constant que l’humide ne serait pas nécessaire pour vivre si proche du soleil ; car puisque cet humide ne sert dans les vivants que pour arrêter la chaleur qui s’exhalerait trop vite, et ne serait pas réparée assez tôt, je n’avais garde d’en manquer dans une région où de ces petits corps de flamme qui font la vie, il s’en réunissait davantage à mon être qu’il ne s’en détachait.

    Une autre chose peut causer de l’étonnement, à savoir pourquoi les approches de ce globe ardent ne me consumaient pas, puisque j’avais presque atteint la pleine activité de sa sphère ; mais en voici la raison. Ce n’est point, à proprement parler, le feu même qui brûle, mais une matière plus grosse que le feu pousse ça et là par les élans de sa nature mobile ; et cette poudre de bluettes que je nomme feu, par elle-même mouvante, tient possible toute son action de la rondeur de ces atomes, car ils chatouillent, échauffent, ou brûlent, selon la figure des corps qu’ils traînent avec eux. Ainsi la paille ne jette pas une flamme si ardente que le bois ; le bois brûle avec moins de violence que le fer ; et cela procède de ce que le feu de fer, de bois et de paille, quoique en soi le même feu, agit toutefois diversement selon la diversité des corps qu’il remue. C’est pourquoi dans la paille, le feu, cette poussière quasi spirituelle, n’étant embarrassé qu’avec un corps mou, il est moins corrosif ; dans le bois, dont la substance est plus compacte, il entre plus durement ; et dans le fer ; dont la masse est presque tout à fait solide, et liée de parties angulaires, il pénètre et consume ce qu’on y jette en un tournemain.

    Toutes ces observations étant si familières, on ne s’étonnera point que j’approchasse du soleil sans être brûlé, puisque ce qui brûle n’est pas le feu, mais la manière où il est attaché ; et que le feu du soleil ne peut être mêlé d’aucune matière. N’expérimentons-nous pas même que la joie qui est un feu, pour ce qu’il ne remue qu’un sang aérien dont les particules fort déliées glissent doucement contre les membranes de notre chair, chatouille et fait naître je ne sais quelle aveugle volupté ? Et que cette volupté, ou pour mieux dire ce premier progrès de douleur, n’arrivant pas jusqu’à menacer l’animal de mort, mais jusqu’à lui faire sentir que l’envie cause un mouvement à nos esprits que nous appelons joie ? Ce n’est pas que la fièvre, encore qu’elle ait des accidents tout contraires, ne soit un feu aussi bien que la joie, mais c’est un feu enveloppé dans un corps, dont les grains sont cornus, tel qu’est la bile âtre, ou la mélancolie, qui venant à darder ses pointes crochues partout où sa nature mobile le promène, perce, coupe, écorche, et produit par cette agitation violente ce qu’on appelle ardeur de fièvre. Mais cette enchaînure de preuves est fort inutile ; les expériences les plus vulgaires suffisent pour convaincre les aheurtés. Je n’ai pas de temps à perdre, il faut penser à moi. Je suis à l’exemple de Phaéton, au milieu d’une carrière où je ne saurais rebrousser, et dans laquelle si je fais un faux pas, toute la nature ensemble n’est point capable de me secourir.

    Je connus très distinctement, comme autrefois j’avais soupçonné en montant à la lune, qu’en effet c’est la terre qui tourne d’orient en occident à l’entour du soleil, et non pas le soleil autour d’elle ; car je voyais en suite de la France, le pied de la botte d’Italie, puis la mer Méditerranée, puis la Grèce, puis le Bosphore, le Pont-Euxin, la Perse, les Indes, la Chine, et enfin le Japon, passer successivement vis-à-vis du trou de ma loge ; et quelques heures après mon élévation, toute la mer du Sud ayant tourné laissa mettre à sa place le continent de l’Amérique.

    Je distinguai clairement toutes ces révolutions, et je me souviens même que longtemps après je vis encore l’Europe remonter une fois sur la scène, mais je n’y pouvais plus remarquer séparément les États, à cause de mon exaltation qui devint trop haute. Je laissai sur ma route, tantôt à gauche, tantôt à droite, plusieurs terres comme la nôtre, où pour peu que j’atteignisse les sphères de leur activité, je me sentais fléchir. Toutefois, la rapide vigueur de mon essor surmontait celle de ces attractions.

    Je côtoyai la lune qui pour lors se trouvait entre le soleil et la terre, et je laissai Vénus à main droite. Mais à propos de cette étoile, la vieille astronomie a tant prêché que les planètes sont des astres qui tournent à l’entour de la terre, que la moderne n’oserait en douter. Et je remarquai toutefois, que durant tout le temps que Vénus parut au deçà du soleil, à l’entour duquel elle tourne, je la vis toujours en croissant ; mais achevant son tour, j’observai qu’à mesure qu’elle passa derrière, ses cornes se rapprochèrent, et son ventre noir se redora. Or cette vicissitude de lumières et de ténèbres, montre bien évidemment que les planètes sont comme la lune et la terre, des globes sans clarté, qui ne sont capables que de réfléchir celle qu’ils empruntent.

    En effet, à force de monter, je fis encore la même observation de Mercure. Je remarquai de plus, que tous ces mondes ont encore d’autres petits mondes qui se meuvent à l’entour d’eux. Rêvant depuis aux causes de la construction de ce grand univers, je me suis imaginé qu’au débrouillement du chaos, après que Dieu eut créé la matière, les corps semblables se joignirent par ce principe d’amour inconnu, avec lequel nous expérimentons que toute chose cherche son pareil. Des particules formées de certaine façon s’assemblèrent et cela fit l’air. D’autres à qui la figure donna possible un mouvement circulaire, composèrent en se liant les globes qu’on appelle astres, qui non seulement à cause de cette inclination de pirouetter sur leurs pôles, à laquelle leur figure les nécessite, ont dû s’amasser en rond, comme nous les voyons, mais ont dû même s’évaporant de la masse, et cheminant dans leur fuite d’une allure semblable, faire tourner les orbes moindres qui se rencontraient dans la sphère de leur activité. C’est pourquoi Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne, ont été contraints de pirouetter et rouler tout ensemble à l’entour du soleil. Ce n’est pas qu’on ne se puisse imaginer qu’autrefois tous ces autres globes n’aient été des soleils, puisqu’il reste encore à la terre, malgré son extinction présente, assez de chaleur pour faire tourner la lune autour d’elle par le mouvement circulaire des corps qui se déprennent de sa masse, et qu’il en reste assez à Jupiter, pour en faire tourner quatre. Mais ces soleils à la longueur du temps, ont fait une perte de lumière et de feu si considérable par l’émission continuelle des petits corps qui font l’ardeur et la clarté, qu’ils sont demeurés un marc froid, ténébreux, et presque impuissant. Nous découvrons même que ces taches qui sont au soleil, dont les anciens ne s’étaient point aperçus, croissent de jour en jour. Or que sait-on si ce n’est point une croûte qui se forme en sa superficie, sa masse qui s’éteint à mesure que la lumière s’en déprend ; et s’il ne deviendra point, quand tous ces corps mobiles l’auront abandonné, un globe opaque comme la terre ?

    Il y a des siècles fort éloignés, au delà desquels il ne parait aucun vestige du genre humain. Peut-être qu’auparavant la terre était un soleil peuplé d’animaux proportionnés au climat qui les avait produits ; et peut-être que ces animaux-là étaient les démons de qui l’antiquité raconte tant d’exemples. Pourquoi non ? Ne se peut-il pas faire que ces animaux depuis l’extinction de la terre, y ont encore habité quelque temps, et que l’altération de leur globe n’en avait pas détruit encore toute la race ? En effet leur vie a duré jusqu’à celle d’Auguste, au témoignage de Plutarque. Il semble même que le testament prophétique et sacré de nos premiers patriarches, nous ait voulu conduire à cette vérité par la main ; car on y lit auparavant qu’il soit parlé de l’homme, la révolte des anges. Cette suite de temps que l’Écriture observe, n’est-elle pas comme une demi-preuve que les anges ont habité la terre auparavant nous ? Et que ces orgueilleux qui avaient habité notre monde, du temps qu’il était soleil, dédaignant peut-être, depuis qu’il fut éteint, d’y continuer leur demeure, et sachant que Dieu avait posé son trône dans le soleil, osèrent entreprendre de l’occuper ? Mais Dieu qui voulut punir leur audace, les chassa même de la terre, et créa l’homme, moins parfait, mais par conséquent moins superbe, pour occuper leurs places vides.

    Environ au bout de quatre mois de voyage, du moins autant qu’on saurait supputer, quand il n’arrive point de nuit pour distinguer le jour, j’abordai une de ces petites terres qui voltigent à l’entour du soleil que les mathématiciens appellent des macules, où à cause des nuages interposés, mes miroirs ne réunissant plus tant de chaleur, et l’air par conséquent ne poussant plus ma cabane avec tant de vigueur, ce qui resta de vent ne fut capable que de soutenir ma chute, et me descendre sur la pointe d’une fort haute montagne où je baissai doucement.


    Je commençais de m’endormir, comme j’aperçus en l’air un oiseau merveilleux qui planait sur ma tête ; il se soutenait d’un mouvement si léger et si imperceptible, que je doutai plusieurs fois si ce n’était point encore un petit univers balancé par son propre centre. Il descendit pourtant peu à peu, et arriva enfin si proche de moi, que mes yeux soulagés furent tout pleins de son image. Sa queue paraissait verte, son estomac d’azur émaillé, ses ailes incarnates, et sa tête de pourpre faisait briller en s’agitant une couronne d’or, dont les rayons jaillissaient de ses yeux.

    Il fut longtemps à voler dans la nue, et je me tenais tellement collé à tout ce qu’il devenait, que mon âme s’étant toute repliée et comme raccourcie à la seule opération de voir, elle n’atteignit presque pas jusqu’à celle d’ouïr, pour me faire entendre que l’oiseau parlait en chantant.

    Ainsi peu à peu débandé de mon extase, je remarquai distinctement les syllabes, les mots et le discours qu’il articula.

    Voici donc au mieux qu’il m’en souvient, les termes dont il arrangea le tissu de sa chanson :

    « Vous êtes étranger, siffla l’oiseau fort agréablement, et naquîtes dans un monde d’où je suis originaire. Or cette propension secrète dont nous sommes émus pour nos compatriotes, est l’instinct qui me pousse à vouloir que vous sachiez ma vie.

    « Je vois votre esprit tendu à comprendre comment il est possible que je m’explique à vous d’un discours suivi, vu qu’encore que les oiseaux contrefassent votre parole, ils ne la conçoivent pas ; mais aussi quand vous contrefaites l’aboi d’un chien ou le chant d’un rossignol, vous ne concevez pas non plus ce que le chien ou le rossignol ont voulu dire. Tirez donc conséquence de là que ni les oiseaux ni les hommes ne sont pas pour cela moins raisonnables.

    « Cependant de même qu’entre vous autres, il s’en est trouvé de si éclairés, qu’ils ont entendu et parlé notre langue comme Apollonius de Thyane, Anaximandre, et plusieurs dont je vous tais les noms, pour ce qu’ils ne sont jamais venus à votre connaissance ; de même parmi nous il s’en trouve qui entendent et parlent la vôtre. Quelques-uns, à la vérité, ne savent que celle d’une nation. Mais tout ainsi qu’il se rencontre des oiseaux qui ne disent mot, quelques-uns qui gazouillent, d’autres qui parlent, il s’en rencontre encore de plus parfaits qui savent user de toutes sortes d’idiomes ; quant à moi j’ai l’honneur d’être de ce petit nombre.

    « Au reste vous saurez qu’en quelque monde que ce soit, nature a imprimé aux oiseaux une secrète envie de voler jusqu’ici, et peut-être que cette émotion de notre volonté est en ce qui nous a fait croître des ailes, comme les femmes grosses produisent sur leurs enfants la figure des choses qu’elles ont désirées ; ou plutôt comme ceux qui passionnant de savoir nager ont été vus tout endormis se plonger au courant des fleuves, et franchir, avec plus d’adresse qu’un expérimenté nageur, des hasards qu’étant éveillés ils n’eussent osé seulement regarder ; ou comme ce fils du roi Crésus, à qui un véhément désir de parler pour garantir son père, enseigna tout d’un coup une langue ; ou bref comme cet ancien qui, pressé de son ennemi et surpris sans armes, sentit croître sur son front des cornes de taureau, par le désir qu’une fureur semblable à celle de cet animal lui en inspira.

    « Quand donc les oiseaux sont arrivés au soleil, ils vont joindre la république de leur espèce. Je vois bien que vous êtes gros d’apprendre qui je suis. C’est moi que parmi vous on appelle phénix. Dans chaque monde il n’y en a qu’un à la fois, lequel y habite durant l’espace de cent ans ; car au bout d’un siècle, quand sur quelque montagne d’Arabie il s’est déchargé d’un gros œuf au milieu des charbons de son bûcher, dont il a trié la matière de rameaux d’aloès, de cannelle et d’encens, il prend son essor, et dresse sa volée au soleil, comme la patrie où son cœur a longtemps aspiré. Il a bien fait auparavant tous ses efforts pour ce voyage ; mais la pesanteur de son œuf, dont les coques si épaisses qu’il faut un siècle à le couver, retardait toujours l’entreprise.

    « Je me doute bien que vous aurez de la peine à concevoir cette miraculeuse production ; c’est pourquoi je veux vous l’expliquer. Le phénix est hermaphrodite ; mais entre les hermaphrodites, c’est encore un autre phénix tout extraordinaire, car… »

    Il resta un demi-quart d’heure sans parler, et puis il ajouta : « Je vois bien que vous soupçonnez de fausseté ce que je vous viens d’apprendre ; mais si je ne dis vrai, je veux jamais n’aborder votre globe, qu’un aigle ne fonde sur moi. »

    Il demeura encore quelque temps à se balancer dans le ciel, et puis il s’envola.

    L’admiration qu’il m’avait causée par son récit me donna la curiosité de le suivre ; et parce qu’il fendait le vague des cieux d’un essor non précipité, je le conduisis de la vue et du marcher assez facilement.

    Environ au bout de cinquante lieues, je me trouvai dans un pays si plein d’oiseaux, que leur nombre égalait presque celui des feuilles qui les couvraient. Ce qui me surprit davantage fut que ces oiseaux, au lieu de s’effaroucher à ma rencontre, voltigeaient alentour de moi ; l’un sifflait à mes oreilles, l’autre faisait la roue sur ma tête ; bref après que leurs petites gambades eurent occupé mon attention fort longtemps, tout à coup je sentis mes bras chargés de plus d’un million de toutes sortes d’espèces, qui pesaient dessus si lourdement, que je ne les pouvais remuer.

    Ils me tinrent en cet état jusqu’à ce que je vis arriver quatre grandes aigles, dont les unes m’ayant de leurs serres accolé par les jambes, les deux autres par les bras, m’enlevèrent fort haut.

    Je remarquai parmi la foule une pie, qui tantôt deçà, tantôt delà, volait et revolait avec beaucoup d’empressement, et j’entendis qu’elle me cria que je ne me défendisse point, à cause que ses compagnons tenaient déjà conseil de me crever les yeux. Cet avertissement empêcha toute la résistance que j’aurais pu faire ; de sorte que ces aigles m’emportèrent à plus de mille lieues de là dans un grand bois, qui était, à ce que dit ma pie, la ville où leur roi faisait sa résidence.

    La première chose qu’ils firent fut de me jeter en prison dans le tronc creusé d’un grand chêne, et quantité des plus robustes se perchèrent sur les branches, où ils exercèrent les fonctions d’une compagnie de soldats sous les armes.

    Environ au bout de vingt-quatre heures, il en entra d’autres en garde qui relevèrent ceux-ci. Cependant que j’attendais avec beaucoup de mélancolie ce qu’il plairait à la Fortune d’ordonner de mes désastres, ma charitable pie m’apprenait tout ce qui se passait.

    Entre autres choses, il me souvient qu’elle m’avertit que la populace des oiseaux avait fort crié de ce qu’on me gardait si longtemps sans me dévorer ; qu’ils avaient remontré que j’amaigrirais tellement qu’on ne trouverait plus sur moi que des os à ronger.

    La rumeur pensa s’échauffer en sédition, car ma pie s’étant émancipée de représenter que c’était un procédé barbare, de faire ainsi mourir sans connaissance de cause, un animal qui approchait en quelque sorte de leur raisonnement, ils la pensèrent mettre en pièces, alléguant que cela serait bien ridicule de croire qu’un animal tout nu, que la nature même en mettant au jour ne s’était pas souciée de fournir des choses nécessaires à le conserver, fût comme eux capable de raison : « Encore, ajoutaient-ils, si c’était un animal qui approchât un peu davantage de notre figure, mais justement le plus dissemblable, et le plus affreux ; enfin une bête chauve, un oiseau plumé, une chimère amassée de toutes sortes de natures, et qui fait peur à toutes : l’homme, dis-je, si sot et si vain, qu’il se persuade que nous n’avons été faits que pour lui ; l’homme qui avec son âme si clairvoyante, ne saurait distinguer le sucre d’avec l’arsenic, et qui avalera de la ciguë que son beau jugement lui aurait fait prendre pour du persil ; l’homme qui soutient qu’on ne raisonne que par le rapport des sens, et qui cependant a les sens les plus faibles, les plus tardifs et les plus faux d’entre toutes les créatures ; l’homme enfin que la nature, pour faire de tout, a créé comme les monstres, mais en qui pourtant elle a infus l’ambition de commander à tous les animaux et de les exterminer. »

    Voilà ce que disaient les plus sages : pour la commune, elle criait que cela était horrible, de croire qu’une bête qui n’avait pas le visage fait comme eux, eût de la raison. « Hé, quoi ! murmuraient-ils l’un à l’autre, il n’a ni bec, ni plumes, ni griffes, et son âme serait spirituelle ! O dieux ! quelle impertinence ! »

    La compassion qu’eurent de moi les plus généreux n’empêcha point qu’on n’instruisît mon procès criminel : on en dressa toutes les écritures dessus l’écorce d’un cyprès ; et puis au bout de quelques jours je fus porté au tribunal des oiseaux. Il n’y avait pour avocats, pour conseillers, et pour juges, à la séance, que des pies, des geais et des étourneaux ; encore n’avait-on choisi que ceux qui entendaient ma langue.

    Au lieu de m’interroger sur la sellette, on me mit à califourchon sur un chicot de bois pourri, d’où celui qui présidait à l’auditoire, après avoir claqué du bec deux ou trois coups, et secoué majestueusement ses plumes, me demanda d’où j’étais, de quelle nation, et de quelle espèce. Ma charitable pie m’avait donné auparavant quelques instructions qui me furent très salutaires, et entre autres que je me gardasse bien d’avouer que je fusse homme. Je répondis donc que j’étais de ce petit monde qu’on appelait la terre, dont le phénix et quelques autres que je voyais dans l’assemblée, pouvaient leur avoir parlé ; que le climat qui m’avait vu naître était assis sous la zone tempérée du Pôle arctique, dans une extrémité de l’Europe qu’on nommait la France ; et quant à ce qui concernait mon espèce, que je n’étais point homme comme ils se figuraient, mais singe ; que des hommes m’avaient enlevé au berceau fort jeune, et nourri parmi eux ; que leur mauvaise éducation m’avait ainsi rendu la peau délicate ; qu’ils m’avaient fait oublier ma langue naturelle, et instruit à la leur ; que pour complaire à ces animaux farouches, je m’étais accoutumé à ne marcher que sur deux pieds ; et qu’enfin, comme on tombe plus facilement qu’on ne monte d’espèce, l’opinion, la coutume et la nourriture de ces bêtes immondes avaient tant de pouvoir sur moi, qu’à peine mes parents qui sont singes d’honneur, me pourraient eux-mêmes reconnaître. J’ajoutai pour ma justification, qu’ils me fissent visiter par des experts, et qu’en cas que je fusse trouvé homme, je me soumettais à être anéanti comme un monstre.

    « Messieurs, s’écria une arondelle de l’assemblée dès que j’eus cessé de parler, je le tiens convaincu ; vous n’avez pas oublié qu’il vient de dire que le pays qui l’avait vu naître était la France ; mais vous savez qu’en France les singes n’engendrent point : après cela jugez s’il est ce qu’il se vante d’être ! »

    Je répondis à mon accusatrice que j’avais été enlevé si jeune du sein de mes parents, et transporté en France, qu’à bon droit je pouvais appeler mon pays natal celui duquel je me souvenais le plus loin.

    Cette raison, quoique spécieuse, n’était pas suffisante ; mais la plupart, ravis d’entendre que je n’étais pas homme, furent bien aises de le croire ; car ceux qui n’en avaient jamais vu ne pouvaient se persuader qu’un homme ne fût bien plus horrible que je ne leur paraissais, et les plus sensés ajoutaient que l’homme était quelque chose de si abominable, qu’il était utile qu’on crût que ce n’était qu’un être imaginaire.

    De ravissement tout l’auditoire en battit des ailes, et sur l’heure on me mit pour m’examiner au pouvoir des syndics, à la charge de me représenter le lendemain, et d’en faire à l’ouverture des Chambres le rapport à la compagnie. Ils s’en chargèrent donc, et me portèrent dans un bocage reculé. Là pendant qu’ils me tinrent, ils ne s’occupèrent qu’à gesticuler autour de moi cent sortes de culbutes, à faire la procession des coques de noix sur la tête. Tantôt ils battaient des pieds l’un contre l’autre, tantôt ils creusaient de petites fosses pour les remplir, et puis j’étais tout étonné que je ne voyais plus personne.

    Le jour et la nuit se passèrent à ces bagatelles, jusqu’au lendemain que l’heure prescrite étant venue, on me reporta derechef comparaître devant mes juges, où mes syndics interpellés de dire vérité, répondirent que pour la décharge de leur conscience, ils se sentaient tenus d’avertir la cour qu’assurément je n’étais pas singe comme je me vantais : « Car, disaient-ils, nous avons eu beau sauter, marcher, pirouetter et inventer en sa présence cent tours de passe, par lesquels nous prétendions l’émouvoir à faire de même, selon la coutume des singes. Or quoiqu’il eût été nourri parmi les hommes, comme le singe est toujours singe, nous soutenons qu’il n’eût pas été en sa puissance de s’abstenir de contrefaire nos singeries. Voilà, messieurs, notre rapport. »

    Les juges alors s’approchèrent pour venir aux opinions ; mais on s’aperçut que le ciel se couvrait et paraissait chargé. Cela fit lever l’assemblée.

    Je m’imaginais que l’apparence du mauvais temps les y avait conviés, quand l’avocat général me vint dire, par ordre de la cour, qu’on ne me jugerait point ce jour-là ; que jamais on ne vidait un procès criminel lorsque le ciel n’était pas serein, parce qu’ils craignaient que la mauvaise température de l’air n’altérât quelque chose à la bonne constitution de l’esprit des juges ; que le chagrin dont l’humeur des oiseaux se charge durant la pluie, ne dégorgeât sur la cause, ou qu’enfin la cour ne se vengeât de sa tristesse sur l’accusé ; c’est pourquoi mon jugement fut remis à un plus beau temps. On me ramena donc en prison, et je me souviens que pendant le chemin ma charitable pie ne m’abandonna guère, elle vola toujours à mes côtés, et je crois qu’elle ne m’eût point quitté, si ses compagnons ne se fussent approchés de nous.

    Enfin, j’arrivai au lieu de ma prison, où pendant ma captivité je ne fus nourri que du pain du roi : c’était ainsi qu’ils appelaient une cinquantaine de vers, et autant de guillots qu’ils m’apportaient à manger de sept heures en sept heures.

    Je pensais recomparaître dès le lendemain, et tout le monde le croyait ainsi ; mais un de mes gardes me conta au bout de cinq ou six jours, que tout ce temps-là avait été employé à rendre justice à une communauté de chardonnerets, qui l’avait implorée contre un de leurs compagnons. Je demandai à ce garde de quel crime ce malheureux était accusé : « Du crime, répliqua le garde, le plus énorme dont un oiseau puisse être noirci. On l’accuse… le pourriez-vous bien croire ? On l’accuse… mais, bons dieux ! d’y penser seulement les plumes m’en dressent à la tête… Enfin on l’accuse de n’avoir pas encore depuis six ans mérité d’avoir un ami ; c’est pourquoi il a été condamné à être roi, et roi d’un peuple différent de son espèce.

    » Si ses sujets eussent été de sa nature, il aurait pu tremper au moins des yeux et du désir dedans leurs voluptés ; mais comme les plaisirs d’une espèce n’ont point du tout de relation avec les plaisirs d’une autre espèce, il supportera toutes les fatigues, et boira toutes les amertumes de la royauté, sans pouvoir en goûter aucune des douceurs.

    « On l’a fait partir ce matin environné de beaucoup de médecins, pour veiller à ce qu’il ne s’empoisonne dans le voyage. » Quoique mon garde fût grand causeur de sa nature, il ne m’osa pas entretenir seul plus longtemps, de peur d’être soupçonné d’intelligence.

    Environ sur la fin de la semaine, je fus encore ramené devant mes juges. On me nicha sur le fourchon d’un petit arbre sans feuilles. Les oiseaux de longue robe, tant avocats, conseillers que présidents, se juchèrent tous par étage, chacun selon sa dignité, au coupeau d’un grand cèdre. Pour les autres qui n’ assistaient à l’assemblée que par curiosité, ils se placèrent pêle-mêle tant que les sièges furent remplis, c’est-à-dire tant que des branches du cèdre furent couvertes de pattes.

    Cette pie que j’avais toujours remarquée pleine de compassion pour moi, se vint percher sur mon arbre, où, feignant de se divertir à becqueter la mousse : « En vérité, me dit-elle, vous ne sauriez croire combien votre malheur m’est sensible, car encore que je n’ignore pas qu’un homme parmi les vivants est une peste dont on devrait purger tout État bien policé ; quand je me souviens toutefois d’avoir été dès le berceau élevée parmi eux, d’avoir appris leur langue si parfaitement, que j’en ai presque oublié la mienne, et d’avoir mangé de leur main des fromages mous si excellents que je ne saurais y songer sans que l’eau m’en vienne aux yeux et à la bouche, je sens pour vous des tendresses qui m’empêchent d’incliner au plus juste parti. »

    Elle achevait ceci, quand nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d’un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le roi, si ma pie de sa patte ne m’eût contenu en mon assiette. « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fut notre souverain ? C’est une imagination de vous autres hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l’aigle nous devait commander.

    « Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique ; encore le changeons nous tous les six mois, et nous le prenons faible, afin que le moindre à qui il aurait fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu’il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu’il soit d’une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.

    « Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S’il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l’on procède à une nouvelle élection.

    « Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d’un grand if sur le bord d’un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l’un après l’autre passent par-devant lui ; et si quelqu’un d’eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l’eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu’il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »

    Je ne pus m’empêcher de l’interrompre pour lui demander ce qu’elle entendait par le mot triste et voici ce qu’elle me répliqua :

    « Quand le crime d’un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l’expier, on tâche d’en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l’on y procède de cette façon :

    « Ceux d’entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre, sont délégués vers le coupable qu’on porte sur un funeste cyprès. Là ces tristes musiciens s’amassent autour de lui, et lui remplissent l’âme par l’oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil, et meurt suffoqué de tristesse.

    « Toutefois un tel spectacle n’arrive guère ; car comme nos rois sont fort doux, ils n’obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle.

    « Celui qui règne à présent est une colombe dont l’humeur est si pacifique, que l’autre jour qu’il fallait accorder deux moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c’était qu’inimitié. »

    Ma pie ne put continuer un si long discours, sans que quelques-uns des assistants y prissent garde ; et parce qu’on la soupçonnait déjà de quelque intelligence, les principaux de l’assemblée lui firent mettre la main sur le collet par un aigle de la garde qui se saisit de sa personne. Le roi colombe arriva sur ces entrefaites ; chacun se tut, et la première chose qui rompit le silence, fut la plainte que le grand censeur des oiseaux dressa contre la pie. Le roi pleinement informé du scandale dont elle était la cause, lui demanda son nom, et comment elle me connaissait. « Sire, répondit-elle fort étonnée, je me nomme Margot ; il y a ici force oiseaux de qualité qui répondront de moi. J’appris un jour au monde de la terre d’où je suis native, par Guillery l’Enrhumé que voilà, qui, m’ayant entendu crier en cage, me vint visiter à la fenêtre où j’étais pendue, que mon père était Courte-queue, et ma mère Croque-noix. Je ne l’aurais pas su sans lui ; car j’avais été enlevée de dessous l’aile de mes parents au berceau, fort jeune. Ma mère quelque temps après en mourut de déplaisir, et mon père désormais hors d’âge de faire d’autres enfants, désespéré de se voir sans héritiers, s’en alla à la guerre des geais, où il fut tué d’un coup de bec dans la cervelle. Ceux qui me ravirent furent certains animaux sauvages qu’on appelle porchers, qui me portèrent vendre à un château, où je vis cet homme à qui vous faites maintenant le procès. Je ne sais s’il conçut quelque bonne volonté pour moi, mais il se donnait la peine d’avertir les serviteurs de me hacher de la mangeaille. Il avait quelquefois la bonté de me l’apprêter lui-même. Si en hiver j’étais morfondue, il me portait auprès du feu, calfeutrait ma cage ou commandait au jardinier de me réchauffer dans sa chemise. Les domestiques n’osaient m’agacer en sa présence, et je me souviens qu’un jour il me sauva de la gueule du chat qui me tenait entre ses griffes, où le petit laquais de ma dame m’avait exposée. Mais il ne sera pas mal à propos de vous apprendre la cause de cette barbarie. Pour complaire à Verdelet (c’est le nom du petit laquais) je répétais un jour les sottises qu’il m’avait enseignées. Or il arriva, par malheur, quoique je récitasse toujours mes quolibets de suite, que je vins à dire en son ordre justement comme il entrait pour faire un faux message : « Taisez-vous, fils de putain, vous avez menti ! » Cet homme accusé que voilà, qui connaissant le naturel menteur du fripon, s’imagina que je pourrais bien avoir parlé par prophétie, et envoya sur les lieux s’enquérir si Verdelet y avait été : Verdelet fut convaincu de fourbe, Verdelet fut fouetté, et Verdelet pour se venger m’eût fait manger au matou, sans lui. » Le roi d’un baissement de tête, témoigna qu’il était content de la pitié qu’elle avait eue de mon désastre ; il lui défendît toutefois de me plus parler en secret. Ensuite, il demanda à l’avocat de ma partie, si son plaidoyer était prêt. Il fit signe de la patte qu’il allait parler, et voici ce me semble les mêmes points dont il insista contre moi :

    Plaidoyer fait au Parlement des oiseaux,

    les Chambres assemblées,

    contre un animal accusé d’être homme.


    « Messieurs, la partie de ce criminel est Guillemette la Charnue, perdrix de son extraction, nouvellement arrivée du monde de la terre, la gorge encore ouverte d’une balle de plomb que lui ont tirée les hommes, demanderesse à l’encontre du genre humain, et par conséquent à l’encontre d’un animal que je prétends être un membre de ce grand corps. Il ne nous serait pas malaisé d’empêcher par sa mort les violences qu’il peut faire ; toutefois comme le salut ou la perte de tout ce qui vit, importe à la République des vivants, il me semble que nous mériterions d’être nés hommes, c’est-à-dire dégradés de la raison et de l’immortalité que nous avons par-dessus eux, si nous leur avions ressemblé par quelqu’une de leurs injustices.

    « Examinons donc, messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention de laquelle nos divins esprits sont capables.

    « Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est homme ; et puis en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.

    « Pour moi, je ne fais point de difficulté qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause ; secondement, en ce qu’il rit comme un fou, troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; sixièmement, en ce qu’il porte la queue devant ; septièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler ; huitièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait d’en avoir deux libres ; se casse les jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots ; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or vous savez, messieurs, que de tous les animaux il n’y a que l’homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut maintenant examiner si, pour être homme, il mérite la mort.

    « Je pense, messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or, si je prouve que l’homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?

    « La première et la plus fondamentale loi pour la manutention d’une république, c’est l’égalité ; mais l’homme ne la saurait endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger ; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas cependant avouer à ses maîtres, les aigles, les condors, et les griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.

    « Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?

    « Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent ; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres, que comme s’ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre ; ils en feront plutôt de bois, qu’ils n’en aient, et je crois même qu’ils se chatouillent des fausses espérances de l’immortalité, moins par l’horreur dont le non-être les effraye, que par la crainte qu’ils ont de n’avoir pas qui leur commande après la mort. Voilà le bel effet de cette fantastique monarchie et de cet empire si naturel de l’homme sur les animaux et sur nous-mêmes, car son insolence a été jusque-là.

    « Cependant en conséquence de cette principauté ridicule, il s’attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort ; il nous dresse des embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge, il nous mange, et, de la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres il fait un prix à la noblesse. Il pense que le soleil s’est allumé pour l’éclairer à nous faire la guerre ; que nature nous a permis d’étendre nos promenades dans le ciel afin seulement que de notre vol il puisse tirer de malheureux ou favorables auspices et quand Dieu mit des entrailles dedans notre corps, qu’il n’eut intention que de faire un grand livre où l’homme pût apprendre la science des choses futures.

    « Hé bien, ne voilà pas un orgueil tout à fait insupportable ? Celui qui l’a conçu pouvait-il mériter un moindre châtiment que de naître homme ? Ce n’est pas toutefois sur quoi je vous presse de condamner celui-ci. La pauvre bête n’ayant pas comme nous l’usage de raison, j’excuse ses erreurs quant à celles que produit son défaut d’entendement ; mais pour celles qui ne sont filles que de la volonté, j’en demande justice : par exemple, de ce qu’il nous tue, sans être attaqué par nous ; de ce qu’il nous mange, pouvant repaître sa faim de nourriture plus convenable, et ce que j’estime beaucoup plus lâche, de ce qu’il débauche le bon naturel de quelques-uns des nôtres, comme des laniers, des faucons et des vautours, pour les instruire au massacre des leurs, à faire gorge chaude de leur semblable, ou nous livrer entre ses mains.

    « Cette seule considération est si pressante, que je demande à la cour qu’il soit exterminé de la mort triste. »

    Tout le barreau frémit de l’horreur d’un si grand supplice ; c’est pourquoi afin d’avoir lieu de le modérer, le roi fit signe à mon avocat de répondre.

    C’était un étourneau, grand jurisconsulte, lequel après avoir frappé trois fois de sa patte contre la branche qui le soutenait, parla ainsi à l’assemblée :

    « Il est vrai, messieurs, qu’ému de pitié, j’avais entrepris la cause pour cette malheureuse bête ; mais sur le point de la plaider, il m’est venu un remords de conscience, et comme une voix secrète, qui m’a défendu d’accomplir une action si détestable. Ainsi, messieurs, je vous déclare, et à toute la cour, que pour faire le salut de mon âme, je ne veux contribuer en façon quelconque à la durée d’un monstre tel que l’homme. »

    Toute la populace claqua du bec en signe de réjouissance, et pour congratuler à la sincérité d’un oiseau si bien.

    Ma pie se présenta pour plaider à sa place ; mais il lui fut imposé de se taire, à cause qu’ayant été nourrie parmi les hommes, et peut-être infectée de leur morale, il était à craindre qu’elle n’apportât à ma cause un esprit prévenu ; car la cour des oiseaux ne souffre point que l’avocat, qui s’intéresse davantage pour un client que pour l’autre soit ouï, à moins qu’il puisse justifier que cette inclination procède au bon droit de la partie.

    Quand mes juges virent que personne ne se présentait pour me défendre, ils étendirent leurs ailes qu’ils secouèrent, et volèrent incontinent aux opinions.

    La plus grande partie, comme j’ai su depuis, insista fort que je fusse exterminé de la mort triste ; mais, toutefois, quand on aperçut que le roi penchait à la douceur, chacun revint à son opinion. Ainsi mes juges se modérèrent, et au lieu de la mort triste dont ils me firent grâce, ils trouvèrent à propos pour faire sympathiser mon châtiment à quelqu’un de mes crimes, et m’anéantir par un supplice qui servît à me détromper, en bravant ce prétendu empire de l’homme sur les oiseaux, que je fusse abandonné à la colère des plus faibles d’entre eux ; cela veut dire qu’ils me condamnèrent à être mangé des mouches.

    En même temps, l’assemblée se leva, et j’entendis murmurer qu’on ne s’était pas davantage étendu à particulariser les circonstances de ma tragédie, à cause de l’accident arrivé à un oiseau de la troupe, qui venait de tomber en pâmoison comme il voulait parler au roi. On crut qu’elle était causée par l’horreur qu’il avait eue de regarder trop fixement un homme. C’est pourquoi on donna ordre de m’emporter.

    Mon arrêt me fut prononcé auparavant, et sitôt que l’orfraie qui servait de greffier criminel, eut achevé de me lire, j’aperçus à l’entour de moi le ciel tout noir de mouches, de bourdons, d’abeilles, de guiblets, de cousins et de puces qui bruissaient d’impatience.

    J’attendais encore que mes aigles m’enlevassent comme à l’ordinaire, mais je vis à leur place une grande autruche noire qui me mit honteusement à califourchon sur son dos (car cette posture est entre eux la plus ignominieuse où l’ou puisse appliquer un criminel, et jamais oiseau, pour quelque offense qu’il ait commise, n’y peut être condamné).

    Les archers qui me conduisirent au supplice étaient une cinquantaine de condors, et autant de griffons devant, et derrière ceux-ci volait fort lentement une procession de corbeaux qui croassaient je ne sais quoi de lugubre, et il me semblait ouïr comme de plus loin des chouettes qui leur répondaient.

    Au partir du lieu où mon jugement m’avait été rendu, deux oiseaux de paradis, à qui on avait donné charge de m’assister à la mort, se vinrent asseoir sur mes épaules.

    Quoique mon âme fût alors fort troublée à cause de l’horreur du pas que j’allais franchir, je me suis pourtant souvenu de quasi tous les raisonnements par lesquels ils tâchèrent de me consoler.

    « La mort, me dirent-ils (me mettant le bec à l’oreille), n’est pas sans doute un grand mal, puisque nature notre bonne mère y assujettit tous ses enfants ; et ce ne doit pas être une affaire de grande conséquence, puisqu’elle arrive à tout moment, et pour si peu de chose ; car si la vie était si excellente, il ne serait pas en notre pouvoir de ne la point donner ; ou si la mort traînait après soi des suites de l’importance que tu te fais accroire, il ne serait pas en notre pouvoir de la donner. Il y a beaucoup d’apparence, au contraire, puisque l’animal commence par jeu, qu’il finit de même. Je parle à toi ainsi, à cause que ton âme n’étant pas immortelle comme la nôtre, tu peux bien juger quand tu meurs, que tout meurt avec toi. Ne t’afflige donc point de faire plus tôt ce que quelques-uns de tes compagnons feront plus tard. Leur condition est plus déplorable que la tienne ; car si la mort est un mal, elle n’est mal qu’à ceux qui ont à mourir, et ils seront, an prix de toi, qui n’as plus qu’une heure entre ci et là, cinquante ou soixante ans en état de pouvoir mourir. Et puis, dis-moi, celui qui n’est pas né n’est pas malheureux. Or tu vas être comme celui qui n’est pas né ; un clin d’œil après la vie, tu seras ce que tu étais un clin d’œil devant, et ce clin d’œil passé, tu seras mort d’aussi longtemps que celui qui mourut il y a mille siècles.

    « Mais en tout cas, supposé que la vie soit un bien, la même rencontre qui parmi l’infinité du temps a pu faire que tu sois, ne peut-il pas faire quelque jour que tu sois encore un autre coup ? La matière, qui à force de se mêler est enfin arrivée à ce nombre, cette disposition et cet ordre nécessaire à la construction de ton être, peut-elle pas en se remêlant arriver à une disposition requise pour faire que tu te sentes être encore une autre fois ? Oui ; mais, me diras-tu, je ne me souviendrai pas d’avoir été ? Hé ! mon cher frère, que t’importe, pourvu que tu te sentes être ? Et puis ne se peut-il pas faire que pour te consoler de la perte de ta vie, tu imagineras les mêmes raisons que je te représente maintenant ?

    « Voilà des considérations assez fortes pour t’obliger à boire cette absinthe en patience ; il m’en reste toutefois d’autres encore plus pressantes qui t’inviteront sans doute à la souhaiter. Il faut, mon cher frère, te persuader que comme toi et les autres brutes êtes matériels ; et comme la mort, au lieu d’anéantir la matière, elle n’en fait que troubler l’économie, tu dois, dis-je, croire avec certitude que, cessant d’être ce que tu étais, tu commenceras d’être quelque autre chose. Je veux donc que tu ne deviennes qu’une motte de terre, ou un caillou, encore seras-tu quelque chose de moins méchant que l’homme. Mais j’ai un secret à te découvrir, que je ne voudrais pas qu’aucun de mes compagnons eût entendu de ma bouche c’est qu’étant mangé, comme ta vas être, de nos petits oiseaux, tu passeras en leur substance. Oui, tu auras l’honneur de contribuer, quoique aveuglément, aux opérations intellectuelles de nos mouches, et de participer à la gloire, si tu ne raisonnes toi-même, de les faire au moins raisonner. »

    Environ à cet endroit de l’exhortation, nous arrivâmes au lieu destiné pour mon supplice.

    Il y avait quatre arbres fort proches l’un de l’autre, et quasi en même distance, sur chacun desquels à hauteur pareille un grand héron s’était perché. On me descendit de dessus l’autruche noire, et quantité de cormorans m’élevèrent où les quatre hérons m’attendaient. Ces oiseaux vis-à-vis l’un de l’autre appuyés fermement chacun sur son arbre, avec leur cou de longueur prodigieuse, m’entortillèrent comme avec une corde, les uns par les bras, les autres par les jambes, et me lièrent si serré, qu’encore que chacun de mes membres ne fût garrotté que du cou d’un seul, il n’était pas en ma puissance de me remuer le moins du monde.

    Ils devaient demeurer longtemps en cette posture ; car j’entendis qu’on donna charge à ces cormorans qui m’avaient élevé, d’aller à la pêche pour les hérons, et de leur couler la mangeaille dans le bec.

    On attendait encore les mouches, à cause qu’elles n’avaient pas fendu l’air d’un vol si puissant que nous : toutefois on ne resta guère sans les ouïr. Pour la première chose qu’ils exploitèrent d’abord, ils s’entre-départirent mon corps, et cette distribution fut faite si malicieusement, qu’on assigna mes yeux aux abeilles, afin de me les crever en me les mangeant ; mes oreilles, aux bourdons, afin de les étourdir et me les décorer tout ensemble ; mes épaules, aux puces, afin de les entamer d’une morsure qui me démangeât, et ainsi du reste. A peine leur avais-je entendu disposer de leurs ordres, qu’incontinent après je les vois approcher. Il semblait que tous les atomes dont l’air est composé, se fussent convertis en mouches ; car je n’étais presque pas visité de deux ou trois faibles rayons de lumière qui semblaient se dérober pour venir jusqu’à moi, tant ces bataillons étaient serrés et voisins de ma chair.

    Mais comme chacun d’entre eux choisissait déjà du désir la place qu’il devait mordre, tout à coup je les vis brusquement reculer, et parmi la confusion d’un nombre infini d’éclats qui retentissaient jusqu’aux nues, je distinguai plusieurs fois ce mot de Grâce ! grâce ! grâce !

    Ensuite, deux tourterelles s’approchèrent de moi. A leur venue, tous les funestes appareils de ma mort se dissipèrent ; je sentis mes hérons relâcher les cercles de ces longs cous qui m’entortillaient, et mon corps étendu en sautoir, griller du faîte des quatre arbres jusqu’aux pieds de leurs racines.

    Je n’attendais de ma chute que de briser à terre contre quelque rocher ; mais au bout de ma peur je fus étonné de me trouver à mon séant sur une autruche blanche, qui se mit au galop dès qu’elle me sentit sur son dos.

    On me fit faire un autre chemin que celui par où j’étais venu, car il me souvient que je traversai un grand bois de myrtes, et un autre de térébinthes, aboutissant à une vaste forêt d’oliviers où m’attendait le roi colombe au milieu de toute sa cour.

    Sitôt qu’il m’aperçut il fit signe qu’on m’aidât à descendre. Aussitôt deux aigles de la garde me tendirent les pattes, et me portèrent à leur prince.

    Je voulus par respect embrasser et baiser les petits ergots de Sa Majesté, mais elle se retira. « Et je vous demande, dit-elle auparavant, si vous connaissez cet oiseau ? »

    A ces paroles, on me montra un perroquet qui se mit à rouer et à battre des ailes, comme il aperçut que je le considérais : « Et il me semble, criai-je au roi, que je l’ai vu quelque part ; mais la peur et la joie ont chez moi tellement brouillé les espèces, que je ne puis encore marquer bien clairement où ç’a été. »

    Le perroquet à ces mots me vint de ses deux ailes accoler le visage, et me dit : « Quoi ! vous ne connaissez plus César, le perroquet de votre cousine, à l’occasion de qui vous avez tant de fois soutenu que les oiseaux raisonnent ? C’est moi qui tantôt pendant votre procès ai voulu, après l’audience, déclarer les obligations que je vous ai : mais la douleur de vous voir en un si grand péril, m’a fait tomber en pâmoison. » Son discours acheva de me dessiller la vue. L’ayant donc reconnu, je l’embrassai et le baisai ; il m’embrassa et me baisa. « Donc, lui dis-je, est-ce toi, mon pauvre César, à qui j’ouvris la cage pour te rendre la liberté que la tyrannique coutume de notre monde t’avait ôtée ? »

    Le roi interrompit nos caresses, et me parla de la sorte : « Homme, parmi nous une bonne action n’est jamais perdue ; c’est pourquoi encore qu’étant homme tu mérites de mourir seulement à cause que tu es né, le Sénat te donne la vie. Il peut bien accompagner de cette reconnaissance les lumières dont nature éclaira ton instinct, quand elle te fit pressentir en nous la raison que tu n’étais pas capable de connaître. Va donc en paix, et vis joyeux ! »

    Il donna tout bas quelques ordres, et mon autruche blanche, conduite par deux tourterelles, m’emporta de l’assemblée.

    Après m’avoir galopé environ un demi-jour, elle me laissa proche d’une forêt, où je m’enfonçai dès qu’elle fut partie. Là je commençai à goûter le plaisir de la liberté, et celui de manger le miel qui coulait le long de l’écorce des arbres.

    Je pense que je n’eusse jamais fini ma promenade ; car l’agréable diversité du lieu me faisait toujours découvrir quelque chose de plus beau, si mon corps eût pu résister au travail. Mais comme enfin je me trouvai tout à fait amolli de lassitude, je me laissai couler sur l’herbe.

    Ainsi étendu à l’ombre de ces arbres, je me sentais inviter au sommeil par la douce fraîcheur et le silence de la solitude, quand un bruit incertain de voix confuses qu’il me semblait entendre voltiger autour de moi, me réveilla en sursaut.

    Le terrain paraissait fort uni, et n’était hérissé d’aucun buisson qui pût rompre la vue ; c’est pourquoi la mienne s’allongeait fort avant par entre les arbres de la forêt. Cependant le murmure qui venait à mon oreille, ne pouvait partir que de fort proche de moi ; de sorte que m’y étant rendu encore plus attentif, j’entendis fort distinctement une suite de paroles grecques ; et parmi beaucoup de personnes qui s’entretenaient, j’en démêlai une qui s’exprimait ainsi :

    « Monsieur le médecin, un de mes alliés, l’orme à trois têtes, me vient d’envoyer un pinson, par lequel il me mande qu’il est malade d’une fièvre étique, et d’un grand mal de mousse, dont il est couvert depuis la tête jusqu’aux pieds. Je vous supplie, par l’amitié que vous me portez, de lui ordonner quelque chose. »

    Je demeurai quelque temps sans rien ouïr ; mais, au bout d’un petit espace, il me sembla qu’on répliqua ainsi : « Quand l’orme à trois têtes ne serait point votre allié, et quand, au lieu de vous qui êtes mon ami, le plus étrange de notre espèce me ferait cette prière, ma profession m’oblige de secourir tout le monde. Vous ferez donc dire à l’orme à trois têtes, que pour la guérison de son mal, il a besoin de sucer le plus d’humide et le moins de sec qu’il pourra ; que, pour cet effet, il doit conduire les petits filets de ses racines vers l’endroit le plus moite de son lit, ne s’entretenir que de choses gaies, et se faire tous les jours donner la musique par quelques rossignols excellents. Après, il vous fera savoir comment il se sera trouvé de ce régime de vivre ; et puis selon le progrès de son mal, quand nous aurons préparé ses humeurs, quelque cigogne de mes amies lui donnera de ma part un clystère qui le remettra tout à fait en convalescence. »

    Ces paroles achevées, je n’entendis plus le moindre bruit ; sinon qu’un quart d’heure après, une voix que je n’avais point encore, ce me semble, remarquée, parvint à mon oreille ; et voici comme elle parlait : « Holà, fourchu, dormez-vous ? » J’ouïs qu’une autre voix répliquait ainsi : « Non, fraîche écorce ; pourquoi ? — C’est, reprit celle qui la première avait rompu le silence, que je me sens ému de la même façon que nous avons accoutumé de l’être, quand ces animaux qu’on appelle hommes nous approchent ; et je voudrais vous demander si vous sentez la même chose. »

    Il se passa quelque temps avant que l’autre répondit, comme s’il eût voulu appliquer à cette découverte ses sens les plus secrets. Puis, il s’écria « Mon Dieu ! vous avez raison, et je vous jure que je trouve mes organes tellement pleins des espèces d’un homme, que je suis le plus trompé du monde, s’il n’y en a quelqu’un fort proche d’ici. »

    Alors plusieurs voix se mêlèrent, qui disaient qu’assurément elles sentaient un homme.

    J’avais beau distribuer ma vue de tous côtés, je ne découvrais point d’où pouvait provenir cette parole. Enfin après m’être un peu remis de l’horreur dont cet événement m’avait consterné, je répondis à celle qu’il me sembla remarquer que c’était elle qui demandait s’il y avait là un homme, qu’il y en avait un : « Mais je vous supplie, continuai-je aussitôt, qui que vous soyez qui parlez à moi, de me dire où vous êtes ? » Un moment après j’écoutai ces mots :

    « Nous sommes en ta présence : tes yeux nous regardent, et tu ne nous vois pas ! Envisage les chênes où nous sentons que tu tiens ta vue attachée c’est nous qui te parlons ; et si tu t’étonnes que nous parlions une langue usitée au monde d’où tu viens, sache que nos premiers pères en sont originaires ; ils demeuraient en Epire dans la forêt de Dodonne, où leur bonté naturelle les convia de rendre des oracles aux affligés qui les consultaient. Ils avaient pour cet effet appris la langue grecque, la plus universelle qui fût alors, afin d’être entendus ; et parce que nous descendons d’eux, de père en fils, le don de prophétie a coulé jusqu’à nous. Or tu sauras qu’une grande aigle à qui nos pères de Dodonne donnaient retraite, ne pouvant aller à la chasse à cause d’une main qu’elle s’était rompue, se repaissait du gland que leurs rameaux lui fournissaient, quand un jour, ennuyée de vivre dans un monde qui souffrait tant, elle prit son vol au soleil, et continua son voyage si heureusement, qu’enfin elle aborda le globe lumineux où nous sommes ; mais à son arrivée, la chaleur du climat la fit vomir : elle se déchargea de force gland non encore digéré ; ce gland germa, il en crût des chênes qui furent nos aïeux.

    « Voilà comment nous changeâmes d’habitation. Cependant encore que vous nous entendiez parler une langue humaine, ce n’est pas à dire que les autres arbres s’expliquent de même ; il n’y a rien que nous autres chênes, issus de la forêt de Dodonne, qui parlions comme vous ; car pour les autres végétants, voici leur façon de s’exprimer. N’avez-vous point pris garde à ce vent doux et subtil, qui ne manque jamais de respirer à l’orée des bois ? C’est l’haleine de leur parole ; et ce petit murmure ou ce bruit délicat dont ils rompent le sacré silence de leur solitude, c’est proprement leur langage. Mais encore que le bruit des forêts semble toujours le même, il est toutefois si différent, que chaque espèce de végétant garde le sien particulier, en sorte que le bouleau ne parle pas comme l’érable, ni le hêtre comme le cerisier. Si le sot peuple de votre monde m’avait entendu parler comme je fais, il croirait que ce serait un diable enfermé sous mon écorce ; car bien loin de croire que nous puissions raisonner, il ne s’imagine pas même que nous ayons l’âme sensitive ; encore que, tous les jours, il voie qu’au premier coup dont le bûcheron assaut un arbre, la cognée entre dans la chair quatre fois plus avant qu’au second ; et qu’il doive conjecturer qu’assurément le premier coup l’a surpris et frappé au dépourvu, puisque aussitôt qu’il a été averti par la douleur, il s’est ramassé en soi-même, a réuni ses forces pour combattre, et s’est comme pétrifié pour résister à la dureté des armes de son ennemi. Mais mon dessein n’est pas de faire comprendre la lumière aux aveugles ; un particulier m’est toute l’espèce, et toute l’espèce ne m’est qu’un particulier, quand le particulier n’est point infecté des erreurs de l’espèce ; c’est pourquoi soyez attentif, car je crois parler, en vous parlant, à tout le genre humain.

    « Vous saurez donc, en premier lieu, que presque tous les concerts dont les oiseaux font musique, sont composés à la louange des arbres ; mais, aussi, en récompense du soin qu’ils prennent de célébrer nos belles actions, nous nous donnons celui de cacher leurs amours ; car ne vous imaginez pas, quand vous avez tant de peine à découvrir un de leurs nids que cela provienne de la prudence avec laquelle ils l’ont caché. C’est l’arbre qui lui-même a plié ses rameaux tout autour du nid pour garantir des cruautés de l’homme la famille de son hôte. Et qu’ainsi ne soit, considérez l’aire de ceux, ou qui sont nés à la destruction des oiseaux leurs concitoyens, comme des éperviers, des honbereaux, des milans, des faucons, etc. ; ou qui ne parlent que pour quereller, comme les geais et des pies ; ou qui prennent plaisir nous faire peur, comme des hiboux et des chats-huants. Vous remarquerez que l’aire de ceux-là est abandonnée à la vue de tout le monde, parce que l’arbre en a éloigné ses branches, afin de la donner en proie.

    « Mais il n’est pas besoin de particulariser tant de choses, pour prouver que les arbres exercent, soit du corps, soit de l’âme, toutes vos fonctions. Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui n’ait remarqué qu’au printemps, quand le soleil a réjoui notre écorce d’une sève féconde nous allongeons nos rameaux, et les étendons chargés de fruits sur le sein de la terre dont nous sommes amoureux ? La terre, de son côté, s’entrouvre et réchauffe d’une même ardeur ; et comme si chacun de nos rameaux était un….., elle s’en approche pour s’y joindre ; et nos rameaux, transportés de plaisir, se déchargent, dans son giron, de la semence qu’elle brûle de concevoir. Elle est pourtant neuf mois à former cet embryon auparavant que de le mettre au jour ; mais l’arbre, son mari qui craint que la froidure de l’hiver ne nuise à sa grossesse, dépouille sa robe verte pour la couvrir, se contentant, pour cacher quelque chose de sa nudité, d’un vieux manteau de feuilles mortes.

    « Hé bien, vous autres hommes, vous regardez éternellement ces choses, et ne les contemplez jamais ; il s’en est passé à vos yeux de plus convaincantes encore qui n’ont pas seulement ébranlé les aheurtés. »

    J’avais l’attention fort bandée aux discours dont cette voix arborique m’entretenait, et j’attendais la suite, quand tout à coup elle cessa d’un ton semblable à celui d’une personne que la courte haleine empêcherait de parler.

    Cette voix allait je pense entamer un autre discours ; mais le bruit d’une grande alarme qui survint l’en empêcha. Toute la forêt en rumeur ne retentissait que de ces mots : Gare la peste ! et Passe parole !

    Je conjurai l’arbre qui m’avait si longtemps entretenu, de m’apprendre d’où procédait un si grand désordre.

    « Mon ami, me dit-il, nous ne sommes pas en ces quartiers-ci encore bien informés des particularités du mal. Je vous dirai seulement en trois mots que cette peste, dont nous sommes menacés est ce qu’entre les hommes on appelle embrasement. Nous pouvons bien le nommer ainsi, puisque parmi nous il n’y a point de maladie si contagieuse. Le remède que nous y allons apporter, c’est de raidir nos haleines, et de souffler tous ensemble vers l’endroit d’où part l’inflammation, afin de repousser ce mauvais air. Je crois que ce qui nous aura apporté cette fièvre ardente est une bête à feu, qui rôde depuis quelques jours à l’entour de nos bois ; car comme elles ne vont jamais sans feu et ne s’en peuvent passer, celle-ci sera sans doute venue le mettre à quelqu’un de nos arbres.

    « Nous avions mandé l’animal glaçon pour venir à notre secours ; cependant il n’est pas encore arrivé. Mais adieu, je n’ai pas le temps de vous entretenir, il faut songer au salut commun ; et vous-même prenez la fuite, autrement, vous courez risque d’être enveloppé dans notre ruine. »

    Je suivis son conseil, sans toutefois me beaucoup presser, parce que je connaissais mes jambes. Cependant je savais si peu la carte du pays, que je me trouvai au bout de dix-huit heures de chemin au derrière de la forêt dont je pensais fuir ; et pour surcroît d’appréhension, cent éclats épouvantables de tonnerre m’ébranlaient le cerveau, tandis que la funeste et blême lueur de mille éclairs venait éteindre mes prunelles.

    De moment en moment les coups redoublaient avec tant de furie, qu’on eût dit que les fondements du monde allaient s’écrouler ; et malgré tout cela le ciel ne parut jamais plus serein. Comme je me vis au bout de mes raisons, enfin le désir de connaître la cause d’un événement si extraordinaire m’invita de marcher vers le lieu d’où le bruit semblait s’épandre.

    Je cheminai environ l’espace de quatre cents stades, à la fin desquels j’aperçus au milieu d’une fort grande campagne comme deux boules qui, après avoir en bruissant tourné longtemps à l’entour l’une de l’autre, s’approchaient et puis se reculaient. Et j’observai que, quand le heurt se faisait, c’était alors qu’on entendait ces grands coups ; mais à force de marcher plus avant, je reconnus que ce qui de loin m’avait paru deux boules, était deux animaux ; l’un desquels, quoique rond par en bas, formait un triangle par le milieu ; et sa tête fort élevée, avec sa rousse chevelure qui flottait contremont, s’aiguisait en pyramide. Son corps était troué comme un crible, et à travers ces pertuis déliés qui lui servaient de pores, on apercevait glisser de petites flammes qui semblaient le couvrir d’un plumage de feu.

    En cheminant là autour, je rencontrai un vieillard fort vénérable qui regardait ce fameux combat avec autant de curiosité que moi. Il me fit signe de m’approcher : j’obéis, et nous nous assîmes l’un auprès de l’autre.

    J’avais dessein de lui demander le motif qui l’avait amené en cette contrée, mais il me ferma la bouche par ces paroles : « Hé bien, vous le saurez, le motif qui m’amène en cette contrée ! » Et là-dessus il me raconta fort au long toutes les particularités de son voyage. Je vous laisse à penser si je demeurai interdit. Cependant, pour accroître ma consternation, comme déjà je brûlais de lui demander quel démon lui révélait mes pensées : « Non, non, s’écria-t-il, ce n’est point un démon qui me révèle vos pensées… » Ce nouveau tour de devin me le fit observer avec plus d’attention qu’auparavant, et je remarquai qu’il contrefaisait mon port, mes gestes, ma mine, situait tous ses membres et figurait toutes les parties de son visage sur le patron des miennes ; enfin mon ombre en relief ne m’eût pas mieux représenté. « Je vois, continua-t-il, que vous êtes en peine de savoir pourquoi je vous contrefais, et je veux bien vous l’apprendre. Sachez donc qu’afin de connaître votre intérieur, j’arrangeai toutes les parties de mon corps dans un ordre semblable au vôtre ; car étant de toutes parts situé comme vous, j’excite en moi par cette disposition de matière, la même pensée que produit en vous cette même disposition de matière.

    « Vous jugerez cet effet-là possible, si toutefois vous avez observé que les gémeaux qui se ressemblent ont ordinairement l’esprit, les passions, et la volonté semblables ; jusque-là qu’il s’est rencontré à Paris deux bessons qui n’ont jamais eu que les mêmes maladies et la même santé ; se sont mariés, sans savoir le dessein l’un de l’autre, à même heure et à même jour ; se sont réciproquement écrit des lettres, dont le sens, les mots et la constitution étaient de même, et qui enfin ont composé sur un même sujet une même sorte de vers, avec les mêmes pointes, le même tour et le même ordre. Mais ne voyez-vous pas qu’il était impossible que la composition des organes de leurs corps étant pareille dans toutes ces circonstances, ils n’opérassent d’une façon pareille, puisque deux instruments égaux touchés également doivent rendre une harmonie égale ? Et qu’ainsi conformant tout à fait mon corps au vôtre, et devenant pour ainsi dire votre gémeau, il est impossible qu’un même branle de matière ne nous cause à tous deux un même branle d’esprit. »

    Après cela il se remit encore à me contrefaire, et poursuivit ainsi : « Vous êtes maintenant fort en peine de l’origine du combat de ces deux monstres, mais je veux vous l’apprendre. Sachez donc que les arbres de la forêt que nous avons à dos, n’ayant pu repousser avec leurs souffles les violents efforts de la bête à feu, ont eu recours à l’animal glaçon.

    « Je n’ai encore, lui dis-je, entendu parler de ces animaux-là qu’à un chêne de cette contrée, mais fort à la hâte, car il ne songeait qu’à se garantir. C’est pourquoi je vous supplie de m’en faire savant.

    Voici comment il me parla : « On verrait en ce globe où nous sommes les bois fort clairsemés, à cause du grand nombre de bêtes à feu qui les désolent, sans les animaux glaçons qui tous les jours à la prière des forêts leurs amies, viennent guérir les arbres malades ; je dis guérir, car à peine de leur bouche gelée ont-ils soufflé sur les charbons de cette peste, qu’ils l’éteignent.

    « Au monde de la terre d’où vous êtes, et d’où je suis, la bête à feu s’appelle salamandre, et l’animal glaçon y est connu par celui de remore. Or vous saurez que les remores habitent vers l’extrémité du pôle, au plus profond de la mer glaciale ; et c’est la froideur évaporée de ces poissons à travers leurs écailles, qui fait geler en ces quartiers-là l’eau de la mer, quoique salée.

    « La plupart des pilotes, qui ont voyagé pour la découverte du Groenland, ont enfin expérimenté qu’en certaine saison les glaces qui d’autres fois les avaient arrêtés, ne se rencontraient plus ; mais encore que cette mer fût libre dans le temps où l’hiver y est le plus âpre, ils n’ont pas laissé d’en attribuer la cause à quelque chaleur secrète qui les avait fondues ; mais il est bien plus vraisemblable que les remores qui ne se nourrissent que de glace, les avaient pour lors absorbées. Or vous devez savoir que, quelques mois après qu’elles se sont repues, cette effroyable digestion leur rend l’estomac si morfondu, que la seule haleine qu’elles expirent reglace derechef toute la mer du pôle. Quand elles sortent sur la terre, car elles vivent dedans l’un et dans l’autre élément, elles ne se rassasient que de ciguë d’aconit, d’opium et de mandragore.

    « On s’étonne en notre monde d’où procèdent ces frileux vents du nord qui traînent toujours la gelée ; mais si nos compatriotes savaient, comme nous, que les remores habitent en ce climat, ils connaîtraient, comme nous, qu’ils proviennent du souffle avec lequel elles essayent de repousser la chaleur du soleil qui les approche.

    « Cette eau stigiade de laquelle on empoisonna le grand Alexandre et dont la froideur pétrifia les entrailles, était du pissat d’un de ces animaux. Enfin la remore contient si éminemment tous les principes de froidure, que, passant par-dessus un vaisseau, le vaisseau se trouve saisi du froid en sorte qu’il en demeure tout engourdi jusqu’à ne pouvoir démarrer de sa place. C’est pour cela que la moitié de ceux qui ont cinglé vers le nord à la découverte du pôle, n’en sont point revenus, parce que c’est un miracle si les remores, dont le nombre est si grand dans cette mer, n’arrêtent leurs vaisseaux. Voilà pour ce qui est des animaux glaçons.

    « Mais quant aux bêtes à feu, elles logent dans la terre, sous des montagnes de bitume allumé, comme l’Etna, le Vésuve et le cap Rouge. Ces boutons que vous voyez à la gorge de celui-ci, qui procèdent de l’inflammation de son foie, ce sont… »

    Nous restâmes après cela sans parler, pour nous rendre attentifs à ce fameux duel.

    La salamandre attaquait avec beaucoup d’ardeur ; mais la remore soutenait impénétrablement. Chaque heurt qu’elles se donnaient, engendrait un coup de tonnerre, comme il arrive dans les mondes d’ici autour, où la rencontre d’une nue chaude avec une froide excite le même bruit.

    Des yeux de la salamandre il sortait à chaque œillade de colère qu’elle dardait contre son ennemie, une rouge lumière dont l’air paraissait allumé : en volant, elle suait de l’huile bouillante, et pissait de l’eau-forte.

    La remore de son côté grosse, pesante et carrée, montrait un corps tout écaillé de glaçons. Ses larges yeux paraissaient deux assiettes de cristal, dont les regards charroyaient une lumière si morfondante, que je sentais frissonner l’hiver sur chaque membre de mon corps où elle les attachait. Si je pensais mettre ma main au-devant, ma main en prenait l’onglée ; l’air même autour d’elle, atteint de sa rigueur, s’épaississait en neige, la terre durcissait sous ses pas ; et je pouvais compter les traces de la bête par le nombre des engelures qui m’accueillaient quand je marchais dessus.

    Au commencement du combat, la salamandre à cause de la vigoureuse contention de sa première ardeur, avait fait suer la remore ; mais à la longue cette sueur s’étant refroidie, émailla toute la plaine d’un verglas si glissant, que la salamandre ne pouvait joindre la remore sans tomber. Nous connûmes bien le philosophe et moi, qu’à force de choir et se relever tant de fois, elle était fatiguée ; car ces éclats de tonnerre, auparavant si effroyables, qu’enfantait le choc dont elle heurtait son ennemie, n’étaient plus que le bruit sourd de ces petits coups qui marquent la fin d’une tempête, et ce bruit sourd, amorti peu à peu, dégénéra en un frémissement semblable à celui d’un fer rouge plongé dans de l’eau froide.

    Quand la remore connut que le combat tirait aux abois, par l’affaiblissement du choc dont elle se sentait à peine ébranlée, elle se dressa sur un angle de son cube et se laissa tomber de toute sa pesanteur sur l’estomac de la salamandre, avec un tel succès, que le cœur de la pauvre salamandre, où tout le reste de son ardeur s’était concentré, en se crevant, fit un éclat si épouvantable que je ne sais rien dans la nature pour le comparer.

    Ainsi mourut la bête de feu sous la paresseuse résistance de l’animal de glaçon.

    Quelque temps après que la remore se fut retirée, nous nous approchâmes du champ de bataille ; et le vieillard, s’étant enduit les mains de la terre sur laquelle elle avait marché comme d’un préservatif contre la brûlure, il empoigna le cadavre de la salamandre. « Avec le corps de cet animal, me dit-il, je n’ai que faire de feu dans ma cuisine ; car pourvu qu’il soit pendu à la crémaillère, il fera bouillir et rôtir tout ce que j’aurai mis à l’âtre. Quant aux yeux, je les garde soigneusement ; s’ils étaient nettoyés des ombres de la mort, vous les prendriez pour deux petits soleils. Les anciens de notre monde les savaient bien mettre en œuvre ; c’est ce qu’ils nommaient des lampes ardentes, et l’on ne les appendait qu’aux sépultures pompeuses des personnes illustres.

    « Nos modernes en ont rencontré en fouillant quelques-uns de ces fameux tombeaux, mais leur ignorante curiosité les a crevés, en pensant trouver derrière les membranes rompues ce feu qu’ils y voyaient reluire. »

    Le vieillard marchait toujours, et moi je le suivais, attentif aux merveilles qu’il me débitait. Or à propos du combat, il ne faut pas que j’oublie l’entretien que nous eûmes touchant l’animal glaçon.

    « Je ne crois pas, me dit-il, que vous ayez jamais vu de remores, car ces poissons ne s’élèvent guère à fleur d’eau ; encore n’abandonnent-ils quasi point l’océan septentrional. Mais sans doute vous aurez vu de certains animaux qui en quelque façon se peuvent dire de leur espèce. Je vous ai tantôt dit que cette mer en tirant vers les pôles est toute pleine de remores, qui jettent leur frai sur la vase comme les autres poissons. Vous saurez donc que cette semence extraite de toute leur masse en contient si éminemment toute la froideur, que si un navire est poussé par-dessus, le navire en contracte un ou plusieurs vers qui deviennent oiseaux, dont le sang privé de chaleur fait qu’on les range, quoiqu’ils aient des ailes, au nombre des poissons. Aussi le Souverain Pontife, lequel connaît leur origine, ne défend pas d’en manger en carême. C’est ce que vous appelez des macreuses. »

    Je cheminais toujours sans autre dessein que de le suivre, mais tellement ravi d’avoir trouvé un homme, que je n’osais détourner les yeux de dessus lui, tant j’avais peur de le perdre.


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