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Octave Mirbeau
Le tripot aux champs
À M. Victorien Sardou.
Sommes-nous donc dans une époque d’irrémédiable décadence ? Plus nous approchons de la fin de ce siècle, plus notre décomposition s’aggrave et s’accélère, et plus nos cœurs, nos cerveaux, nos virilités vont se vidant de ce qui est l’âme, les nerfs et le sang même d’un peuple.
L’anémie a tué nos forces physiques ; la démocratie a tué nos forces sociales. Et la société moderne, rongée par ces deux plaies attachées à son flanc, ne sait plus où elle va, vers quelles nuits, au fond de quels abîmes on l’entraîne.
La démocratie, cette grande pourrisseuse, est la maladie terrible dont nous mourons. C’est elle qui nous a fait perdre nos respects, nos obéissances, et y a substitué ses haines aveugles, ses appétits salissants, ses révoltes grossières. Grâce à elle, nous n’avons plus conscience de la hiérarchie et du devoir, cette loi primitive et souveraine des sociétés organisées. Nous n’avons même plus conscience des sexes. Les hommes sont femmes, les femmes sont hommes, et ils s’en vantent. Rien, ni personne à sa place. Et nous allons dans un pêle-mêle effroyable d’êtres et de choses au milieu desquels Dieu lui-même a peine à se reconnaître et semble épouvanté de son œuvre immortelle et qui meurt, pourtant.
Au-dessus de ce chaos, formé de toutes les dignités brisées, de toutes les consciences mortes, de tous les devoirs abandonnés, de toutes les lâchetés triomphantes, se dressent de place en place, pour bien marquer l’affolement du siècle et l’universel détraquement, de nouvelles et particulières élévations sociales. Ce qui, autrefois, grouillait en bas, resplendit en haut aujourd’hui. Le domestique a jeté sa livrée à la tête de son maître et se pavane dans ses habits. Non seulement il est devenu son égal, mais il le domine. Il n’obéit plus, il commande : aristocratie de l’écurie et de l’office succédant à l’aristocratie de l’honneur et du sang. Quant au maître, lui, s’il n’a pas encore revêtu la livrée du domestique, il se pavane dans ses vices et dans ses plaisirs, et il n’en rougit plus.
On dit : « Sans doute ; mais c’est Paris, Paris seul, et Paris n’est qu’un point dans la France. » Et l’on tourne ses regards vers la campagne, comme pour y respirer des souffles d’honnêteté, des odeurs saines de travail. On se console en pensant aux prairies humides et vertes où paissent les grands bœufs, aux champs d’or où le blé mûrit, où l’homme peine, courbé vers la terre qui nous donne le pain.
Eh bien ! vous allez voir.
Le paysan, comme tout le monde, veut être de son siècle, et il suit, comme tout le monde, le vertige de folie où tout dégringole. On peut dire même qu’il n’y a plus de paysans.
*
Chaque matin, l’aube a-t-elle, derrière le coteau, montré le bout de son nez rose, que me voilà debout. Et j’arpente la campagne. Moment délicieux ! Les arbres s’éveillent au chant des pinsons, les prés s’étirent plus verdissants ; à chaque brin d’herbe, tremble une gouttelette de rosée, et de partout vous viennent d’exquis parfums qui montent de la terre avec les brumes. C’est l’heure charmante où l’alouette s’élève dans le ciel, salue de ses trilles et de ses roulades le matin jeune, virginal et triomphant. Et le jour grandit, empourprant les haies, étalant sur les moissons de grandes nappes rouges qui ondulent sous la brise légère.
Une chose m’étonne, je ne vois personne aux champs. Dans les petits hameaux, toutes les portes verrouillées, tous les volets clos ; aucune auberge, aucun débit de boissons ouverts. Les fermes elles-mêmes dorment profondément. Seuls, les chats rôdent et les poules gloussent alentour. Pourtant nous sommes au moment des foins. J’aperçois autour de moi des prés à moitié fauchés, des luzernes abattues, des meules énormes que les botteleurs ont entamées. Où donc sont-ils, les faneurs et les faneuses ! Et les lourdes charrettes dont les jantes mal ferrées crient sur les ressauts des chemins de traverse ? Et les chevaux qui hennissent ? Et les faux qui sifflent dans l’herbe ? Aucune forme humaine ne surgit entre les halliers, aucun bruit humain ne m’arrive. Partout le silence et partout la solitude !
Le soleil est déjà haut dans le ciel, l’air commence de s’embraser. Pour rentrer chez moi, je cherche les couverts, les petites routes touffues, les sentes enverdurées. Il est sept heures.
Il n’y a pas si longtemps, les paysans, qui se couchaient avec le soleil, se levaient aussi avec lui. Aujourd’hui, en plein été et en pleine moisson, ils ne se lèvent guère qu’à sept heures, les paupières encore bouffies de sommeil, les membres las, comme brisés par des nuits de plaisir. C’est vers sept heures, que la vie revient, mais une vie lourde, inquiète, où l’on dirait qu’il y a des remords et des effarements. On les voit, les paysans, sortir lentement de leurs demeures paresseuses qui s’ouvrent à regret, l’une après l’autre, se frotter les yeux, bâiller, s’étirer et partir, d’un pas ennuyé et traînard, à leur ouvrage. Il va donc falloir travailler ! Au risque de voir leurs foins pourrir, ils eussent préféré peut-être que la pluie tombât, car ils seraient restés à la maison ou bien ils auraient été boire avec les camarades, au cabaret du bourg voisin.
Ô paysan sublime, toi dont Millet a chanté la mission divine, dieu de la terre créatrice, semeur de vie, engendreur auguste de pain, tu n’es donc plus, comme les autres dieux, qu’un fantôme d’autrefois ! Tu n’es donc plus le dieu sévère, à la peau hâlée, au front couronné de pampres rouges et de moissons d’or. Le suffrage universel en t’apportant les révoltes et les passions, et les pourritures de la vie des grandes villes, t’a découronné de ta couronne de gerbes magnifiques où l’humanité tout entière venait puiser le sang de ses veines, et te voilà tombé, pauvre géant, aux crapules de l’or homicide et de l’amour maudit ! On s’étonne même de ne pas te voir en jaquette, un monocle à l’œil.
Le paysan n’est plus le terrien robuste et songeur, né de la terre, qui vivait d’elle et qui mourait là où, comme le chêne, il avait poussé ses racines. Les tentations de l’existence oisive des villes l’ont en quelque sorte déraciné du sol. Il voit Paris, non comme un gouffre où l’on sombre et qui vous dévore, mais comme un rêve flamboyant, où l’or se gagne, s’enlève à larges pelletées, où le plaisir est sans fin. Beaucoup s’en vont. Ceux qui restent se désaffectionnent de leur champ ; ils traînent leurs ennuis sur la glèbe, tourmentés par des aspirations vagues, des idées confuses d’ambitions nouvelles et de jouissances qu’ils ne connaîtront jamais. Alors, ils se réfugient au cabaret, au cabaret que la politique énervante d’aujourd’hui a multiplié dans des proportions qui effraient.
En un village de trois cents habitants, où il y avait autrefois cinq cabarets, il y en a quinze maintenant, et tous font leurs affaires. Plus de règlement, plus de police. Ils ferment le soir à leur convenance, ou ne ferment pas si bon leur plaît, certains de n’être jamais inquiétés ; car c’est là que les volontés s’abrutissent, que les consciences se dégradent, que les énergies se domptent et s’avilissent, véritables maisons de tolérance électorale, bouges de corruption administrative, marqués au gros numéro du gouvernement.
Le cabaret non seulement donne à boire, mais il donne à jouer aussi — de grosses parties où le paysan, sur un coup de cartes, risque ses économies, sa vache, son champ, sa maison, où il y a des filous qui trichent et des usuriers qui volent, toute une organisation spéciale et qui fonctionne le mieux du monde. À part le luxe, les tapis, les torchères dorées, les tableaux de prix, les valets de pied en culotte courte et les colonels décorés, on se croirait dans certaines maisons borgnes de Paris. Ce sont mêmes passions hideuses, mêmes avidités, mêmes effondrements ; la vie du cercle, enfin. C’est là que le paysan, à la lueur trouble d’une chandelle qui fume, les coudes allongés sur une table de bois blanc, en face des portraits de Gambetta, de Mazeppa et de Poniatowski accrochés aux murs, c’est là qu’il passe ses nuits, avalant des verres de tord-boyaux, remuant des cartes graisseuses et chiffonnant de sales filles, des Chloés dépeignées et soûles, dont les villages pullulent aujourd’hui, car il faut que la campagne ne puisse plus rien envier aux ordures de Paris.
Le laboureur — un ancien qui me donnait ces renseignements — continua :
— Ah ! ce sont des messieurs, je vous assure, à qui il faut maintenant toutes les aises de la ville. Croiriez-vous qu’ils exigent de la viande à tous leurs repas ! oui, monsieur, à tous leurs repas ! On ne peut plus trouver un ouvrier, à l’heure présente, si on ne s’engage à le gaver de bœuf, de mouton, de volailles, d’un tas de bonnes choses, enfin, dont nous autres nous n’avons jamais eu l’idée. Si ça ne fait pas suer ! Je parie que bientôt ils exigeront du vin de Champagne ! Mon Dieu ! s’ils travaillaient encore, il n’y aurait que demi-mal. Mais va te faire fiche ! Ils arrivent à l’ouvrage à sept heures, monsieur, toujours mal en train, se plaignant de ceci, de cela, de tout. Pourtant ce n’est pas la besogne qu’ils font, bien sûr, qui les fatigue. Oh ! non. Je ne sais pas, en vérité ce que nos pauvres champs deviendront dans quelques années. Quand je pense à cela, voyez-vous, ça me fait presque pleurer. De notre temps, monsieur, nous mangions de la soupe toute la semaine, et puis, le dimanche, on se régalait d’un petit morceau de lard. Nous nous portions bien et nous étions alertes au travail. En été, dès trois heures dans les champs, nous rentrions avec le soleil couchant. Et nous étions heureux tout de même. Mais ce temps est passé et il ne reviendra plus. Tenez, monsieur, on n’avait jamais vu ça par chez nous. Eh ! bien, maintenant, il n’y a pas de mois qu’on n’apprenne qu’un tel s’est jeté à la rivière, ou bien pendu à même un pommier. Il n’y a pas trois jours, Jean Collas, qui possédait un beau bien, le plus beau de la contrée, on l’a trouvé accroché à une poutre de la grange et tout noir. Il avait perdu ça avec la boisson, avec le jeu, avec les femelles.
Oh ! les chastes églogues ! Oh ! les idylles chantées par les poètes ! Oh ! les paysanneries enrubannées et naïves qui défilent, conduites par la muse de Mme Deshoulières, au son des flageolets et des tambourins ! Et ces bonnes grosses figures épanouies de bonheur ignorant et simple ! Et ces délicieuses odeurs d’étable et de foin coupé qui parfument nos imaginations rêveuses et nos tendres littératures ! Mirages comme le reste, mirages comme la vertu, comme le devoir, comme l’honneur, comme l’amour ! Mirages comme la vie !
*
Le soir, après dîner, je me promenais sur la route, en compagnie de mon ami et voisin, le vieux paysan, celui qui ne parle jamais. Un reste de jour sombre traînait encore sur les champs bien que le soleil eût disparu derrière le coteau, d’où montait une grande lueur rouge. Une caille, piétant dans le trèfle, chantait. Comme nous nous asseyions sur le talus bien garni à cet endroit de mousse et d’herbes sèches, une femme, tirant péniblement une petite charrette à bras, vint à passer. Dans la charrette, un homme maigre et très pâle était couché tout de son long, qui toussait beaucoup et se plaignait : quatre enfants, dont le plus âgé pouvait avoir sept ans, trottinaient, déguenillés et pieds nus, autour du pauvre convoi.
— Femme, dit l’homme pâle, d’une voix dolente, va moins vite… moins vite, ça me secoue, et ça me fait du mal.
Et j’entendis une plainte à laquelle succédèrent aussitôt un cri, puis un juron.
La femme ralentit le pas, évita une grosse pierre jetée au milieu de la route, et l’aîné des enfants, pour soulager sa mère, se mit à pousser la charrette doucement. Bientôt le bruit des roues qui criaient sur le sable alla s’affaiblissant, et voiture, femme, enfants disparurent au tournant du chemin.
Cette scène m’avait rendu mélancolique et le vieux branlait la tête. Je lui demandai :
— Qui sont ces pauvres gens ?
— Des gens d’ici, répondit-il…
Le vieux paraissant, ce soir-là, d’humeur à causer, je le poussai de questions.
— Je les connais, je les connais bien… La femme, une rude travailleuse… l’homme un feignant, un vaurien… Pourtant, dans le fond, ce n’était pas méchant, méchant !… La femme avait un petit bien… Avec ses économies, elle avait bâti une petite maison, là, pas bien loin… Si vous saviez ce que c’est que les économies des gens comme nous, avec quoi c’est fait, ce qu’il faut de temps, de privations, de fatigues, de courage, pour amasser, sou par sou, la valeur d’une misérable maison ! Si vous saviez cela !… Et puis elle s’est mariée à ce feignant !… Un beau gars !… ça lui avait tourné la tête… Mais voilà que pendant qu’elle trimait, qu’elle se mangeait les sangs de travail, lui faisait le monsieur, le joli cœur… Toujours à la ville… à se saouler avec les amis, à jouer, et à faire… le diable sait quoi !… Et l’argent filait, vous comprenez !… À force de s’amuser, il est tombé malade, il y a deux ans… Tout le monde ignore ce qu’il a dans le corps… Mais ce n’est pas bon, pour sûr… Au lieu de le laisser crever, comme un chien qu’il était… la femme le soigna… Ah ! c’était bête, la façon dont elle le soigna !… les drogues, le médecin… vous pensez si c’est cher, toutes ces voleries-là… sans compter qu’il n’y avait rien de trop bon… du pain blanc, de la viande, du vin !… Donc il a fallu emprunter, puis emprunter encore… Et l’huissier est venu une fois… et il a vendu les meubles… une autre fois, c’est l’avoué qui est arrivé, et il a vendu la maison… Alors, ils n’ont plus rien, rien que le ciel qui est au bon Dieu, et la route qui est à tout le monde…
— Mais, où vont-ils, ainsi ?
— Je ne sais pas… Ils trouveront ce soir, coucher dans une grange ; et demain, ils recommenceront à aller par les chemins… Peut-être qu’on voudra bien de l’homme à l’hospice.
— Et la femme ? Et les enfants ?
Le vieux fit un geste, qui évidemment signifiait : « À la grâce de Dieu ! » Il fut impossible de lui arracher une autre parole. Nous rentrâmes.
Au moment de nous séparer, le vieillard redressa sa taille courbée, et, tendant son poing noueux et crevassé dans la direction de la ville, dont on apercevait, sous la lune, les deux clochers émergeant, au-dessus des maisons entassées, il s’écria :
— Que la foudre du ciel t’écrase, toi, qui nous prends nos enfants, toi qui les tues, voleuse, assassine, salope !