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Jean Aicard
Molière à Shakspeare
L’acteur, — en présence des deux bustes de Shakspeare et de Molière, et entouré de tous les comédiens du Théâtre-Français, — salue d’abord Shakspeare.
SHAKSPEARE !
SHAKSPEARE ! Son grand nom plane sur les deux Mondes,
Et dans tout esprit d’homme il vit, il parle, — il est,
Mieux qu’aux jours où, cerveau plein de choses profondes,
Comédien tragique, il faisait vivre Hamlet.
Il incarne un pays, le Nord, la forte race ;
Il apporte son cœur, le cœur universel,
Et, créateur divin, ce maître, — force et grâce, —
Fait l’Angleterre illustre et grande sous le ciel.
Il vécut. — Il connut tout le souci d’être homme ;
Fils de femme, il souffrit par la haine et l’amour ;
Il connut la misère, et, comme Plaute à Rome,
De manœuvre, il se fit roi des âmes un jour.
Il pensait. — Son cerveau, terrible chambre noire,
Portait tout l’Univers, — corps, âme, esprit, — complet !
Ainsi fait, à lui-même il ajoutait l’Histoire :
Dans Plutarque, le monde antique lui parlait.
Il chanta. — Tout le fond de la vie, il l’exprime :
Le songe d’exister, tous les biens, tous les maux,
Amour, tendresse, horreur, gaîté, folie et crime,
Tout, — tout !… Et c’est l’orage et l’océan des mots !
C’est l’Océan ! Il a parfois de ces marées
Qui semblent un assaut de déluge et de nuit :
Cris, sanglots, tournoîments d’âmes désespérées…
Il déborde !… Voyez, son flot retourne à lui.
C’est Hamlet, Othello, Macbeth, Lear, — des tempêtes !
Ô rêves, plus vivants que des êtres de chair !
… Vous aussi, Desdémone, Ophélia, — vous ETES !
Sœurs pâles d’Ariel qui va flottant dans l’air.
Et Roméo, Falstaff, et vous tous, c’est SHAKSPEARE !
Et rien qu’avec des mots, — ces mots qu’il disait vains, —
Il a créé ce peuple, un peuple qui respire,
Chœur étrange et puissant de mensonges divins.
Il a vécu voilà trois siècles. L’Angleterre
Doit un monde idéal à ce doux conquérant,
Et l’acclamation des peuples de la Terre
Ne salûra jamais un poète plus grand…
L’acteur se tourne du côté de Molière.
MOLIERE !
MOLIERE ! Son grand nom va du vieux Monde à l’autre ;
Bien Français, il est Grec ; c’est sa race, sa loi.
Qui sait lire t’a lu, maître !… Mais, étant nôtre,
Tu sais ce que tes fils peuvent dire de toi.
Rire et philosopher pour toi fut même chose ;
Dans Lucrèce, le monde antique te parlait ;
Alceste, c’était toi, satirique morose,
Rieur qui, sous ton masque, as pleuré comme Hamlet.
L’œil fixé sur le vrai, tu traversas la vie,
Entouré de mensonge et de vulgarité,
Pauvre bouffon plaintif que harcela l’Envie,
Ô roi ! malgré les rois dans ta tombe insulté !
Tu sus mourir debout, tel qu’un soldat de Rome,
Te moquant de ton mal par un étrange effort !
… Ils sont vaincus, tous ceux dont tu riais, grand homme,
Et ton rire après toi triomphe de la Mort !
Ce que tu fus toujours, ta fin nous le révèle :
Ton cœur était saignant sous le pourpoint joyeux ;
Mais, obstiné lutteur, chaque douleur nouvelle
Croissait ta verve heureuse et l’éclat de tes yeux.
Et tes soucis réels comme les peines vagues,
Tes désespoirs d’amour, tes cris, tu les contins !…
Ainsi la Mer Latine impose aux belles vagues
Des rythmes sans marée entre ses bords latins.
Elle enseigne l’amour, la grâce, la lumière ;
Homère et Phidias furent ses écoliers…
Règle, calme, clarté, — c’est ton œuvre, MOLIERE,
Image d’une race et d’un art tout entiers.
Dans leur barque chantante, Alceste et Célimène,
Tartufe, Orgon, et tous, — tes glorieux bouffons, —
Passent, nous rejouant la comédie humaine,
Sur des flots, — comme toi souriants et profonds.
Ô toi, notre immortel honneur, — toute la Terre,
Poète sans pareil, te salue aujourd’hui !
S’adressant à Shakspeare :
Toi, SHAKSPEARE, immortel honneur de l’Angleterre,
Molière te salue ! et la France avec lui !
Au public :
À l’abri de ces noms, nos gloires les plus hautes,
Nous vous saluons, vous, nos spectateurs, nos hôtes,
Anglais ! — Déjà (voici dix ans), lorsqu’un vent noir
Soufflait, couvrant de deuil la France au désespoir,
Errants, fils désolés de la France amoindrie,
Nous allions répandant l’âme de la patrie,
Et vous applaudissiez de la voix et du cœur
Le génie invincible et MOLIERE vainqueur.
Ô terre de SHAKSPEARE, ô terre hospitalière,
Nous les comédiens et les fils de MOLIERE,
Nous te l’avions promis de revenir un jour :
Eh bien, nous voici tous ensemble de retour,
Mais plus fiers, plus heureux, sur cette rive anglaise
Qui nous fit bon accueil dans une heure mauvaise,
Et nous disons : « Salut, terre libre, vieux sol
Clément à l’exil, — nid d’où chaque jour prend vol
Une idée, agitant ses deux ailes fécondes
Pour suivre tes vaisseaux sur les eaux des deux Mondes !
Salut, monde isolé, qui remplis l’Univers
D’un bruit de chantiers, grand comme le bruit des mers !
Salut dans l’Art, et dans la joie, à l’Angleterre !
Au-dessus de tous les royaumes de la Terre,
Par-dessus nos Drapeaux, s’étend un seul azur.
Un seul éther, un seul espace toujours pur ;
Et ce ciel bleu, qui sans frontières se déploie,
C’est l’IDEAL, c’est l’ART, — lumière, azur et joie, —
L’ART, le pays commun des esprits délivrés,
Où l’amour parle mieux dans les rythmes sacrés,
Où les plus grands sont ceux que la Justice inspire,
Où MOLIERE sourit, dans la gloire, à SHAKSPEARE !