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Jules Barbey d’Aurevilly
Les trois Tasses de thé
I
J’ETAIS seul. — Elle était au bal, hier soir, dans sa robe couleur de la lune. Cœur fidèle, j’en suis sûr, dans son jupon changeant ! Et je pensais au jupon d’opale, en regardant l’or pâle du thé qui, léger et brûlant, tombait dans ma tasse, — brûlant et léger, comme un premier amour !
II
Et c’était de l’ambre et non de l’or, tant cet or liquide était pâle, et voilà pourquoi, visionnaire d’amour, j’y voyais flotter un reflet de la jupe aux teintes incertaines, lorsque bientôt il se fonça, le clair breuvage, et, plus brûlant, passa de l’or pur au rouge éclatant dans le Sèvres diaphane, — rouge comme le sang d’un homme qui n’en est plus aux premières gouttes et qui verse le milieu de sa veine dans la blessure d’un second amour !
III
Mais ce fut à la troisième fois qu’il se fonça plus âprement encore, ruissela plus lentement dans le calice de porcelaine, — épais, noir et fumant comme le sang mortel de ce taureau qu’on fît boire, dit-on, pour le tuer, au Roi Cambyse. Alors, plus d’or ! plus de lumière ! plus de vermillon ! mais la pourpre sombre, profonde et amère, — la veine vidée jusqu’au fond, toute la vie ! toute l’âme ! tout le cœur brûlé dans sa flamme la plus intense, — dans l’inextinguible brasier d’un dernier amour !
IV
Et le croiras-tu ?... Oui ! tu le croiras. Cette sombre couleur — si loin, si loin des teintes pâles du satin miroitant et lutinant de la jupe d’opale, — était celle-là pourtant qui me rappelait le plus la chaste robe de l’ange vêtu de rayons qui a pris ma vie sur ses deux ailes et l’a emportée dans son ciel !
Rhythmes oubliés, 1897