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Isabelle Eberhardt
Taalith
Elle se souvenait, comme d’un rêve très beau, de jours plus gais sur des coteaux riants que dorait le soleil, au pied des montagnes puissantes que des gorges profondes déchiraient, ouvraient sur la tiédeur bleue de l’horizon… Il y avait là-bas de grandes forêts de pins et de chênes-lièges, silencieuses et menaçantes, et des taillis touffus d’où montait une haleine chaude dans la transparence des automnes, ans l’ivresse brutale des printemps…
Il y avait des myrtes verts et des lauriers roses étoilés au bord des oueds paisibles, à travers les jardins de figuiers et les oliveraies grises… Les fougères diaphanes jetaient leur brume légère sur les coulées de sang des rochers éventrés, près des cascades de perles, et les torrents roulaient, joyeux au soleil, ou hurlaient dans l’effroi des nuits d’hiver.
Petite bergère libre et rieuse, elle avait joué là, dans le bain continuel de la bonne lumière vivifiante, les membres robustes, presque nus, au soleil… Puis elle songeait avec un frisson retrouvé aux épousailles magnifiques, quand on l’avait donnée à Rezki ou Said, le beau chasseur qu’elle aimait.
Et il lui semblait, dans le recul du souvenir, que ces jours révolus avaient tous été sans trouble et sans tristesse, que tout s’enivrait alors de son ivresse.
Puis, les heures noires étaient venues… Brusquement, tout avait été brisé, rasé, dissipé, comme le vent disperse un tourbillon courant sur la route ensoleillée. Une nuit, des voleurs de chevaux avaient tué Reski d’un coup de fusil… C’avait été le deuil affreux de toute sa chair arrachée, la folie des vêtements déchirés, des joues griffées, sanglantes sous les cheveux épars. Elle avait hurlé, comme les femelles sauvages de la montagne, sous la morsure du plomb… Après, son père s’était éteint, durant un hiver glacé, de misère et d’épouvante, comme la tempête amoncelait les lourdeurs de ia neige sur le gourbi chancelant… Quelques mois après, Zouïna, la mère de Taalith, épousait un marchand qui les emmenait toutes deux à Alger.
Et maintenant, Taalith était captive là, dans cette cour mauresque fermée comme une prison de hautes murailles peintes en bleu pâle, entourées de colonnades de cloître, au milieu de toute l’oppression inquiétante du vieil Alger turc et maure, tout d’obscurité et de méfiance farouche… Elle étouffait là, dans cette ombre délétère, parmi des femmes qui parlaient une autre langue et qui l’appelaient dédaigneusement la Kakyle.
Là, une nouvelle torture avait commencé : son beau-père voulait la remarier, la donner à son associé, vieux et laid. La chair d’amoureuse de Taalith se révolta contre l’union sénile, et elle refusa, farouche.
— J’aime Rezki ! répondait-elle à sa mère quand elle lui parlait de sa jeunesse et de sa beauté, pour la décider.
Et c’était vrai. Elle aimait l’époux amant mort, celui dont sa chair gardait le souvenir douloureusement doux.
Mais, devant l’insistance énervante de sa mère et la brutalité de son beau-père qui la battait cruellement, Taalith sentit l’inutilité de la lutte sans issue. Et puis, n’aimait-elle pas le mort, ne lui était-elle pas fidèle, ne se sentait-elle pas seule et incapable d’un nouvel amour ?
Son visage brun aux longs yeux de caresse triste, au front tatoué et à la bouche tendre se raidit, se tira en une maigreur maladive. Une flamme étrange s’alluma dans son regard assombri.
Un jour, elle dit à son beau-père :
— Puisque c’est écrit, j’obéirai… Puis, toujours plus silencieuse et plus pâle, elle attendit.
*
C’était la veille du jour où devaient commencer les fêtes nuptiales. La nuit avait peu à peu assoupi les bruits des nichées pauvres de la maison. Taalith et Zouïna étaient seules.
— Mère, dit Taalith avec un étrange sourire, je veux que tu m’habilles et que tu me pares, comme je serai demain, pour voir si je serai au moins belle, moi dont les yeux sont morts à force de pleurer !
Zouïna, heureuse de ce qu’elle croyait un renouveau de joie enfantine, se hâta de passer à Taalith les fines chemises de gaze lamée, les gandouras de soie claire, les foulards chatoyants… puis elle la chargea de tous ses bijoux kabyles : sur sa tête aux longs cheveux teints, elle attacha le diadème d’argent orné de corail. Au cou nu et pur, elle enroula les colliers de verre, de pièces d’or et de corail, par-dessus le lourd gorgerin ciselé. Elle serra la taille souple dans la large ceinture d’argent et chargea les poignets ronds de bracelets, les chevilles frêles de khalkhal chantants. Un collier de pâte odorante et durcie enveloppa le corps de Taalith d’une senteur chaude.
Puis, Zouïna, accroupie à terre, admira Taalith.
— Tu es belle, œil de gazelle ! répétait-elle.
Taalith avait pris son miroir. Elle se regarda longtemps, comme en extase, si longtemps que Zouïna s’endormit.
Alors, retirant ses khalkhal sonores, Taalith sortit dans la cour toute blanche dans la lueur oblique de la lune, glissant sur le dallage, laissant les colonnades dans l’ombre bleue.
Comme en rêve, Taalith murmura : « Il doit être tard ! »
Enfiévrée, tremblante, elle appuya son front brûlant contre le marbre froid d’une colonne… Une insupportable douleur serrait sa gorge, un sanglot muet qui la secouait toute, sans une larme.
Les ornements de corail de son diadème eurent un faible cliquetis contre la pierre…
Alors Taalith tressaillit, se redressa, très pâle.
Dans un coin, le vieux puits maure sommeillait, abîme étroit et sans fond.
Elle se pencha un instant sur le mystère noir du trou… Puis, elle monta sur la margelle usée. Un instant, elle apparut ainsi, toute droite dans la gloire lunaire, comme une idole argentée.
Elle ferma les yeux, un murmuré pieux d’Islam remua ses lèvres, et elle se laissa tomber, dans l’ombre d’en dessous, avec un frôlement de soie, un cliquetis de bijoux. Un choc mat, un clapotis lointain : l’eau noire, le monstre, léchait les parois gluantes… Puis, tout se tut.
Taalith, parée en épousée, avait disparu. Tous l’accusèrent de s’être enfuie pour aller se prostituer dans les bouges de la Casbah.
Mais Zouïna, hagarde, vieillie, devina la vérité et supplia qu’on la descendît dans le puits au bout d’une corde. Devant cette incessante prière qui semblait de la folie, l’autorité fit murer le puits. Alors, Zouïna s’arracha les ongles et la chair des mains contre la pierre, hurlant pendant des jours le nom chéri : Taalith !
On chercha au dehors, en vain. Alors, on rouvrit le gouffre, un homme descendit, trouva Taalith qui flottait…
On ramena le cadavre sur les dalles blanches, et le soleil discret du soir ralluma des lueurs roses sur les bijoux enserrant encore les chairs boursouflées, verdâtres, toute l’immonde pourriture qui avait été Taalith…