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Jean-François de Saint-Lambert
L’Abénaki
Pendant les dernières guerres de l’Amérique, une troupe de Sauvages Abénakis défit un détachement Anglois ; les vaincus ne purent échapper à des ennemis plus légers qu’eux à la course, & acharnés à les poursuivre ; ils furent traités avec une barbarie dont il y a peu d’exemples, même dans ces contrées.
Un jeune Officier Anglois, pressé par deux Sauvages qui l’abordoient la hache levée, n’espéroit plus se dérober à la mort, & songeoit seulement à vendre chèrement sa vie. Dans le même temps un vieux Sauvage armé d’un arc s’approche de lui & se dispose à le percer d’une flèche ; mais après l’avoir ajusté, tout d’un coup il abaisse son arc, & court se jetter entre le jeune Officier & les deux Barbares qui alloient le massacrer ; ceux-ci se retirèrent avec respect.
Le vieillard prit l’Anglois par la main, le rassura par ses caresses, & le conduisit à sa cabane, où il le traita toujours avec une douceur qui ne se démentit jamais ; il en fit moins son esclave que son compagnon ; il lui apprit la langue des Abénakis, & les arts grossiers en usage chez ces peuples. Ils vivoient fort contents l’un de l’autre. Une seule chose donnoit de l’inquiétude au jeune Anglois ; quelquefois le vieillard fixoit les yeux sur lui, & après l’avoir regardé, il laissoit tomber des larmes.
Cependant, au retour du printems, les Sauvages reprirent les armes & se mirent en campagne.
Le vieillard, qui étoit encore assez robuste pour supporter les fatigues de la guerre, partit avec eux accompagné de son prisonnier.
Les Abénakis firent une marche de plus de deux cents lieues à travers les forêts ; enfin ils arrivèrent à une plaine où ils découvrirent un camp d’Anglois. Le vieux Sauvage le fit voir au jeune homme en observant sa contenance.
Voilà tes frères, lui dit-il, les voilà qui nous attendent pour nous combattre. Écoute, je t’ai sauvé la vie, je t’ai appris à faire un canot, un arc, des flèches, à surprendre l’orignal dans la forêt, à manier la hache, & à enlever la chevelure à l’ennemi. Qu’étois-tu, lorsque je t’ai conduit dans ma cabane ? tes mains étoient celles d’un enfant, elles ne servoient ni à te nourrir, ni à te défendre ; ton ame étoit dans la nuit, tu ne sçavois rien, tu me dois tout. Serois-tu assez ingrat pour te réunir à tes frères, & pour lever la hache contre nous ?
L’Anglois protesta qu’il aimeroit mieux perdre mille fois la vie, que de verser le sang d’un Abénaki.
Le Sauvage mit les deux mains sur son visage en baissant la tête, & après avoir été quelque temps dans cette attitude, il regarda le jeune Anglois, & lui dit d’un ton mêlé de tendresse & de douleur, As-tu un père ? Il vivoit encore, dit le jeune homme, lorsque j’ai quitté ma patrie. Oh, qu’il est malheureux ! s’écria le Sauvage ; & après un moment de silence, il ajouta : Sais-tu que j’ai été père ?… Je ne le suis plus. J’ai vu mon fils tomber dans le combat, il étoit à mon côté, je l’ai vu mourir en homme ; il étoit couvert de blessures, mon fils, quand il est tombé. Mais je l’ai vengé… Oui, je l’ai vengé. Il prononça ces mots avec force. Tout son corps trembloit. Il étoit presque étouffé par des gémissements qu’il ne vouloit pas laisser échapper. Ses yeux étoient égarés, ses larmes ne couloient pas. Il se calma peu à peu, & se tournant vers l’orient où le soleil alloit se lever, il dit au jeune Anglois : Vois-tu ce beau ciel resplendissant de lumière ? As-tu du plaisir à le regarder ? Oui, dit l’Anglois, j’ai du plaisir à regarder ce beau ciel. Eh-bien !.... je n’en ai plus, dit le Sauvage, en versant un torrent de larmes. Un moment après, il montre au jeune homme un manglier qui étoit en fleurs. Vois-tu ce bel arbre, lui dit-il ? as-tu du plaisir à le regarder ? Oui, j’ai du plaisir à le regarder. Je n’en ai plus, reprit le Sauvage avec précipitation ; & il ajouta tout de suite : Pars, vas dans ton pays, afin que ton père ait encore du plaisir à voir le soleil qui se lève, & les fleurs du printems.