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    Marcel Schwob

    Pétrone

    Romancier

    Il naquit en des jours où des baladins vêtus de robes vertes faisaient passer de jeunes porcs dressés à travers des cercles de feu, où des portiers barbus, à tunique cerise, écossaient des pois dans un plat d’argent, devant les mosaïques galantes à l’entrée des villas, où les affranchis, pleins de sesterces, briguaient dans les villes de province les fonctions municipales, où des récitateurs chantaient au dessert des poèmes épiques, où le langage était tout farci de mots d’ergastule et de redondances enflées venues d’Asie.

    Son enfance passa entre de telles élégances. Il ne remettait point deux fois une laine de Tyr. On faisait balayer l’argenterie tombée dans l’atrium avec les ordures. Les repas étaient composés de choses délicates et inattendues, et les cuisiniers variaient sans cesse l’architecture des victuailles. Il ne fallait point s’étonner, en ouvrant un œuf, d’y trouver un bec-figue, ni craindre de trancher une statuette imitée de Praxitèle et sculptée dans du foie gras. Le gypse qui scellait les amphores était diligemment doré. Des petites boîtes d’ivoire indien renfermaient des parfums ardents destinés aux convives. Les aiguières étaient percées de diverses façons et remplies d’eaux colorées qui surprenaient en jaillissant. Toutes les verreries figuraient des monstruosités irisées. En saisissant certaines urnes, les anses se rompaient sous les doigts et les flancs s’épanouissaient pour laisser tomber des fleurs artificiellement peintes. Des oiseaux d’Afrique aux joues écarlates caquetaient dans des cages d’or. Derrière des grillages incrustés, aux riches parois des murailles, hurlaient beaucoup de singes d’Egypte qui avaient des faces de chien. Dans des réceptacles précieux rampaient des bêtes minces qui avaient de souples écailles rutilantes et des yeux rayonnés d’azur.

    Ainsi Pétrone vécut mollement, pensant que l’air même qu’il aspirait fût parfumé pour son usage. Quand il fut parvenu à l’adolescence, après avoir enfermé sa première barbe dans un coffret orné, il commença de regarder autour de lui. Un esclave du nom de Syrus, qui avait servi dans l’arène, lui montra les choses inconnues. Pétrone était petit, noir, et louchait d’un œil. Il n’était point de race noble. Il avait des mains d’artisan et un esprit cultivé. De là vint qu’il prit plaisir à façonner les paroles et à les inscrire. Elles ne ressemblèrent à rien de ce que les poètes anciens avaient imaginé. Car elles s’efforçaient d’imiter tout ce qui entourait Pétrone. Et ce ne fut que plus tard qu’il eut la fâcheuse ambition de composer des vers.

    Il connut donc des gladiateurs barbares et des hâbleurs de carrefour, des hommes aux regards obliques qui semblent épier les légumes et décrochent les pièces de viande, des enfants frisés que promenaient des sénateurs, de vieux babillards qui discouraient des affaires de la cité aux coins des rues, des valets lascifs et des filles parvenues, des marchandes de fruits et des patrons d’auberges, des poètes minables et des servantes friponnes, des prêtresses interlopes et des soldats errants. Il tenait sur eux son œil louche et saisissait exactement leurs manières et leurs intrigues. Syrus le conduisit dans les bains d’esclaves, les cellules de prostituées et les réduits souterrains où les figurants de cirque s’exerçaient avec leurs épées de bois. Aux portes de la ville, entre les tombes, il lui raconta les histoires des hommes qui changent de peau, que les noirs, les Syriens, les taverniers et les soldats gardiens des croix de supplice se repassaient de bouche en bouche.

    Vers la trentième année, Pétrone, avide de cette liberté diverse, commença d’écrire l’histoire d’esclaves errants et débauchés. Il reconnut leurs mœurs parmi les transformations du luxe ; il reconnut leurs idées et leur langage parmi les conversations polies des festins. Seul, devant son parchemin, appuyé sur une table odorante en bois de cèdre, il dessina à la pointe de son calame les aventures d’une populace ignorée. A la lumière de ses hautes fenêtres, sous les peintures des lambris, il s’imagina les torches fumeuses des hôtelleries, et de ridicules combats nocturnes, des moulinets de candélabres de bois, des serrures forcées à coups de hache par des esclaves de justice, des sangles grasses parcourues de punaises, et des objurgations de procurateurs d’îlot au milieu d’attroupements de pauvres gens vêtus de rideaux déchirés et de torchons sales.

    On dit que lorsqu’il eut achevé les seize livres de son invention, il fit venir Syrus pour les lui lire, et que l’esclave riait et criait à haute voix en frappant dans ses mains. Dans ce moment, ils formèrent le projet de mettre à exécution les aventures composées par Pétrone. Tacite rapporte faussement qu’il fut arbitre des élégances à la cour de Néron, et que Tigellin, jaloux, lui lit envoyer l’ordre de mort. Pétrone ne s’évanouit pas délicatement dans une baignoire de marbre, en murmurant de petits vers lascifs. Il s’enfuit avec Syrus et termina sa vie en parcourant les routes.

    L’apparence qu’il avait lui rendit son déguisement facile. Syrus et Pétrone portèrent tour à tour le petit sac de cuir qui contenait leurs hardes et leurs deniers. Ils couchèrent en plein air, près des tertres de croix. Ils virent luire tristement dans la nuit les petites lampes des monuments funèbres. Ils mangèrent du pain aigre et des olives amollies. On ne sait pas s’ils volèrent. Ils furent magiciens ambulants, charlatans de campagne, et compagnons de soldats vagabonds. Pétrone désapprit entièrement l’art d’écrire, sitôt qu’il vécut de la vie qu’il avait imaginée. Ils eurent de jeunes amis traîtres, qu’ils aimèrent, et qui les quittèrent aux portes des municipes en leur prenant jusqu’à leur dernier as. Ils firent toutes les débauches avec des gladiateurs évadés. Ils furent barbiers et garçons d’étuves. Pendant plusieurs mois, ils vécurent de pains funéraires qu’ils dérobaient dans les sépulcres. Pétrone terrifiait les voyageurs par son œil terne et sa noirceur qui paraissait malicieuse. Il disparut un soir. Syrus pensa le retrouver dans une cellule crasseuse où ils avaient connu une fille à chevelure emmêlée. Mais un grassateur ivre lui avait enfoncé une large lame dans le cou, tandis qu’ils gisaient ensemble, en rase campagne, sur les dalles d’un caveau abandonné.


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