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Octave Mirbeau
La Table d’hôte
À M. J.-F. Raffaëlli.
Une grande pièce, tapissée de papier imitant le bois de chêne. La table occupe presque toute la longueur de la pièce. Sur la table, entre les heures des repas, on voit toujours un huilier désargenté, des salières en verre ébréché, des assiettes de petits fours poussiéreux et des carafes à demi pleines d’eau. En face de la cheminée, une armoire de merisier pour le linge ; près de la fenêtre, un buffet, également en merisier, pour la vaisselle. Sur la cheminée s’élèvent deux vases dorés, soigneusement abrités sous des globes, et, sous des globes aussi, une pendule sans mouvement et qui marque toujours cinq heures. Le plafond, noirci par la fumée des lampes, la glace ternie et rayée sont couverts de chiures de mouches. Un portrait de Gambetta, ancienne prime de journal, quelques lithographies, représentant, de préférence, des scènes militaires du premier Empire, et parfois une caricature politique, cadeau d’un commis voyageur, décorent les murs.
La table d’hôtes n’a que trois pensionnaires : le receveur de l’enregistrement, le receveur des contributions indirectes, celui que les cabaretiers appellent : le rat de cave, et les paysans : l’ambulant ; le troisième, récemment arrivé de Vendée, est le principal clerc de Me Bernard, notaire.
C’est un vieil homme fort râpé, qui sent la poussière des paperasses et des dossiers ; pourtant il porte des bottes à l’écuyère et ne s’habille que de jaquettes en velours feuille morte, ornées de boutons de bronze représentant des attributs de chasse. Le principal clerc de Me Bernard a la passion de la chasse à courre, bien qu’il n’ait jamais chassé, mais il s’en console en citant à tout propos le nom des piqueux célèbres, des grands veneurs, et en sonnant de la trompe, chaque soir, après dîner, dans la petite chambre qu’il occupe à l’hôtel. Le jour de son arrivée, il a cru devoir faire sa profession de foi aux convives de la table d’hôtes : « Je suis républicain, messieurs, mais il faut être juste en tout ; eh bien, pour sonner de la trompe, il n’y en a pas comme Baudry-d’Asson ».
Le receveur de l’enregistrement est un jeune homme rangé, triste, ponctuel et très propre. Il mange beaucoup et parle peu. On ne lui connaît pas d’autres distractions qu’une promenade d’une heure au bord de la rivière, dans la journée, et, le soir, la lecture des vers de M. Coppée et des romans de M. Ohnet. À une époque, il aimait à s’oublier parfois, au bureau de tabac, où trône la belle Valentine ; il lui prêtait Serge Panine et copiait pour elle quelques vers du Passant, mais on prétend que « ça n’a pas été plus loin ». D’ailleurs, depuis deux mois il n’entre plus au bureau de tabac : « Je ne fume plus », dit-il mélancoliquement.
Le rat de cave, lui, est très gai, grand chasseur, et d’une mise plus que négligée. Il arrive toujours pour dîner, en tenue de chasse, avec ses guêtres boueuses, son pantalon et son veston de toile bleue, maculés de sang. Le principal clerc le méprise un peu, parce qu’il trouve que la chasse au fusil manque de distinction et qu’il n’y a que « la chasse à courre pour être vraiment chic ». De là des discussions qui, la plupart du temps, dégénèrent en disputes. « Un perdreau ! s’écrie le principal, dédaigneusement, qu’est-ce que c’est que ça qu’un perdreau !… Parlez-moi d’un dix-cors, d’un sanglier, au moins cela signifie quelque chose. » — « Et ta meute ! » répond le rat de cave d’un ton froissé. Va donc, vieux limier ! Tu fais le pied dans les actes de ton patron, tu rembûches les souris dans les cartons de l’étude ! »
Le rat de cave a, sans cesse, des aventures extraordinaires à raconter. Dans ses conversations, il imite le chien à l’arrêt, le vol des perdreaux, le lièvre qui roule, frappé à la tête d’un coup de plomb, les détonations du fusil, la pipée de la bécasse ; tous les objets qui se trouvent sous sa main lui servent à expliquer ses récits, à les rendre visibles.
— J’arrive dans un champ de luzerne (il pose au milieu de la table son assiette où restent encore quelques feuilles de salade)… Ça c’est le champ de luzerne… Suivez-moi bien… À côté, il y avait un bois… tenez… (il dispose près de l’assiette deux ou trois bouteilles)… ça c’est le bois… Attention !… Voilà que, tout à coup, dans la luzerne (il montre l’assiette)… tout contre le bois (il indique les bouteilles)… j’aperçois un lièvre au gîte… (il coule une croûte de pain sous des feuilles de salade)… Voyez-vous, ça c’est le lièvre… un gros lièvre… énorme… Alors… (il se lève, se recule sur la pointe des pieds, doucement)… il rondissait l’œil… (il fait le geste d’épauler)… je ne me presse pas… (il vise la croûte de pain)… Pan !… pan !… Je cours… (il se précipite vers l’assiette, en retire la croûte de pain, et prend un air consterné)… C’était pas un lièvre !… non… c’était une casquette ! (il jette la croûte à terre, et la repousse du pied)… une casquette !… Ah ! ah !… J’en ris maintenant… mais sur le moment !… Une casquette !… Oh ! oh !…
Hormis ces trois pensionnaires qui mangent régulièrement à la table d’hôte, les autres convives se composent de commis-voyageurs, d’étrangers de passage et de gros fermiers, les jours de foire seulement.
Jamais je n’oublierai le dîner que je fis là.
Il y avait autour de la table cinq ou six commis-voyageurs et les trois pensionnaires qui, du couteau et de la fourchette, luttaient désespérés contre une carcasse de vieille poule, carcasse cuirassée, carcasse invincible, carcasse inexpugnable. C’était, je vous assure, un lamentable spectacle. Je m’assis, très impressionné. En face de moi se trouvaient deux personnages assez bizarres qui attirèrent aussitôt mon attention.
L’un était grand, gros, avec des yeux ronds, très noirs, des moustaches énormes qui pendaient de chaque côté des lèvres, une bouche lippue et un triple menton qui s’épanouissait sur sa poitrine, entièrement cachée par la serviette. L’autre, petit, maigre, d’un blond filasse, le visage rouge et glabre, était si grimaçant et si agité qu’on aurait pu le prendre pour un échappé de cabanon. Son œil droit, grand ouvert, très pâle, restait fixe et inerte comme l’œil d’un mort ou d’un aveugle. La paupière, fripée et sans cils, retombait sur l’œil gauche et le recouvrait entièrement. Et c’était une chose presque fantastique de voir ce petit homme qui, lorsqu’il voulait saisir un objet, ou parler à son voisin, du doigt levait la paupière paralysée jusqu’au sommet de l’arcade sourcilière, la retournait d’un geste brusque, découvrant ainsi l’œil, encadré d’une peau écorchée, humide et sanguinolente.
Le gros voyageait pour les jouets d’enfants, le petit pour les gilets de flanelle.
Après avoir inutilement tenté de manger son poulet, après avoir juré, tempêté, appelé les bonnes, maudit l’établissement, le gros s’adressa au petit :
— Eh bien ! qu’est-ce que je t’avais dit, à Alençon, bougre de serin ? As-tu lu le journal ? l’as tu lu ? C’est une infamie. Au Tonkin, c’est comme en 70, on nous fiche dedans, les généraux trahissent. Tu connais ce Négrier ? Ah ! c’est du propre ! Un tas de canailles ! Tiens ! ce Courbet, il paraît qu’il est mort à temps.
Le petit leva sa paupière, grimaça et, regardant son compagnon :
— T’es sûr de cela, que les généraux trahissent ? dit-il, t’es sûr ?
— Pardi ! si je suis sûr, bougre de saint Thomas ! Oh ! on ne me la fait pas à moi ! Faudrait être plus malin… Je connais ça… Je te dis que c’est comme à Metz. J’y étais, tu sais bien, à Metz, et partout… J’ai vu, — il n’y a pas à dire que je n’ai pas vu, — comment que ça se turbinait. Oh ! les canailles ! Mais, t’as donc pas lu le journal ?
Il frappa sur la table un formidable coup de poing. Les autres commis-voyageurs parurent très intéressés ; les deux fonctionnaires, ayant terminé leur repas, se retirèrent sans dissimuler leur indignation. Il reprit, en élevant la voix :
— C’est comme ces deux mangeurs de budget, ces fainéants !… Ils ont bien fait de ne rien dire, parce que je leur aurais frictionné l’opportunisme, moi !… Certainement, les opinions sont libres, excepté celles des curés et puis des autres bonapartistes… Mais ce qui n’est pas libre, c’est de trahir !… Quand je pense à cela, ça me fout en rage… À Metz, j’y étais, tu sais bien, à Metz, et partout… Je les ai vus les généraux, les maréchaux, tout le tremblement. Des propres à rien qui ne sortaient pas des cafés ! Ils étaient saoûls tout le temps… Et ça se gobergeait avec les Allemands, un tas de sales Bavarois !… Tiens, Canrobert, le vieux Canrobert, veux-tu que je te dise ? Eh bien ! Canrobert, oui, messieurs, Canrobert, on était obligé de le remporter chez lui tous les jours, tellement il était poivrot !… C’est pas une fois que j’ai vu ça. C’est cent, c’est deux cents fois ! Et les femmes avec qui il faisait la noce, c’en était rempli partout, des traînées de Paris, des salopes de Bullier et du Cadet… et laides, non, fallait voir !… Nous crevions de faim, nous ; mais elles, c’est des truffes qu’elles mangeaient… Ah ! les sales canailles !… Eh ben, au Tonkin, c’est tout pareil… S’il n’y avait eu que ça encore !… Les généraux, c’est bon pour boire et pour nocer, c’est dans le sang, c’est le métier qui veut ça, quoi ! Mais ils trahissaient, tonnerre de Dieu !… Et puis qu’on ne vienne pas me dire qu’ils ne trahissaient pas, non, qu’on ne vienne pas me le dire… parce que moi qui te parle, moi, tu entends bien, moi, sacré mâtin, je les ai vus trahir ! Et pas une fois, non !… mais plus de cent fois, plus de mille fois !… oui, plus de deux mille fois !
Le petit était indigné, sa face maigre s’empourprait, devenait violette. Il se remuait sur sa chaise avec une agitation extraordinaire, montrait le poing à des personnages qu’on ne voyait pas, levait et baissait sa paupière au bord de laquelle son œil apparaissait furieux, se grattait la tête, frappait la table. Il bégaya :
— Les canailles ! les canailles !… Mais comment qu’ils s’y prenaient, dis ? Comment qu’ils s’y prenaient pour trahir ?
— Comment qu’ils s’y prenaient ? répéta le gros en ricanant effroyablement. Comment qu’ils… Eh ben ! mais… ils trahissaient… Voilà comment ils s’y prenaient.
À cette explication imprévue, le petit lança un juron ordurier ; de la paume de la main, il se frappa la cuisse, puis, repoussant sa chaise en arrière, se balança pendant quelques secondes.
— Tiens ! dit-il d’une voix frémissante de colère, causons plus de ça, hein ? Parce que ces choses-là, vois-tu, ça me met hors de moi…, ça me fout malade…
Il y eut un silence de plusieurs minutes.
Après quoi, ils parlèrent littérature.