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Jules Sandeau
Richard
I.
Vers l’automne de 1830, par une soirée froide et pluvieuse, une chaise de poste, qui suivait la route d’Angers à Nantes, quitta brusquement le grand chemin pour prendre un sentier enfoncé dans les terres. Il faisait une affreuse nuit. Le vent sifflait à travers les arbres ; les rameaux dépouillés craquaient ; les orfraies criaient dans le creux des chênes. À chaque instant, les chevaux, découragés, refusaient d’avancer ; le postillon jurait, et la chaise, battue parla tourmente, menaçait de s’abîmer dans les ornières des sentiers effondrés. Pas une étoile ne brillait au ciel, pas une lumière dans le paysage ; des aboiemens plaintifs qui se mêlaient, à longs intervalles, aux gémissemens de la bise, révélaient seuls quelques habitations éloignées. Au milieu de cette scène désolée, la voiture était, à l’intérieur, silencieuse comme un tombeau : pas un mouvement, pas un bruit de voix qui trahît au dedans l’inquiétude ou l’impatience ; on eût dit le voyage d’un mort gagnant sa demeure dernière. Enfin, au bout de quelques heures, les chevaux galopèrent sur un terrain ferme et sonore, entre une double rangée de platanes ; le fouet du postillon donna joyeusement la fanfare d’arrivée, et la chaise s’arrêta bientôt devant le perron du vieux château de Beaumeillant. À l’immobilité du manoir, il était aisé de voir qu’on n’y attendait personne ; ce fut le postillon qui ouvrit la portière et abaissa le marchepied. Une femme de chambre s’élança la première, et, pour l’aider à descendre, offrit respectueusement sa main à une femme pâle et languissante. Cependant les fenêtres s’étaient illuminées, et les serviteurs, accourus avec des flambeaux, reconnurent leur maîtresse à tous, la comtesse de Beaumeillant.
Elle était bien changée, et chacun, en l’apercevant, ne put réprimer un mouvement de douloureux étonnement. Il est vrai qu’ils ne l’avaient pas vue depuis près de deux ans ; mais ces deux années avaient suffi pour flétrir à jamais ce qui restait en elle de beauté. Elle monta lentement les degrés du perron, et, coupant court à l’empressement de ses gens, elle demanda son fils. Au même instant, un grand et beau jeune homme la reçut sur son cœur et l’emporta presque évanouie entre ses bras.
En revenant à elle, Mme de Beaumeillant vit à ses genoux son fils qui la regardait avec amour. Elle prit entre ses mains cette blonde tête, et, la pressant contre son sein par une étreinte convulsive, elle l’inonda de ses larmes. Richard pleurait aussi, et déjà, aux transports de sa joie, se mêlaient des pensées amères ; car, malgré sa grande jeunesse et son ignorance des choses de la vie, il comprenait vaguement que les pleurs qu’il voyait couler avaient une autre source que l’attendrissement du retour : sous ces traits ravagés moins par le temps que par la douleur, il pressentait une ame mortellement atteinte qui revenait au gîte pour se reposer et s’éteindre.
Ce jeune homme était grave avant l’âge. Né au milieu des orages d’une union tourmentée, il avait assisté, enfant, au plus lamentable spectacle qui se puisse donner autour d’un berceau. Des scènes mystérieuses, étranges, mêlées de sanglots, de colère et de haine, avaient grondé comme la foudre sur ses premiers ans. Il en gardait encore un souvenir rempli d’épouvante. Baigné par les pleurs de sa mère, sans un sourire de son père pour le réchauffer, il s’était élevé tristement, pareil à ces plantes qui croissent dans les coins humides et sombres. On ne sait pas quel trouble funeste et quelle précoce expérience jettent dans le cœur des enfans les luttes du foyer et la division des époux. Heureux ceux qui, nés entre deux baisers, ont pu grandir dans l’atmosphère des tendresses mutuelles ! Un jour, celui dont nous parlons vit sa mère partir seule, éplorée, comme s’il se fût agi d’un long voyage et d’une séparation éternelle. Le voyage fut long en effet. Elle avait promis un prompt retour, mais son fils l’attendit vainement. Elle ne revint plus que de loin en loin, pour le voir un instant, l’embrasser à la hâte, et s’enfuir de ces lieux d’où elle semblait exilée. Richard resta près de son père, mais son cœur tout entier avait suivi l’absente. Il tenait de sa mère une ame délicate et tendre, qu’intimidait la nature froide et chagrine du comte de Beaumeillant. Trop jeune pour avoir pu comprendre le drame qui s’était joué près de lui, il n’osait décider quelle était la victime ; mais il y avait en lui un instinct inavoué qui accusait sourdement le comte, cet instinct des fils qui voient pleurer leur mère. Sa sensibilité s’exalta dans la solitude ; ses facultés expansives, comprimées par ses alentours, s’exercèrent sur ses souvenirs. Il se rappelait le noble et doux visage qui s’était tant de fois penché sur son berceau avec un pâle sourire ; il peupla son cœur de cette image désolée. En grandissant, cette affection prit un caractère romanesque et passionné. Mme de Beaumeillant revenait à de longs intervalles. Elle venait à la dérobée, jamais au château, mais dans le village voisin, où elle faisait appeler son fils. Richard accourait, et c’étaient, sous l’humble toit qui abritait tant de bonheur, d’indicibles transports et des tendresses ineffables. Ces instans étaient courts, mais enivrans. Plus d’une fois, pour les prolonger, la jeune mère demeura cachée plusieurs jours au village. On trouvait un prétexte pour expliquer les absences de Richard au château, et ces jours s’enfuyaient en heures charmantes. Ces apparitions mystérieuses, ce bonheur si permis et si légitime, obligé pourtant de se cacher, cette jeune proscrite qui venait en secret embrasser son enfant, ces effusions d’autant plus vives qu’il fallait épancher en quelques heures l’amour d’une année tout entière, tous ces incidens poétiques d’une affection ordinairement si paisible, frappèrent singulièrement l’imagination de Richard et développèrent en lui un sentiment plus ardent et plus exalté que ne le sont généralement les affections de la famille. Il avait quinze ans quand son père mourut. Depuis le départ de Mme de Beaumeillant, le comte n’avait pas prononcé, même devant son fils, le nom de sa femme, et telle était, à cet égard, l’austérité de son silence, que jamais Richard n’avait osé l’interroger ni demander pourquoi la place de sa mère restait vide au foyer. Il mourut comme il avait vécu, inflexible devant la mort comme il l’avait été durant la vie, emportant avec lui le secret de son indulgence ou de son repentir. Richard le pleura ; mais, dans sa douleur, il ne put étouffer je ne sais quel sentiment, car je n’oserais dire que ce fut un sentiment de joie, en songeant qu’entre sa mère et lui il n’était désormais plus d’obstacles. Il semblait en effet que leurs épreuves étaient finies, et qu’affranchis des impressions funèbres que la mort laisse après elle, ils allaient réaliser tous deux le rêve caressé dans l’absence. Il en arriva autrement. Mme de Beaumeillant sentait déjà les atteintes du mal qui lui creusait sa tombe. Elle était sombre, inquiète, préoccupée ; la présence de son fils, cette joie si long-temps souhaitée, paraissait la toucher à peine. Elle s’efforçait de lui sourire, et se cachait pour pleurer. Ce n’était pas le souvenir du comte de Beaumeillant qui la troublait ainsi. Quelques semaines à peine avaient passé sur son retour, qu’elle partit une fois encore, et vainement Richard supplia pour l’accompagner : elle s’éloigna seule, promettant comme autrefois de bientôt revenir, et, comme autrefois, des jours et des mois s’écoulèrent sans la ramener à son fils. Elle écrivit ; mais ses lettres se ressentaient du mauvais état de son ame. Elle imagina des prétextes pour expliquer cette absence nouvelle ; mais Richard se plaignait dans son cœur. Enfin elle revint, cette fois pour ne plus repartir, et son fils la reçut avec adoration, car il est à remarquer que leurs fils les aiment d’un amour spécial, ces pauvres égarées, comme s’ils comprenaient qu’ils doivent être le dernier refuge de leurs mères, et qu’ils resteront seuls à les consoler.
— Mon fils, mon enfant, mon dernier espoir ! disait-elle.
— Ô ma mère ! répondait le jeune homme en couvrant de pieux baisers les mains de l’infortunée, restez près de moi, ne me quittez plus. Si vous avez des peines que je ne puisse entendre, pleurez, nous pleurerons ensemble. Mon amour vous guérira peut-être ; restez, ne nous séparons plus.
La mort seule les sépara ; mais la cruelle ne se fit pas attendre. En moins de deux ans, elle eut accompli son œuvre. Durant ces deux années, qui ne furent pour Mme de Beaumeillant qu’une longue agonie, Richard essaya vainement de réveiller en elle l’espérance et la vie ; vainement il l’entoura de tout ce que la sollicitude la plus ardente peut suggérer de plus tendre et de plus assidu ; elle succombait à un mal dont rien ne pouvait la distraire. Elle-même tenta de retremper son cœur dans l’amour maternel ; mais trop d’orages l’avaient dévasté pour qu’un sentiment heureux et calme pût jamais y fleurir. Sans doute, quand la passion n’a plus que des plages arides, il serait doux alors de revenir impunément aux sources des affections permises ; mais cela serait trop facile, et Dieu n’a pas voulu qu’il en fût ainsi. Quand Mme de Beaumeillant trouva sous sa main ce bonheur trop long-temps négligé, elle se sentit inhabile à le goûter et à en jouir. Ni le silence des champs, ni la tendresse exaltée de son fils, ni la paix du toit domestique, ne purent amortir la tristesse qui la consumait. Elle s’éteignait lentement dans un mortel ennui, punition tardive, mais inévitable, de toutes ces imaginations qui ont traduit en aventures la grave histoire de la vie. Celle-ci était atteinte d’un trait plus dur et plus acéré ; elle saignait d’une blessure large et profonde. Peut-être eût-elle allégé son désespoir en le racontant. Mais c’était de ces douleurs que les mères ne sauraient confier à leurs enfans, que les enfans devinent sans oser les comprendre. Le jeune de Beaumeillant assista silencieusement au dénouement de cette destinée. Jamais une question n’effleura ses lèvres, jamais un reproche ne put se lire sur son visage ; c’est à peine s’il osa s’interroger lui-même sur cette grande affliction qu’il ne pouvait guérir ni consoler. Il ne savait rien de la vie ; jamais un écho, même affaibli, des bruits du monde, n’était arrivé jusqu’à lui. Aussi ce drame qu’il avait vu commencer dans les pleurs, et qu’il voyait s’achever dans les larmes, était-il pour lui plein d’un sombre mystère. Toutefois, ses instincts s’éveillant y jetaient de sinistres lueurs, et déjà, sous son amour filial, Richard sentait remuer dans son sein une haine sourde et profonde, qui ne savait à qui s’attaquer. Soumis et résigné en apparence, cet amour avait en soi tous les caractères de la passion, inquiet, tourmenté, douloureux et jaloux. Tout le trouble du cœur maternel avait passé dans ce jeune cœur.
Durant les premiers mois qui suivirent son retour, Mme de Beaumeillant avait semblé tenir à la vie par quelque espérance. Chaque matin, l’arrivée du courrier qui rapportait les lettres de la ville colorait un instant la pâleur de son front. Le pas éloigné d’un cheval, une voiture filant sur le ruban poudreux qui blanchissait à l’horizon, un bruit inaccoutumé, l’aboiement des chiens dans le parc, tout l’agitait d’un tressaillement soudain. Elle espérait, elle attendait encore. Cependant les jours suivirent les jours, les mois succédèrent aux mois, sans apporter aucun changement. Lasse d’espérer et d’attendre, elle s’abandonna à sa douleur sans résister au courant. Le flot l’entraîna vite ; elle mourut entre les bras de Richard. Près d’expirer, elle le pressa ardemment sur son sein, et de ses lèvres, qu’allait fermer la mort, un nom s’échappa dans le dernier soupir ; ce ne fut pas le nom de son fils.
Quoique prévu depuis long-temps, ce coup frappa le jeune homme d’une morne stupeur. Son désespoir fut grave, silencieux, et plus réfléchi qu’on ne le rencontre à cet âge ; il s’y mêla un sentiment de curiosité sombre et jalouse qui en modéra l’expansion, tout en en redoublant l’amertume. Mme de Beaumeillant vivante, il avait étouffé ce sentiment étrange qu’il n’osait pas alors s’expliquer à lui-même ; morte, il s’y livra tout entier, et, resté seul dans ce château désert, il se prit à sonder avec une avide anxiété le mystère dont Mme de Beaumeillant venait d’emporter le secret au tombeau. Mais que pouvait-il y comprendre ? Élevé dans la solitude, il n’avait connu qu’un amour ; sa mère avait été tout le poème de sa jeunesse. Aucune peinture des passions mauvaises n’était parvenue jusqu’à lui ; il n’avait lu que quelques livres, récits honnêtes, imprégnés à chaque page du parfum des chastes tendresses. Vainement donc il fouilla l’inconnu, vainement il l’interrogea ; seulement une voix lui cria que la mort de sa mère lui laissait un être à haïr. Il avait recueilli sur les lèvres de la mourante le nom qui s’en était échappé à l’heure suprême : il enferma ce nom dans son cœur et l’y scella du poids de sa haine. Pourquoi ? Il n’aurait pu le dire. Mais ce nom, il le lisait partout ; la nuit, il l’entendait résonner en notes lugubres et se mêler aux plaintes du vent ; dans ses rêves, il le voyait s’animer, prendre un corps et se dresser comme un fantôme vers lequel il tendait les bras, en lui redemandant d’une voix éperdue l’amour et la vie de sa mère. Ce devint une préoccupation incessante, une obsession de tous les instans. Sa douleur, au lieu de s’amollir, prit un caractère sauvage et presque farouche, mélange de regrets jaloux, de tendresse blessée et de sombre mélancolie. Ce n’était pas son fils, il le savait, hélas ! que la mourante avait ardemment pressé sur son sein ; il l’avait perdue deux fois du même coup ; il la pleurait morte et vivante, lui, cependant, qui n’avait aimé qu’elle ! Il l’avait aimée, non de cette affection paisible qui s’assied au foyer des familles, mais de cet amour poétique et charmant que les amans connaissent seuls. Absente, il la suivait d’une pensée inquiète et déjà troublée ; chaque retour était une fête qui embaumait ses souvenirs ; il l’avait aimée moins comme un fils que comme un amant, ou plutôt dans l’amour du fils s’était fondu cet amour sans but qui, au matin de l’existence, tourmente toute jeunesse. Mme de Beaumeillant étant morte avant que l’âge et l’habitude eussent amorti les sentimens de Richard, l’imagination passionnée de cet enfant avait dû passer tout entière dans son désespoir. Quand la nuit brunissait les campagnes, il gagnait l’asile où reposaient les restes chéris, et là il s’oubliait de longues heures, s’attendrissant d’abord sur cette destinée si tôt ensevelie, pleurant sur elle et sur lui-même, mais retombant bientôt dans l’abîme des réflexions où le ramenait toujours, par une pente irrésistible, le curieux instinct de sa douleur. À cet instinct, qui l’aiguillonnait sans cesse et ne laissait ni paix ni trêve à son esprit, s’ajoutait, à l’insu de Richard, une autre curiosité, non moins âpre et non moins ardente, la curiosité de la vie, un dévorant désir d’apprendre et de connaître, une brûlante impatience de déchirer le voile qui lui cachait encore les prochains horizons.
Il y avait un an qu’il vivait ainsi dans cette fièvre curieuse et jalouse, lorsqu’il se décida, par une résolution désespérée, à pénétrer dans ce mystère qu’il avait creusé vainement jusqu’alors.
Quelques jours avant sa mort. Mme de Beaumeillant avait profité d’un reste de forces expirantes pour brûler un grand nombre de lettres et de papiers. À sa dernière heure, elle se rappela que le sacrifice n’était pas complet, et, sentant sa fin prochaine, elle confia à son fils le soin de livrer aux flammes une cassette qu’elle lui désigna. Richard remit au lendemain l’accomplissement de ce devoir ; mais des jours s’écoulèrent sans qu’il y songeât, et lorsque enfin il tint entre ses mains cette cassette, prêt à l’anéantir, il en fut empêché par une puissance invisible, et, chaque fois qu’il y revint, la même force l’enchaîna. À la longue, cette cassette exerça sur lui d’étranges influences ; on eût dit qu’il s’en échappait un fluide qui l’attirait, une voix qui le charmait, un regard qui le fascinait. C’était un charme en effet, une fascination réelle. Il passait des heures entières à la couver d’un œil ardent, et il se surprenait parfois à promener sur elle une brûlante main. Un jour qu’il en trouva la clé, il la prit, la roula long-temps entre ses doigts par un mouvement convulsif, puis, d’un pas brusque et résolu, il alla droit au coffret, dont les cercles d’acier, reluisant au soleil, semblaient l’attirer fatalement, comme la lumière attire les phalènes ; mais il s’arrêta court, lança la clé dans le parc et s’enfuit avec épouvante. Depuis ce jour, il avait évité d’entrer, sous aucun prétexte, dans cette chambre. Cependant, par une de ces nuits où la folie apparaît à la douleur qui veille, par une de ces insomnies où tout ce qui souffre en nous revêt la forme d’un spectre menaçant, où le sang se consume, où le cerveau s’égare, où l’ame se dévore, Richard se leva. Des éclairs sillonnaient le ciel, la foudre roulait au loin, les arbres du parc mugissaient comme des flots sur une grève. Il sortit ; la pluie tombait en larges gouttes sur son front sans le rafraîchir. Il marchait, harcelé par ses pensées, comme un cerf par une meute. Il y avait juste un an que Mme de Beaumeillant avait succombé par une nuit pareille. De retour au château, Richard voulut revoir la chambre où cette infortunée s’était endormie du dernier sommeil. Il entra religieusement et promena autour de lui un lent et douloureux regard. En apercevant la cassette qui brillait dans un coin, à la lueur de la lampe, il tressaillit et prit Dieu à témoin que ce n’était pas elle qu’il cherchait. Pour se convaincre lui-même de la pureté de ses intentions, pour en finir avec ce trouble de son ame, il alluma un grand leu, et jura de ne point s’éloigner avant d’avoir accompli la dernière volonté de sa mère. Pendant que le bois s’embrasait, il se jeta dans un fauteuil, et se prit à repasser tous les détails de sa destinée avec une ardeur maladive qu’exaltait encore ce lamentable anniversaire. La tempête avait redoublé, la pluie fouettait les vitres, le tonnerre déchirait la nue. Richard sentait son cœur ni moins orageux ni moins sombre. Il prit le coffret, le déposa sur le marbre de la cheminée et demeura longtemps à le contempler en silence. Il se tenait debout, pâle, tremblant, défait, et nul n’aurait pu dire ce qui se passait en lui, tant était indéfinissable l’expression de ses yeux et de son visage. Enfin, par un mouvement de bête fauve qui s’élance sur sa proie, il saisit la cassette à deux mains ; mais, au lieu de la jeter aux flammes, il la brisa contre la plaque du foyer. Des papiers s’en échappèrent, et, dispersés par la violence du choc, volèrent çà et là sur le parquet. Richard resta d’abord frappé de terreur ; il crut entendre la voix de sa mère qui s’élevait pour l’accuser et le maudire. Mais l’enfer était tout entier dans son sein : il consomma la profanation.
Ces lettres, toutes sans suscription, avaient été écrites par Mme de Beaumeillant durant les deux années qui suivirent son dernier retour : c’étaient les épanchemens de sa douleur, le récit, jour par jour, de sa lente agonie. Richard s’étendit sur le parquet, et sa main prit au hasard au milieu des lettres éparses. La première qu’il ouvrit les résumait toutes : c’était aussi la première sans doute qu’avait écrite Mme de Beaumeillant après son retour, le premier cri de son désespoir, le premier sang de sa blessure. Richard, en dépliant les feuillets, sentit son cœur défaillir et son front se mouiller d’une sueur froide : on eût dit un amant qui va se convaincre de l’infidélité de sa maîtresse. Toutefois, en reconnaissant l’écriture de sa mère, çà et là effacée par les larmes, il fut saisi d’un sentiment de respect religieux, et, tous les pudiques instincts de la jeunesse se réveillant en lui, il allait une fois encore résister au démon qui le poussait et sortir vainqueur de cette nouvelle épreuve, quand soudain un nom, ce nom maudit que la mourante avait exhalé dans son dernier soupir, lui sauta, comme un aspic, au visage. Toutes ses pieuses dispositions s’évanouirent, et sa rage jalouse l’emporta.
« Non, je ne vous ai pas quitté, comme vous l’avez dit, dans l’attendrissement de notre destinée ; gardez pour vous vos consolations hypocrites. Je ne vous ai pas quitté, moi : je suis partie, j’ai fui, parce que vous m’avez chassée. Non, nous ne nous sommes pas séparés d’un commun accord, en vue de notre bonheur mutuel ; je ne me suis pas séparée de vous, moi : c’est vous qui m’avez rejetée. Non, ce lien ne s’est pas dénoué ; c’est vous qui l’avez brisé. Lâche et misérable, vous n’avez même pas le courage de votre infamie ; bourreau, vous voulez qu’on vous plaigne à l’égal de la victime ; il faut vous savoir gré du sang que vous versez. Allez, je vous connais ! Eh bien ! vous êtes libre ! moi, je suis morte, vous m’avez tuée : morte, entendez-vous ? Vous, heureux, libre enfin ! libre, heureux, Evariste ? Mon amour vous pesait donc bien ! Il était donc pour vous une bien lourde tâche, un bien rude fardeau, cet amour humble et résigné qui se tenait dans l’ombre et se dévouait en silence ! Ce vous était donc un bien grand travail de vous laisser aimer, de vous sentir aimé ? Vous n’avez même pas eu pour moi la pitié que vous ne craigniez pas de réclamer pour vous ; vous m’avez immolée froidement, à vos pieds, embrassant vos genoux et mouillant vos mains de mes larmes. Qu’avais-je fait pour me voir traitée de la sorte ? Ce que tu avais fait, malheureuse ! tu aimais, et l’ingrat n’aimait plus ! Mais, dites, fallait-il pour cela vous montrer si dur et si cruel ? Ne pouviez-vous attendre quelques jours, ou du moins laisser tomber quelques paroles affectueuses, afin que ce cœur, mortellement blessé, pût en vivre jusqu’à sa dernière heure ? Vous ne m’aimiez plus, hélas ! mais si vous m’avez aimée, qu’était-ce donc que cet amour qui, en se retirant, n’a déposé en vous que le dédain, le mépris et l’injure ? C’est que tu ne m’as jamais aimée, va ! Non, durant le siècle de douleurs qu’a duré cette liaison fatale, je n’ai pas cru un seul instant à ton amour, pas un instant ! J’attendais, j’espérais, j’essayais, je cherchais, mais je ne croyais pas. Ainsi donc, voilà le prix de tant d’efforts et de sacrifices ! Ne vous y trompez pas, je suis morte ; rien, plus rien ! Vous avez clos ma vie. Je n’étais que par vous et pour vous. Il vous aurait suffi d’un peu de bonté pour m’amener sans efforts au seuil des affections paisibles, pour m’aider à franchir sans déchirement le passage des illusions à la réalité. Peut-être n’étais-je pas tout-à-fait indigne de quelques soins et de quelques ménagemens ; peut-être avais-je quelque droit d’espérer que vous m’enseveliriez doucement dans votre tendresse. Oui, un peu de bonté suffisait : vous n’avez pas voulu. C’était pourtant une œuvre sainte, une entreprise qui pouvait tenter un cœur généreux ; avec un peu de patience, vous pouviez sauver une ame ; vous n’avez pas voulu ! Qu’elle s’éteigne donc, cette ame dédaignée qui n’a plus rien à faire ici-bas ! »
Cela continuait ainsi, passant tour à tour des reproches aux regrets, de la tendresse à la colère, de l’orgueil outragé à l’humilité suppliante, éternelles plaintes de l’amour délaissé : seulement, la mort de la victime donnait à celles-ci un caractère terrible et solennel, qui eût touché les plus indifférens et imposé aux plus sceptiques. Cependant, pour un esprit à la fois expérimenté et désintéressé, ce n’eût été, à vrai dire, qu’un poème assez vulgaire ; mais pour Richard, que ses instincts seuls avaient éclairé jusqu’alors, pour ce jeune homme qui, ne sachant précisément rien de la vie, venait d’en lire tout à coup le chapitre le plus lamentable, écrit avec les pleurs et le sang de sa mère, ce fut un coup de foudre qui le frappa en l’illuminant, et cette fois enfin il se trouva face à face avec sa douleur. — Ainsi, je n’étais rien pour toi ! murmura-t-il lentement d’un air sombre ; ainsi, pas un mot pour ton fils ! Ton ame dédaignée n’avait rien à faire ici-bas ? Tu n’as pas cru devoir, pour ton enfant, te donner la peine de vivre ? Ton fils qui t’adorait, ton enfant qui ne vivait qu’en toi ! quel égarement fut le vôtre ! Mais toi, qui donc es-tu ? s’écria-t-il l’œil en feu et le bras menaçant ; toi qui m’as volé l’amour, le bonheur et la vie de ma mère ! toi qu’elle implorait à genoux, et qui, sans pitié, voyais couler ses larmes ! Elle t’aimait, et tu l’as chassée ! elle t’aimait, et tu l’as tuée ! Et c’est toi pourtant qu’à sa dernière heure elle appelait encore ; sur ses lèvres près de se fermer, je n’ai recueilli que ton nom ; dans son cœur près de se glacer, je n’ai surpris que ton image !
Il marchait à grands pas dans la chambre, se frappant le front et pressant sa poitrine avec rage. L’attrait de la souffrance le ramena bientôt aux lettres dispersées. Il les prit une à une et les lut d’un regard tantôt enflammé de colère, tantôt mouillé d’attendrissement. C’était dans toutes le même chant plaintif et désolé ; dans toutes, la révolte et le désespoir d’une ame qui n’a vu dans la vie que l’amour, et qui sent que l’amour l’abandonne : dans toutes surtout, le naïf et monstrueux égoïsme de la douleur et de la passion. Chose cruelle à dire, dans toutes ces lettres écrites par Mme de Beaumeillant, il ne se trouvait pas une ligne qui révélât l’existence de Richard. L’absence du sentiment maternel y pesait comme une atmosphère orageuse. L’amante avait étouffé la mère. Une fois, cependant, une seule, Mme de Beaumeillant, dans l’épanchement de ses regrets, s’était rappelé qu’elle avait un fils :
« Vous ne savez pas le mal que vous avez fait ; non, vous ne le savez pas, Évariste, et ce sera votre seule excuse devant Dieu, car Dieu vous jugera. Il ne vous demandera compte ni de ma vie ni de mon bonheur ; souffrir et mourir, n’est-ce pas la commune loi ? Qu’importe que ces yeux, avant de se fermer, se soient usés dans les pleurs ? Qu’importe que ce corps s’affaisse avant le temps, et retourne à la terre ? Mais ce doit être devant Dieu une chose grave que la perte d’une ame, et vous avez tué la mienne. Oui, cette ame qui réfléchissait, comme un lac limpide, toutes les beautés de la nature, qui vibrait, comme un divin instrument, à toutes les harmonies de la création, vous l’avez à jamais ternie, vous l’avez brisée, vous l’avez tuée enfin ! Tout est mort ; le soleil s’est éteint dans le ciel ; l’éternel hiver règne autour de moi. Tout m’est odieux et tout m’importune, ou plutôt tout m’est indifférent. Je ne puis me rattacher à rien : je ne compte plus les jours ; il en est même où je ne souffre pas. Vous avez fait en moi le silence, la nuit, le néant du tombeau. Vous qui nous délaissez, vous vous glorifiez de nos larmes. Ce n’est pas vous, cruels, que nous pleurons, vous ne valez pas un regret ; mais notre cœur que vous avez flétri, mais la meilleure portion de nous-même que nous laissons à votre amour, comme les troupeaux leur laine aux buissons. Te le dirai-je ? Oserai-je le dire sans expirer de honte ? Tu sais bien mon fils, Évariste, cet enfant négligé pour toi ? Il est là, près de moi, tendre, soumis, discret, sacrifiant les ardeurs de son âge aux soins d’une ingrate douleur. Il est là ; pour que rien ne manquât au crime de sa mère, Dieu lui a donné la grâce, l’intelligence et la bonté. Quelle femme ne serait heureuse et fière de pouvoir l’appeler son fils ? Eh bien ! sa présence m’irrite, sa tendresse me gêne, et je crois, pardonnez-moi, Seigneur ! je crois que je ne l’aime pas… »
À ces mots, Richard froissa la lettre entre ses mains et la jeta loin de lui sans avoir achevé de la lire. Long-temps il laissa déborder l’amertume de ses réflexions, long-temps il éclata en sanglots et en imprécations jalouses ; puis, en songeant à ce que l’infortunée avait dû souffrir pour en venir à cette extrémité, sa colère s’abattit une fois encore en une pluie de larmes, et il lui pardonna dans son cœur. Mais à l’autre il ne pardonnait pas, et sa haine se nourrissait du sang de son amour. Plus désintéressé, ainsi que nous le disions tout à l’heure, avec quelque intelligence des choses de la passion, peut-être ce jeune homme eût-il enveloppé ces deux destinées dans un même sentiment attendri ; mais Richard était loin des conditions essentielles à l’indulgence. Il ignorait à quels chocs imprévus, à quels principes dissolvans, à quelles lois inévitables est soumise l’union des ames ; il avait toute la foi, toute la candeur, toute les naïves indignations de son âge ; et quand même Mme de Beaumeillant n’eût été pour lui qu’une étrangère, il n’en aurait pas moins senti son sang révolté se soulever contre cet homme. Tout l’excitait, tout l’armait contre lui. Il n’était pas une de ces lettres où Mme de Beaumeillant ne passât en moins de quelques pages, parfois en moins de quelques lignes, de l’adoration à l’insulte et de l’emportement à la prière ; tour à tour suppliante et terrible, se traînant aux pieds de l’ingrat ou lui jetant l’invective au visage, essuyant avec ses lèvres la boue des injures, puis effaçant bientôt la trace des baisers sous de nouveaux outrages. Richard ne savait pas à quels excès de langage la passion aux abois pousse ces faibles ames, ni quel affreux besoin est en elles d’avilir leur amour, comme si, en le flétrissant, elles espéraient en guérir. Il dut prendre au sérieux, dans leur sens littéral, tous ces outrages et tous ces blasphèmes, et conclure naturellement que cet Évariste était un infâme. Et pourtant, dans les lettres de Mme de Beaumeillant, ce n’étaient pas les expressions inspirées par le mépris et par la colère qui l’irritaient le plus, cet enfant, mais le langage tendre et passionné, le refrain amoureux et doucement plaintif qui se mêlait incessamment aux cris de la passion blessée. Il ne se rendait pas compte des sentimens qui l’agitaient alors ; mais, à son insu, c’était moins au bourreau qu’à l’amant que s’adressait sa haine, et la jalousie entrait au moins pour moitié dans son désespoir. Voici quelques fragmens de la lettre que Mme de Beaumeillant avait écrite, sans doute à la veille d’expirer :
« Depuis deux ans, je vous attends tous les jours et je vous appelle, vous ou la mort. Vous n’êtes pas venu, vous ! Unique amie de mon désespoir, sois bénie, c’est Dieu qui t’envoie ; Dieu a eu pitié de ma peine. Évariste, je vais mourir ; je vous l’avais dit, il le fallait d’ailleurs ; vivre sans vous, n’était-ce pas vous être infidèle ! mon ami ! je ne vous en veux pas. Il m’est doux de mourir de mon amour, puisque vous n’avez pas voulu me laisser vivre du vôtre. Je n’ai qu’un regret à cette heure, c’est que ma mort ne trouble votre vie et ne vous soit une punition trop cruelle. Qu’est-ce après tout ? Une ame délaissée qui s’en va. Et pourtant, en songeant combien il vous eût fallu peu d’efforts pour la rendre heureuse, je ne puis m’empêcher de vous en vouloir un peu. Pardonnez à ces derniers regrets. Je souhaite bien ardemment que vous puissiez ignorer toujours ma fin prématurée ; je vous parle ici dans mon cœur ; ces lignes n’iront pas jusqu’à vous. Mais si jamais vous en étiez instruit, je vous supplie de ne pas en avoir trop de remords. Allez, tout cela est bien peu de chose. Je vous le demande, pour qui et pour quoi vivrais-je ? Il est bien décidé, n’est-ce pas ? que vous ne voulez plus de moi. Inutile à votre bonheur, que puis-je espérer sur la terre ? J’ai porté deux ans le deuil de votre amour ; je n’ai point failli à ma douleur ; maintenant, je puis partir. Dieu est bon : je suis calme, résignée, presque joyeuse. Il est pourtant des choses auxquelles ma pensée s’arrête malgré moi. Tenez, par exemple : il est certain que mon heure approche, demain sans doute j’aurai cessé d’exister. La fièvre a brûlé mes os ; mon sang épuisé n’arrivera bientôt plus à mon cœur ; ma vue se trouble, tout mon être s’affaisse, la main qui vous écrit est tremblante et déjà glacée. Eh bien ! vous pourriez d’un seul mot ce que Dieu ne pourrait pas sans vous, tromper la mort et me rendre à la vie. Vivre, je pourrais vivre encore ! Oh ! la vie, Évariste ! le soleil et l’azur des cieux ! les nuits étoilées et sereines ! le parfum des fleurs et l’ombrage des bois, tous ces biens me seraient rendus ! Un mot de vous suffirait pour cela, et ce mot, vous ne le direz pas. — Il n’y faut plus songer. Que votre volonté s’accomplisse ! Vous aurez été inflexible comme le destin. Oui, vous avez été cruel ; je ne crois pas que beaucoup d’hommes aient été pour de pauvres femmes aussi cruels que vous l’avez été pour cette pauvre abandonnée ! Où donc avez-vous pris ce féroce courage ? Saviez-vous, ami, qu’on en meurt ? Ah ! j’aurais bien voulu vous voir une fois encore pour vous demander pardon du mal que j’ai pu vous faire. Si vous avez souffert par moi, croyez que j’en suis innocente ; si j’ai péché vis-à-vis de vous, ce n’a jamais été, je vous jure, que par excès de tendresse. Je m’en irais tout-à-fait heureuse, si j’étais sûre de vous laisser de doux souvenirs, et cette conviction que je vous ai beaucoup aimé… »
Et, sur un feuillet détaché, ces mots à peine lisibles :
« Un dernier adieu ! un adieu éternel ! Où êtes-vous ? que faites-vous ? Je viens de voir, à travers les arbres, un cavalier passer au galop sur la route. Ô mon Dieu ! si c’était vous ! Il m’a semblé vous reconnaître. Peut-être est-ce vous ! vous êtes si bon ! Quelque chose vous aura crié que j’allais mourir, et vous serez parti, et voilà que vous accourez. Seigneur, faites que ce soit lui, que je le voie une fois encore ! »
— Et moi, ma mère, et moi ! s’écria le malheureux jeune homme.
Il ne put en dire davantage. Il s’était jeté le visage contre le parquet ; il demeura long-temps ainsi, anéanti dans sa douleur. Cependant l’aube blanchissait l’horizon. Appuyé sur le balcon de la fenêtre ouverte, il se prit à contempler d’un regard distrait les nuées que le vent éparpillait dans le bleu du ciel. L’orage s’était dissipé ; de molles vapeurs se détachaient, comme des flocons de ouate, du flanc des coteaux ; les oiseaux gazouillaient sous la feuillée humide ; le parc étincelait comme une vaste écrin, aux premiers rayons du soleil. Richard s’arracha brusquement à ce réveil des joies de la nature. Le foyer brûlait encore ; il y jeta, une à une, les lettres qu’il venait de lire. Le feu les dévora toutes, excepté la dernière, que le jeune homme voulut garder. Il avait trouvé au fond de la cassette plusieurs enveloppes vides, à l’adresse de Mme de Beaumeillant, reliques des temps heureux, conservées là sans doute par une de ces puérilités de l’amour qui donnent du prix aux moindres choses qui nous viennent de l’être aimé. Toutes les suscriptions étaient de la même écriture ; tous les cachets étaient intacts et portaient la même empreinte armoriée. Il mit de côté une de ces enveloppes et livra les autres aux flammes. Ces soins accomplis, il pardonna une fois encore à sa mère ; puis, s’adressant par la pensée à l’homme qui avait fait le mal :
— Où que tu sois, dit-il, et qui que tu sois, je te trouverai. Le monde est grand, mais la vie est longue.
II.
Richard entra dans le monde, sans guide, sans appui, triste et solitaire. Les salons les moins accessibles s’ouvrirent devant le nom de son père, qu’il portait d’ailleurs en digne héritier d’une race de preux. Il était beau, silencieux, grave et fier. Élevé au fond des bois, s’il n’avait point cette science banale que donnent l’usage et le frottement de la vie mondaine, il y suppléait par une distinction naturelle et par une instinctive élégance, qui révélaient à coup sûr la noblesse de son origine. Son titre et sa fortune, son air jeune et souffrant, son front pâle et chargé d’ennuis, la réserve un peu hautaine de son attitude et de ses manières, tout enfin, jusqu’à la sombre sévérité de son costume, le signalèrent aussitôt à la bienveillance de plusieurs et à la curiosité de tous.
Ce qui le frappa d’abord, ce fut de voir quel souvenir auguste et vénéré le comte de Beaumeillant avait laissé parmi les hommes, quels hommages éveillait son nom, quelles sympathies soudaines ce nom faisait lever dans la foule. On n’enseigna point à Richard le respect qu’il devait à la mémoire de son père ; ce respect était dans son cœur, mais froid et compassé, comme tout sentiment qu’impose le devoir et que n’exalte point la tendresse. Dès son plus bas âge, Richard n’avait vu dans le comte de Beaumeillant qu’un vieillard soucieux et morose. Il ne se souvenait pas d’avoir surpris sur sa bouche un sourire, dans ses yeux un regard caressant. Le comte aimait pourtant son fils ; mais, empoisonné dans sa source, cet amour avait manqué d’expansion, de grâce et de charmes. En grandissant, Richard l’avait sourdement accusé de l’exil de sa mère. Faut-il le dire ? plus d’une fois il avait senti près de lui remuer dans son sein quelque chose de pareil à la haine, qu’il s’était aussitôt empressé d’étouffer, mais sans se demander jamais si ces impassibles dehors ne cachaient pas une ame profondément blessée qui dévorait son sang et ses larmes. Pitié, tendresse, amour, tout avait été pour l’absente. Soit qu’il eût compris ce qui se passait dans le cœur du jeune homme, et qu’il fût trop fier pour se plaindre et pour se justifier, soit qu’il n’eût fait qu’obéir aux dispositions d’un esprit chagrin et d’un caractère taciturne, M. de Beaumeillant avait toujours négligé de vaincre les répugnances de Richard, et d’établir entre son fils et lui des rapports plus affectueux et plus intimes. Ainsi, quoique respirant sous le même toit, tous deux avaient vécu tellement séparés l’un de l’autre, que Richard, en entrant dans le monde, ne savait de la vie de son père que ce qu’il en avait vu lui-même. Pouvait-il soupçonner que cette existence, qu’il voyait tristement s’éteindre dans les ennuis de la solitude et de l’abandon, recelât un passé glorieux ; que cette destinée si sombre à son déclin eût été belle à son aurore ? Jamais le comte ne l’avait entretenu des grandes choses de sa jeunesse, jamais la comtesse ne s’était parée de la gloire de son époux ; ce fut le monde qui apprit à Richard quel homme il avait eu pour père.
Le comte de Beaumeillant avait été un de ces loyaux et fidèles serviteurs dont la légitimité aura pour toujours emporté le type chevaleresque dans un des plis de son linceul. Au premier cri poussé par la monarchie aux abois, il avait tiré son épée et n’était revenu dans le château de ses ancêtres qu’après avoir vu ses maîtres légitimes paisiblement assis sur le trône de leurs aïeux. Il avait partagé les labeurs et la gloire d’une lutte féconde en héros ; il avait été grand sur une terre de géans. Lors de l’arrivée de Richard à Paris, la révolution de 1830 venait d’ébranler le sol de la Vendée, d’en remuer les cendres, d’en raviver les souvenirs. Sur la rive gauche de la Seine, dans ce monde où l’on garde encore le culte du malheur et la religion de l’exil, Richard entra, portant, sans s’en douter, comme une étoile au front, la vieille renommée paternelle.
Sa première visite fut au marquis de Penhoëdic. Il savait que les Penhoëdic s’étaient alliés autrefois aux Beaumeillant, et qu’une étroite amitié avait de tout temps existé entre les deux familles. En effet, à peine eut-on annoncé le jeune comte, qu’à ce nom le marquis se leva : il pressa Richard sur son cœur et le tint long-temps embrassé. La marquise lui tendit une main blanche et sèche qu’il porta respectueusement à ses lèvres. Rangées auprès de leur mère, Mlles de Penhoëdic, trois fleurs de grâce et de beauté, écloses sur la même tige dans le jardin de l’aristocratie, l’observaient avec intérêt, tandis que quelques personnes qui se trouvaient réunies dans le salon de la marquise s’empressaient autour de lui, car toutes avaient connu le comte de Beaumeillant, son père. Après les premières effusions, la conversation s’engagea, et l’on peut juger de l’étonnement de Richard, en se voyant tout d’un coup et comme par enchantement illuminé par le reflet d’une renommée qu’il n’avait même pas pressentie jusqu’alors. Ce fut pour lui comme un lever de soleil sans aube et sans aurore. Le comte de Beaumeillant et le marquis de Penhoëdic avaient été compagnons d’armes ; ils avaient combattu sous le même drapeau, partagé les mêmes dangers, mêlé leur sang sur les mêmes champs de bataille. Le marquis rappela les grandes choses qu’avait accomplies le comte ; il n’oublia point qu’à l’armée vendéenne on l’avait surnommé, comme Bayard, le chevalier sans peur et sans reproches. Il cita plus d’un trait qui fit monter au front du jeune homme la rougeur d’un noble et saint orgueil. Comme il achevait de raconter qu’il avait dû deux fois la vie au courage et au dévouement de l’ami qu’il appelait son frère, on annonça M. de Kervégan. Le marquis présenta tout d’abord au nouveau-venu le jeune Beaumeillant. À ce nom, M. de Kervégan embrassa Richard avec une brusque tendresse qui tenait à la fois du soldat et du gentilhomme. — Si vous avez le cœur de votre père, lui dit-il, vous serez Richard-Cœur-de-Lion. Bientôt l’entretien devint général ; chacun apporta son offrande à la mémoire du guerrier breton. Il y eut plus d’une révélation glorieuse, et le comte de Beaumeillant fut vengé, en ce jour, de l’oubli qui avait rongé, comme une rouille, la dernière moitié de son existence. À la fois surpris et charmé, Richard écoutait, honteux en même temps d’avoir jusqu’à présent ignoré cette gloire ; lui cependant dont la tête, l’esprit et le cœur n’étaient remplis que d’une seule image et d’une pensée unique, il ne tarda pas à remarquer que le nom de sa mère était, pour ainsi dire, exilé de la conversation, et qu’on semblait même éviter toute allusion à son souvenir. Nous l’avons dit, ce jeune homme ne savait rien du monde ; il ignorait de quelle réprobation la société frappe certaines fautes, combien elle est impitoyable à tout ce qui vit en dehors de sa loi. Il n’avait jamais vu dans sa mère qu’une tendre victime, digne de la pitié de tous, et ne supposait pas, d’ailleurs, que le monde fût dans le secret de ses égaremens. Il essaya donc plus d’une fois de mêler à l’entretien le nom de Mme de Beaumeillant ; mais, chaque fois qu’il le tenta, ce nom n’éveilla point d’écho et tomba silencieusement sans être relevé par personne. Richard se sentit pris d’un sourd malaise, d’une vague inquiétude qu’il subit d’abord sans chercher à s’en rendre compte ; seulement, plus il entendait exalter le père, plus il éprouvait le besoin de venger sa mère de l’indifférence qui pesait sur elle. Il y avait en lui deux orgueils, l’un qui triomphait, l’autre qui souffrait, d’autant plus vulnérable, celui-ci, qu’il réunissait toutes les susceptibilités de l’amour et de la tendresse. Il arriva que M. de Kervégan, qui, voyant Richard vêtu de noir des pieds à la tête, avait pensé que ce jeune homme portait le deuil de son père, l’interrogea sur la perte qu’il croyait récente, car les amis du comte de Beaumeillant avaient long-temps ignoré sa mort, et M. de Kervégan venait d’en recevoir la première nouvelle.
— Mon père est mort depuis cinq ans, répondit Richard ; le deuil que je porte, ajouta-t-il avec un fier sentiment de douleur, je le porterai durant ma vie entière, c’est le deuil de ma mère, comtesse de Beaumeillant.
Il tomba sur ces mots un silence de glace.
— Monsieur, dit enfin la marquise en s’adressant à Richard, Dieu devait à votre noble père la consolation de partir d’ici-bas sans avoir vu le roi, notre maître, reprendre le chemin de l’exil. Nous le pleurons ; ce n’est pas à nous de le plaindre.
À ces mots, le jeune gentilhomme se leva froidement. Il venait de comprendre que la comtesse de Beaumeillant était jugée et condamnée ; il avait appris en même temps et du même coup la gloire et la honte de sa famille.
Richard retrouva partout l’accueil qu’il avait reçu à l’hôtel de Penhoëdic. Partout il vit les bienveillances les plus flatteuses et les sympathies les plus honorables accourir et s’empresser autour de son nom ; il vit partout rayonner la mémoire du comte, tandis que celle de la comtesse restait ensevelie dans la nuit et dans le silence. Loin d’en être atteint, son amour s’en accrut. Mieux il comprit que le souvenir de sa mère était frappé d’interdit, plus il la plaça haut dans son généreux cœur. Le bien qu’il entendait dire constamment de son père avait fini par l’irriter. Que de fois, lorsqu’il revenait à sa solitude, blessé au plus sensible endroit de son être, il évoqua l’ombre adorée pour la couvrir de ses pleurs et de ses baisers ! Que de fois il ouvrit son cœur saignant à sa chère malheureuse proscrite ! Que de fois, pour la venger du dédain et du mépris des hommes, il répandit sur elle des trésors d’indulgence et de bénédiction ! Richard pardonnait et s’exaltait dans sa tendresse, comme s’il eût compris que sa destinée crierait d’elle-même assez haut contre la mère qui l’avait faite si rude et si lourde à porter.
Déjà l’expiation commençait. Jusqu’alors Richard n’avait souffert que dans son amour ; au contact du monde, sa blessure s’envenima. Ses susceptibilités s’aigrirent, son imagination se frappa ; le monde lui devint un enfer qu’il peupla de sombres fantômes. Une défiance maladive égara ses perceptions ; sous le coup d’une préoccupation acharnée, la réalité prit à ses yeux des formes terribles et des proportions menaçantes. Le déshonneur des mères est aux fils un pesant fardeau. Richard en arriva bientôt à croire qu’il portait sur son front le secret qui le consumait. Aux regards les plus inoffensifs il prêtait des intentions offensantes. Son nom prononcé dans la foule le faisait tressaillir de terreur et de honte. Les paroles prononcées près de lui sifflaient comme des serpens à ses oreilles. Il se blessait aux discours les plus innocens, et se déchirait aux plus bienveillans sourires. Il ne voyait partout qu’allusions cruelles et railleuses. Exaltait-on devant lui la mémoire du comte de Beaumeillant, ce n’était qu’en vue d’outrager la mémoire de la comtesse. Il lui semblait qu’on se taisait à son approche, qu’on l’observait à la dérobée, que tous les groupes s’entretenaient mystérieusement des fautes et des égaremens de sa mère. Ainsi, jeune et beau, joignant aux qualités les plus précieuses du cœur et de l’esprit le double privilège de la naissance et de la fortune, Richard vit, comme un printemps sans fleurs et sans soleil, s’achever dans l’ennui et dans la tristesse le pâle matin de sa vie. Il n’eut pas même la ressource d’épancher ses peines dans un sein fraternel ; il n’avait point d’ami. Naturellement fier et réservé, élevé solitairement, habitué de bonne heure aux émotions silencieuses, la défiance avait achevé de le renfermer en lui-même. C’était d’ailleurs une ame trop délicate et trop exquise pour rien laisser voir du mal qu’elle endurait. Il est telles douleurs qui ne sortent jamais d’une noble poitrine.
Ce qui le soutenait dans cette dure épreuve qui n’avait que Dieu pour confident et pour témoin, ce qui lui faisait prendre sa sombre destinée en patience, ce qui le retenait dans ce monde où ses pieds meurtris saignaient à chaque pas, c’était la haine. Jamais, au plus fort de ses amertumes, il n’avait accusé sa mère ; toujours il s’était dit que, tombée entre des mains infâmes, elle avait été moins coupable que malheureuse. Il pleurait sur elle et ne l’accusait pas ; mais l’homme qui l’avait perdue, Richard le haïssait d’une haine implacable et profonde. À quelles fins souhaitait-il de le découvrir et de le rencontrer ? Il ne savait et ne se le demandait pas, ses idées de vengeance n’avaient rien d’arrêté ni de fixe ; mais il le haïssait dans l’ame, et, pour se trouver, une fois seulement, face à face avec lui, Richard eût volontiers donné sa vie entière. Où le prendre ? où le chercher ? En arrivant à Paris, Richard s’était imaginé qu’il le reconnaîtrait entre tous, cet homme qu’il ne connaissait pas ; il lui semblait que des indices certains devaient tout d’abord le lui signaler dans la foule. Partout, à chaque instant, il s’était attendu à le voir apparaître. Il s’en était fié à ses instincts, il avait compté sur une voix infaillible qui tout d’un coup lui crierait : Le voici ! voici le bourreau de ta mère ! Enfin, ô candeur du jeune âge ! il s’était dit que le mépris général le lui indiquerait à coup sûr, qu’il entendrait parler sans doute d’un homme perdu de mœurs et de réputation, se faisant un jeu de l’honneur des familles, et que cet homme sans cœur et sans ame serait précisément celui qu’appelait sa colère. Aucune de ces prévisions ne se réalisa. Parmi toutes les physionomies effacées dont se composent les réunions du monde, Richard n’en trouva pas une seule qui répondît au type qu’il s’était forgé. Le mépris général lui indiqua des parjures et des faussaires, des traîtres et des apostats, mais non pas en amour, terrain neutre sur lequel les hommes peuvent tout oser sans encourir la réprobation qui frappe impitoyablement leurs victimes. Richard chercha donc vainement sa proie.
Las d’errer comme une ame en peine dans un monde où tout le froissait, il se préparait, soit à voyager, soit À retourner dans son chäteau de Bretagne, lorsqu’un incident qui devait se présenter tôt ou tard changea subitement le cours de sa destinée.
Un soir qu’il se trouvait dans un salon du faubourg Saint-Germain, en passant près d’un groupe de jeunes gens qui ne le savaient pas si près, il entendit outrager sa mère. Le lendemain, une rencontre eut lieu au bois de Boulogne. Richard reçut un coup d’épée dans la poitrine.
Comme les témoins s’empressaient autour de lui, une calèche découverte s’arrêta à l’entrée de l’allée où venait de se vider l’affaire ; c’était la voiture d’un gentilhomme que Richard avait vu çà et là dans le monde, et vers lequel il s’était senti naturellement attiré, malgré la différence de leurs âges. Propriétaire, à Auteuil, d’un cottage qu’il habitait durant la belle saison, M. de La Tremblaye (c’était son nom) avait l’habitude de faire, chaque matin, un tour de bois, au pas de ses chevaux. Bien qu’il eût franchi depuis quelques années le seuil de la virilité, il était jeune encore. Élégant et sévère dans son maintien et dans son costume, laissant lire sur son front la dignité de son caractère, c’était un de ces hommes qui vous imposent en vous regardant et vous honorent en vous donnant la main. Il mit pied à terre, s’approcha du blessé, et parut péniblement surpris de reconnaître M. de Beaumeillant, étendu sans vie sur le gazon de la contre-allée. Après l’avoir saigné sur place, le chirurgien qui avait assisté au combat ayant déclaré que ce jeune homme n’était pas en état de supporter le mouvement de la voiture et la fatigue du retour à la ville, M. de La Tremblaye s’empressa d’offrir sa maison d’Auteuil, où l’on porta Richard sur un lit de feuillage.
La blessure était grave. Tant que dura le danger, M. de La Tremblaye veilla assiduement au chevet de son hôte. La convalescence fut longue. Richard en passa les premiers jours à Auteuil, il y revint fréquemment après sa guérison. Quoique ces deux hommes ne fussent pas au même point de la vie, il s’établit entre eux une intimité sérieuse, fondée sur une estime mutuelle et sur des sympathies réciproques. Pour la première fois Richard trouvait à échanger sans crainte et sans défiance ses idées et ses sentimens. M. de La Tremblaye ne toucha que d’une main discrète et délicate aux peines de son jeune ami, il respecta le secret de sa destinée et n’essaya point d’en soulever le voile ; mais il versa sur ce cœur souffrant le baume salutaire dune saine philosophie. Ils avaient, le soir, sous les frais ombrages, de longs entretiens qui exerçaient sur l’esprit de Richard de bienfaisantes influences et le ramenaient insensiblement à une appréciation plus sage et plus vraie des choses d’ici-bas. M. de La Tremblaye était une de ces natures d’élite que l’expérience féconde et que la douleur enrichit. Chez lui, la faculté de sentir et d’aimer avait survécu aux illusions de la jeunesse. Il n’avait point ce scepticisme railleur que donne aux organisations d’une trempe moins généreuse la science amère de l’humanité. Il releva l’ame abattue de Richard, il la doubla, pour ainsi dire, de la sienne, et lui ouvrit des horizons que M. de Beaumeillant n’avait pas jusqu’alors entrevus. Il l’entretenait gravement, lui conseillait d’occuper sa vie, de développer son intelligence et d’en diriger l’activité vers un but élevé et honnête. — Montrez-vous digne, lui disait-il parfois, du nom que vous a laissé votre père. Continuez vos aïeux : noblesse oblige. Je sais trop bien que notre épopée est close, et qu’il semble que la vieille aristocratie n’ait plus qu’à se croiser les bras et à regarder du haut de ses châteaux déserts passer le flot bourbeux d’une époque de prose et d’argent. Mais, quoi qu’on dise et qu’on fasse, nos noms pèseront toujours dans les destinées de la France. Tout homme a d’ailleurs sa mesure à donner. À l’œuvre donc ! Ne laissez pas se consumer dans l’oisiveté les facultés que Dieu a mises en vous ; ne vivez plus, ainsi que vous l’avez fait jusqu’à présent, dans la contemplation d’une douleur que j’ignore, que je respecte, mais qui ne doit pas, quelle qu’elle soit, vous détourner de vos devoirs.
Cependant la santé de Richard était loin d’être entièrement rétablie. Aux approches de l’hiver, les médecins lui ayant conseillé l’air du midi, il se disposa à partir pour Rome. M. de La Tremblaye, qu’il alla voir la veille de son départ, l’approuva fort dans ses projets de voyage. Il regretta seulement de ne pouvoir l’accompagner. Des liens sacrés le retenaient ; sa mère, en mourant, lui avait laissé le soin d’une jeune sœur qui n’avait d’autre appui ni d’autre protection que son frère ; son éducation, qu’il surveillait, à Paris, depuis quelques années, était sur le point de s’achever, et tous deux devaient partir incessamment pour leur terre en Dauphiné. — Je compte, monsieur, ajouta M. de La Tremblaye, qu’à votre retour en France vous viendrez nous y voir. — Richard en prit l’engagement ; ils se séparèrent après s’être serré la main cordialement.
La solitude est un mauvais compagnon de route. Toutefois les débuts du voyage ne furent pas sans quelque charme. Richard avait tant souffert de la gêne et de la contrainte que l’héritage maternel lui imposait vis-à-vis du monde, qu’il quitta Paris avec un sentiment de joie sauvage, pareille à celle que doit éprouver le prisonnier qui voit tomber ses fers. Une fois hors de France, l’air lui sembla plus pur et plus léger. Affranchi des lourdes préoccupations qui l’avaient si long-temps obsédé, il allait libre et presque joyeux. Là du moins, sur la terre étrangère, il n’avait point à redouter les curiosités blessantes, les traces douloureuses, les souvenirs irritans ; il ne craignait plus d’éveiller sous ses pas la honte de sa mère. Il ne tarda pas à subir d’heureuses influences. Le mouvement, la variété des lieux, les accidens du paysage, brisèrent le cours de ses pensées et le détournèrent forcément de lui-même. Le spectacle des cimes alpestres éleva son ame, l’agrandit et la détacha des choses de la terre. La contemplation de la nature, tout en exaltant sa douleur, l’épura et la dégagea du levain et de l’amertume qu’y avait mêlés le contact des hommes. À Rome, l’amour des arts, le culte du passé, l’étude des poètes, se partagèrent ses journées solitaires. Lorsqu’au printemps il partit pour Florence, il était calme, moins ulcéré, sinon guéri ; mais la fatalité voulut que le poids de sa destinée, un instant soulevé, retombât plus lourd que jamais sur son cœur et achevât de le meurtrir.
Un jour qu’il était allé visiter la Vallombreuse, à quelques milles de Florence, couché sur le versant du coteau, tandis que le soleil descendait à l’immense horizon, Richard rêvait de sa mère avec tristesse et avec amour, car elle était encore et toujours son unique pensée, sa préoccupation constante. Quand il fut l’heure de regagner la ville, il alla prendre congé des religieux et les remercier de leur franche hospitalité. Avant qu’il s’éloignât, un des frères lui remit un énorme registre, sur lequel les visiteurs de la chartreuse étaient priés d’écrire leurs noms et leurs impressions poétiques. Richard se prit à feuilleter ces archives dont les premières pages remontaient à plus de dix ans. Pour des milliers de noms obscurs, il s’y trouvait quelques noms célèbres ; quelques pensées gracieuses, quelques vers ingénieux, quelques réflexions profondes, étaient perdus dans un fouillis de niaiseries et de platitudes. Richard tournait machinalement les feuillets, quand tout d’un coup deux noms s’en détachèrent, le frappèrent aux yeux comme un double éclair et s’enfoncèrent comme une arme à deux tranchans dans son cœur. Ces deux noms, Évariste et Laurence, écrits l’un près de l’autre sur la même page, renfermaient toute sa destinée ; Laurence était le nom de Mme de Beaumeillant. C’était bien Mme de Beaumeillant, — son fils reconnut l’écriture, — qui avait déposé là son nom près de celui de son amant.
Richard ne put se défendre d’un mouvement de haine et de colère. Après avoir déchiré la page et jeté les morceaux au vent, il s’échappa dans les bois, où son ame éclata en larmes, en sanglots, et, pour la première fois, en reproches sanglans et terribles. Cette fois enfin, dans l’égarement de son désespoir, le malheureux accusa sa mère, il la repoussa de son cœur, il l’accabla de son mépris ; puis, honteux de ses emportemens, il se jeta sur le gazon et il l’arrosa de ses pleurs, en priant l’ombre outragée de lui pardonner ses blasphèmes. Mais sa douleur venait d’être mortellement atteinte dans ses illusions les plus chères. Jusqu’à présent il avait cru que Mme de Beaumeillant n’avait été que la victime de l’homme qui l’avait perdue ; il commença dès-lors à comprendre qu’elle avait été sa complice. Jusqu’à ce jour, il n’avait vu en elle qu’une martyre ; dès-lors il entrevit qu’elle avait épuisé les joies de la passion avant d’en subir les tortures, et que c’était à lui qu’était échu le vrai martyre.
C’en était fini du voyage. Cette terre où Mme de Beaumeillant avait promené ses coupables amours devint odieuse à Richard ; son imagination lui offrit partout l’image de sa mère infidèle. Ses pas ne suivaient que des traces brûlantes ; dans les creux des vallées, sur la pente des monts, il voyait partout deux fantômes amoureux qui glissaient, inclinés mollement l’un vers l’autre ; le bruit du vent et le murmure des flots mariaient dans leurs éternels concerts les noms d’Évariste et de Laurence ; les merveilles des arts ne lui parlaient plus que de deux amans qui les avaient admirées dans l’ivresse de leur bonheur et dans la joie de leurs folles tendresses ; toute la nature lui dénonçait leurs caresses et leurs baisers. Ils avaient erré le long de ces rivages ; ces flots les avaient bercés sur leur sein d’azur ; ils avaient respiré le parfum de ces orangers ; à l’ombre de ces bois, ils avaient mêlé leurs soupirs. Lui, cependant, il allait seul, le cœur déchiré, le front couvert de honte, recueillant sur sa route les fruits de l’adultère, courbé sous la croix de l’expiation, et lavant de ses larmes les traces de sa mère.
Dans l’abîme de tristesse où il venait de retomber, Richard se souvint des soirées d’Auteuil. Résolu à s’ensevelir dans son château de Bretagne, il voulut consacrer d’abord quelques jours à M. de La Tremblaye. Le souvenir de ce gentilhomme lui était resté bien avant dans le cœur. Il repassa les monts, traversa la Savoie et ne s’arrêta qu’à Grenoble, où sa voiture rencontra celle de M. de La Tremblaye, que ses affaires amenaient à la ville. En se reconnaissant l’un l’autre, tous deux mirent en même temps pied à terre et s’embrassèrent chaleureusement. M. de La Tremblaye retournait le jour même à sa terre. Il conseilla à son jeune ami de laisser sa chaise à Grenoble et lui offrit dans sa calèche une place que Richard accepta.
La Tremblaye est un vaste domaine situé à quelques lieues de Grenoble, entre Voreppe et Saint-Laurent-du-Pont. Le château, qui en est le centre, et, pour ainsi dire, le point de ralliement, s’élève à mi-côte et domine la magnifique vallée de l’Isère. On y arrive par de gracieux détours, le long d’une pente insensible, à travers une forêt de trembles qui sont comme les armes parlantes de l’antique maison qu’ils ombragent. Pendant le trajet qu’ils firent en calèche découverte, par une tiède soirée d’automne, M. de La Tremblaye interrogea discrètement Richard, et s’affligea de le voir, au retour, plus triste, plus sombre et plus découragé qu’il ne l’était avant son départ. Richard évita de parler de lui ; l’Italie défraya la conversation.
Au détour du sentier qui mène de Voreppe à Saint-Laurent, ils aperçurent, le long des haies, une amazone qui semblait venir à leur rencontre, au galop d’un coursier rapide. — C’est ma sœur ! s’écria M. de La Tremblaye avec l’expression de l’orgueil et de la tendresse. — Au même instant, la calèche s’arrêta, la jeune fille sauta légèrement à bas de son cheval, et s’élança près de son frère, qu’elle entoura de ses bras caressans. — C’est ma sœur ! c’est ma chère Pauline ! répéta M. de La Tremblaye, tandis qu’il couvrait de baisers le front et les cheveux de la belle enfant, qui ne paraissait pas se douter de la présence de Richard.
M. de La Tremblaye lui ayant présenté M. de Beaumeillant, elle le regarda d’un air curieux ; puis, sans se préoccuper de lui davantage, elle continua d’entretenir tendrement son frère. Richard contemplait d’un air souriant et mélancolique le tableau de ces douces joies.
Bien qu’en réalité elle échappât à peine aux grâces naïves de l’enfance, Mlle de La Tremblaye n’était déjà plus une enfant. Grande, souple, élancée, la finesse et la délicatesse de ses traits donnaient à son visage l’air d’une fleur épanouie sur une tige longue et flexible. Elle avait la blanche et royale beauté du lis ; on sentait, à la voir, qu’elle avait dû naître et grandir à l’ombre d’un château féodal. Au repos, elle était grave et fière. L’intelligence rayonnait sur son front et la bonté dans son sourire. Ses cheveux noirs, fins et luisans, se rabattaient sur ses tempes comme deux ailes de corbeau. Ses grands yeux bruns avaient le regard limpide, curieux, doux et sauvage, de la biche errant dans les bois. Sous son costume d’amazone, on eût dit une jeune guerrière, une blanche héroïne des temps chevaleresques. Richard, qui s’était attendu à ne trouver dans la sœur de M. de La Tremblaye qu’une petite pensionnaire, observait avec un sentiment d’admiration mêlée de surprise cette charmante créature, qui unissait, par un rare et précieux privilège, à la suavité de la beauté britannique la calme gravité de la beauté romaine.
À la tombée de la nuit, la calèche s’arrêta devant la grille du château. Après avoir installé son hôte dans un pavillon élégant, rempli de livres et de fleurs, et caché comme un nid sous un massif de feuillages :
— Monsieur, lui dit M. de La Tremblaye, veuillez regarder cette maison comme vôtre. Je compterai au nombre de mes jours heureux les jours que vous consentirez à perdre sous notre toit.
— Votre noble et généreuse hospitalité m’est déjà connue, répondit Richard ; mais j’ignorais que vous eussiez pour sœur un ange de grâce et de beauté.
— Un ange en effet, ajouta M. de La Tremblaye. Parfois vous me demandiez, à Auteuil, le secret de ma philosophie : ce secret, vous le connaissez à cette heure. Ne pensez pas que le sort m’ait fait grâce ; j’ai vécu, j’ai souffert ; j’ai long-temps, comme vous, désespéré de toutes choses. C’est Pauline qui m’a sauvé. C’est elle qui m’a rattaché à l’éternelle loi de l’ordre et du devoir. Elle m’a rajeuni en me rendant meilleur. La fraîcheur de son ame a passé sur mon cœur ; j’ai mis ses illusions à la place des miennes ; j’ai, pour ainsi dire, reverdi sous ses espérances, comme un rameau brisé sous des pousses nouvelles. Elle est un second printemps dans ma vie. Vous l’avez dit, monsieur, c’est un ange ; c’est l’ange gardien que nous appelons une sœur.
Lorsqu’au bout de quelques jours M. de Beaumeillant parla de son départ : — Pourquoi vouloir nous quitter si tôt ? lui dit M. de La Tremblaye d’un ton de reproche affectueux. Notre hospitalité vous est-elle importune ? Votre cœur se sent-il mal à l’aise avec nous ? S’il en est ainsi, partez ; mais si notre affection vous est bonne, et si nulle affaire ne vous presse, restez, votre présence nous est chère. Pauline, au besoin, mêlera ses instances aux miennes, ajouta—t-il en regardant sa sœur.
À cette interpellation, la jeune fille demeura calme, silencieuse, immobile ; mais, lorsqu’après avoir résisté faiblement, Richard déclara qu’il resterait quelques jours encore, Pauline tressaillit imperceptiblement, et une légère teinte rosée colora la blancheur de ses joues.
Le fait est que Mlle de La Tremblaye n’entra pour rien dans la détermination de Richard, et qu’en consentant à prolonger son séjour au château, ce jeune homme était loin de soupçonner que Pauline dût s’en réjouir. C’est à peine s’il avait jusqu’à ce jour échangé quelques paroles avec elle. Chaque fois qu’il l’avait rencontrée dans le parc, elle s’était enfuie à son approche, et M. de Beaumeillant avait fini par ne plus voir en elle qu’une enfant sauvage que sa présence effarouchait, et dont il admirait, sans en subir autrement le charme, la beauté fière et la grâce ombrageuse. Cependant, à partir de ce jour, la gazelle s’apprivoisa peu à peu et ne tarda pas à le laisser approcher sans crainte. En se mêlant à l’intimité des deux amis, Mlle de La Tremblaye l’embellit d’un nouvel attrait, et les semaines s’écoulèrent sans que Richard songeât à les compter.
La saison était belle ; ils l’employèrent en excursions dans le pays. Il n’était pas un coin de cette terre dont Pauline ignorât les chroniques et les légendes ; elle les racontait à Richard, tandis qu’ils chevauchaient côte à côte dans les montagnes du Dauphiné, sous le regard protecteur de M. de La Tremblaye, qui semblait les envelopper tous deux dans un même sentiment d’orgueil et de tendresse. Ils visitèrent ainsi, à plusieurs reprises, la Grande-Chartreuse, un des plus beaux sites que l’homme puisse admirer, soit que l’hiver y déchaîne les vents et les tempêtes, soit que l’automne en tempère la sévérité par la variété de ses riches couleurs. À chaque pèlerinage, le calme du cloître et le silence du désert descendirent plus avant dans le cœur de Richard. Ce cœur s’ouvrait d’ailleurs à de plus douces influences. M. de Beaumeillant s’abandonnait au charme, tout nouveau pour lui, d’aimer, de se sentir aimé, et de prendre part aux joies d’un intérieur affectueux et paisible ; les chastes délices de la famille se révélaient à lui pour la première fois. Il se reposait enfin des ennuis de la solitude et des soucis d’une aride douleur, et, comme pour l’enchaîner et le retenir sur le seuil, le toit hospitalier se parait chaque jour d’une séduction nouvelle. Cependant Pauline et Richard se voyaient en toute liberté et en toute innocence. Ils avaient en partage la beauté, l’intelligence et la jeunesse, avec le même sentiment poétique (le la nature et de toutes choses. Tout leur souriait, tout les invitait ; M. de La Tremblaye lui-même paraissait encourager les muettes sympathies qui les attiraient l’un vers l’autre. Ce qui devait arriver arriva ; ces deux enfans s’aimèrent. Chez M. de Beaumeillant, ce ne fut pas l’œuvre d’un jour : il avait été trop rudement éprouvé, il était trop souffrant encore et trop meurtri pour pouvoir se relever et s’épanouir au premier rayon caressant ; le souffle maternel avait en lui desséché la sève et tari l’illusion. Frappé d’une longue stérilité, sa floraison fut lente et maladive. Pour Mlle de La Tremblaye, elle aima sans effort, avec toute la grâce et toute la fraîcheur de ses seize printemps. Comme deux nobles enfans qu’ils étaient, ils s’aimaient sans le savoir et sans se le dire, et M. de La Tremblaye était plus avant qu’eux-mêmes dans le secret de leurs jeunes cœurs.
Ce fut pendant son séjour à La Tremblaye que M. de Beaumeillant reçut la nouvelle de sa ruine à peu près complète. Depuis la mort de son père, l’administration de ses biens avait été singulièrement négligée. Tout entière à la passion. Mme de Beaumeillant ne s’était guère inquiétée de ces soins vulgaires. Tout à sa douleur, Richard s’en était lui-même médiocrement préoccupé. Il apprit un matin que la meilleure partie de sa fortune venait d’être engloutie dans un abîme. Il ne lui restait plus que la terre de Beaumeillant, c’est-à-dire la pauvreté. M. de La Tremblaye et sa sœur étaient près de lui, lorsqu’il en reçut la nouvelle ; il en fit part à ses amis. — Sommes-nous riches, nous ? demanda aussitôt Pauline à son frère. — On le dit, répliqua M. de La Tremblaye en souriant. La jeune fille s’échappa pour cacher sa joie. C’est à peine si, de son côté, M. de La Tremblaye parut affecté de la ruine de son ami. Enfin M. de Beaumeillant lui-même reçut ce coup en gentilhomme, et il est vrai de dire que jamais désastre n’a produit moins d’effet.
On touchait à la fin de l’automne. Bichard ne partait pas, et M. de La Tremblaye laissait vaguement entrevoir que son vœu le plus cher était qu’il ne partît jamais. Il ne s’expliquait pas et ne précisait rien ; mais il mêlait M. de Beaumeillant à tous ses rêves, à toutes ses espérances, à tous ses projets d’avenir. D’une autre part, Mlle de La Tremblaye, qui avait aimé Bichard pour sa tristesse, l’adorait pour sa pauvreté, si bien qu’il put penser que sa ruine l’avait enrichi. Mais il était écrit là-haut que ce jeune homme ne toucherait point au bonheur et qu’il porterait jusqu’au bout la peine des égaremens qu’il avait déjà si cruellement expiés. À la porte du ciel qui s’ouvrait devant lui, et près de recevoir la couronne de son martyre, l’enfant maudit retomba sur la terre pour achever de s’y briser.
Un jour qu’il se trouvait dans la chambre de M. de La Tremblaye, il arriva que Richard, en lisant quelques lignes que celui-ci venait d’écrire, se sentit troublé. Pourquoi ? Il n’aurait pu le dire ; mais il pâlit, et son front se couvrit d’une sueur froide. M. de La Tremblaye lui dit : — Vous souffrez ; qu’avez-vous ? — Richard ne le savait pas lui-même.
À quelque temps de là, il y eut un jour de fête au château : on célébra l’anniversaire de la naissance de Pauline. Le soir, après dîner, M. de La Tremblaye entraîna sa sœur sur le perron, et tout d’un coup, comme s’il avait en son pouvoir la baguette enchantée des fées, il fit apparaître dans l’allée du parc une calèche neuve et charmante, attelée de deux chevaux arabes, qui vinrent s’arrêter au pied du perron, devant la jeune châtelaine. C’était depuis longtemps le rêve de Pauline ; l’enfant battit des mains et se jeta dans les bras de son frère.
— Sais-tu bien, dit-elle en examinant les armoiries de sa famille, que M. de La Tremblaye avait fait peindre sur le panneau de la voiture, sais-tu que tu m’as traitée en duchesse ?
C’était un champ d’urgent à trois feuilles de trèfle au pied tortillé, l’écu timbré d’un dextrochère, et pour devise ces mots : Tremulus suo furore minatur. Pauline appela Richard auprès d’elle et le pria en riant de lui expliquer ce latin. En voyant les armoiries, M. de Beaumeillant devint pâle comme la mort, et, durant la promenade, qui fut courte à cause des soirées déjà fraîches, Richard se tint silencieux et visiblement préoccupé. Ses deux amis s’en alarmèrent. Au retour, il courut à sa chambre et tira de ses papiers l’enveloppe qu’il avait trouvée mêlée aux lettres de sa mère. Il en examina le cachet ; ce cachet était aux armes de La Tremblaye. Il regarda la suscription ; il reconnut l’écriture qui l’avait troublé. Ce qui se passa dans son cœur, nul au monde ne le pourrait dire. Il sortit et rencontra Pauline dans le parc. — Évariste n’est pas avec vous ? demanda-t-il d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme. — Évariste ? répondit la jeune fille ; n’appelez pas ainsi mon frère. Autrefois je lui donnais ce nom, mais je sais que ce nom réveille en lui des souvenirs douloureux et cruels.
Richard s’éloigna brusquement ; il avait la fièvre, sa tête était en feu.
Pâle, froid et terrible comme la statue du Commandeur, il entra dans la chambre de M. de La Tremblaye, alla droit à lui, et, sans préambule :
— Reconnaissez-vous cette écriture ? ce cachet est-il à vos armes ?
M. de La Tremblaye prit l’enveloppe que lui présentait Richard, l’examina, et dit :
— Cette écriture est la mienne ; ce cachet est aux armes de ma maison.
— Et maintenant, monsieur, ajouta Richard en tirant de son sein les lignes que {{Mmeøø de Reaumeillant avait tracées avant d’expirer, connaissez-vous ces caractères ? est-ce à vous qu’une mourante adressa ces derniers adieux ?
M. de La Tremblaye prit le papier que lui tendait Richard, et, après l’avoir lu à travers ses larmes, il cacha son visage entre ses mains, et demeura long-temps anéanti sous le regard qui pesait sur sa tête.
— Vous êtes devant un fils qui demande compte de la destinée de sa mère, dit enfin M. de Beaumeillant en croisant ses bras sur sa poitrine.
Après quelques instans de silence :
— Asseyez-vous, monsieur, dit M. de La Tremblaye, et veuillez, quoi que je puisse vous faire entendre, m’écouter patiemment et sans m’interrompre. Lorsque j’aurai parlé, je serai tout à vous ; je me résigne d’avance et sans murmurer à ce que vous exigerez de moi.
Richard prit un siége. Au bout de quelques minutes de recueillement : — Vous n’attendez pas, monsieur, dit M. de La Tremblaye d’une voix altérée, mais calme, que je cherche à me justifier aux dépens de l’infortunée qui n’est plus. Quand la fatalité me jeta sur sa route, Mme de Beaumeillant était aussi pure que belle. Seul, je fus coupable ; j’étais jeune et j’aimais. Trop noble pour consentir à concilier son amour avec ses devoirs, trop fière pour se résigner à rougir devant l’époux que j’avais outragé, Mme de Beaumeillant prévint l’arrêt de son juge ; elle se punit elle même en s’exilant du foyer qui pourtant ne la repoussait pas. En échange des biens que je lui ravissais, que pouvais-je, sinon mettre à ses pieds ma vie tout entière ? Je l’accueillis dans ma tendresse. Vous semblerais-je moins criminel, si, après l’avoir égarée, j’avais fermé lâchement le seul refuge qui lui fût ouvert ? J’acceptai dans toute leur rigueur les devoirs sérieux et solennels que m’imposait une résolution désespérée. Je ne pense pas, durant près de dix ans, avoir failli une seule fois à ma tâche. Cette tâche était douce, sans doute ; long-temps la passion me la rendit légère. Mais la passion n’est point éternelle. Quoi qu’il en soit, je résistai aux sollicitations de mes amis, aux reproches de ma famille ; je criai silence aux voix de l’ambition, et, sourd aux bruits du monde, oublieux de mon avenir, je continuai de marcher, sans faiblir, dans la voie funeste où je me trouvais engagé. À vous, enfant, cela doit sembler œuvre simple et facile : puissiez-vous toujours en juger de la sorte ! Si vous interrogez les hommes, tous vous diront qu’il m’a fallu, pour ne pas succomber à la peine, quelque conscience et quelque probité. Je ne prétends pas m’absoudre, mais je crois avoir fait tout ce qui est humainement possible pour établir l’ordre dans le désordre et le repos dans la tourmente. Si je n’ai pas réussi, c’est que Dieu ne permet pas que de semblables efforts puissent être couronnés de succès. C’est folie d’ailleurs que de vouloir lutter contre tous ; la société a des forces vives, des chocs imprévus, des écueils invisibles contre lesquels tôt ou tard la révolte échoue et se brise. Votre père mourut ; vous restiez sans appui. À quelque temps de là, je perdis ma mère ; elle s’éteignit dans mes bras, après m’avoir, à son lit de mort, confié la destinée de sa fille. J’entrais dans une vie nouvelle ; j’abordais de nouveaux devoirs, devoirs sacrés, incompatibles avec ceux que la passion m’avait suscités. La jeunesse de ma sœur changeait mon attitude vis-à-vis du monde ; je dus me soumettre à l’opinion que j’avais si long-temps bravée, et m’imposer une réserve dont j’avais cru pouvoir m’affranchir jusqu’alors. Cette société que j’avais défiée de m’atteindre m’enlaça tout à coup de ses liens. Hélas ! que vous dirai-je ? Depuis plusieurs années, Mme de Beaumeillant et moi, nous n’avions même plus l’excuse du bonheur. Je m’armai de courage et fus impitoyable. L’expérience vous apprendra peut-être que ces liaisons fatales ne se dénouent pas, mais se rompent ; qu’on ne les rompt qu’à la condition d’être cruel. Je frappai donc, et le coup fut terrible. Cependant descendez dans mon cœur ; y trouvez-vous des instincts féroces ? Fouillez mon passé ; y découvrez-vous une forfaiture à l’honneur ? Je vis, et votre mère est morte ; mais ce n’est là qu’une question de santé, de force et de tempérament. La fleur que brise l’orage n’accuse pas le chêne qui résiste. Votre droit, à vous, est de me maudire, je le sais ; c’est votre droit et votre devoir ; de tout temps j’ai senti votre haine. Toujours je vous ai vu, dans mes nuits sans sommeil, pâle et menaçant, assis à mon chevet. Je vous aimais pourtant ; je vous aimais sans vous connaître. Autant que je l’ai pu, j’ai veillé sur votre abandon ; chaque année, je vous ai rendu votre mère ; jamais je n’offensai vos regards, je me suis tenu humblement dans l’ombre ; vous ne m’avez jamais rencontré dans votre chemin. Qu’auriez-vous dit, qu’auriez-vous fait, si, cédant à des vœux insensés, je n’avais pas craint de vous infliger le supplice de ma présence ?
— Je vous aurais tué, répondit froidement Richard.
— Il en est temps encore, répliqua M. de la Tremblaye ; veuillez seulement m’écouter jusqu’au bout. Quand j’entendis pour la première fois prononcer votre nom dans le monde, et que vous m’apparûtes, triste, sombre et vêtu de noir, je compris tout, et j’entrevis avec effroi la destinée qui vous attendait. Vous étiez sans guide, sans soutien ; à votre insu, je vous suivis d’un pas inquiet. J’étudiai votre mal ; je m’imposai la tache de le soigner et de le guérir. Je vous confondis, vous et ma sœur, dans le même amour. Vos douleurs ont traversé mon ame avant d’arriver à la vôtre. J’ai porté votre croix ; j’ai bu en même temps que vous à la coupe de vos amertumes. Le jour où vous fûtes blessé, ce n’est point le hasard qui m’a fait vous rencontrer au bois : j’étais aussi bien que vous-même au courant de votre existence. Est-il besoin de vous dire mes angoisses et mes tortures ? Le coup qui vous frappa me frappa ; mon sang ne coula pas, mais le vôtre tomba sur mon cœur en gouttes brûlantes. Dieu me donna la joie de pouvoir vous sauver. J’espérais que vous ignoreriez à jamais le lien qui existait entre nous ; j’essayai de gagner votre affection, j’y réussis peut-être. Cependant ma sœur achevait de grandir en grâces de tout genre, et je me disais qu’elle serait l’ange d’une réconciliation mystérieuse, le prix de vos labeurs, la réparation du passé, le gage de l’avenir. Je vous laissai partir, je savais que vous me reviendriez ; Richard, vous êtes revenu. J’avais, durant votre absence, préparé ma sœur à vous aimer ; vous avez achevé mon œuvre. J’ai vu l’amour se glisser dans son cœur ; j’ai vu le vôtre se relever et prêt à fleurir. Nobles enfans, vous étiez dignes l’un de l’autre ! Par quelle fatalité, quand j’allais toucher au but de mes rêves, avez-vous surpris le secret que je croyais enfoui dans mon sein ? Je ne sais ; mais, quoi que décide votre haine, monsieur de Beaumeillant, je suis prêt.
— Ah ! malheureux, s’écria Richard avec un affreux désespoir, je ne puis vous haïr.
Puis, attéré sous le coup des paroles qu’il avait entendues, M. de Beaumeillant resta muet. C’était donc là cet homme qu’il avait si long-temps cherché, qu’il avait si long-temps poursuivi de ses imprécations et de sa colère ! C’était là cet infâme qu’il avait tant de fois maudit ! Richard baissa la tête, et pour la dernière fois il pleura sur sa mère ; en perdant sa haine, il avait perdu son amour.
M. de La Tremblaye se leva, courut à lui et voulut le prendre dans ses bras ; mais M. de Beaumeillant, le repoussant avec dignité :
— Monsieur, lui dit-il, vous aviez surpris mon cœur ; je le retire. Je ne puis vous haïr, je ne puis vous aimer. Ma main ne se souvient déjà plus d’avoir jamais rencontré la vôtre.
À ces mots, M. de Beaumeillant fit quelques pas pour sortir ; Évariste se jeta devant la porte comme pour lui barrer le passage.
— Qu’espérez-vous donc, monsieur ? demanda fièrement Richard. Attendez-vous que je consente à vous appeler mon frère, à vous devoir l’amour, le bonheur, la richesse, à vivre avec vous sous le même toit, à mêler mon sang à votre sang et mon existence à la vôtre ? Avez-vous oublié qui vous êtes et qui je suis ? Voulez-vous que les os de mon père se lèvent pour me maudire ?
— Si je m’exilais de votre bonheur, dit M. de La Tremblaye ; si j’allais loin de vous, pauvre, seul, ignoré, achever tristement ma vie, comme vous avez commencé la vôtre ; si vous ne deviez plus jamais entendre parler de cet homme, accepteriez-vous à ce prix la main de ma sœur avec le don de ma fortune ?
M. de Beaumeillant ne répondit pas. Il se laissa tomber sur un siége, cacha sa tête entre ses mains et se prit à verser des larmes silencieuses. Il demeura long-temps ainsi, tandis qu’Évariste se tenait derrière lui, pâle, muet, immobile, comme un coupable attendant l’arrêt de son juge.
Enfin Richard se leva.
— C’est à moi de partir, dit-il ; à moi d’aller vivre et vieillir dans la tristesse et dans la solitude : depuis long-temps, monsieur, vous m’en avez appris le chemin. Je ne veux pas mêler le nom de Mlle de La Tremblaye à ces tristes débats. Cette jeune et chaste créature ne doit point trouver place dans une si lamentable histoire. Continuez de veiller sur elle ; vous avez fait pour votre sœur ce que ma mère n’a point fait pour son fils. Je vous abandonne le soin de l’instruire de mon départ. Consolez-la, s’il en est besoin. Laissez-la m’accuser plutôt que de ternir la pureté de son cœur par des révélations imprudentes. Son cœur est à peine atteint, il se relèvera. Ne demandez pas si je l’aime : je vous pardonne et ne vous connais plus.
À ces mots, Richard s’éloigna sans que M. de La Tremblaye eût songé à le retenir. Il erra toute la nuit dans la campagne et prit, au lever de l’aube, la route de Grenoble. En traversant le parc du château, Éden que lui fermait sa mère, il aperçut de loin Pauline qui se tenait à sa fenêtre ouverte, blanche et radieuse comme l’étoile du matin. Il s’arrêta quelque temps à la contempler.
— Adieu ! dit-il, doux rêve évanoui ; adieu, bonheur aussitôt envolé qu’entrevu ; adieu, charmant rayon, le premier et le seul que j’aie vu briller dans une sombre vie. Soyez bénie, jeune ame ! sois béni, aimable et noble cœur, sur lequel mon cœur s’est posé un instant, comme un oiseau fatigué sur une branche en fleurs !
Pauline l’aperçut à travers le feuillage éclairci ; elle agita son mouchoir, sans se douter, hélas ! que c’était un éternel adieu. Richard la salua d’un pâle sourire, et disparut bientôt au détour d’une allée. Ces deux enfans, que le ciel semblait avoir créés l’un pour l’autre, ne devaient plus se revoir en ce monde.
Richard retourna au château de Beaumeillant pour y vivre pauvre et solitaire. Il y rentra gravement, sans amertume, sans haine et sans colère. À l’insu de lui-même, un travail étrange s’était fait en lui, durant son absence. En rentrant dans cette sombre demeure où il avait grandi, la tête et le cœur uniquement remplis d’un poétique amour pour sa mère, il découvrit que cet amour était mort, ou, pour mieux dire, qu’il avait changé de place. À peine arrivé, il alla droit à la chambre qu’avait habitée son père. L’épée du comte de Beaumeillant était restée suspendue dans l’alcôve ; Richard la prit entre ses mains, et, après l’avoir contemplée avec respect, il la baisa religieusement sur la garde.