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Jacques Normand
A la Mer
LES PÂTÉS DE SABLE.
Sur la plage, à basse marée, —
Quand la mer, au loin retirée,
Remonte à l’horizon sans fin, —
Pelles en main, jupes roulées,
Voici les enfans, par volées,
Se jouant dans le sable fin.
Actifs, affairés, pleins de flammes,
Par-ci, par-là, de tous côtés,
Petits hommes, petites femmes,
Ils font des pâtés !
Avec des mines ingénues,
Bien campés sur leurs jambes nues
Que le chaud soleil briqueta, —
Ils dressent, sur le sable humide,
Quelque naïve pyramide,
Quelque modeste Golgotha,
Qui devra tenir tête aux lames,
Résister aux flots irrités…
Petits hommes, petites femmes,
Ils font des pâtés !
Remparts épais, tours crénelées,
Fossés profonds, larges vallées,
Demi-lunes et bastions
S’élèvent à grands coups de pelles
Suivant les règles fort nouvelles
De leurs fortifications.
Puis ils plantent des oriflammes
Sur les travaux exécutés…
Petits hommes, petites femmes,
Ils font des pâtés !
Chers enfans, fines têtes roses,
A ces très importantes choses
Donnez vos soins et vos efforts :
Jeunes Vaubans en jupes hautes,
Tout le long, le long de nos côtes
Dressez vos châteaux et vos forts.
Ignorant la vie et ses drames,
Ses soucis et ses duretés,
Petits hommes, petites femmes,
Faites des pâtés !
Toi, mon gros père, qui barbotes,
Portant le sable à pleines hottes
Pour consolider le rempart,
Qui sait où le destin te mène,
Et, dans notre mêlée humaine,
Quelle peut bien être ta part ?
Traiteras-tu les dieux d’infâmes
Ou chanteras-tu leurs bontés ? ..
Petits hommes, petites femmes,
Faites des pâtés !
Toi, mignonne commère blonde,
Qui, dans cette fosse profonde,
Veux faire « entrer toute la mer, »
Quand un jour, — car il faut qu’on aime !
Il te prendra malgré toi-même,
L’amour te sera-t-il amer ?
Connaîtras-tu des nobles âmes
Les révoltes et les fiertés ? ..
Petits hommes, petites femmes,
Faites des pâtés !
Sans souci de vos destinées,
Enfans, que vos jeunes années
Brillent en pleine floraison :
Là-bas ! impossible à connaître,
L’horizon est sombre peut-être…
Ne regardez pas l’horizon !
Avant d’être de belles dames,
De beaux messieurs bien cravatés,
Petits hommes, petites femmes,
Faites des pâtés !
LA JEUNE MÈRE.
C’est la banale table d’hôte
De l’hôtel normand que l’on voit
S’arrondir sous son vaste toit
Au bout de la plage, à mi-côte.
Aux murs de la salle, par rangs,
Dans leurs cadres dont l’or se pique,
Une collection unique
De tableaux… à trente-cinq francs ;
Dans le fond, sur la cheminée,
Entre deux vases vernissés,
Souvenirs des hymens passés,
Dort une couronne fanée,
Et, sous un lustre en papier vert
Où viennent bourdonner les mouches,
Jouant des mains, jouant des bouches,
Les dîneurs prennent leur dessert.
Parmi tous ces hôtes vulgaires
Bourgeois de Caen ou de Bayeux,
Hauts en couleur, ronds et joyeux,
Riant fort au choc de leurs verres,
En face de moi je la vois
Dans son corsage de cretonne,
Toute frêle, toute mignonne,
Et fine jusqu’au bout des doigts.
Elle a douze ans, treize ans à peine
Cette fillette aux cheveux d’or :
Bien plus enfant que femme encor,
Elle a pourtant des airs de reine.
A sa droite, œil clair et front haut,
Mais vieux d’âge et d’inquiétude,
Le père, — quelque homme d’étude, —
Mange et rêve sans dire un mot.
A sa gauche est le petit frère,
Pauvre enfant à l’air attristé,
Celui qui sans doute a coûté
En naissant, la vie à la mère,
Être malingre, au long profil,
A l’œil terne, à la peau de cire,
Un de ceux-là qui vous font dire :
« A quoi le bon Dieu pensa-t-il ? »
Or, sur cette plante chétive,
Éclose par un froid soleil,
Avec un amour sans pareil
Veille la fillette attentive.
Malgré les refus entêtés
De l’enfant injuste et morose,
Elle prodigue en toute chose
Des trésors d’exquises bontés :
De sa main active et fluette
Vitement, le faisant manger ;
Dès qu’il vient à se déranger
Serrant le nœud de sa serviette ;
Pour qu’il y puisse boire mieux
A ses lèvres portant son verre,
Quelquefois, pour le faire taire,
Lui parlant avec de gros yeux…
Bref, en sa charité suprême,
Sans défaillance, sans ennui,
Vivant en lui, par lui, pour lui
Jusqu’à s’oublier elle-même.
A ce moment, rouge de feux,
Le soleil, se couchant dans l’onde,
Vient colorer sa tête blonde
Et se jouer dans ses cheveux,
Si bien que sous cette auréole
On dirait, descendant du ciel,
Quelque vierge de Raphaël
Qui tient l’enfant et le console.
Et je pensais par devers moi
Devant ce tableau tout intime :
« Providence ! ô mère sublime !
Combien admirable est ta loi !
Loin de ces êtres qu’elle adore
La mère s’en va pour jamais…
Mais en sa fille tu permets
Qu’elle puisse exister encore !
Près de ce pauvre enfant chétif
Que la crainte de vivre assiège
Tu mets, afin qu’il le protège,
Ce jeune gardien attentif,
Et tu voulus, dans ta clémence,
Que, pour veiller au bord du nid,
En cet ange blond qui finit
Fût une mère qui commence ! »