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    Jules Barbey d’Aurevilly

    Niobé

    I

    Oui ! Vellini, tu as une rivale. Quand ce soir, revenus tous deux de la fête, tu t'es rejetée dans mes bras, mes yeux n’ont pas cherché ton regard et ma bouche a trompé la tienne. Tu étais sur mon cœur et je t’oubliais. Ma pensée t’était infidèle. Vaine d’amour, tu croyais sans doute que je contemplais cette chevelure aux mille serpents d’or, tordus sur le vermillon de tes joues, comme si, vivants, ils en avaient senti la flamme. Non ! ma Vellini, je rêvais au pâle camée de ton diadème ; à cette inerte figure de Niobé, mise, comme parure, sur un front jeune, et qui semblait fouler avec dédain, ma Vellini, ta jeunesse, ta beauté, l'Amour et la Vie.

    II

    Niobé ! Voilà ta rivale, Vellini. Avant de t’aimer, que de fois j’ai pensé à elle ! Depuis que je t’aime, toute grandeur et toute infortune me faisaient prononcer son nom. Aujourd’hui je la rencontre encore ; tu te couronnes de son image. Front charmant, éclairé des rayons les plus doux, tu es comme le Piédestal de cette douleur muette qui me regarde, au-dessus de tes yeux chargés de volupté et de tendresse, avec deux yeux désespérés et froids.

    III

    C’est bien Elle ; — c’est bien cette physionomie unique dans les temps anciens où l’étincelante beauté était seule adorée et où les Dieux apparaissaient comme le symbole animé de la vie. — C’est bien Elle, la seule triste, la seule pâle que j’aie vue parmi tous ces visages riants et gracieux, ceints de guirlandes ou courbés sous le poids des corbeilles. Reine sans bandeaux, à l'épaule nue, — étrange Coéphore qui portait sur sa tête maudite — mais toujours droite — ces grandes fleurs empoisonnées de la terre : la Douleur, l’Orgueil et l'Impiété.

    IV

    Ô Niobé, je t’ai toujours aimée ! Dès mon enfance ton image me plut et attira ma rêverie, avant même que je pusse savoir qui tu étais. — Il y avait, dans un angle obscur de la maison paternelle, un buste blanc, noyé dans l'ombre, mais visible à mon regard curieux. Que de fois j’interrompis ma tâche ennuyeuse pour le contempler de cette vue inquiète et longue des êtres mal accoutumés aux choses dans ces premiers instants de la vie ! Que de fois, appuyé sur le coude, je regardai la figure inconnue qui était femme et qui ne souriait pas !

    V

    La figure, sinistre et blanche, avait les cheveux relevés et tordus négligemment derrière la tête comme j'avais vu souvent ma mère, le matin, — quand, sortant de son lit aux Sphinx de bronze, elle nous emportait dans ses bras. — Rien ne voilait le visage, incliné un peu sur l’épaule, mais le front hautainement tourné vers le ciel. Ni boucle égarée, ni tresse pendante ne flottait sur ce large cou auquel un enfant plus âgé que moi — que moi dont la tête dépassait déjà la hanche de ma mère — se serait suspendu, les mains enlacées, sans le faire plier de son poids.

    VI

    Les seins au vent, fièrement échappés de la tunique, calices d’albâtre, auxquels j’ignorais que quatorze enfants avaient bu. — Cette blanche figure m’atteignait comme d’un rayon, du fond de son angle mystérieux et sombre, et me communiquait l'immobilité de sa pose éternelle. Je préférais l'intrépide contour de cette lèvre entr’ouverte et muette, mate et pâle, sans souffle et glacée, et que j’aurais eu effroi de baiser, à celle qui rouge de vie et chaude de tendresse me tiédissait le front chaque soir. Je préférais l'œil sans prunelle du plâtre grossier et fragile aux flammes intelligentes de la pensée et du sentiment.

    VII

    Je ne savais pas (heureux enfant !) ce que c’est que la Beauté, la Douleur, l'Orgueil, tout ce qui vivait sans respirer dans ce plâtre morne et blême. Je ne savais pas ce que c’est que d’être nue, ce que c’est que d’être impie, et pourquoi, ô buste inconnu, ils t’avaient donné l’air étonnant que tu avais ! Mon sein que tu n’agitais pas, était fermé sur les profondeurs de ma destinée. Depuis, il s’est ouvert comme un gouffre. Beauté, Douleur, Orgueil, je vous ai connus ! J’ai appris que vous étiez la vie, et que toi, tu t’appelais Niobé !

    VIII

    Ô Niobé ! comment n’aurais-tu pas été orgueilleuse ? Comment n’aurais-tu pas été impie ?... Tes flancs, plus féconds que ceux de Latone, s’étaient refermés, après les déchirements de l’enfantement, et le sang immonde de la femme n’en avait pas terni la divine splendeur. La Douleur, pour toi, ce fut la carène qui ouvre le sein de l'Océan sans le blesser. — Belle, et mère d’enfants dignes de toi, tu souriais quand on te parlait de l’Olympe. Pour te punir, les flèches des Dieux atteignirent les têtes dévouées de tes enfants, que ne protégea pas ton sein découvert. Quand il ne resta plus de poitrine à percer que la tienne, tu la tournas avidement du côté d’où venaient les coups... et tu attendis ! Mais en vain, noble et malheureuse femme ! L’arc des Dieux était détendu et se jouait de toi.

    IX

    Tu attendis ainsi, — toute la vie, — dans un désespoir tranquille et sombrement contenu. Tu n’avais pas jeté les cris familiers aux poitrines humaines. Tu devins inerte, et l'on raconte que tu fus changée en rocher pour exprimer l'inflexibilité de ton cœur ; — un rocher bien inébranlable, contre lequel la colère des Dieux et l’épouvante des hommes s’usaient comme les gouttes de la rosée des nuits qu’y venait sécher chaque aurore et que l'on prenait pour des pleurs.

    X

    Image de la Force morale, qui se détourne amèrement de la Providence, pour ne s’appuyer que sur soi, ô Femme Antique, qui pense à ce que ton nom rappelle, dans nos jours légers et oublieux ? Excepté moi, peut-être qui te détaches du front que j’aime où la Fantaisie, devenue sévère, te plaça de préférence à une fleur, qui pense à toi, fière et stoïque Niobé ? Les hommes ont profané toutes choses. Tu n’es plus à présent qu’un camée dans deux bandeaux blonds. Fût-ce les tiens (Vellini, pardonne !), tu avais raison, Niobé, d’être impie ; mais, s’il y a des Dieux, ils sont trop vengés.


    Rhythmes oubliés, 1897




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