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    Ludovic Vitet

    Le Tombeau de Napoléon

    Encore quelques mois, et les cendres qui depuis vingt ans reposent à Sainte-Hélène auront traversé les mers et seront déposées sur le sol de France.

    La poésie regrettera ce lointain mystérieux, ce rocher battu de la tempête, ce mausolée de création divine échangé contre une tombe de main d’homme. L’histoire à son tour pourra, par d’autres motifs, ne pas applaudir à cette translation ; mais qu’importe ? là n’est plus la question. Le fait est accompli : les cendres sont à bord du navire ; elles arrivent, il leur faut un tombeau.

    C’est sous la coupole de l’église des Invalides que ce tombeau doit s’élever. Confier la dépouille du grand capitaine à la garde de ses soldats mutilés, c’est une noble idée ; encadrer, enchâsser pour ainsi dire sa mémoire dans un monument déjà consacré, c’est une idée habile, c’est de la politique : mais est-ce une idée d’artiste ? Pour nous, c’est uniquement là ce que nous voulons examiner.

    On peut bien dire à la tribune et répéter dans le Bulletin des Lois : Tel monument s’élèvera dans tel lieu. — Mais le monument sera-t-il beau ? sera-t-il digne de sa destination ? Pour cela deux conditions sont nécessaires : il faut d’abord que l’artiste ait du talent ; puis il faut, et avant tout peut-être, que le lieu soit fait pour recevoir le monument.

    Nous sommes prêt à en convenir, quelque lieu qu’on eût choisi, quelque programme qu’on eût adopté, construire un monument funéraire pour Napoléon devait toujours être une entreprise à faire pâlir le plus audacieux génie, une œuvre à laquelle personne, de nos jours, n’est vraiment de taille à se mesurer. Il est de ces sujets désespérans parce qu’ils mettent tous les esprits en travail. Qui de nous n’a pas rêvé plus ou moins vaguement son tombeau de Napoléon ? Qui ne se l’est figuré plus grandiose, plus imposant, plus formidable qu’il ne pourra jamais être ? Quand l’artiste est ainsi en concurrence avec l’imagination de tout le monde, la lutte est presque impossible, il est vaincu d’avance.

    Aussi je plains très sincèrement celui qui subira ce fardeau ; mais je le plains surtout lorsque j’entre sous ce dôme, monument achevé, complet, dont chaque pierre est taillée selon l’esprit de son époque, dont les lignes, un peu molles, mais harmonieuses, forment un tout que rien ne saurait impunément troubler, dont les arcades, correspondant les unes avec les autres, doivent rester en libre communication sans qu’aucune masse intermédiaire vienne les obstruer ; et c’est là, dans cette rotonde, au milieu de ce pavé, qu’il faut planter un monument, et pour qui ? pour l’homme d’Arcole, d’Austerlitz et de Montmirail ! Passe encore pour Louis XIV : je conçois une sorte de catafalque de marbre et de bronze, d’une hauteur moyenne, surmonté d’un monarque à genoux, la tête courbée devant l’autel les larges plis de son manteau royal, les profils onduleux du monument, les figures qui se groupent à sa base, les ornemens qui les accompagnent, loin d’être des dissonnances choquantes avec le style de l’édifice, sembleront le compléter, en lui donnant un centre en accord avec toutes ses parties. Mais est-ce là le tombeau que nous pouvons offrir à Napoléon ?

    On a commencé par dire qu’on ne voulait qu’un bloc de pierre, une tombe austère, mais impérissable ; pas une figure, pas un emblème un nom et du granit, rien de plus.

    C’était fort beau sur le papier : sur place, ce quartier de rocher eût été ridicule. Il est permis de faire des antithèses ; mais un dolmen ou un menhir sous la coupole de. Mansart ! l’amour des contrastes ne peut aller jusque-là.

    Il a donc fallu renoncer à ce projet de rusticité primitive et s’adresser à l’art, qui est en possession de faire les monumens funéraires, c’est-à-dire à la sculpture.

    Les projets sont arrivés en foule : quelques-uns ont proposé tout simplement un sarcophage antique soutenu par quatre aigles, ou bien encore par quatre lions.

    Rien de plus froid, comme on sait, que ces animaux transformés en portefaix. C’est même un spectacle choquant que des oiseaux, quelque forts qu’ils soient, supportant une masse de granit ou de porphyre ; la force des aigles est dans leurs serres et non dans leurs épaules. Et, quant aux lions, un sculpteur doit y regarder à deux fois avant d’avoir affaire à ce roi des animaux. Le lion classique, le lion à tête frisée, est presque toujours, si raide et si glacial ! Et quant au lion réel, tel qu’on le fait aujourd’hui, c’est une espèce de sanglier ou de porc-épic dont les formes sont par trop heurtées pour accompagner des lignes monumentales. Je sais bien qu’on cite en faveur des lions ces deux admirables gardiens du tombeau de Clément XIII, et, ce vieux serviteur de la monarchie sculpté dans le rocher de Lucerne. Mais d’abord ces lions-là ne portent rien sur leur dos, puis ils sortent du ciseau de Canova et, de Thorwaldsen ; enfin, ils sont tellement connus, que, sous peine de tomber dans la misère du plagiat, il serait presque impossible de les imiter avec bonheur.

    Quant à l’urne antique pure et simple, il ne saurait en être question. Ce ne serait vraiment pas la peine d’avoir fait faire un si long voyage à ces cendres impériales pour les traiter comme celles du premier Parisien venu, qui, moyennant vingt-cinq louis, se couche au Père-Lachaise dans l’urne des Scipions.
    Le sarcophage antique, avec ou sans supports, étant mis de côté, reste ce beau motif constamment en usage pendant les quatre ou cinq derniers siècles du moyen-âge, la statue couchée sur le tombeau. Je conçois cette noble figure, ce front puissant, ce profil héroïque, dessinés par la main, ferme de M. Ingres, exécutés par un ciseau habile à travailler le marbre, celui de M. Pradier, par exemple ; je vois sur un socle de forme simple et taillé à grands traits la pourpre du César retombant comme un drap mortuaire, largement, noblement, sans cassures inutiles, sans plis brisés ou tourmentés. Cet ensemble peut être beau, solennel ; mais prenons-y garde, il faut à Napoléon autre chose que le monument d’un archevêque ou d’un abbé. Je sais bien que vous ne le représenterez pas les mains jointes ; il saisira, tout endormi qu’il est, et sa main de justice et son épée. Cela ne suffit pas. Quoi que vous fassiez, cette statue couchée ne peut être qu’accessoire du monument ; elle ne peut pas être le tombeau tout entier. C’est trop peu de chose aussi bien pour la grandeur de l’édifice que pour la grandeur du personnage. Au milieu de cette immense rotonde des Invalides, elle se perdra dans l’espace. N’espérez pas la faire grandir, n’essayez pas de lui donner des dimensions proportionnées à son importance ; une règle impérieuse s’y oppose. Les statues couchées ne peuvent jamais être colossales. Comment les verrait-on ? Le socle devant nécessairement grandir en proportion de la statue, le point de vue manquerait : il faudrait monter sur des échelles pour être à leur niveau.

    Ainsi tous les types simples, vrais, naturels, ceux qui furent consacrés aux époques de goût pur et d’inspiration : naïve, se trouvent ici hors de cause : faudra-t-il donc recourir aux types raffinés, aux formes pittoresques, aux scènes dramatiques, à toutes ces inventions d’une sculpture expirante et d’une ingénieuse barbarie ? Ferons-nous de la tombe un théâtre, y ferons-nous monter le Temps son horloge et sa faux à la main, ou bien la Mort sous forme de squelette disputant sa proie à la patrie en pleurs ? Évoquerons-nous cet éternel cortége d’allégories demi-chrétiennes, demi-païennes, et les sépulcres entr’ouverts, et les cercueils brisés par la gloire, par la reconnaissance, par l’amitié, et tant d’autres métaphores traduites en marbre, dont le chevalier Bernini, je crois, nous gratifia le premier, et dont on a fait chez nous un si prodigieux usage dans ces temps où tous les arts, débordés et s’envahissant les uns les autres, se livraient aux plus étranges saturnales ?

    Non, personne, que je sache, ne pense à ces aberrations ; on peut bien, dans nos salons, ressusciter les magots, exhumer les caprices et jusqu’aux délires de la mode ; mais faire à Napoléon un tombeau rococo, je défie que personne en ait eu la pensée.

    Et sans même aller si loin, sans tomber dans les derniers écarts du goût, si nous passons en revue ces tombeaux composés avec tant d’art, ces catafalques si élégamment ajustés qui font la gloire et l’ornement des principales églises de Florence, de Naples et surtout de Venise, nous ne trouverons encore rien dont nous puissions profiter. Ce ne sont ni ces rideaux, ni ces draperies, ni ces baldaquins, ni ces fines colonnettes, ni ces délicats bas-reliefs qui pourront décorer la tombe de Napoléon. Tout cela devient mesquin et presque puéril quand on s’en sert pour une telle fin.

    Il est donc parfaitement inutile de consulter les types connus, les combinaisons consacrées ; on y perdrait son temps et sa peine ; il faut chercher ailleurs.

    C’est là ce qu’a su comprendre un de nos artistes, homme d’esprit, qui déjà dans quelques compositions brillantes a fait preuve de cette hardiesse, de cette confiance qui sait marcher sans lisières. M. Marochetti a conçu le projet d’un tombeau qui a pour premier mérite de ne ressembler à aucun de ceux que nous connaissons. Il s’est peut-être inspiré çà et là de certains monumens célèbres, tels que les mausolées des La Scala, à Vérone, les tombeaux des Médicis dans la sacristie de Saint-Laurent ; mais il en a fait un tout qui n’appartient qu’à lui, et dans les arts c’est là ce qu’on appelle création.

    Si ce projet subit avec bonheur la plus redoutable des épreuves, l’exécution ; s’il tient, quand il sera terminé, toutes les promesses qu’il nous fait sous cette forme d’ébauche si séduisante pour l’imagination, je ne crains pas de dire que les principales parties du problème seront résolues : l’impression sera saisissante, l’effet grandiose et majestueux.

    M. Marochetti est parti de cette idée, que pour un géant il faut une sépulture colossale.

    Toutefois, en déposant son héros, selon la contume du moyen-âge, sur la tombe où seront renfermées ses cendres, il ne lui donne que sa grandeur naturelle ; il le revêt de son habit de bataille ; c’est là la réalité du tombeau, c’est sa partie matérielle, c’est par là qu’il se rattache à la terre.

    Mais l’artiste a senti qu’au-dessus de cette dépouille mortelle, au-dessus de cette image terrestre, il fallait quelque chose qui parlât de gloire, de génie, d’immortalité, ou plutôt qu’il fallait deux monumens, l’un sépulcral, obscur, mystérieux, l’autre triomphal, lumineux, éclatant ; l’un pour l’homme périssable, l’autre pour l’éternelle renommée.

    Cette idée d’un cénotaphe, c’est-à-dire d’un tombeau commémoratif superposé à une tombe mortuaire, n’est pas une invention nouvelle. On voit en Italie beaucoup de monumens qui en offrent l’exemple ; mais ce ne sont que des monumens de dimensions moyennes, et la plupart, étant adossés à des murailles, ne peuvent avoir aucun rapport avec celui qui nous occupe. Il en est toutefois quelques-uns qui sont isolés, tels que le mausolée de saint Dominique de Sienne, et un ou deux tombeaux à arcades dans la chartreuse de Pavie. Enfin, suis aller si loin, nous avons à Saint-Denis trois modèles célèbres de ce genre de composition, les tombeaux de Louis XII, de François Ier et de Henri II. Néanmoins aucun de ces monumens n’est destiné à exprimer franchement cette double idée de mort et d’apothéose. En surmontant la tombe et la statue couchée d’un petit édifice de marbre tout à jour et si délicatement profilé, ce qu’on cherchait par-dessus tout, c’était une combinaison agréable aux yeux, un harmonieux ajustement ; peut-être aussi voulait-on reproduire l’aspect d’un lit ou d’un dais d’honneur. À la vérité, sur la plate-forme que supportent ces élégantes arcades, on voit les monarques revêtus de leurs habits royaux, tandis que sur le sarcophage leur corps, amaigri et décharné par la mort, offre la plus hideuse image. Mais ce contraste est surtout une idée chrétienne ; ce qui le prouve, c’est que ces puissans monarques sont à genoux priant Dieu, humiliant leur grandeur devant la majesté divine, et semblant demander pitié pour les actes de leur vie dont ces cadavres gisans sous leurs pieds sont un souvenir et une image.

    En se servant de cette donnée, M. Marochetti en a complètement changé la signification, le caractère et les proportions. Ce n’est pas sous des arcades finement évidées, sous une brillante colonnade qu’il veut enfermer son sarcophage et sa statue, c’est dans les profondeurs d’un vaste soubassement, formé de quatre épaisses et impénétrables murailles. Il n’a que faire de ces pilastres délicatement festonnés, de ces rinceaux, de ces corniches si bien découpées et refouillées ; tout ce luxe, toute cette coquetterie de sculpture, il n’en a pas besoin ; ses murailles sont lisses comme la base d’un bastion. Quatre portes de bronze donnent accès dans la chambre funèbre, qui ne reçoit d’autre clarté que la lueur d’une lampe. Chaque porte est surmontée d’un énorme linteau dont l’épaisse saillie s’appuie sur deux pilastres massifs, et soutient un grand aigle aux ailes tombantes et reployées en signe de deuil, morne gardien de cette gloire dont il fut le symbole.

    Jusqu’ici nous ne voyons que le soubassement, l’enveloppe du sanctuaire, le premier étage du mausolée ; mais au-dessus de ce soubassement s’élève en retraite un socle immense, et aux quatres angles de ce socle sont assises quatre figures colossales, vieillards athlétiques, la tête enveloppée dans un vaste manteau qui retombe en flottant sur leur corps.

    Quels sont ces vieillards ? Ne demandez ni leur nom, ni leur patrie. Voyez entre leurs mains, sur leurs genoux, ce sceptre, cette épée, ces deux couronnes, et vous comprendrez à quoi ils pensent, ce qui vaut mieux que de savoir qui ils sont. Ces méditations dans lesquelles ils demeurent plongés, vous y entrerez comme eux, et vous saurez, sans qu’on vous le dise, sur quel passé, sur quel avenir se porte leur pénétrant regard.

    Ces vieillards sont une allégorie anonyme que le spectateur a le droit de baptiser à sa fantaisie. Certains esprits aimeraient mieux peut-être quatre grenadiers de l’île d’Elbe, ou bien encore quelques divinités non équivoques, Mars, Hercule, Mercure, et peut-être aussi Thémis, pour représenter les cinq Codes. Un véritable artiste ne saurait tomber dans ces trivialités ; il ne met pas des écriteaux à ses idées, et la langue qu’il parle est d’autant plus belle et plus expressive qu’elle est moins formulée. L’art doit s’entendre à demi-mot, ou plutôt il doit se sentir : des impressions, toujours des impressions, et jamais de définitions.

    La conception de ces quatre vieillards suffirait, à mon avis, pour mettre le projet de M. Marochetti hors de ligne. Je sais bien que ces figures sont de la famille des prophètes et des sibylles de Michel-Ange, et surtout des quatre statues de la chapelle des Médicis, mais encore une fois, imiter à propos c’est créer.

    Ainsi, sur chaque face du soubassement, une porte surmontée d’un aigle de bronze ; aux quatre angles, quatre figures colossales également en bronze, et enfin au-dessus du socle sur lequel ces figures sont assises, un piédestal contre lequel elles s’appuient et qui sert de support au couronnement du tombeau, c’est-à-dire à la statue équestre de Napoléon, revêtu de ses habits d’empereur.

    Cette statue équestre sera peut-être critiquée, et pourtant c’est elle qui donne au monument son caractère, son originalité, non-seulement comme symbole expressif de la puissance, de la conquête, de l’empire, mais au simple point de vue de l’art, comme couronnement nécessaire de la silhouette générale du monument. Pour surmonter une si grande masse pyramidale, une statue debout serait trop mince, trop pointue ; assise, elle serait ridicule ; à cheval, elle se groupe admirablement avec les étages inférieurs ; elle est pour l’œil un repos, pour l’esprit une conclusion.

    Il existe quelques exemples de statues équestres placées au-dessus de monumens funéraires. À Venise, dans l’église de Saint-Jean et Saint-Paul, sur le tombeau de Nicolas Orsini, on voit ce général représenté à cheval. Le joli monument de Louis de Brézé dans la cathédrale de Rouen, monument qu’on suppose avoir été conçu par Jean Goujon, se termine également par une statue équestre. Enfin, à Vérone, tous les La Scala sont sculptés à cheval au sommet de leurs mausolées. Je crois même qu’un de ces chevaux ne marche ni ne trotte, et que l’artiste l’a représenté immobile, en arrêt pour ainsi dire sur le piédestal et s’avançant sur le vide, qui est devant lui, comme pour en mesurer la profondeur. C’est une pose à peu près semblable que M. Marochetti a choisit, pour son cheval, et s’il est permis d’en juger sur une esquisse, il a trouvé, dans cette pose, le moyen de donner à la statue et à tout l’ensemble du monument un grand caractère d’idéal et de fermeté.

    Tel est donc ce projet, ou plutôt cette heureuse trouvaille qui nous promet un monument, je ne dis pas irréprochable, car plus une œuvre est originale, plus elle offre de prise aux censures, mais un monument qui aura le rare mérite de n’être ni plat, ni mesquin, ni commun.

    Une seule chose m’inquiète : l’artiste, quand l’idée de son projet lui est apparue, quand il en a mûri la conception, s’est-il bien souvenu du programme` ? S’est-il dit dans quel lieu, sous quelles voûtes ce tombeau, de par la loi, devait être élevé ? Nous-même, tout à l’heure, quand nous contemplions son œuvre, nous avions perdu de vue cette impérieuse condition. Il faut pourtant nous y soumettre : entrons donc sous cette coupole et voyons quel effet doit y produire le tombeau.

    L’ensemble du projet, y compris la statue équestre, doit avoir plus de cinquante pieds de haut ; il en a pour le moins trente ou trente-cinq de large à sa base, et cette base s’élève carrément à quinze ou vingt pieds du sol.

    Représentez-vous une telle masse au milieu : de cette rotonde qui, toute grande qu’elle est, n’a, au-dessus de l’entablement, que soixante-quinze pieds de diamètre, et soixante-cinq tout au plus dans le bas, au pied des colonnes. Ainsi la moitié au moins du vide de l’édifice se trouvera remplie par le tombeau. Et où se placera le spectateur ? Comment se reculera-t-il assez loin pour saisir l’ensemble de la pyramide, depuis sa base jusqu’à la statue ? Si les quatre petites nefs qui aboutissent à la rotonde se prolongeaient davantage, on pourrait, en s’enfonçant jusqu’à leur extrémité, trouver un point de vue convenable ; mais on sait combien elles sont courtes : à peine ont-elles dix ou douze mètres de profondeur. Faudra-t-il donc pénétrer dans l’église, et, les yeux tournés vers l’autel, chercher, à travers les chandeliers et les ornemens sacrés qui le surmontent, la statue- équestre et le sommet du monument ? Mais comment tolérer, sans une sorte de profanation, qu’un homme domine ainsi l’autel et le tabernacle, qu’il devienne le maître apparent du temple sain, et qu’en voulant lui faire honneur, on se méprenne à le déifier ?

    Évidemment, si c’est seulement de l’intérieur de l’église qu’on peut voir à son plan cet immense tombeau, il faut y renoncer. Abandonnons à l’artiste le dôme, qui est un édifice à part, où les saints mystères ne sont pas célébrés, mais qu’entre le dôme et l’église un rideau soit abaissé, et défende aux regards de chercher au-dessus de l’autel autre chose que Dieu.

    L’effet de perspective sera donc impossible, et ce n’est qu’en levant la tête avec effort qu’on pourra porter les yeux sur le monument. Si du moins c’était là le seul inconvénient de sa présence en ce lieu ! Mais voyez, avec un pareil voisinage, ce que vont devenir et le dôme, et la coupole, et les pilastres, et les colonnes, et toute cette décoration calme, d’une noblesse élégante, sans éclat, sans recherche, mais aussi sans énergie et sans fermeté ? A côté de ces masses de bronze, de granit ou de marbre, ces murailles de pierre blanche vont ressembler à du carton. Dans le tombeau, tout est carré ; tout, sauf les figures, n’est que lignes droites, verticales ou horizontales ; dans l’édifice, tout est adouci, tout est arrondi : quelle opposition, quel choc, quel combat pour les yeux !

    Essaiera-t-on d’introduire un peu d’harmonie, de sauver du moins les plus fortes dissonnances en diminuant les proportions du monument ? Mais pour qu’il n’écrase plus le dôme, il faut le réduire aux dimensions des tombeaux ordinaires, et aussitôt il devient bâtard, avorté, et presque ridicule. Un Hercule qu’on rapetisse n’est plus qu’un nain difforme. Que vont signifier ces portes sépulcrales, si un enfant peut seul passer dessous ? et ces aigles, et ces vieillards, et cette statue, dont la première beauté est la grandeur, qu’allez-vous en faire, si vous leur imposez des dimensions raccourcies ? Non, tout cet ensemble n’a de signification, d’esprit et d’effet, que s’il est colossal. Faites un autre tombeau, si vous voulez une hauteur moyenne ; mais puisque vous préférez ce monument, parce qu’il est puissant et hardi, laissez-lui ce qui fait sa hardiesse et sa puissance, laissez-lui ses proportions.

    On peut recourir à un autre expédient : ne rien changer à la grandeur du monument, mais diminuer en apparence sa hauteur en faisant descendre sa base en contrebas du sol où se trouve placé le spectateur. On sait en effet que le pavé du dôme proprement dit, par une disposition assez heureuse du plan, est déjà de quelques pieds plus bas que les chapelles et les petites nefs latérales. Il s’agirait de rendre cette différence de niveau plus saillante encore en creusant le sol dans le milieu du dôme et en prolongeant les escaliers circulaires. Le tombeau, placé dans le fond, ne perdrait rien de sa hauteur réelle, mais sa grandeur relative serait diminuée de toute la profondeur de son enfoncement ; et comme la partie la plus difficile à raccorder avec l’intérieur du dôme est le soubassement, à cause de sa grande masse carrée et anguleuse, on sauverait une partie de la difficulté en faisant disparaître pour ainsi dire une moitié de ce soubassement. Ce serait d’ailleurs ajouter encore à l’effet du monument que de placer ainsi ses fondemens dans une profondeur qui, échappant d’abord au regard, aurait quelque chose de mystérieux.

    Malheureusement, quand on examine les lieux, on reconnaît que l’emplacement n’est pas assez large pour qu’on puisse, en creusant ainsi la partie du milieu, ménager les moyens d’y descendre facilement. Il faudrait, pour conserver une pente douce, se borner à creuser à peine de trois ou quatre pieds ; ce qui serait insignifiant et sans conséquence. Les disparates ne seraient pas moins choquantes ; l’effet serait doublement manqué.

    Du moment qu’on ne peut pas diminuer les proportions du tombeau sans en altérer le caractère ; du moment qu’on ne peut pas le faire descendre assez bas pour déguiser une partie de sa hauteur, l’artiste va probablement nous dire : Laissez-moi changer quelque chose à l’intérieur du dôme ; laissez-moi faire disparaître ce qui est en si grand désaccord avec mon monument. Je donnerai à ces parois une apparence plus solide, plus robuste, en les couvrant d’un enduit ou d’un stuc, en changeant leur couleur trop claire, en enlevant sans pitié tous ces ornemens d’un goût indécis, semés çà et là sur les murs ; en un mot, je referai le dôme, je le transformerai, je l’approprierai à mon tombeau.

    Nous protestions tout à l’heure contre un projet de profanation envers l’autel ; serons-nous plus tolérant pour cette autre espèce de profanation ? Non ; les monumens aussi sont chose sacrée, et surtout les monumens qui, comme le dôme des Invalides, sont les représentans d’une grande et glorieuse époque. Cette coupole n’est-elle pas le chef-d’œuvre d’un homme qui fut de son vivant non-seulement le premier architecte du roi, mais le premier architecte de France ? Et quelle que soit l’opinion qu’on professe pour ce genre d’architecture, peut-on ne pas reconnaître dans ce grand édifice une légèreté, une élégance pleine de noblesse et de majesté ? N’espérez pas qu’on permette aujourd’hui à qui que ce soit, même au nom de Napoléon, de porter une main profane sur l’œuvre de Mansart et de Louis XIV. Le gouvernement ordonne tous les jours à ses agens, d’un bout de la France à l’autre, de respecter les œuvres d’art que nous ont laissées nos pères ; il proclame le principe de la conservation des moindres monumens historiques, il défend non-seulement qu’on les détruise, mais qu’en les restaurant on altère leur style et leur caractère. Irait-il donc, violant lui-même les ordres qu’il prescrit, changer ce qu’il doit respecter, rajeunir ce qu’il doit laisser vieillir ? Non, un tel exemple ne sera pas donné par lui ; le dôme des Invalides, au dedans aussi bien qu’au dehors, restera tel qu’il est, tel que le temps et son auteur l’ont légué à notre époque.

    Mais alors que faire ?

    Tout autre tombeau qu’un tombeau colossal nous semble mesquin et partant impossible.

    Tout tombeau colossal placé dans l’intérieur de ce dôme l’écrase et en est écrasé.

    Toute tentative de changer la décoration du dôme pour le mettre en harmonie avec le tombeau est déclarée profane et inadmissible.

    Comment sortir de toutes ces impossibilités ?

    Le moyen est bien simple : il faut sortir du dôme.

    Et, en effet, ce n’est pas sous des voûtes, quelque élevées qu’elles soient, ce n’est pas dans l’enceinte d’un édifice, quelle que soit sa grandeur, qu’il vous sera donné d’élever le monument qu’on attend de vous. Ce qu’il faut à votre héros, ce n’est pas une tombe dans une chapelle ; c’est un tombeau qui soit sa chapelle à lui-même, c’est un édifice conçu, bâti, décoré pour lui, pour lui seul, et qu’il remplisse tout entier.

    Les cendres de Charlemagne sous la coupole d’Aix-la-Chapelle n’avaient besoin que d’une pierre et d’un caveau : le cénotaphe, c’était l’église elle-même ; Charlemagne l’avait bâtie.

    Mais à Rome sous les Césars, mais dans l’Asie antique, quel monarque, quel guerrier illustre reçut jamais les honneurs funèbres dans une demeure qui ne lui fût pas spécialement consacrée ? La sépulture de tout homme puissant était un édifice plus ou moins vaste, quelquefois immense. Aussi nos tombeaux modernes, même les plus riches et les plus grandioses, sont-ils des jouets d’enfant à côté des mausolées de l’antiquité. Sans parler de ces tumulus que les âges héroïques et les premiers siècles des civilisations naissantes ont laissés sur le sol, ouvrages grossiers, mais gigantesques, qui souvent se confondent avec ceux de la nature, nous n’avons qu’à porter les yeux sur les bords du Nil pour nous faire une idée des grandes sépultures antiques. Les pyramides, ces énormes tumulus de pierre, étaient des tombeaux ou plutôt des palais funèbres. Les labyrinthes, ces immenses et fabuleuses constructions, étaient aussi des tombeaux. Les historiens, en décrivant les sépultures des rois d’Asie, celle de Mausole à Halicarnasse, celle d’Alyates, le père de Crésus, nous parlent de dimensions tellement extraordinaires, qu’on ne pourrait y croire, si les pyramides d’Égypte n’étaient pas là pour rendre tout vraisemblable. En Italie, long-temps avant la grandeur de Rome, nous voyons un roi d’Étrurie, Porsenna, se bâtir un tombeau dont le soubassement renfermait un labyrinthe aussi grand que celui de Crète, et dont les étages supérieurs étaient surmontés de je ne sais combien de pyramides plus élevées les unes que les autres. A Rome, enfin, les tombeaux des empereurs n’étaient-ils pas de véritables forteresses, des tours énormes, témoins cette grande masse du château Saint-Ange, qui n’est que l’ancienne base du mausolée d’Adrien, et cette autre vaste construction circulaire non loin de Porto Ripetta, qu’on nomme le tombeau d’Auguste ? Au-dessus de ces piédestaux immenses s’élevaient une succession de terrasses, et sur chacune de ces terrasses des jardins, des colonnades, des statues, puis enfin, au sommet de cette masse pyramidale, le quadrige de l’empereur. Tel était aussi le fameux Septizonium, énorme construction à sept étages, ainsi que l’indique son nom, que Septime-Sévère consacra de son vivant à sa propre mémoire.

    Et ce n’étaient pas seulement les empereurs qui faisaient de leurs tombeaux des édifices ; on voyait les simples citoyens se bâtir à l’envi des maisons mortuaires aussi belles, aussi grandes que les palais qu’ils habitaient. La plupart étaient placés entre les bords du Tibre et la voie Flaminienne. Aussi le voyageur qui entrait par la porte du Peuple s’étonnait de trouver Rome déserte et silencieuse ; il parcourait de longues rues bordées de splendides monumens ; il se croyait dans Rome, dans la ville des vivans, il n’était encore que dans celle des morts. N’est-il pas étrange que dans tout ce quartier on ne trouve aujourd’hui d’autre trace de ces grands tombeaux que le soubassement de celui d’Auguste ? Mais, hors la ville, le sépulcre d’Albano, celui de la famille Plautia, près de Tivoli, l’admirable tour de Cecilia Metella, et dans l’intérieur des remparts cette pyramide de Caïus Cestius, si finement décorée au dedans, si belle et si imposante au dehors, nous apprennent, mieux encore que Pline et tous les historiens, ce que devaient être chez les Romains les sépultures des familles, même plébéiennes. Il n’y eut pas jusqu’au barbier d’Auguste, Licinius, qui se fit construire un tombeau magnifique. On connaît le distique de Varron :

    Marmoreo Licinius tumulo jacet…

    Il est vrai que Varron ajoute :

    At Cato parvo,
    Pompeïus nullo, quis putet esse Deos ?

    Faut-il conclure de cette épigramme qu’avant qu’il y eût des empereurs, le luxe et surtout la grandeur des sépultures étaient inconnus ? Mais le tombeau de Cecilia Metella, ce mausolée, plus robuste, plus imposant qu’un donjon de citadelle, n’indique-t-il pas, par ses profils si fermes, par son ornementation chaste et sévère, qu’il appartient à une époque antérieure à Auguste ? Et enfin, si je ne craignais de m’engager, sans y prendre garde, dans une véritable digression, ne trouverais-je pas un argument sans réplique dans cette découverte si curieuse qu’on a faite récemment au pied de la porte Claudia, ce tombeau d’un boulanger et de sa femme, construction authentiquement et incontestablement républicaine, voire même d’une époque assez reculée, et qui, par l’importance de ses dimensions, par la grandeur des matériaux, par les statues dont elle était surmontée et par les charmans bas-reliefs qui la décoraient, ferait pâlir tous les cénotaphe de nos patriciens les plus fastueux ?

    Certes, quand nous citons les pompeuses folies de l’Orient et de Rome, nous ne prétendons pas les donner pour exemple. Il ne s’agit pas de parodier ces dimensions démesurées, ce luxe extravagant ; mais n’y a-t-il pas dans cette manière de concevoir les sépultures quelque chose dont nous puissions profiter ? Si jamais il fut une occasion de nous affranchir une fois des habitudes toutes modernes qui nous dominent, de voir dans un tombeau autre chose qu’une dépendance, un accessoire, je dirais presque un meuble d’église, d’en faire une construction architecturale, isolée, indépendante, un édifice mortuaire, c’est le jour où un grand peuple bâtit la dernière demeure de l’homme qui, tout en lui faisant tant de mal, lui a légué un si merveilleux héritage de gloire.

    Je me hasarde à le prédire, si l’on persiste à faire construire pour Napoléon un tombeau renfermé, enveloppé dans d’autres murailles, si une autre voûte que le ciel doit abriter ce monument, il y a mille chances pour qu’il ne soit pas digne de sa destination.

    Et si, comme je l’espère, c’est au projet de M. Marochetti que la préférence est donnée, il doit être démontré, ce nous semble, par tout ce qui précède, que, dans l’intérêt de ce projet, aussi bien que pour le salut du dôme de Mansart, il faut à tout prix qu’on permette à l’artiste de choisir un autre emplacement.

    Quelques personnes proposeraient de ne pas sortir de l’Hôtel des Invalides, et de placer le tombeau au milieu de la grande cour à arcades. Nous ne pensons pas que cette idée puisse être adoptée. Un tel lieu n’est ni assez retiré, ni assez solitaire pour recevoir un tombeau ajoutons que cette cour est aussi un chef-d’œuvre dans son genre, et qu’élever une si grande masse au milieu de ses quatre façades ce serait en changer complètement l’effet. Ne troublons pas cette belle et sévère harmonie, laissons l’œil suivre librement ces longues séries d’arcades, et pénétrer sans obstacles dans les galeries de ce cloître guerrier.

    Pour nous, il est un autre emplacement, qui nous semblerait mieux choisi : c’est un lieu prédestiné en quelque sorte à recueillir cette dépouille mortelle de Napoléon, et plus d’une fois, long-temps avant qu’il fût question du retour de ses cendres, nous y avions rêvé son tombeau. Je veux parler de cette place où lui-même avait jeté les fondemens du palais du roi de Rome. Ce terrain, par sa grandeur, par son élévation, par son isolement, semble fait à dessein pour un tel monument. Je n’ajouterais au projet de M. Marochetti qu’un large et grand soubassement placé sur le haut de la colline, et auquel on parviendrait par les deux rampes actuelles. Ces rampes, revêtues de murs de terrasses, prendraient elles-mêmes un caractère monumental. Au-dessus du grand soubassement, je placerais, à la manière antique, un triple rang d’arbres toujours verts, et c’est au-dessus de cette masse de verdure épaisse et sombre que se détacherait sur le ciel la silhouette pyramidale du monument, si heureusement accidentée par les quatre figures assises aux quatre angles, si hardiment couronnée par la statue équestre.

    C’est là que Napoléon voulait élever la demeure de sa dynastie naissante, c’est là que sa dynastie éteinte serait ensevelie avec lui. Il dominerait ce nouveau Paris dont il fut pour ainsi dire le créateur, ces rives de la Seine qu’il voulait couvrir d’une longue ligne de palais ; à ses pieds, sous son regard, s’étendrait le Champ-de-Mars : le spectacle des manœuvres réjouirait encore son ombre, et quand vers le matin nos jeunes soldats viendraient s’exercer aux fatigues du métier des armes, ils verraient au-dessus de leur tête cette grande figure s’éclairer des rayons du soleil levant, comme un phare lumineux placé là pour leur montrer le chemin des combats et de la victoire.




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