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Marguerite Audoux
La Fiancée
Après quelques jours de vacances, il me fallait rentrer à Paris.
Quand j’arrivai à la gare, le train était bondé de voyageurs ; je me penchai vers chaque compartiment dans l’espoir de trouver une place. Il y en avait bien une là, à côté, mais elle était encombrée par deux grands paniers d’où sortaient des têtes de poules et de canards
Après avoir hésité un bon moment, je me décidai à monter. Je m’excusai de faire déranger les paniers, mais un homme en blouse me dit : « Attendez donc, mademoiselle, je vais les ôter de là », et, pendant que je tenais le panier de fruits qu’il avait sur les genoux, il glissa ses volailles sous la banquette.
Les canards n’étaient pas contents et cela s’entendait bien ; les poules baissaient la tête d’un air humilié et la femme du paysan leur parlait en les appelant par leur nom.
Quand je fus assise et quand les canards se furent calmés, le voyageur qui était en face de moi, demanda au paysan s’il portait ses volailles au marché.
— Non, monsieur, répondit l’homme, je les porte à mon garçon qui va se marier après-demain.
Sa figure rayonnait ; il regardait autour de lui comme s’il eut voulu montrer sa joie à tout le monde.
Une vieille femme qui était enfoncée dans trois oreillers et qui tenait deux fois sa place, se mit à maugréer contre les paysans qui encombraient toujours les wagons ; le jeune homme qui était à côté d’elle, ne savait où mettre ses coudes.
Le train commença à rouler et le voyageur qui avait parlé allait se mettre à lire son journal lorsque le paysan lui dit :
— Mon garçon est à Paris, il est employé dans un magasin et il va se marier avec une demoiselle qui est aussi dans un magasin.
Le voyageur posa son journal ouvert sur ses genoux, il le maintint d’une main en se rapprochant au bord de la banquette, et il demanda :
— Est-ce que la fiancée est jolie ?
— On ne sait pas, dit l’homme, on ne l’a pas encore vue.
— Vraiment, dit le voyageur, et si elle était laide et qu’elle ne vous convienne pas ?
— Ça, c’est des choses qui peuvent arriver, répondit le paysan, mais je crois qu’elle nous plaira parce que notre garçon nous aime trop pour prendre une femme laide.
— Et puis, ajouta la femme, du moment qu’elle plaît à notre Philippe, elle nous plaira aussi.
Elle se tourna vers moi et ses doux yeux étaient pleins de sourires. Elle avait un tout petit visage frais et je ne pouvais croire qu'elle fût la mère d’un garçon qui avait l’âge de se marier.
Elle voulut savoir si j’allais aussi à Paris, et quand j’eus répondu oui, le voyageur se mit à plaisanter.
— Je parie, dit-il, que Mademoiselle est la fiancée ; elle est venue au devant de ses beaux-parents sans se faire connaître !
Tous les yeux se portèrent sur moi et je rougis beaucoup, pendant que l’homme et la femme disaient ensemble :
— Ah ! ben, si c’était vrai, on serait bien contents !
Je les détrompai, mais le voyageur leur rappelait que j’étais passée deux fois le long du train comme si je cherchais à reconnaître quelqu’un et combien j’avais hésité avant de monter dans le compartiment.
Tous les voyageurs riaient et j’étais très gênée en expliquant que cette place était la seule que j’avais trouvée.
— Ça ne fait rien, disait la femme, vous me plaisez bien et je serais bien aise que notre bru soit comme vous.
— Oui, reprenait l’homme, il faudrait qu’elle vous « ressemble ».
Le voyageur, poursuivant sa plaisanterie, leur disait en me regardant d’un air malicieux :
— Vous verrez que je ne me trompe pas. Quand vous arriverez à Paris, votre fils vous dira : « Voici ma fiancée ! »
Peu après, la femme se tourna tout à fait vers moi, elle fouilla au fond de son panier et elle en tira une galette qu’elle me présenta en disant qu’elle l’avait faite elle-même le matin.
Je ne savais pas refuser ; j’exagérai un rhume en affirmant que j’avais la fièvre et la galette retourna au fond du panier.
Elle m’offrit ensuite une grappe de raisin, que je fus forcée d’accepter.
J’eus beaucoup de peine à empêcher l’homme d’aller me chercher une boisson chaude pendant un arrêt du train.
À voir ces braves gens qui ne demandaient qu’à aimer la femme choisie par leur fils, il me venait un regret de ne pas être leur bru ; je sentais combien leur affection m’eût été douce. Je n’avais pas connu mes parents et j’avais toujours vécu parmi des étrangers.
À chaque instant je surprenais leurs regards fixés sur moi.
En arrivant à Paris, je les aidai à descendre leurs paniers et je les guidai vers la sortie. Je m’éloignai un peu en voyant accourir un grand garçon qui se jeta sur eux en les entourant de ses bras. Il les embrassait l’un après l’autre sans se lasser ; eux, recevaient ses caresses en souriant ; ils n’entendaient pas les avertissements des employés qui les heurtaient avec leurs wagonnets.
Je les suivis quand ils s’éloignèrent. Le fils avait passé son bras dans l’anse du panier aux canards et de son autre bras, il entourait la taille de sa mère. Il se penchait sur elle et il riait très fort de ce qu’elle disait.
Il avait, comme son père, des yeux gais et un sourire large.
Dehors, il faisait presque nuit. Je relevai le col de mon manteau et je restai en arrière à quelques pas d’eux, pendant que leur fils allait chercher une voiture.
L’homme se mit à caresser la tête d’une belle poule tachetée de toutes couleurs et il dit à sa femme :
— Si on avait su que c’était pas notre bru, on lui aurait bien donné la bigarrée.
La femme caressa aussi la bigarrée, en répondant : Oui ! si on avait su…
Elle fit un geste vers la longue file de gens qui sortaient de la gare et elle dit, en regardant au loin : « Elle s’en va avec tout ce monde ».
Mais le fils revenait avec une voiture. Il installa ses parents de son mieux et il monta lui-même près du cocher ; il se tenait assis de travers pour ne pas les perdre de vue.
Il paraissait fort et doux et je pensais que sa fiancée était bien heureuse…
Quand la voiture eût disparu, je m’en allai lentement par les rues. Je ne pouvais me décider à rentrer toute seule dans ma petite chambre.
J’avais vingt ans et personne ne m’avait encore parlé d’amour.