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    Marcel Schwob

    Les Noces d’Arz

    Nous étions arrivés, mon cheval et moi, à la pointe extrême qui plonge, sous Bader, dans la mer du Morbihan. Ma bête huma l’air salé, allongea le cou et se mit à arracher les rares bruyères qui poussent dans les fentes des rochers. Au-dessous de nous, le tertre s’abaissait en langue effilée jusqu’au ras de l’eau. Je mis pied à terre, et, menant mon cheval par la figure, je cherchai une cabane pour l’attacher. Un maigre enclos où végétaient quelques herbes rongées se dessinait un peu plus bas, avec une cahute boîteuse ; je nouai mes rênes à un anneau rouillé et je poussai la porte, dont le loquet pendillait. Une vieille vêtue de noir se leva d’un lit à bahut où elle était à demi étendue. Quand je voulus lui parler, elle me fit signe qu’elle était sourde et muette. Elle me montra sa robe noire et je compris qu’elle était veuve : il n’y avait pas d’homme pour chercher de l’eau à mon cheval. Les cloches tintaient au loin pour vêpres : elle allait en ville renouveler sa provision de tabac à priser, dans une tabatière à queue-de-rat. Mais mon cheval resterait bien tout de même l’après-dînée à l’ombre, dans la cahute, s’il ne se battait pas avec le cochon, seul être vivant d’alentour.

    Alors je descendis doucement jusqu’à la petite jetée de quartiers de roc pour attendre le passeur. De l’autre côté de la nappe d’eau qui venait lécher les galets, l’île aux Moines s’allongeait avec ses prairies pelées et ses murs de pierres sèches en ruines. On voyait pointiller au fond les maisons grises et un bout de clocher. La chaleur du jour s’apaisait un peu ; un calme délicieux s’étendait sur moi quand j’entendis craquer le goémon sec. C’était une petite fille qui descendait la jetée ; elle pouvait avoir quinze ans. Sa figure était hâlée et parsemée de taches de rousseur ; ses cheveux retenus par un fichu ; un brin de ruban flétri voletait à son corsage ouvert, et elle se traînait péniblement, pieds nus dans deux grosses galoches. Elle posa sur un bouquet de moules violettes un baluchon noué dans une serpillière, fit glisser ses sabots — et, sans me regarder, trempa ses pieds dans le clapotis des petites vagues. Le passeur approchait, poussant son bachot avec une grande gaffe. Quand il eut abordé, elle embarqua aussitôt, et s’assit en avant.

    Là-haut, mon cheval avait passé le chanfrein dans l’embrasure de la porte et aspirait l’air tiédi en hennissant. Le marin, poussant sa chique, me montra la petite et cligna de l’œil. Elle avait la tête penchée vers le fond de la mer du Morbihan, vers l’île d’Arz, où deux moulins faisaient tourner leurs ailes. De l’autre côté, Gavr’Innis recourbait sa croupe sur ses grottes sculptées. La mer, reflétant le ciel bleu, entourait de ses bras les îles verdoyantes ; des nuées d’alouettes à queue pâle filaient dans l’air.

    L’île aux Moines est en face de l’île d’Arz. Les jours de Pardon, deux lignes de voiles blanches serpentent sur l’eau pour aller en Arz et revenir. Ces jours-là seulement, les filles de l’île aux Moines quittent leur robe et leur capuchon noir pour les gilets brodés et les rubans de velours à paillettes. Les hommes qui vont à la sardine avec les pêcheurs d’Etel et de l’île Tudy les mènent danser avec les filles d’Arz. Celles de l’île aux Moines ont la peau fine et blanche, les mains effilées, les yeux noirs et les cheveux blonds ; une colonie d’Espagnols, dit-on, s’est abattue jadis dans l’archipel. Les filles d’Arz sont brunes, vives et rieuses ; elles portent toujours un costume célèbre dans le pays. Elles aiment les tendres blondes de l’île aux Moines, qui ne jettent leurs voiles noirs qu’aux jours de fête, — et les promis mènent leurs fiancées en Arz avant les noces.

    Or, chemin faisant, je causai avec ma petite compagne, et pour la soulager, je mis son paquet au bout de mon sabre et mon sabre sur mon épaule. Nous traversions les longs corridors entre les murailles des champs, et les étroites ruelles du village ; les pâles filles encapuchonnées nous épiaient à la dérobée ; des chiens silencieux levaient vers nous leur museau quêteur.

    Elle me racontait comment elle avait voyagé, depuis qu’elle se souvenait, sur la terre bretonne, d’abord avec sa mère, ensuite avec un vieux à paupières éraillées. Elle avait campé avec les gueux dans le champ des Martyrs, du côté de Sainte-Anne-d’Auray. Il y en avait beaucoup qui vendaient des chapelets et des médailles de la Vierge. Ils parlaient entre eux une langue inconnue et se battaient le soir, autour de la marmite, et pour coucher dans les foins. Le vieux, ayant trouvé une petite voiture et deux chiens attelés à un collier pour la traîner, l’avait quittée pour aller mendier avec sa besace et son gourdin vers Karnak et Plouharnel, où viennent les riches étrangers. Des Anglais qui voyageaient dans une grande voiture, pareille aux guimbardes des saltimbanques, l’avaient nourrie quelques jours, jusqu’à Saint-Gildas-de-Ruys. Après, elle avait vagué par les chemins : les gars et garçailles se moquaient d’elle, à cause de ses taches de rousseur. Un jour, on lui avait dit qu’elle trouverait un promis aux noces d’Arz, mais qu’il faudrait prendre garde. Dans l’île d’Arz, il n’y a que des filles : celle qu’on veut épouser, il faut lui faire manger sept cormes avant quelles soient mûres, — et la fille se mue en garçon.

    Alors je lui dis qu’à l’île d’Arz on rirait d’elle et que les jeunes filles n’allaient qu’avec celles de l’île aux Moines. Mais elle secoua la tête.

    Nous dévalions vers la plage ; les bateaux se balançaient, bercés par les lames, et on entendait résonner des rires, comme des ricochets sur l’eau. Étendu sur la grève, un zouave attendait le passeur ; il était jeune, souple et imberbe ; justement de retour à Auray, avec un congé de trois mois, il était arrivé trop tard pour l’assemblée d’Arz — toutes les filles étaient parties, et voici que déjà les bateaux revenaient. Une barque atterrit près de nous ; une belle blonde en corsage rouge descendit tout essoufflée, avec sa compagnie ; le zouave se releva lentement et la regarda en soupirant. D’un coup de main il fit bouger son pantalon et épousseta ses guêtres, guigna ma petite amie du coin de l’œil, et embarqua. Elle sauta si vite dans le canot que je n’eus pas le temps de lui rendre le ballot qui pendait à mon sabre. Je la hélai près du flot ; mais la brise qui enflait la voile emporta mes cris. Je la vis encore longtemps ; elle reposait ses pieds fatigués sur une banquette et le zouave avait étendu sa veste bleue à fleurs pourpres sur ses mollets nus.

    Dans l’île d’Arz le soleil couchant bordait les moulins d’une ligne rouge. Les bateaux rentraient un à un ramenant les filles lassées ; je suivais toujours des yeux ma voile blanche. Je vis deux points monter lentement sur la plage grisâtre de la crique ; sans doute le zouave soutenait la taille de mon amie ; et comme l’angelus tintait à petits coups dans la brume du soir, il me sembla que les moqueurs n’avaient point trompé la mendigote et que les cloches de l’île d’Arz sonnaient le carillon de ses noces.


    Cœur double




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