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Joseph Bologne de Saint-George
Nous sommes donc trois ? ou le Provincial à Paris
Pour bien juger, il faut voir de près. J’imaginois que dans notre grande et belle révolution, il ne pouvoit y avoir que deux partis : celui des ennemis de la liberté, et celui de ses défenseurs. Nous avons tous en province la même opinion. Nous ne voyons que la secte de ceux qu’on appelle Aristocrates, et le parti des Patriotes. Nous nous imaginons bonnement, car on nous fait croire là-bas tout ce qu’on veut, que l’assemblée nationale n’a presque plus d’obstacles à vaincre ; qu’elle n’a besoin, pour opérer la réunion des esprits, que de convaincre les zélateurs du régime ancien de l’impossibilité de le rétablir. Nous la croyons d’autant plus près de ce terme heureux, que la classe des patriotes grossit tous les jours ; qu’on peut même y ajouter encore le grand nombre de ceux qui, tout en regrettant l’ancien ordre, sont forcés de convenir qu’il n’y a plus moyen de rétrograder ; qu’il faut suivre le nouveau plan tracé, et achever ce qui est entamé.
J’arrive à Paris, et je me vois bien loin de compte.
À Dieu ne plaise que je veuille décourager les bons citoyens, en combattant cette opinion. Je donnerais beaucoup pour qu’elle fût vraie. Ce n’est pas sans un vif chagrin que je me suis convaincu de sa fausseté. Qui n’a qu’un ennemi à combattre, est bien plus fort, et de confiance, et de prudence.
Mais qu’y faire ? Un danger inconnu est aussi bien plus funeste. Pour marcher bien sûrement, il faut connoître son terrein. Une embuscade découverte n’est plus à craindre.
Je ne dois donc laisser, ni les bons Parisiens, ni nos bons Provinciaux, dans une trop grande sécurité. Je dois leur faire part de mes observations. Trop heureux, si je puis redoubler leur vigilance, en leur ouvrant les yeux sur un nouvel ennemi, d’autant plus dangereux, qu’il est plus masqué. Si je puis leur épargner un seul instant d’alarmes, j’aurai payé, à ma manière, ma contribution patriotique.
Depuis quinze jours, je me promène dans Paris. Je vois des gens de tous les états. Je me faufile dans tous les grouppes (sic). Je vas au Club des Jacobins. Je passe quelques heures dans les cafés. Je ne manque pas une séance de l’Assemblée nationale. Sans être un grand sorcier, j’ai vu ce que bien des gens ne voyent pas, ce que beaucoup d’autres ne veulent pas voir.
J’ai vu, et je ne crois pas m’être trompé, que parmi les pères de la patrie, il y a trois partis bien formés, bien aisés à distinguer.
Les deux principaux sont assez connus. L’un, et celui-là mérite bien l’avantage de paroître le premier, est composé des traîneurs obstinés des deux soi-disant ordres renversés. Un abbé Maury, un Cazalès, un vicomte de Mirabeau, se montrent à sa tête, et conduisent ceux qui ne valent pas la peine d’être nommés.
Celui-là met son étude à retarder les travaux de l’Assemblée ; à embarrasser ses opérations. Il épie l’occasion de lui faire faire quelque fausse démarche. Il cherche à troubler les délibérations par la fureur ; et quand il est vaincu, il appelle l’intrigue à son secours, pour renouer la partie.Ennemi déclaré de la constitution, il n’a rien négligé pour en troubler l’établissement. Il n’oublie rien pour en ébranler les bases depuis qu’elles sont assises.
C’est ainsi que les membres de cette ligue, saisissant l’occurrence d’une motion imprudente, se sont tout-à-coup enflammés d’un amour furieux pour une religion dont, au fond, ils se soucient fort peu. Eh ! Qui donc croira aux pieuses craintes d’un infâme abbé Maury, pour cette religion dont il se joue ? N’est-il pas risible de voir les Cazalès, les Foucault, les Virieu, et autres de cette espèce, trembler pour notre salut ? Cependant ces Messieurs, après avoir été rêver, chacun chez sa maîtresse, au moyen de défendre cette sainte religion, que personne n’attaquoit, se sont réunis avec appareil dans un temple divin, pour tâcher d’armer pieusement le peuple au nom du seigneur. Quelle onctueuse prédication nous aurions entendue ! Mais le diable se fourre partout. Des sifflets maudits ont troublé le prône, et dispersé les apôtres. Indigné de nous voir aussi irréligieux, il nous ont donné le sermon par écrit, afin de tâcher de nous ramener au bercail. Malheureusement nous sommes à— peu-près sourds ; ou du moins nous n’avons point été dupes de nos nouveaux caffards. Nous avons vu le loup sous la peau de la brebis. Nous avons bien senti qu’ils ne vouloient que notre bien, et nous nous sommes tenus tranquilles, en méprisant leurs efforts.
Ce parti-là n’est plus guerre à craindre ; il est trop connu. On se tient sur ses gardes vis-vis de lui. On se méfie de toutes ses démarches. Difficilement viendra-t-il à bout de nous surprendre, ou de nous donner le change.
On dit cependant qu’il y a d’honnêtes gens parmi ces aristocrates. D’honnêtes gens ! Eh ! Mais comment donc ne se hâtent-ils pas de quitte cette secte ? Comment soutiennent-ils ses projets destructeurs ? Comment, après avoir solennellement juré, le 4 février, de respecter les décrets de l’Assemblée, les ont-ils attaqués par une protestation publique ? Cela, ce me semble, ne s’accorde pas trop avec la probité : à moins que ces prétendus honnêtes gens ne soient ceux qui se qualifient les impartiaux. J’ai bien examiné ces derniers. Ils ne sont à mon avis que des aristocrates déguisés, qui n’osent point partager la fureur de leur cabale, ou des gens, dont l’amour-propre aigri par leur peu d’influence dans l’Assemblée, veulent marquer au moins par quelqu’endroit, ne fût-ce qu’en s’en allant, comme plusieurs ont fait. Mais le plus grand nombre est aris.
L’autre parti, à la tête duquel on voit un la Fayette, un la Rochefoucaud, marche droit au but, et tend sincèrement au vrai bien.
Celui-là, avec son nez au vent, comme l’ont dit certains plaisants, l’oreille au guet, l’œil toujours ouvert, évente tout, entend tout, voit tout. Une raison forte, un jugement assuré, un coup-d’œil juste, une logique serrée, sont les armes avec lesquelles il attaque nos ennemis, et toujours il est vainqueur.
Tous deux brillent à l’Assemblée par leur sagesse et leur prudence ; et si le parti, qu’on appelle démocrate, n’était composé que de pareils hommes, ou que tous eussent des vues aussi droites, le bonheur de la France s’avanceroit à pas de géant.
Mais il est un troisième parti qui, quoique réuni en apparence aux patriotes, gêne ce pendant leur marche. C’est, celui qui me reste à peindre.
Puisque je l’ai entrepris il faut que j’achève. J’avoue qu’il m’en coûte : je fais au salut de la chose publique le sacrifice de mon caractère : car mon penchant me porte à la paix, au silence, et je suis peu enclin à scruter les intentions des hommes.
Mon sacrifice est d’autant plus douloureux, ue je vois à la tête de ce troisième parti, au-quel, pour parler net, il faut donner le nom de faction, des hommes qui ont véritablement contribué à la chûte du despotisme, des hommes fermes qui ont attaqué les abus avec un grand courage. Je me sens un mortel chagrin d’y remarquer un Lameth, un Barnave, même un Robespièrre, qui ont tout fait pour notre liberté, et auxquels nous devons un grand tribut de reconnaissance.
Les malins disent qu’il étoient conduits par l’envie de faire parler d’eux. Les méchants ne leur laissent pas même le motif de l’amour-propre, et leur donnent celui de l’intérêt. Enfin les médisans soutiennent qu’ils n’ont jamais agi que d’après les instructions qu’ils avaient re ! ues d’un certain personnage. Auroit-on abusé de leur patriotisme pour les égarer ? Auroit-on pu les séduire ? Pour moi qui, à mon petit tribunal, n’ai jamais sondé la pensée, je les juge d’après leurs actions. Quand je vois ce parti, outrant toutes les idées, exagérant toutes les opinions, prêchant une doctrine hardie, qui ne sert qu’à exalter les hommes, sans les éclairer, saisir toutes les occasions de flatter le peuple, défendre sa licence et louer jusqu’à ses excès, il se forme des nuages dans mon esprit sur sa sincérité. Mon attention redouble : j’épie de près sa conduite.
Je m’apperçois qu’il rompt, en visière, à tous les mouvemens des vrais amis de la liberté ; qu’il cherche à déconcerter leurs démarches : qu’il multiplie les obstacles aus efforts que font les vrais patriotes pour calmer le peuple, pour organiser les départements, pour sauver enfin les débris de la fortune publique, en mettant en action tous les rouages de la constitution.
Malgré toute ma bonhommie, je ne puis m’empêcher de remarquer, dans cette conduite, un amour estraordinaire de l’anarchie. Cet amour suppose nécessairement dans ceux de ce parti, un motif ; ce motif, ou leur est personnel, ou leur est suggérée ; ou bien ils ont, pour eux mêmes des intentions factieuses, ou bien ils servent quelqu’ambitieux puissant, à la fortune duquel ils croyent encore utile de s’attacher.
Je suis mes acteurs ; je ne les quitte plus. Je les surprends déclamant avec violence contre le tribunal de leze-nation. Et quand ? Au moment où il fouille les horreurs qui ont souillé la nuit du 5 au 6 octobre dernier. Dans le moment où il rassemble les fils de l’intrigue d’où sont sorti ces saturnales sanguinaires qui devoient priver la France de son Roi, et renverser la monarchie. Dans le moment où ce tribunal recherche les auteurs et les adhérans de ce complot régicide.
Je vois les chefs du parti, vivant dans la plus grande familiarité avec les Linguet, les Marat ; avoir avec ces turbulens des conférences réglées ; souffler avec eux le feu dont veut embrâser la capitale ; disposer les ressorts qui doivent mettre le peuple en action, et le soulever contre les magistrats dont on veut arrêter la poursuite. Je les vois exhalter un Saint Huruge, être remuant et séditieux, ennemi de la vertu par caractère, et de la subordination par intérêt.
Je les entends dire et faire répéter en tous lieux, que les factieux auteurs de la nuit lamentable marquée dans notre histoire en caractère de sang, ont droit à notre reconnaissance ; qu’en les supposant coupables, il faut leur pardonner en faveur des suites heureuses de leur entreprise.
Je les entends prendre hautement la défense du duc d’Orléans : rappeller avec emphase les actes de patriotisme auxquels il s’est livré avec ostentation, (pour couvrir son jeu) les faire jouer avec les inculpations dont il est l’objet, et qu’ils veulent bien appeler vagues, et chercher ainsi à effacer les unes par les autres.
Hélas ! Je voudrois de tout mon cœur qu’ils eussent raison. Je le voudrois pour l’honneur François, pour le nom de Bourbon. Mais le doute est difficile sur ce point.
J’en conclus donc, malgré mon indulgence naturelle, que mes héros tiennent par quelque coin à cette affaire, puisqu’ils veulent en écarter la lumière : s’ils sont trompés, je les plains, il nous font bien du mal avec de bonnes intentions. Mais s’ils ont intérêt de soutenir la faction ! Mais s’ils ne désespèrent point encore de ses projets !
Ce qui vient encore me dessiller les yeux, et me confirmer dans mes conjectures, c’est leur désertion subite, c’est leur rupture soudaine avec les vrais patriotes. Ils s’éloignent des la Fayette et des la Rochefoucaud. Seroit-ce parce que si la Fayette et la Rochefoucaud sont les premiers, les plus fermes soutiens de la liberté, ils sont en même tems les plus grands ennemis de l’anarchie ? L’un ne prêche que la concorde et l’union : l’autre maintient fermement la paix et la tranquillité.
On le contrarie autant qu’on peut ; on lui suscite le plus d’affaires qu’il est possible.
Tandis que ce général, à la vigilance duquel nous devons les momens de repos dont nous jouissons, veille pour notre tranquillité, la faction s’agite en tout sens pour la troubler.
Tandis qu’il profite de la confiance dont le monarque l’honore, et qui augmente de jour en jour, pour travailler conjointement avec lui à ramener de toutes les manières le calme public ; tandis qu’il épuise, avec son roi, toutes les ressources de son ingénieux patriotisme pour r’ouvrir les atteliers, pour relever les manufactures et rendre de l’activité au commerce, la faction prêche le désordre ; elle le propage au loin par ses émissaires ; elle souffle la discorde dans nos districts, et affoiblit l’union de l’armée avec son commandant.
Enfin, car il faut que je décharge mon cœur, je la vois, quand elle sent que la victoire va demeurer au parti patriote, se coaliser à point nommé avec la cabale aristocratique ; je la vois unir ses efforts à ceux de cette cabale pour prolonger l’anarchie en retardant la constitution.
Ainsi ces hommes que le peuple, trop flatté par eux, regarde comme ses plus vaillans athlètes, se sont-ils rangés du côté aristocratique pour empêcher, ou discréditer d’avance les assignats, parce qu’ils offroient aux finances une ressource qui, relevant la confiance devoit rappeler le crédit ; et, par conséquent, détruire l’anarchie.
Ainsi, dans la discussion de l’ordre judiciaire, ont-ils encore suivi les mêmes drapeaux, pour essayer de faire adopter par l’assemblée un système théorique, dont l’exécution, nécessairement impossible, devoit encore retarder le rétablissement de la paix.
Et voilà ce qu’il faut craindre de ces esprits inquiets et forcenés par ambition ! Ils ont paru attachés à la liberté tant qu’ils y ont trouvé le moyen d’entretenir la licence qui pouvoit favoriser leurs desseins ; ils lui ont tourné le dos quand ils ont vu qu’ils alloient perdre leur ressource.
Nous avons donc un ennemi de plus contre lequel nous devons nous mettre en garde. Cette connoissance est affligeante, sans doute ; elle doit servir à nous éclairer.
Redoublons de vigilance ; placés entre deux phalanges ennemies, attaquons de front celle qui veut nous replacer sous les chaînes du despotisme ; prenons en flanc celle qui ne cherche à nous troubler que pour accomplir des projets non moins pernicieux.
Le voici le moment de ne négliger aucune précaution. On nous annonce une émeute populaire d’ici à huit jours : par qui sera-t-elle payée ? Je l’ignore. Par qui sera-t-elle fomentée et soutenue ? Oh ! Je le sais bien : d’un côté par les défenseurs opiniâtres du pouvoir absolu ; de l’autre par la faction qui ne peut atteindre à son but que par le désordre et le tumulte.
Sur-tout tenons-nous bien serrés ; restons bien unis ; n’allons pas nous échauffer sur des objets qui ne nous concernent point ; nous diviser pour des intérêts qui nous sont étrangers. Nous donnerions trop d’avantage sur nous aux deux cabales qui guettent le moment de nous surprendre. Affoiblis par nos propres mains, elle n’auroient plus à se disputer que le droit de nous asservir, et de quelque côté que demeurât la victoire, notre sort seroit toujours l’esclavage.
Signé Saint-Georges, Soldat Citoyen, de la ville de***