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    Jacques Normand

    Les Écrevisses

    A mon ami C. Coquelin

    I

    Trente-neuf ans, fortune ronde,
    Célibataire et bon garçon,
    Depuis qu’on m’avait mis au monde
    J’habitais à Pont-à-Mousson.
    Jamais — de mes destins propices
    Poursuivant le cours régulier —
    Je n’avais mangé d’écrevisses
    En cabinet particulier.

    II

    Fidèle à ma ville natale,
    Je n’attachais que peu de prix
    Aux plaisirs de la capitale…
    Je ne connaissais pas Paris.
    De ce foyer de tous les vices
    Je savais — détail familier ! —
    Qu’on y mangeait des écrevisses
    En cabinet particulier.

    III

    Avez-vous connu Véronique ?…
    Ma tante ?… Non ?… — Ça ne fait rien !
    Me trouvant son parent unique
    Quand elle mourut, j’eus son bien.
    Je dus, pour certains bénéfices,
    Gagner Paris, comme héritier…
    Et je songeais aux écrevisses
    En cabinet particulier.

    IV

    Cependant, réglant mes affaires,
    Je refis vite mon paquet,
    Car Paris ne me plaisait guères
    Et Pont-à-Mousson me manquait.
    J’allais partir plein de délices,
    Quand j’eus le désir singulier
    D’aller manger des écrevisses
    En cabinet particulier.

    V

    C’était ma dernière soirée.
    Quand vers six heures moins le quart
    — Heure à mon dîner consacrée —
    Je descendis au boulevard :
    De Brébant, lieu des plus propices,
    Je gravis le large escalier…
    Et commandai des écrevisses
    En cabinet particulier.

    VI

    Nous avions un salon praline…
    Je dis nous, car bien vous pensez
    Que seul, j’eusse fait triste mine
    Vis-à-vis de vies crustacés.
    Une enfant blonde, aux cheveux lisses,
    Daignait m’avoir pour cavalier…
    Et partageait mes écrevisses
    En cabinet particulier.

    VII

    Que vous dirai-je ?… Elle était belle !
    Nos cœurs battaient à l’unisson....
    « Ah ! si tu m’aimes, me dit-elle,
    « Ne va plus à Pont-à-Mousson ! »
    Je dus céder à ses caprices :
    Le lendemain, pour varier…
    Nous remangions des écrevisses
    En cabinet particulier.

    VIII

    Dès lors un tourbillon m’entraîne…
    Par l’engrenage je suis pris…
    Deux jours, trois jours, une semaine,
    Six mois… et je reste à Paris.
    Je glissais dans des précipices,
    Cherchant en vain à m’enrayer…
    Il me fallait des écrevisses
    En cabinet particulier !

    IX

    Le tête-à-tête obligatoire
    Pas une fois ne fut banni :
    Mais — brune ou blonde, blanche ou noire —
    Il se changeait à l’infini.
    Seul, présidant aux sacrifices,
    Le menu restait régulier…
    C’étaient toujours des écrevisses
    En cabinet particulier !

    X

    Oh ! ces femmes étaient divines !
    Des mains ! des dents !… un sans-façon !
    Et des œillades assassines
    A troubler tout Pont-à-Mousson !
    J’aurais voulu que tu les visses,
    Saint Antoine, sans sourciller…
    Croquant leurs pattes d’écrevisses
    En cabinet particulier !

    XI

    Mais hélas !… Au bout d’une année
    Je vis — sans être encore lassé ! —
    Qu’en ma course désordonnée
    Tout mon avoir était passé !
    Plus rien !… Rentes et bénéfices,
    Véronique… et mon mobilier…
    Absorbés par les écrevisses
    En cabinet particulier !

    XII

    Mais je suis d’une rude étoffe !
    Et, guéri par cette leçon,
    — Trop tard, hélas ! — en philosophe
    Je revins à Pont-à-Mousson.
    Pour expier mes anciens vices
    J’y suis devenu marguillier…
    Ne mangez jamais d’écrevisses
    En cabinet particulier !


    FIN




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