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Honoré de Balzac
Une rue de Paris et son habitant
I. PHYSIONOMIE DE LA RUE
Paris a des rues courbes, des rues qui serpentent ; mais peut-être ne compte-t-il que la rue Boudreau, dans la Chaussée-d’Antin, et, près du Luxembourg, la rue Duguay-Trouin, qui figurent exactement une équerre. La rue Duguay-Trouin étend une de ses deux branches sur la rue de l’Ouest, et l’autre sur la rue de Fleurus.
En 1827, la rue Duguay-Trouin n’était pavée ni d’un côté ni de l’autre ; elle n’était éclairée ni à son angle rentrant, ni à ses bouts. Peut-être encore aujourd’hui n’est-elle ni pavée ni éclairée. À la vérité, cette rue a si peu de maisons, ou les maisons ont tant de modestie, qu’on ne les aperçoit point ; l’oubli de la ville s’explique alors par le peu d’importance des propriétés.
Un défaut de solidité dans le terrain explique cet état de choses. La rue est située sur un point si dangereux des Catacombes, que naguère une certaine portion de la chaussée a disparu, laissant une excavation aux yeux étonnés des quelques habitants de ce coin de Paris.
On fit beaucoup de bruit dans les journaux à ce propos. L’administration reboucha le fontis, tel est le nom de cette banqueroute territoriale, et les jardins qui bordent cette rue sans passants se rassurèrent d’autant mieux que les articles ne les atteignirent point.
La branche de cette rue qui débouche sur la rue de Fleurus est entièrement occupée, à gauche, par un mur au chaperon duquel brillent des ronds de bouteille et des pointes de fer prises dans le plâtre, espèce d’avis donné aux mains des amants et des voleurs.
Dans ce mur, il existe une petite porte perdue, la fameuse petite porte du jardin, si nécessaire dans les drames, dans les romans, et qui commence à disparaître de Paris.
Cette porte, peinte en gros vert, à serrure invisible, et sur laquelle le contrôleur des contributions n’avait pas encore fait peindre de numéro ; ce mur le long duquel croissent des orties et des herbes à épis barbus, cette rue à ornières, les autres murailles grises et lézardées, couronnées par des feuillages, là tout est en harmonie avec le silence qui règne dans le Luxembourg, dans le couvent des Carmes, dans les jardins de la rue de Fleurus.
Si vous alliez là, vous vous demanderiez : « Qui est-ce qui peut demeurer ici ?… »
Qui ?… vous allez voir.
II. SILHOUETTE DE L’HABITANT
Un jour, sur les trois heures du soir, cette porte s’ouvrit ; il en sortit un petit vieillard grassouillet, pourvu d’un abdomen flottant et proéminent et qui l’oblige à bien des sacrifices, car il est forcé de porter un pantalon excessivement large, afin de ne pas gêner ses mouvements ; aussi, depuis longtemps, a-t-il renoncé complètement à l’usage des bottes et des sous-pieds ; il a des souliers, et ses souliers étaient à peine cirés.
Le gilet, incessamment repoussé vers le plan supérieur des cavités gastriques par ce ventre de cuisinier, et déprimé par le poids de deux protubérances thoraciques qui feraient le bonheur d’une femme maigre, offre à la plaisanterie des passants une ressemblance parfaite avec une serviette roulée sur les genoux d’un convive absorbé dans une discussion au dessert.
Les deux jambes sont grêles, le bras est long, une des mains n’a de gant que dans les occasions les plus solennelles, et l’autre ignore absolument les bénéfices de cette seconde peau.
Ce personnage évite l’aumône et la pitié que lui mérite l’état d’une vénérable redingote verte, par une rosette rouge qui prouve l’utilité de l’ordre de la Légion d’honneur, un peu trop contestée depuis dix ans, disent les nouveaux chevaliers.
Le chapeau bossué, dans un système constant d’horripilation aux endroits où persiste un poil roussâtre, ne serait pas ramassé par le chiffonnier si le petit vieillard l’oubliait sur une borne.
Beaucoup trop distrait pour s’astreindre à la gêne qu’exige une perruque, ce savant (c’est un savant) montre, en saluant, une tête qui, vue d’aplomb, a toute l’apparence du genou de l’Hercule Farnèse.
Au-dessus de chaque oreille, quelques bouquets de cheveux blancs tortillés brillent au soleil comme les soies factieuses d’un sanglier poursuivi. Le cou, d’ailleurs, est athlétique et se recommande à la caricature par une infinité de rides, de saillants, par un fanon flétri, mais armé de piquants à la façon des orties.
L’état constant de la barbe explique aussitôt pourquoi la cravate, constamment refoulée, roulée, travaillée par les mouvements d’une tête inquiète, a comme une contre-barbe infiniment plus douce que celle du bonhomme, et composée des fils éraillés de ce tissu malheureux.
Maintenant, si vous avez deviné le torse, le dos puissant d’un travailleur obstiné, vous connaîtrez la figure douce, un peu blafarde, les yeux bleus extatiques et le nez fureteur de ce vieillard ; quand vous saurez que le matin, coiffé d’un foulard, et serré dans sa robe de chambre, l’illustre professeur (il est professeur) ressemble tant à une vieille femme, que plus d’un jeune homme allemand, venu du fond de la Saxe, de Weymar ou de la Prusse pour le voir, lui a dit : « Pardon, madame ! » et s’est retiré.
Cette silhouette d’un des plus savants et des plus vénérés membres de l’institut, accuse si bien l’entraînement de l’étude et les distractions causées par la recherche de la vérité, que vous devez reconnaître le célèbre professeur Jean-Népomucène-Apollodore Marmus de Saint-Leu, l’un des plus beaux génies de ce temps.
III. MADAME ADOLPHE
Quand le vieillard — le professeur comptait alors soixante-deux printemps — eut fait trois pas, il tourna la tête en entendant cette interrogation lancée par une voix connue, sur un ton aigu :
— Avez-vous un mouchoir ?
Une femme était sur le pas de la petite porte et regardait son maître avec une sorte de sollicitude.
Elle paraissait âgée d’une cinquantaine d’années, et sa mise annonçait une de ces domestiques pleines d’autorité dans la maison. Elle tricotait des bas.
Le savant revint et dit naïvement :
— Oui, madame Adolphe, j’ai mon mouchoir.
— Avez-vous vos conserves ?
Le savant tâta sa poche de côté.
— Je les ai.
— Montrez-les-moi, car souvent vous n’avez que l’étui, dit Mme Adolphe.
Le professeur tira son étui et montra ses lunettes d’un air triomphant.
— Vous feriez bien de les garder sur votre nez.
M. de Saint-Leu mit ses besicles après avoir nettoyé les verres avec son mouchoir.
Naturellement, il fourra le mouchoir sous son bras gauche pendant qu’il arrangeait ses lunettes : puis il fit quelques pas vers la rue de Fleurus et lâcha le mouchoir, qui tomba.
— J’en étais sûre, se dit Mme Adolphe.
Elle quitta la porte, ramassa le mouchoir et cria :
— Monsieur ! monsieur !
— Eh bien ? fit le professeur indigné de cette surveillance. Ah ! pardon, reprit-il en recevant le mouchoir.
— Avez-vous de l’argent ? demanda Mme Adolphe avec une sollicitude maternelle.
— Je n’en ai jamais besoin, répondit-il naïvement, en expliquant ainsi toute la vie des savants.
— C’est selon, si vous prenez le pont des Arts, il vous faut un sou.
— Tu as raison, répondit le savant comme s’il eût tracé des instructions pour un voyage au pôle, je prendrai le Luxembourg, la rue de Seine, le pont des Arts, le Louvre, la rue du Coq, la rue Croix-des-Petits-Champs, la rue des Fossés-Montmartre ; c’est le plus court pour aller au faubourg Poissonnière.
— Il est trois heures, dit Mme Adolphe, on dîne à six heures chez votre belle-sœur, vous avez trois heures à vous… oui… vous y serez, mais vous vous ferez attendre, dit Mme Adolphe en fouillant dans la poche de son tablier et en y cherchant deux sous qu’elle tendit au professeur. — Allons, monsieur, lui dit-elle, ne mangez pas trop, vous n’êtes pas gourmand, mais vous pensez à autre chose ; et vous, si sobre, vous mangez alors comme si vous n’aviez pas de pain chez vous. Tâchez de ne pas faire attendre votre belle-sœur, Mme Vernet ; autrement, on ne vous laisserait plus aller seul, et ce serait une honte pour vous…
Mme Adolphe regagna le seuil de la petite porte et de là surveilla son maître, à qui elle fut obligée de crier : « À droite ! à droite ! » en le voyant aller du côté de la rue Notre-Dame-des-Champs.
— Mon Dieu, c’est pourtant un savant…, à ce qu’on dit, reprit-elle. Comment a-t-il fait pour se marier ? Je le demanderai à Madame en la coiffant.
IV. INCONVÉNIENT DES QUAIS À LIVRES OU LES GLOIRES EN ESPALIER
Vers quatre heures, le professeur Marmus se trouvait au guichet de la rue de Seine, sous les arcades de l’institut.
Qui le connaît avouera qu’il avait très bien marché, pour n’avoir mis qu’une heure à traverser le Luxembourg et descendre la rue de Seine.
Là, une voix lamentable, celle d’un petit enfant, arracha sans peine au bonhomme les deux sous que Mme Adolphe lui avait donnés ; quand il arriva devant le pont des Arts, il se souvint du péage, et retourna brusquement sur ses pas pour demander un sou à l’enfant.
Ce petit drôle était allé changer la pièce pour ne donner qu’un sou à sa mère, qui rôdait dans la rue Mazarine avec un enfant à la mamelle.
De là vint pour le professeur la nécessité de tourner le dos à l’invalide qui veille à ce qu’aucun Parisien ne passe sans payer. Deux voies se présentaient : ou le pont Neuf, ou le pont Royal. Le savant fut attiré vers le pont Royal par la curiosité, qui nous fait perdre plus de temps à Paris que partout ailleurs.
Comment marcher sans donner un regard à ces petites caisses oblongues, larges comme la pierre du parapet, et qui tout le long du quai stimulent les bibliophiles par des affiches collées sur des battoirs où se lisent ces décevantes paroles : « À vingt centimes, — à trente centimes, — à cinquante centimes, — à soixante centimes, — à un franc cinquante. » Ces catacombes de la gloire ont dévoré bien des heures aux poètes, aux philosophes et aux savants de Paris !
Combien de cinquante centimes dépensés devant les boîtes à vingt centimes !…
En regardant l’étalage, le professeur aperçut une brochure de Vicq-d’Azyr, un Charles Bonnet complet, édition de Fauche-Borel, et une notice sur Malus.
— Voilà donc où nous arrivons, se dit-il en lui-même. Malus ! un si beau génie ! arrêté dans sa course quand il allait s’emparer de l’empire de la lumière ! Mais nous avons eu Fresnel. Fresnel a fait d’excellentes choses !… Oh ! ils arriveront à reconnaître que la lumière n’est qu’un mode de la substance.
Le professeur tenait la notice sur Malus, il la feuillette, il a connu Malus. Il se rappelle et décline tous les Malus : puis il revient à Malus, à son cher Malus ; car ils sont entrés ensemble à l’Institut au retour de l’expédition d’Égypte. Ah ! c’était alors l’Institut de France, et non un tas d’académiciens sans lien.
— L’empereur avait conservé, se dit Marmus, la sainte idée de la Convention. Je me souviens, dit-il en marmottant sur le quai, de ce qu’il m’a dit quand on m’a présenté à lui comme membre de l’Institut : « Marmus, je suis l’empereur des Français, mais vous êtes le roi des infiniment petits, et vous les organiserez comme j’ai organisé l’Empire, » Ah ! c’était un bien grand homme, et un homme d’esprit, les Français l’ont compris trop tard.
Le professeur remet Malus et sa notice dans la case aux cinquante centimes, sans avoir remarqué combien de fois l’espérance s’est alternativement éteinte et rallumée dans les yeux gris d’une vieille femme assise sur un escabeau dans l’angle du quai, chaque fois qu’il agitait la notice.
— Il était là, se dit-il en regardant les Tuileries sur la rive opposée, je l’ai vu, passant en revue ses sublimes troupes ! Je l’ai vu maigre, ardent comme les sables d’Égypte ; mais, une fois empereur, il est devenu gras et bonhomme : car tous les hommes gras sont excellents ; voilà pourquoi Sinard est maigre, c’est une machine à fiel ! Mais Napoléon aurait-il appuyé mon système ?
V. PREMIER SERVICE
Il était bientôt l’heure à laquelle on se mettait à table chez le beau-frère de Marmus.
Le professeur marcha lentement vers la Chambre des députés, en examinant si son système aurait eu l’appui de Napoléon.
Il ne pouvait plus considérer l’empereur que sous cet angle : Rechercher si le génie de Napoléon eût coïncidé avec celui de Marmus à l’endroit du système sur l’assimilation des choses engendrées par une attraction perpétuelle et continue.
VI. SECOND SERVICE
— Non, le baron Sinard, en adorateur du pouvoir, serait venu dire à l’empereur que mon système est l’inspiration d’un athée ; et Napoléon, qui a fait, par politique, beaucoup de capucinades, m’aurait persécuté, car il n’aimait pas les idées ! il était le courtisan des faits.
D’ailleurs, sous Napoléon, je n’aurais pas pu communiquer librement avec l’Allemagne. M’eussent-ils prêté leur appui, les Wytheimler, Grosthuys, Scheele, Stambach, Wagner ? Pour que les savants s’entendissent (les savants s’entendre !…), l’empereur aurait dû faire la paix ; et, dans ce cas, peut-être se serait-il occupé de ma querelle avec Sinard ! Sinard, mon ami !… mon élève devenu mon antagoniste, mon ennemi, lui, un homme de génie ?… Oui, il a du génie, je lui rends justice devant tout le monde.
En ce moment, le professeur pouvait parler haut, mais sans aucun inconvénient, ni pour lui ni pour les passants, car il se trouvait à la hauteur de la Chambre des députés. La séance était finie, tout Paris dînait, excepté le savant.
Marmus interpellait les statues, qui d’ailleurs ressemblent à tous les auditoires : il n’en est pas un en France auquel toute marque d’improbation ou d’approbation ne soit défendue, et cette loi nous paraît excellente ; car, autrement, il n’y a pas d’auditoire qui ne deviendrait l’orateur.
Au pont d’Iéna, Marmus éprouva des tiraillements d’estomac ; il entendit la voix enrouée d’un fiacre, il se crut malade, fit un signe, et se laissa mettre en voiture. Il s’y établit.
Quand le cocher demanda : « Où allons-nous ? » il répondit tranquillement :
— Chez moi.
— Où, chez vous, monsieur ?
— Numéro 3.
— Quelle rue ?
— Ah ! vous avez raison, mon ami. Mais voilà quelque chose d’extraordinaire, dit-il en prenant le cocher pour confident, je me suis tant occupé de la comparaison des hyoïdes, des caraçoïdes chez les… (oui, c’est là que je pincerai Sinard en flagrant délit ! à la prochaine séance de l’Académie, il mettra les pouces… Il sera forcé de se rendre à l’évidence).
Le cocher s’était enveloppé dans son carrick en loques, avec résignation, il se disait :
— J’ai vu bien des bourgeois ; mais !…
En ce moment, il entendit :
— À l’Institut.
— À l’Institut, notre maître ?
— Oui, mon ami, ce sera en plein Institut.
— Au fait, il a la rosette ! se dit le cocher.
Le professeur, qui se trouvait infiniment mieux en fiacre, s’abandonna complètement à la recherche d’une démonstration qui coquetait avec son système sans vouloir se rendre, la coquine !…
La voiture s’arrête à l’Institut, le portier voit l’académicien et le salue respectueusement. Le cocher, qui n’a plus aucun soupçon, se met à causer avec le concierge de l’Institut, pendant que l’illustre professeur se rend, à huit heures du soir, à l’Académie des sciences.
Le cocher raconte au concierge où il a chargé.
— Au pont d’Iéna ? dit le concierge ; M. Marmus revenait de Passy, il avait sans doute dîné chez M. Planchette, un académicien de ses amis.
— Il n’a jamais pu me dire son adresse.
— Il demeure rue Duguay-Trouin, n°3.
— Joli quartier, dit le cocher.
— Mon ami, dit au concierge le professeur qui avait trouvé la porte close, il n’y a donc pas séance ?
— Aujourd’hui, répond le concierge, à pareille heure !
— Mais quelle heure est-il donc ?
Près de huit heures…
— Il se fait tard. Allons ! chez moi, cocher.
Le cocher prend les quais, la rue du Bac, se fourre dans les embarras, revient par la rue de Grenelle, la Croix-Rouge, la rue Cassette ; puis il se trompe, il cherche la rue d’Assas par la rue Honoré-Chevalier, par la rue Madame, par toutes les rues impossibles : et il débarque, à neuf heures, le professeur rue Duguay-Trouin, en jurant que, s’il avait connu l’état de la rue, il ne serait pas monté là pour cent sous.
Enfin, il réclame une heure, car alors les ordonnances de police qui défendent les consommateurs de temps en voiture contre les ruses des cochers, n’avaient pas encore pavoisé les murs de Paris de leurs articles protecteurs, où toutes les difficultés sont prévues.
— C’est bien, mon ami. — Payez-le ! dit le savant à Mme Adolphe. Je ne me sens pas bien, ma chère enfant, dit-il en entrant dans le jardin.
— Monsieur que vous avais-je dit ? s’écria Mme Adolphe ; vous avez trop mangé. Pendant votre absence, je me suis dit : « C’est la fête à Mme Vernet ; on va me pousser monsieur, et il me reviendra malade. » Allons, couchez-vous, je vais vous faire du thé.
VII. LE DESSERT
Le professeur traversa le jardin, alla dans un pavillon sis à l’un des angles, où il demeurait seul, pour ne pas être contrarié par sa femme…
Il monta l’escalier de meunier qui menait à sa petite chambre, se déshabilla, se plaignit tant de ses souffrances à l’estomac, que Mme Adolphe le gorgea de thé.
— Ah ! voici une voiture, c’est madame qui rentre sans doute bien inquiète, dit Mme Adolphe en tendant au professeur une sixième tasse de thé. Voyons, Monsieur, j’espère que vous pourrez bien la prendre sans moi ; n’allez pas la répandre dans votre lit, vous savez comme madame en rirait… Êtes-vous heureux d’avoir une petite femme aimable et gaie comme celle-là !
— Ne lui dis rien, mon enfant ! s’écria le professeur, dont la physionomie annonçait une espèce de frayeur enfantine.
Le vrai grand homme est toujours plus ou moins enfant.
VIII. COMME QUOI LA FEMME D’UN SAVANT EN US EST BIEN MALHEUREUSE
— Eh bien, adieu ! garde le fiacre pour t’en aller, il est payé, disait Mme Marmus quand Mme Adolphe arriva sur le pas de la porte.
Le fiacre avait déjà tourné. Mme Adolphe, qui ne put voir par qui Madame avait été ramenée, se dit :
— Pauvre madame ! ce sera son neveu.
Mme Marmus, petite femme svelte, gentille, rieuse, était mise divinement et d’une façon un peu trop jeunette pour son âge, car elle comptait vingt-cinq ans de ménage.
Enfin, elle pouvait encore porter une robe à petites raies roses, une pèlerine brodée et garnie de dentelles, des brodequins jolis comme des ailes de coléoptère, et un chapeau rose à fleurs de pêcher, d’un goût délicieux, qu’elle tenait à la main.
— Voyez, Mme Adolphe, je suis toute défrisée ; je vous le disais bien : quand il fait si chaud, il faut me coiffer en bandeau.
— Madame, monsieur est bien mal, vous l’avez laissé trop dîner…
— Que voulez-vous ! il était à un bout et moi à un autre de la table, et il est revenu, comme toujours, sans moi… Pauvre petit homme ! J’y vais, après m’être déshabillée.
Mme Adolphe retourne au pavillon pour proposer un vomitif au professeur en le grondant de ne pas avoir ramené madame.
— Puisque vous alliez en fiacre, vous pouviez bien m’épargner la dépense de celui que madame a pris pour revenir ; et, pour me faire payer une heure, vous avez donc arrêté quelque part ?
— À l’Institut.
— À l’Institut ? Où donc êtes-vous monté en voiture ?
— Devant un pont je… crois…
— Faisait-il encore jour ?
— Presque.
— Mais vous n’êtes donc pas allé chez Mme Vernet ?…
— Pourquoi n’es-tu pas venu chez Mme Vernet ?… demanda Mme Marmus.
L’épouse du professeur, arrivée sur la pointe des pieds, avait entendu la question de Mme Adolphe ; elle ne voulut pas voir l’étonnement peint sur la figure de la gouvernante, qui ne pouvait oublier l’assurance avec laquelle madame venait de placer le professeur à la table de Mme Vernet.
— Ma chère enfant, je ne sais pas…, dit le professeur tout penaud.
— Mais tu n’as donc pas dîné ? dit Mme Marmus dont l’attitude resta celle de l’innocence la plus pure.
— Et avec quoi, Madame ? il avait deux sous ! dit Mme Adolphe en regardant Mme Marmus d’un air accusateur.
— Ah ! je suis vraiment bien à plaindre, ma pauvre madame Adolphe ; voilà vingt ans que cela dure, et je n’y suis pas encore faite. Six jours après mon mariage, nous allions un matin sortir de notre chambre pour déjeuner. Monsieur entend le tambour des élèves de l’École polytechnique où il était professeur, il me quitte pour les aller voir passer ; j’avais dix-neuf ans, et, quand je l’ai boudé, vous ne devineriez pas ce qu’il m’a dit ?… il m’a dit : « Mais ces jeunes gens sont la fleur et la gloire de la France !… » Voilà comment mon mariage a commencé. Jugez du reste.
— Comment, Monsieur, est-ce possible ?… demanda Mme Adolphe indignée.
— Je tiens Sinard ! dit Marmus d’un air triomphal.
— Mais il se laisserait mourir, s’écria Mme Adolphe.
— Allez lui chercher quelque chose à manger, dit Mme Marmus ; mais que ne se laisserait-il pas faire !… Ah ! ma bonne madame Adolphe, un savant, voyez-vous, est un homme qui ne sait rien du tout… de la vie, s’entend.
La maladie se calma donc par un cataplasme de fromage d’Italie, que Mme Adolphe alla chercher, et que le savant s’administra très insouciamment, sans savoir ce qu’il mangeait, car il tenait Sinard !…
— Pauvre madame, dit l’excellente Mme Adolphe, je vous plains ! Comment, il était si distrait que cela !
Et Mme Adolphe oublia l’étrange aveu de sa maîtresse.
1845