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    Louise-Victorine Ackermann

    Prométhée

    À Daniel Stern


    Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile
    L'ennemi terrassé que tu sais impuissant !
    Écraser n'est pas vaincre, et ta foudre inutile
    S'éteindra dans mon sang,

    Avant d'avoir dompté l'héroïque pensée
    Qui fait du vieux Titan un révolté divin ;
    C'est elle qui te brave, et ta rage insensée
    N'a cloué sur ces monts qu'un simulacre vain.
    Tes coups n'auront porté que sur un peu d'argile ;
    Libre dans les liens de cette chair fragile,
    L'âme de Prométhée échappe à ta fureur.
    Sous l'ongle du vautour qui sans fin me dévore,
    Un invisible amour fait palpiter encore
    Les lambeaux de mon cœur.

    Si ces pics désolés que la tempête assiège
    Ont vu couler parfois sur leur manteau de neige
    Des larmes que mes yeux ne pouvaient retenir,
    Vous le savez, rochers, immuables murailles
    Que d'horreur cependant je sentais tressaillir,
    La source de mes pleurs était dans mes entrailles ;
    C'est la compassion qui les a fait jaillir.

    Ce n'était point assez de mon propre martyre ;
    Ces flancs ouverts, ce sein qu'un bras divin déchire
    Est rempli de pitié pour d'autres malheureux.
    Je les vois engager une lutte éternelle ;
    L'image horrible est là ; j'ai devant la prunelle
    La vision des maux qui vont fondre sur eux.
    Ce spectacle navrant m'obsède et m'exaspère.
    Supplice intolérable et toujours renaissant,
    Mon vrai, mon seul vautour, c'est la pensée amère
    Que rien n'arrachera ces germes de misére
    Que ta haine a semés dans leur chair et leur sang.

    Pourtant, ô Jupiter, l'homme est ta créature ;
    C'est toi qui l'as conçu, c'est toi qui l'as formé,
    Cet être déplorable, infirme, désarmé,
    Pour qui tout est danger, épouvante, torture,
    Qui, dans le cercle étroit de ses jours enfermé,
    Étouffe et se débat, se blesse et se lamente.
    Ah ! quand tu le jetas sur la terre inclémente,
    Tu savais quels fléaux l'y devaient assaillir,
    Qu'on lui disputerait sa place et sa pâture,
    Qu'un souffle l'abattrait, que l'aveugle Nature
    Dans son indifférence allait l'ensevelir.
    Je l'ai trouvé blotti sous quelque roche humide,
    Ou rampant dans les bois, spectre hâve et timide
    Qui n'entendait partout que gronder et rugir,
    Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres,
    Du fond des eaux, du sein des profondeurs champêtres
    Tremblant toujours de voir un ennemi surgir.

    Mais quoi ! sur cet objet de ta haine immortelle,
    Imprudent que j'étais, je me suis attendri ;
    J'allumai la pensée et jetai l'étincelle
    Dans cet obscur limon dont tu l'avais pétri.
    Il n'était qu'ébauché, j'achevai ton ouvrage.
    Plein d'espoir et d'audace, en mes vastes desseins
    J'aurais sans hésiter mis les cieux au pillage,
    Pour le doter après du fruit de mes larcins.
    Je t'ai ravi le feu ; de conquête en conquête
    J'arrachais de tes mains ton sceptre révéré.
    Grand Dieu ! ta foudre à temps éclata sur ma tête ;
    Encore un attentat, l'homme était délivré !

    La voici donc ma faute, exécrable et sublime.
    Compatir, quel forfait ! Se dévouer, quel crime !
    Quoi ! j'aurais, impuni, défiant tes rigueurs,
    Ouvert aux opprimés mes bras libérateurs ?
    Insensé ! m'être ému quand la pitié s'expie !
    Pourtant c'est Prométhée, oui, c'est ce même impie
    Qui naguère t'aidait à vaincre les Titans.
    J'étais à tes côtés dans l'ardente mêlée ;
    Tandis que mes conseils guidaient les combattants,
    Mes coups faisaient trembler la demeure étoilée.
    Il s'agissait pour moi du sort de l'univers :
    Je voulais en finir avec les dieux pervers.

    Ton règne allait m'ouvrir cette ère pacifique
    Que mon cœur transporté saluait de ses vœux.
    En son cours éthéré le soleil magnifique
    N'aurait plus éclairé que des êtres heureux.
    La Terreur s'enfuyait en écartant les ombres
    Qui voilaient ton sourire ineffable et clément,
    Et le réseau d'airain des Nécessités sombres
    Se brisait de lui-même aux pieds d'un maître aimant.
    Tout était joie, amour, essor, efflorescence ;
    Lui-même Dieu n'était que le rayonnement
    De la toute-bonté dans la toute-puissance.

    O mes désirs trompés ! O songe évanoui !
    Des splendeurs d'un tel rêve, encor l'œil ébloui,
    Me retrouver devant l'iniquité céleste.
    Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste,
    Et dans mon désespoir me dire avec horreur :
    « Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! »

    Mais ne t'abuse point ! Sur ce roc solitaire
    Tu ne me verras pas succomber en entier.
    Un esprit de révolte a transformé la terre,
    Et j'ai dès aujourd'hui choisi mon héritier.
    Il poursuivra mon œuvre en marchant sur ma trace,
    Né qu'il est comme moi pour tenter et souffrir.
    Aux humains affranchis je lègue mon audace,
    Héritage sacré qui ne peut plus périr.
    La raison s'affermit, le doute est prêt à naître.
    Enhardis à ce point d'interroger leur maître,
    Des mortels devant eux oseront te citer :
    Pourquoi leurs maux ? Pourquoi ton caprice et ta haine ?
    Oui, ton juge t'attend, - la conscience humaine ;
    Elle ne peut t'absoudre et va te rejeter.

    Le voilà, ce vengeur promis à ma détresse !
    Ah ! quel souffle épuré d'amour et d'allégresse
    En traversant le monde enivrera mon cœur
    Le jour où, moins hardie encor que magnanime,
    Au lieu de l'accuser, ton auguste victime
    Niera son oppresseur !

    Délivré de la Foi comme d'un mauvais rêve,
    L'homme répudiera les tyrans immortels,
    Et n'ira plus, en proie à des terreurs sans trêve,
    Se courber lâchement au pied de tes autels.
    Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide.
    Jetant sur toi son voile éternel et splendide,
    La Nature déjà te cache à son regard ;
    Il ne découvrira dans l'univers sans borne,
    Pour tout Dieu désormais, qu'un couple aveugle et morne,
    La Force et le Hasard.

    Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine,
    Contre ce fugitif à ton joug échappé !
    Refusant dans ses maux de voir ta main divine,
    Par un pouvoir fatal il se dira frappé.
    Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière ;
    Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre
    Pour l'entendre pousser, au fort de son tourment,
    Un seul cri qui t'atteste, une injure, un blasphème,
    Il restera muet : ce silence suprême
    Sera ton châtiment.

    Tu n'auras plus que moi dans ton immense empire
    Pour croire encore en toi, funeste Déité.
    Plutôt nier le jour ou l'air que je respire
    Que ta puissance inique et que ta cruauté.
    Perdu dans cet azur, sur ces hauteurs sublimes,
    Ah ! j'ai vu de trop près tes fureurs et tes crimes ;
    J'ai sous tes coups déjà trop souffert, trop saigné ;
    Le doute est impossible à mon cœur indigné.
    Oui ! tandis que du Mal, œuvre de ta colère,
    Renonçant désormais à sonder le mystère,
    L'esprit humain ailleurs portera son flambeau,
    Seul je saurai le mot de cette énigme obscure,
    Et j'aurai reconnu, pour comble de torture,
    Un Dieu dans mon bourreau.


    Nice, 30 novembre 1865.




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